La maraude du Vieux Touque
Chapitre 40 : Le grand fleuve - Tour de garde
3181 mots, Catégorie: G
Dernière mise à jour 24/01/2020 20:27
Mais l’esprit du hobbit était encore hanté par les figures furtives qui peuplaient les contes de son livre. Il montait la garde, solitaire et attentif, comme autrefois les Sindar qui interdisaient l’accès au royaume de Thingol et Melian1. Les voix de sa dame et de son seigneur lui dictaient de ne pas s’assoupir, de concentrer son attention sur chaque petit bruissement émanant de la forêt, chaque mouvement de branche, chaque nuance dans l’intensité des ombres sous les frondaisons.
Il maintint sa veille attentive pendant un long moment, portant sur ses frêles épaules de hobbit le sommeil de tous ses compagnons. Minute après minute, Gerry écarquillait ses paupières lourdes, contraignait son regard à fouiller la pénombre. Parfois, il devait se pincer un peu pour raviver son attention. Instant après instant, il changeait de posture pour lutter contre l’engourdissement. Et toujours le fleuve le berçait de ses frôlements. De temps en temps, il s’accordait de reposer un peu ses yeux éprouvés. Mais toujours, il les rouvrait, démasquant les formes fugitives que son esprit croyait alors voir surgir du néant, mais qui n’étaient que branches dans la brise.
Heure après heure, Gerry veillait. Mais cette noble exigence, cette tension qu’imposait la consigne, le contraignait lentement à puiser dans ses forces profondes, à contraindre cette nuque raide, à relever cette tête qui dodelinait. Ses yeux lui jouaient des tours, feignant d’être ouverts. Alors il se chantait une ritournelle, un de ces petits airs à boire qui mettaient en joie toute l’auberge du Dragon Vert autrefois, il y a si longtemps… Et toujours le fleuve grondait sa pesante berceuse… Au bout d’un moment de cette lutte inégale, sentant fléchir sa détermination, en dernier ressort, il fit appel à son trésor.
Et l’anneau vint à son aide – le hobbit sut qu’il pouvait fermer les yeux, qu’il devait faire confiance et focaliser ses autres sens, plus affûtés à cette heure de la nuit. Lorsqu’il saisit son anneau, il sembla à Gerry, passer doucement dans un état second, privé des images de la forêt mais conscient de ses sons, de ses odeurs et de ses vibrations, avec une acuité qu’il n’avait encore jamais éprouvée. Comme l’atroce fatigue glissait de lui et qu’il pouvait enfin fermer les yeux et se pelotonner au creux de la souche, lentement, longuement, il écouta, huma, perçut les bois alentours, croyant presque les voir malgré son sommeil.
Et toujours le fleuve le caressait de ses chuintements.
Mais quelque chose l’appelait doucement du fond de la souche. Avec la sensation curieuse de se dédoubler, il crut sentir le matelas de feuilles s’élargir, s’ouvrir sous lui. Gerry bascula au cœur de la souche. Elle était creuse et sans fond. Il tombait longuement, tout en demeurant l’esprit face à la forêt, pleinement conscient de ses frondaisons vivantes et attentives autour de lui.
Il reposait à présent au fond de la souche. Pourtant il était aussi lové sur cette même souche, en train de veiller ses compagnons. Son côté prosaïque remarqua qu’il ne souffrait plus des moustiques, qui pourtant voletaient autour de lui. Grâce à l’anneau, pensait-il, il restait à son poste mais répondait en même temps à l’appel des voix de la rivière, sous la surface. Car il se trouvait également dans un endroit étrange : une cavité sombre, recouverte d’écailles d’ardoise immenses, résonnait des bruits visqueux du puissant fleuve tout autour d’elle. Le sommet de la voûte était percé d’un jour couleur de silex, au creux d’une souche dont les racines couraient le long des cintres de la pièce.
Un curieux petit bonhomme lui faisait face et le scrutait d’un air gauche et mal à l’aise. Gerry le reconnut tout de suite – c’était un personnage de ses rêves ! Enfin, pas tout-à-fait le même… Celui-ci semblait plus petit, plus courbé par les soucis, mais en même temps ses yeux brillaient d’une convoitise contenue, douce et attachante. Son visage large et aimable semblait raviné depuis des années par les affres du doute et de la solitude. Sa main s’accrochait nerveusement à son écharpe rouge, dont les pans lui descendaient jusqu’au ventre. Le gnome attendait avidement d’entendre des paroles, mais semblait embarrassé et presque redouter de devoir y répondre.
Le hobbit sentit qu’il devait parler le premier. Il s’inclina avec déférence et distinction, comme il aurait débuté un petit discours impromptu à Grand-Cave, à la tribune de la foire, devant un parterre d’aïeux un peu sourds :
– Eh bien, je suppose que c’est à l’étranger de se présenter en premier… C’est en tout cas l’usage dans l’Ouest… Et si vous le permettez, je vais me plier à cet usage !
Il se plia lui aussi, complètement, après un court éclaircissement de voix :
– Gérontius Touque, de Bourg de Touque, à votre service et à celui de votre famille !
