La maraude du Vieux Touque
Chapitre 39 : Le grand fleuve - Randonnée
2725 mots, Catégorie: G
Dernière mise à jour 22/01/2020 16:30
La géante et le hobbit cheminaient ensemble, trouvant un réconfort dans la présence l’un de l’autre, par un échange assez inattendu. Le petit hobbit rappelait à Bera que le monde offrait des raisons d’oublier ses regrets et auxquelles se dédier corps et âme, comme une famille à protéger. La Bearnide montrait à chaque instant un contraste étonnant : une désarmante naïveté dans sa conception surannée de l’amour, et une implacable dureté dans ses devoirs de sœur de chef. La première moitié rappelait à Gerry toutes les jeunes hobbites dont le fragile romantisme exigeait empressement et fidélité. La seconde répondait aux lois de la survie dans un monde blessé par le noir ennemi. L’ambivalence du personnage fascinait Gerry, qui la transposait dans son univers de la Comté, à la grande joie de Bera :
– Ma chère Bera, vous êtes positivement la première femme que j’ai croisée, qui se mêle d’aventures !
– Vous êtes comme l’ourson sortant de la tanière pour la première fois ! Que connaissez-vous véritablement des femmes ? Et que connaissez-vous de l’aventure ?
Le hobbit sursauta. Il avait tâté d’un sujet qu’il supposait neutre et plaisant pour passer le temps, mais voilà que la sympathique sauvageonne lui donnait une leçon ! Peut-être, en effet, avait-il trop vite jugé des femmes humaines, sur la base de son expérience des hobbites. La Bearnide poursuivait :
– Ne jugez pas les femmes d’après votre seule croyance ! Notre peuple ne réserve pas les tâches de guerre aux seuls hommes. Point n’est besoin d’aller chercher le danger au loin. Lorsqu’un de nos villages est assailli, tous le défendent ! Pourtant il est rare que l’une de nous s’aventure loin des siens, murmura-t-elle tristement. Mais la coutume de ma lignée dicte mon devoir. Peut-être ne suis-je pas née pour mettre au monde et élever des portées de jeunes oursons…
Gerry se rappela en souriant la silencieuse abnégation de sa mère et le stoïque pragmatisme de sa grand-mère, auteurs chacune d’une douzaine de vies, et inlassables gardiennes de la concorde familiale.
– N’avez-vous pas de telles femmes, dans vos lointaines forêts du Holbytland, qui sortent du village ?
– De mémoire de hobbit, il y eut bien une fameuse cheftaine à la tête du clan Replet, jadis. On raconte que sa tribu fut la dernière à gagner la Comté. Peut-être fut elle une romantique et fragile hobbite avant de devenir cette intrépide et inflexible « matriarque » ? Elle avait donné le jour à seize enfants – à vous entendre, c’est cela qui en a fait un grand chef ?
Bera commençait à considérer Gerry d’un œil différent. Son physique d’enfant des Hommes dissimulait une capacité de réflexion surprenante et une faculté d’observation acérée. Le bras protecteur de Bera s’apparentait trop à la patte omniprésente d’une mère ourse, mais elle parvint finalement à respecter le semi-homme comme un adulte, ou du moins un jeune adulte en quête de son chemin. Ce en quoi elle ne se trompait pas.
Gerry lui parla de son petit pays, au cœur d’Eriador, au-delà des montagnes. Elle découvrit un monde d’ordre, de sociabilité et de conventions, qui avait laissé dans le passé, les épreuves désagréables telles que la famine et les invasions d’orques, ou qui se complaisait dans cette illusion.
L’idée même de promenade, par exemple, ne revêtait pas la même signification dans le monde policé du hobbit. Bera s’imaginait une marche lente, silencieuse et aux aguets, une sortie pour reconnaître une portion de forêt et en identifier les dangers, qui pouvait toujours se solder par quelque rencontre fâcheuse. Gerry envisageait une petite randonnée paisible, ponctuées de points de vue sur une campagne bien ordonnée, de siestes impromptues à l’ombre des noyers, et surtout de piqueniques, agrémentés de conversations galantes au bord de la rivière.
