La maraude du Vieux Touque

Chapitre 70 : La greffe-mère - Bataille au pont de bois

3863 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 01/05/2020 14:10

C’est alors que la chance choisit de le rappeler à ses devoirs. Le hobbit, alourdi par son encombrant attirail, se prit les pieds dans une grosse corde qui traînait parmi les herbes. Il tomba à terre. La corde ! Le pont ! Il se releva péniblement sous le poids de son armure, saisit le cordage commandant le pont piégé et tira de toutes ses forces.

Les orques avançaient sur les planches, en beuglant d’un air sauvage. D’abord lentement les rondins surchargés commencèrent à se désolidariser, puis ils se délitèrent en quelques secondes, jetant à l’eau plusieurs dizaines d’orques terrorisés. L’orque fort-en-gueule montra, à cette occasion, qu’il avait un bel organe : on l’entendit hurler, son cri de chef dominant les beuglements veules de ses congénères, alors qu’il sombrait dans les eaux noires.

Il faut vous dire que les orques ont une peur viscérale et un dégoût profond de l’eau. Mais la rivière était à présent au plus haut. L’élixir que Legolothië y avait versé semblait avoir ralenti son écoulement, comme si une épaisse couche de vase ou une prolifération d’algues l’encombraient.

Les gobelins se débattaient et couinaient comme des gorets en glissant dans les eaux qui semblaient d’une encre huileuse. Bien peu reparurent à la surface, comme si la vase collante ou les algues visqueuses les avaient retenus au fond. Quelques–uns tentèrent désespérément de s’appuyer sur leurs congénères pour fuir cette eau ensorcelée, mais ils s’enfoncèrent inexorablement.

Gerry, mortifié par sa chute mais soulagé par son effet inattendu, se libéra des nœuds qu’il s’était lui-même infligés, tandis que, sur l’autre rive, les gobelins assistaient en colère à la déconvenue de leurs congénères.

Il n’est pas dans la nature de cette sordide engeance d’éprouver de la compassion pour des frères d’armes tombés au combat. Lorsqu’elle ne pique pas leur fierté tribale, la souffrance ou la terreur d’un camarade, c’est-à-dire un rival, un voleur et une menace, les réjouit grandement. En l’occurrence, il ne vint à l’esprit d’aucun orque, de tendre une perche aux malheureux qui surnageaient avant de succomber. En revanche il leur est agréable d’évoquer en bande les lentes tortures infligées aux prisonniers, ou le repas qu’ils en feront ensuite.

Leur troupe lamentable pensait n’avoir qu’à tendre la main pour saisir leur proie. À présent un obstacle considérable s’était dressé devant eux. C’est pourquoi la cohorte désordonnée se mit dans un état de fureur indescriptible, dans une surenchère de haine verbale. Ils lancèrent moult flèches et sagaies, sans grand résultat. Quelques solides blaireaux et renards furent malheureusement touchés et succombèrent dans d’horribles convulsions, car les armes de jet de ces détestables créatures étaient enduites de poison.

Après plusieurs minutes de démonstrations de fureur assez stériles, quelques gobelins plus futés que les autres s’écartèrent de la rive et commencèrent à couper des arbres. À force d’invectives, ils convainquirent les autres de leur prêter main forte. Les gobelins ne fabriquent pas de belles choses, mais ils sont astucieux et leur nombre compense leur grande paresse individuelle. Bientôt de nombreux troncs furent entassés sur la rive, puis poussés à l’eau. De la rive sud, Gerry, Legolothië et leurs amis impuissants observaient avec détresse les troncs s’amonceler pour compléter une sorte de pont flottant.

Avant qu’il ne fût terminé, l’ent-femme s’approcha du bord. Elle avait l’air inquiète, mais sa détermination restait intacte. Gerry eut la sensation que le bocage de la berge s’était épaissi. Au milieu des ronces qui encombraient la rive sud, se dressaient des saules, dont les branches pendantes semblaient frissonner de convulsions horrifiées. Gerry se rendit compte que la berge nord n’en comptait plus aucun – pourtant il était sûr d’en avoir vu sur les deux rives auparavant…

Legolothië allait et venait le long de la rive, chantant bas un air sourd et frappant du pied en rythme, comme si elle encourageait la terre et les racines à se réveiller pour faire face à l’envahisseur.