La description des boutiques de Lézeaux enchanta la Bearnide – les tissus chamarrés, les bocaux de simples et d’épices bien rangés, les étals débordant de légumes, les senteurs des cuirs lustrés, les couleurs vives des confiseries, l’ouvrage fin des lanternes, tout cela tournoyait dans son esprit comme les merveilles d’un conte exotique, mais la laissait un peu perplexe. Que de tels lieux puissent échapper au pillage des gobelins, ne pouvait se concevoir. Elle caressa l’idée de s’y rendre avec le hobbit, s’il y consentait, mais sans croire véritablement à ce monde rêvé.
Tout en devisant, Bera guidait la compagnie en direction du nord, humant et scrutant régulièrement. Puis elle reprenait sa marche infatigable de son pas puissant. Thráin dut lui rappeler plusieurs fois que les poneys avaient besoin de repos, tandis que les rôdeurs suivaient sans plainte ni commentaire. La compagnie parcourut une grande distance sans rencontrer âme qui vive, les rôdeurs maintenant comme à l’accoutumée leur écran silencieux de guetteurs pendant leur progression. Une forme massive et furtive était parfois entr’aperçue aux lisières des bois sombres, en général à l’est de la compagnie. Le petit hobbit crut lui aussi avoir aperçu un grand ours se glisser dans les feuillages à un sillon sur sa droite, il s’en ouvrit à Bera qui répondit en soupirant avec résignation :
– Mon frère nous accompagne sur le territoire de notre peuple ! Je crois qu’il ne peut pas s’en empêcher. N’y prêtez pas attention !
– Il s’inquiète pour vous… Pourquoi ne nous accompagne-t-il pas jusqu’au terme de notre voyage ?
– Je l’ai interdit ! Le chef de notre clan doit protéger les villages. Il est l’héritier de notre lignée, il commande aux sous-bois. Je ne permets pas que notre peuple souffre pour moi en le privant de son chef. Il cessera cette surveillance très bientôt… ou je lui montrerai ma colère !
– Mais votre chaman semblait bien sûr que le destin de vos chefs était de nous accompagner…
– Ce vieux goupil aurait tenté toutes les ruses pour épouser la sœur du chef, surtout un chef égaré dans une contrée lointaine… Il a essayé d’aventurer dans une même saga, tous les mâles dominants de notre peuple. Cela était noblement épique, mais très imprudent !
– Mais n’est-il pas votre chaman, l’intercesseur avec les forces de votre univers ?
– Vous voyez comme la chouette dans la nuit ! Oui, cela est vrai. Il est aussi celui-qui-raconte, celui-qui-se-souvient et celui-qui-voit-l’invisible. Mais son infirmité, rançon de ses dons, le fait souffrir de bien des façons… Il inspire peur et dégoût autant que respect… Ce que lui seul peut voir dans la brume des songes, mêle sournoisement ses souhaits intimes et les signes du destin…
La confidence surprit doublement Gerry : il ne pouvait soupçonner qu’un personnage éminent se laissât aller à biaiser les augures de son peuple. Et il était impressionné que l’innocente Bera s’en fût rendue compte.
– Il vous avait donc demandé votre main ?
La géante fronça les sourcils et ramena ses avant-bras vers sa poitrine dans un mouvement de recul, comme pour protéger ses mains de la morsure d’un chien.
– Ma main ?
– Vous a-t-il demandé de devenir son épouse ?
La Bearnide hocha la tête :
– Quelle expression étrange ! Oui, il a fait sa demande il y a quelques années, lorsque je sortais de l’enfance. J’ai refusé alors. À présent je devrais y réfléchir à deux fois… ajouta la Bearnide avec aigreur.
– Mais sans doute d’autres prétendants se sont-ils présentés ?