Mais à présent les orques passaient à l’assaut, bondissant sur les troncs flottants empilés dans le lit de la rivière. La tâche leur fut difficile. Les troncs instables tournaient ou se déplaçaient – ils furent rapidement couverts d’une eau grasse et devinrent très glissants. À nouveau de nombreux gobelins trouvèrent la mort en tombant à l’eau, écrasés entre leurs masses énormes.

Après tout, l’idée des horribles créatures ne semblait pas si habile ! Gerry tirait à présent avec sa fronde sur les silhouettes simiesques, au grand plaisir des blaireaux qui hurlaient « Au bain ! » chaque fois qu’un orque tombait à l’eau grâce aux tirs du hobbit.

Après plusieurs tentatives, les gobelins cessèrent de tenter la traversée et résolurent de consolider leur pont. Ils coupèrent des arbres supplémentaires, les lièrent entre eux et les poussèrent par-dessus les premiers, de façon transversale. Cela leur prit beaucoup de temps, mais désormais ils pouvaient traverser à peu près en sécurité – et les blaireaux n’avaient plus du tout envie de rire !

Les hordes du Gundabad se lancèrent à l’assaut, déterminées à exterminer toute vie sur la rive sud. Quelques-uns furent fauchés dans leur élan par les projectiles de Gerry, mais la plupart s’abattirent avec violence sur la berge, s’enfonçant en beuglant dans les ronces. Quelle ne fut pas leur stupeur lorsque les arbres de la berge s’en prirent à eux !

Les saules sont des arbres placides, d’ordinaire. Ils sucent inlassablement les eaux par leurs racines profondes, en tanguant du chef de façon indolente. Mais ils ont un cœur sec et aussi sombre que les longs tourments qu’infligent les gobelins, qui coupent et laissent à pourrir les arbres pleins de vie. Ils détestent qu’on les tire de leur léthargie, et ceux-là étaient particulièrement remontés. Leur sourde colère se déchaîna contre ces bipèdes, avec toute la ténacité de radicelles s’étendant pendant de longues années, concentrée en quelques secondes de lutte. Les saules, que le contact prolongé avec Legolothië avait rendu « entiques », se montrèrent virulents et sans pitié.

La première vague de gobelins fut démembrée, la seconde décapitée, la troisième écrasée sous une racine, les suivantes indifféremment projetées à l’eau, étranglées par les lianes ou perforées de coups directs à l’abdomen. Le carnage dura aussi longtemps que la fureur des gobelins s’avéra plus forte que leur couardise.

Alors la troupe dépitée et clairsemée des orques se retira sur la rive nord, sévèrement ébranlée mais pas encore vaincue. Longuement, les champions aux yeux obliques pleins de ruse mauvaise, concoctèrent une riposte, non sans s’opposer parfois en rixes sanglantes les uns contre les autres. Enfin plusieurs s’avancèrent avec des torches à la main, qui dégouttaient d’un produit visqueux. À l’arrière-plan s’élevaient à présent quelques hauts feux qui menaçaient de s’étendre. Les torches furent projetées par-dessus la rivière, sur les saules dont plusieurs souffrirent grandement. L’un d’eux flamba en quelques secondes et mourut en hurlant sa douleur, sous les horribles quolibets vengeurs de la soldatesque du Gundabad.

Les vieux arbres, ivres de rancœur, se précipitèrent à l’assaut malgré les avertissements de Legolothië. De défenseurs retranchés et victorieux, les malheureux allaient se muer en proies faciles sur l’espace découvert de la rive nord. Les gobelins reformaient leurs rangs, et armaient leurs torches pour une forme de combat où ils savaient détenir la suprématie et attendirent l’assaut désordonné des arbres entiques en savourant d’avance leur victoire.

C’est alors que la troupe d’Avacuna s’abattit comme la foudre dans le dos des orques. Elle avait patiemment attendu le moment propice, anxieuse d’entraîner toute la troupe de ses enfants – peut-être à leur mort – contre une horde bien armée et cruellement entraînée.

Cependant elle ignorait une chose importante. La vallée n’était pas attaquée par les bandes coalisées du Gundabad reconquérant les Monts de Brume septentrionaux. Il s’agissait au contraire d’une tribu vaincue, chassée du pouvoir suprême à la faveur des guerres déclenchées après le départ des dragons, et repoussée vers le sud. Les habitants de la vallée ne pouvaient le savoir, mais ils avaient devant eux les fuyards désunis d’une troupe dépourvue de chef suprême.