– Détrompez-vous, petit hobbit. Tous les autres hommes du clan se sentent trop intimidés par la sœur du chef… Mais dites-moi : les Hobbits sont-ils tous aussi gourmands que vous ? Je veux dire : de nourriture comme des récits intimes de leurs compagnons ?
Gerry rougit. Il avoua s’être montré trop curieux et bafouilla quelque charmante excuse, de son air innocent de séducteur des vieilles dames. Bien sûr, la grande Bera, déjà acquise à ses manières, le pardonna de bonne grâce.
.oOo.
Après quelques jours de marche, la compagnie ne vit plus aucun signe d’ours. De jeunes troncs entre-mêlés jaillissaient des taillis denses, semblant lutter pour s’approprier un peu de lumière. Le sol était jonché de fûts morts où proliféraient des mousses grises, qui donnaient à la forêt un air de vieux bois abandonné. Bera redoubla d’attention.
Son humage avait d’abord suscité la condescendance incrédule, puis un doute tempéré de crainte, mais l’infaillibilité de ses prédictions lui gagna bientôt le respect et la confiance de tous. Pour la Bearnide, le couvert des arbres révélait tout de ses habitants. Des odeurs douces de noisetiers se mêlaient aux fragrances des champignons d'écorce sur les souches pourries de vieux chênes. Quelques fumets plus forts, par exemple d'un sanglier de passage, distrayaient parfois Bera qui partait en de longues chasses. Arathorn lui fit quelques remontrances, arguant que l’expédition ne pouvait se permettre des digressions aussi longues. Bera, vexée comme un écuyer pris en faute, répondit en représailles qu’Arathorn ne profiterait pas du sanglier à rôtir qu’elle portait sur ses épaules, mais elle ne se laissa plus déborder par son instinct de chasseuse.
Un matin, la grande Bearnide déclara qu’elle n’était jamais parvenue aussi loin, et que les oiseaux de ce pays avaient un chant inhabituel. Le parcours leur parut de plus en plus difficile. Les nains devaient à présent voyager à pied, tirant leurs poneys en pestant. La compagnie décida donc de descendre la pente vers l’ouest, pour se rapprocher du grand fleuve et trouver des sentiers plus cléments à travers les bois.
.oOo.
Un midi, Hirgon, qui était resté en arrière, donna l’alerte. L’éclaireur dúnadan avait détecté que quelque chose, animal ou bipède, les suivait. Arathorn ordonna que la compagnie s’arrêtât et se rassemblât en formation de combat. Tout le monde obtempéra, mais aucun défi ne leur fut lancé.
Bera, les dúnedain et Gerry étaient alors repartis en éclaireurs. Mais ils n’avaient pu débusquer leur poursuivant, qui s’était habilement esquivé à leur approche. La chose laissait peu de traces, et il était difficile de les lire dans le sillage de leur compagnie. Bera et Arathorn s’aventurèrent plus loin. Il leur sembla qu’une grande forme grise s’échappait furtivement à leur approche. Ayant vainement perdu quelques flèches, ils rejoignirent leurs compagnons.
Arathorn se montra fort mécontent du chaos qu’il avait constaté après l’appel de Hirgon et insista pour répéter la manœuvre consistant à rassembler les animaux, les attacher solidement et se placer en position de défense autour d’eux. Il va sans dire que l’humeur des nains, et particulièrement celle de Thráin, s’en ressentit fortement. Arathorn répondit de façon hautaine qu’il se sentait responsable de leur sûreté à tous, et que dans les pays sauvages la cohésion et l’obéissance conditionnaient la survie.
L’on conclut à une fausse alerte, aucun signe de groupe ou de meute n’ayant été relevé par les dúnedain ou Bera. Pourtant Gandalf et Arathorn, qui s’étaient écartés un instant, entendirent avec inquiétude le rapport jacassant de leurs deux petites grives. Le soir même ils atteignaient l’orée d’une grande futaie, qui surplombait une pente douce et herbeuse menant au grand fleuve Anduin, un mille environ en contrebas. Les mousses et les lichens envahissaient les arbres et les pierres. Quelques épineux tardifs lâchaient encore leur pollen jaune par grappes qui s’envolaient dans le vent.