Aussi la charge d’Avacuna fut-elle décisive. Les grands cerfs jetaient à terre les vaincus du Gundabad qui finissaient éventrés par les hordes de sangliers. L’aile droite toute entière des gobelins, prise de panique et poussée par les bouquetins des montagnes, se trouva projetée dans la rivière et ne put en réchapper. Les orques, diminués de moitié, sans chef capable, se crurent perdus et se débandèrent. Ils furent brisés entre le marteau et l’enclume. Avacuna, radieuse au milieu du carnage, réduisit méthodiquement les îlots de résistance et fit poursuivre les fuyards. Bientôt Legolothië qui avait traversé la rivière en portant Gerry, déposa le hobbit à terre. Tous les habitants de la vallée étaient aux prises avec les envahisseurs et les acculèrent aux abois. Gerry se trouva par hasard aux côtés de sa chasseresse bien-aimée, alors que les ennemis étaient éradiqués alentours. Jamais le fruit du courage ne fut partagé avec autant de ferveur. Gerry et Avacuna engagèrent leur foi dans un regard et scellèrent leur destin en retournant au combat.

.oOo.

Avacuna s’élança pour conduire la poursuite, faisant vœux que jamais aucun gobelin ne regagne sa tanière dans le nord.

Gerry s’en retourna vers la rivière pour assister Legolothië qui réduisait les derniers carrés orques. Éprouvé par la bataille et suant sous son casque, il marchait d’un pas rapide, lorsqu’il se sentit violemment poussé dans le dos.

Il s’effondra, entraîné par le poids de son armure. Immobilisé au sol par l’horrible masse d’un orque pesant sur lui, il suffoquait sous l’haleine fétide de son ennemi.

Les orques sont coutumiers de ruses de guerre particulièrement sournoises. Échappant à la fureur ennemie en feignant la mort, ils fourbissent en catimini quelque coutelas empoisonné tandis que se déplace le front du combat, pour surgir par surprise sur les arrières de l’ennemi.

Le hobbit fut près de perdre connaissance, mais sa conscience parvint a surnager – juste assez pour souhaiter succomber sans trop souffrir avant l’inévitable. Mais l’inévitable ne lui serait infligé qu’après une ultime et pénible épreuve…

Une main griffue lui arracha son épée dans un juron de dégoût et le retourna sans ménagement.

– Qu’est-ce que ça a dans ses sales mains elfiques ? Où est-ce que ça range son trésor ?

Gerry tressaillit – une sorte de malédiction l’avait poursuivi et, en définitive, l’avait mené à cette fin prématurée ! Il en éprouva une étrange satisfaction – les tentations et les faux-semblants allaient cesser. Au moins avait-il rencontré une âme amie avant de quitter ce monde…

Des mains répugnantes le palpaient impatiemment. Entre ses paupières aveuglées par la sueur et la poussière, Gerry vit un crâne brunâtre, décharné et couturé de cicatrices roses où pullulaient des vers, se pencher sur son visage et le scruter attentivement. Tandis que les yeux d’aliéné injectés de sang portaient des regards envieux, des fosses nasales nauséabondes le reniflaient fébrilement. Submergé par l’horreur, le hobbit vomit.

Dépité par ses recherches infructueuses, la créature saisit la cote souillée du hobbit et la lui retira avec une brutalité inouïe, lui entaillant le nez et une oreille. Immobilisant toujours le hobbit de l’horrible force de ses bras tors et velus, l’orque inspecta avec rage le revers de l’armure. Gerry ne put contenir quelques réflexes de protection qui n’échappèrent pas à l’œil averti du tortionnaire. Abandonnant la cotte, l’orque plaqua Gerry au sol avec un genou sur l’estomac. Le pauvre hobbit sut sa dernière heure arrivée. Il tenta une ultime diversion, contraignant sa gorge brûlante à proférer ses derniers sons :

– Attention à vous, mes trésors sont elfiques ! Vous ne pourrez y porter la main ! Vous serez brûlé !

Les mains cessèrent un instant leur odieux furetage, hésitèrent puis attrapèrent Gerry par le cou, qu’elles serrèrent jusqu’à ce que le rictus de la victime vînt à ressembler au sourire haineux de son bourreau.

– Brûlé ? Magie elfique ? Bolg veut la magie de guerre de l’elfe !

Les mains ne farfouillaient plus – elles appliquaient leur implacable force à anéantir la vie. Entre les doigts répugnants brillèrent soudain les mailles du collier des nains, qui dépassaient de sous la tunique du hobbit. L’orque ébloui cessa son étreinte et s’attaqua au bijou, cherchant à l’arracher. Gerry put enfin inspirer profondément et dans son dernier instant de lucidité, glissa la main dans son gilet déchiqueté pour saisir sa blague à herbe. L’orque aperçut la bourse de velours cramoisi et tenta de s’en emparer. Mais Gerry la lança aussi loin qu’il put, de son petit bras ankylosé. La précieuse blague parcourut mollement une perche à peine avant de s’écraser sur un son clair que Bolg interpréta comme le tintement prometteur de l’or. En un éclair, Gerry capta dans la pupille jaune de l’orque, le sentiment de victoire et le désir de se débarrasser de son encombrante proie. Bolg se dressa, prêt à porter le coup de grâce.

Mais la chance n’avait pas totalement abandonné notre héros. Legolothië venait de lancer un cri de victoire, qui rappelait les sonneries de trompette des royaumes elfiques de jadis. Écumant et s’accroupissant pour mieux déguerpir, Bolg eut un instant d’hésitation, scrutant tour à tour le collier des nains au cou de Gerry, la blague alléchante à quelques pieds de lui et la rive d’où tonnaient ses ennemis. Gerry, qui sentait dans son dos depuis qu’il se trouvait au sol, la douleur d’un objet dur et coupant, se contorsionna jusqu’à l’atteindre. Sa main se referma sur un long coutelas orque, effilé et hideux.

Le regard anxieux et furibond de l’orque revenait vers Gerry lorsque la lame du hobbit fusa vers le flanc de l’ignoble créature. Bolg, rapide comme un serpent, se détendit brutalement pour éviter le coup, sans y parvenir complètement et effectua un roulé-boulé vers la blague, supposée pleine de trésors elfiques.

Laissant Gerry et son collier, l’orque saisit la bourse, brisa la pipe, déchiqueta le paquet d’herbe à pipe et s’empara de l’anneau. Triomphalement, il se redressa et contempla sa prise de guerre, narguant Gerry d’un regard narquois :

– L’or des elfes ne brûle pas… Sssale petit menteur !

Puis Bolg éleva son index et passa l’anneau à son doigt hideux, en forçant pour dépasser la dernière articulation. Il fut secoué d’une décharge d’adrénaline et de satisfaction qu’il n’avait encore jamais connue. Le pouvoir semblait descendre sur lui et gagner ses membres. Sa blessure au côté n’était rien, il ne la sentait même plus ! À ce moment il parut plus jeune, fort d’un avenir où se développerait sa pleine stature, grâce à la magie elfique du petit anneau.

Gerry de son côté, ne put supporter de se sentir floué, dépossédé du précieux trésor et de la relation tissée avec son étrange pouvoir. Pris d’une frénésie aveugle et mû par une énergie insoupçonnée, le hobbit se releva et se précipita sur Bolg. Jamais aucune rage, ni aucun exercice conscient de sa volonté, non plus qu’aucune peur n’étaient parvenus à mobiliser une détermination aussi implacable.

– Rendez-moi mon trésor ! Mon Précieux ! Il est à moi ! hurla le petit hobbit en portant un coup en plein élan aux genoux de son adversaire.

Bolg esquiva le coup avec tout l’art d’un gobelin du nord, rompu aux escarmouches. Victime d’un excès de confiance en lui et gêné par son estafilade au côté, Bolg perdit néanmoins l’équilibre et dut reproduire le roulé-boulé réussi il y a un instant.

Mais l’anneau trahit son nouveau maître – lorsque l’orque retrouva la station debout, il lui manquait l’anneau et le doigt !

En prenant appui sur le sol, Bolg avait déclenché le mécanisme des pierres et sectionné son index !

L’orque ne hurla que lorsqu’il eut réalisé ce qu’il avait perdu. Encore Gerry ne sut-il jamais si la douleur de son rival provenait du doigt ou de l’anneau perdus, car à cet instant Legolothië s’approcha en grande fureur. Sans prendre le temps de proférer aucune imprécation, Bolg prit ses jambes à son cou et s’enfuit vers les montagnes.