Ils établirent leur campement non loin de la berge, sur une aire rocailleuse aux maigres buissons, dont les longues feuilles pendaient comme de vieilles algues desséchées. La compagnie trouva un abri derrière un monticule pierreux, qui ressemblait un peu à une crête de coq ou de poisson. Le fleuve, immobile dans son mouvement perpétuel, les environnait complètement de sa rumeur fluide, puissante et sourde.
Dès leur arrivée, des nuages de petits parasites s’abattirent sur les voyageurs et les animaux. Il fallut rapidement allumer des foyers pour les chasser. Gandalf, regardant tout autour d’eux avec un mélange d’étonnement et de suspicion, insista pour que les feux de la compagnie fussent très soigneusement aménagés sur un épais lit de galets, pour contrecarrer l’humidité du sol.
Une fois le campement installé, les chefs organisèrent les tours de garde, firent préparer leur repas du soir et la compagnie se prépara pour la nuit.
Bera contempla les étoiles durant des heures, tandis que Gerry lui faisait la lecture, à la lueur d’un feu.
– Il est peut-être temps que je suive la voie de Baran, murmura-t-elle, comme pour elle-même.
Le hobbit leva vers elle un regard interrogateur.
– Apprendre à lire les signes dans les livres des hommes de l’ouest… précisa-t-elle à plus haute voix.
Arathorn fumait non loin en compagnie de quelques nains, dans l’espoir de chasser les moustiques. Il entendit Bera et saisit l’allusion. Mais il se refusa à laisser libre cours à son empathie. L’affection non recherchée de la jeune fille l’encombrait, autant que lui agréait l’enrôlement de cette force de la nature. Aussi était-il porté à la traiter en soldat, sans ménagement particulier. Il aurait été cruel de sa part, de nourrir les espoirs de Bera en l’encourageant de façon trop personnelle. Pourtant il ne se sentait pas le droit de refuser à la Bearnide, son émancipation culturelle. Il se tourna vers elle :
– Sans doute notre magicien est-il un professeur plus patient que je ne saurais l’être. Mais il fait à présent trop sombre pour cela. Vous le lui demanderez demain !
Le hobbit finit par s’endormir, ayant encore à l’oreille les contes qu’il venait de lire, dérivant sur la barque des rêves. Des princesses elfiques y prenaient le visage de sa dame. Un curieux petit personnage y apparaissait par moments, vague mais puissant ancêtre du genre hobbit dans les chroniques des jours anciens. La fraîche et calme nuit de Norui1 sans lune était bien avancée, lorsque Forin vint lever Gerry pour son tour de garde. Abandonné à son sort, le petit personnage acariâtre protesta dans le rêve du hobbit, qui le quitta à regret pour regagner la réalité.
Gerry, l’esprit encore embrumé, parcourut le campement en silence, chassant les moustiques et tentant de percevoir les bruits nocturnes de la forêt, à travers les ronflements cacophoniques des dormeurs et le sourd grondement du fleuve. Il grimpa au sommet du petit promontoire au milieu du bivouac. Les énormes pierres lisses qui le formaient étaient grossièrement disposées à la façon des écailles d’une armure ancienne. Du fleuve tout proche émanaient des vapeurs fantomatiques qui replongeaient Gerry dans les contes de Beleriand. Comme dans son livre, un anneau de forces mystérieuses y protégeait les abords des fleuves, encerclant le royaume des Elfes Gris. Le hobbit s’assit sur le bord d’une souche immense, au cœur pourri et creux. Il en montait une douce chaleur et une suave odeur de cèdre, très réconfortante. Tourné vers la forêt, le dos appuyé à la souche, Gerry s’attela à sa tâche et mobilisa sa volonté, scrutant consciencieusement les bois pour la sécurité de ses compagnons.
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1 Mois de juin