Il n’est plus question de lui dans cette histoire, mais les elfes de Fondcombe racontent qu’il survécut et parvint à rallier une obscure tribu à l’est du mont Gram. Là, il remâcha sa douleur et sa haine, toujours sur le qui-vive et prêt à faire payer son irréparable perte à quiconque lui portait ombrage. Il en vint à surpasser les guerriers les plus forts et supplanta le roitelet de la tribu. Il se trouve qu’il était le fils bâtard d’Azog, Roi des orques de la Moria, de triste mémoire pour le peuple de Dúrin. Quelques années plus tard, Bolg devint le Roi incontesté du Gundabad, suzerain des clans des Monts de Brume et des Montagnes Grises.1

.oOo.

Gerry gisait dans la poussière, clignant des yeux dans la pénombre qui descendait. Il sentit Legolothië le soulever avec douceur. De la colline où ils furent rejoints par les cohortes d’habitants de la vallée, il vit une grande inondation laver les séquelles de l’invasion. Puis les eaux se retirèrent lentement, redonnant à la vallée une apparence plus familière. Les bois et les plantations de la partie nord étaient presque entièrement détruits. Legolothië, fébrile, se sentait diminuée, comme si la perte de tant d’années d’amour et d’effort avait réduit de moitié sa personne en même temps que l’univers qu’elle avait bâti.

Pourtant, l’ent-femme se remit à l’ouvrage avec entrain et imagination. Heureusement les déprédations et les exactions des orques n’avaient pas duré longtemps. Les jours qui suivirent, enfiévrés et laborieux, furent d’or. Libérée de la menace, la vallée redoublait d’une floraison tardive avant de plonger dans l’hiver. Les habitants de la vallée connurent une période de reconstruction intense.

Le pauvre Corruscin, qui avait vaillamment combattu, vint demeurer sur la colline, le temps de déblayer et restaurer son logis dévasté. Lorsqu’il y revint en grande cérémonie avec sa renarde – qui se trouvait, comme on dit dans la Comté, en des circonstances favorables et très avancées – il eut la désagréable surprise d’y trouver une famille entière de belettes, couinant et piaulant à qui mieux-mieux. Corruscin ne pouvait décidément les exproprier dans ces conditions. Il emménagea donc pour l’hiver dans les cavernes d’Avacuna.

Gerry pour sa part éprouva de grandes difficultés à se remettre. Il n’était pas blessé physiquement, hormis des contusions aux côtes qui restèrent longtemps douloureuses malgré les soins de l’ent-femme. Il avait même surpassé le choc moral, inouï, des violences guerrières. Mais il s’était douloureusement rendu compte, dans l’épreuve, que l’anneau exerçait sur lui un attrait irrésistible, ce qui l’avait rendu presque étranger à lui-même. Il commençait à douter que les épreuves passées l’aient aidé à grandir. Au fond de lui, il dut admettre qu’il ne pouvait garder l’anneau, quand bien même il en était venu à le nommer « Mon Trésor ». Sa résolution se renforça à la mesure de son doute quant à sa capacité à s’en passer.

C’est dans cette disposition d’esprit qu’il proposa à Avacuna de l’accompagner dans la Comté, pour tenter d’y vivre avec elle la promesse éclose au cœur de l’épreuve.

Avacuna fut ravie et manifesta sa reconnaissance à son héros de façon très démonstrative. Mais des sentiments filiaux la liant à l’ent-femme, elle craignait de quitter la contrée cachée. Legolothië, occupée à réparer les maux de sa chère vallée, sentait cependant dans la marée des jours que des vents nouveaux soufflaient autour de leurs vies.

– Les forces vives et sauvages, comme le disait Sylvebarbe, auront toujours la faculté de repeupler le chaos. Je vois que ma petite Avacuna a choisi de rejoindre l’ordre des mortels. Ton temps est venu d’accomplir la métamorphose qui manquait à ta nature. Faites-en tous deux bon usage pour combattre la longue défaite ! Le temps désormais t’est compté, chère petite…

Bénissant alors ses deux protégés, elle leur versa une grande rasade d’une riche mixture qui exhalait le pin et la lavande. Gerry ne se rappela pas exactement les mots de l’ent-femme, mais il sut que la vallée lui resterait fermée, pour leur bien à tous, tant que les grands aigles du nord ne s’en mêleraient pas.

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NOTES

1 Il est question de Bolg fils d’Azog dans le livre rouge de la marche de l’ouest, où J.R.R. Tolkien raconte comment il mena les troupes de la confédération du Gundabad à la bataille des Cinq Armées.

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