Le ton léger mais poli, d’un rythme allègre mais respectueux de la syntaxe, sut plaire au gnome, qui répondit avec plaisir, surpris de sa propre aisance, comme s’il retrouvait sans peine les arcanes d’exercices depuis longtemps oubliés :
– Eriol, de… la colline qui vogue, rejeton premier du… grand marais aux iris, pour vous obliger… ma foi sincèrement et par toutes sortes de bons offices.
Sans s’arrêter aux hésitations du gnome, Gerry fut fasciné par son accent inimitable et ses tournures archaïques, qui évoquèrent en lui l’écho d’une antique parenté. Le gnome et le hobbit rivalisaient de courbettes et de révérences.
Gerry se rappela alors ce que maître Elrond lui avait enseigné à propos des Hobbits et des champs aux iris.
– Maître Eriol, puis-je vous demander le nom de l’endroit où nous nous trouvons ?
– Algue et brochet ! Que voilà une question hâtive pour désigner un vaisseau qui vit et se transforme depuis que le Grand Fleuve court le monde ! Je vis ici sur la colline, elle est ma demeure et mon nid, je suis son ami et elle vogue avec moi. Nul n’y pénètre sans mon assentiment ni le sien. D’ordinaire personne ne foule la carapace aux iris sur la colline d’Eriol.
– Oh, nous nous tenons donc, ma compagnie et moi-même, sur votre colline ?
– Remous et Tourbillons ! La colline ne se laisse pas piétiner impunément… Les voyageurs dorment, bercés par le flot et la brume du fleuve. Mais il nous fallait nous croiser, ma foi nous croiser un peu tranquillement, enfant de l’ouest ! Eriol vous connaît, au fil de nombreux printemps, même si vos collines voguent à présent bien au-delà du Grand Fleuve…
– À dire vrai, nos collines ne voguent plus beaucoup à présent ! Mon peuple a fondé une gentille colonie qui prospère en paix, loin à l’ouest d’ici. Et où vit votre famille ?
Une expression fugitive de regret passa sur le visage du gnome, qui lissa sa courte barbe brune, aussi bouclée que les cheveux qui dépassaient de son bonnet.
– Têtards et Alvins ! Eriol le solitaire n’a plus guère de famille, ma foi ! Ses filles s’en sont allées fonder leurs propres foyers lorsque sa bien-aimée Loegwen2 est retournée au Fleuve Primordial.
Les rides du deuil labouraient à présent le visage du gnome. Il poursuivit lentement :
– Eriol a connu les petits enfants aux pieds velus qui vécurent dans les marais aux iris il y a tant de printemps. De si belles et nombreuses familles ! Et toujours ses petites-filles s’épanouissaient parmi elles. Un beau petit peuple, toujours si gai mais furtif et oublieux de ses racines… Les aimables et prudentes gens des marais, respectueuses des usages. Bien sûr il y eut quelques voleurs, et même pire. Je me rappelle cet ignoble garnement… Mais il est parti pour ne plus jamais revenir. Le petit peuple s’est longtemps caché dans les bras des marais aux iris. Puis le mal s’est éveillé dans la forêt…
– Qu’avez-vous fait alors ?
– Glace et brisants ! Que fait le fleuve lorsque l’abominable pénombre pervertit ses eaux ? Il lave inlassablement les souillures du noir ennemi.
– Vous avez donc repoussé le mal ?
– Toujours le mal perdure… Il grandissait alors comme il grandit à présent. Le petit peuple a fui, les filles de mes filles ont lancé leur barque sur d’autres rivières. Et depuis, ma foi, Eriol se tient seul face aux ombres pernicieuses de la grande forêt noire, lorsqu’elles s’avancent.
Le hobbit n’osait imaginer la détresse du gnome, privé de compagnie depuis si longtemps. Il avait bien du mal à mesurer cette durée en années de la Comté, mais il ressentait toute la solitude du vieux bonhomme :
– Et vous êtes resté vraiment tout seul depuis tout ce temps ?
Le gnome soupira :
– Eriol est bien las de demeurer seul ! Vous êtes un fils des habitants des marais. Vous êtes la nouveauté qu’Eriol espère depuis leur départ !
Ainsi Maître Elrond avait dit vrai, les hobbits provenaient bien de cette région reculée du monde… Même s’il supposait qu’il devait y avoir entre eux un lien distant de parenté, Gerry n’aurait pu admettre qu’Eriol fut lui-même un ancêtre lointain, si son anneau n’avait – à l’évidence – provoqué cette rencontre. Cet objet vénérable avait-il appartenu à un hobbit du temps de leurs séjour, cachés parmi les iris du grand fleuve ? Ou encore à Eriol lui-même ?
Sincèrement navré pour le gnome et malgré sa propre inquiétude, Gerry tacha de le divertir du mieux qu’il put, en lui contant les habitudes et les menus événements de la Comté. Les frasques des jeunes galopins parurent surtout lui plaire. Gerry lui apprit que l’habitude ancestrale d’habiter dans une caverne s’était perpétuée, mais le gnome fut accablé d’apprendre que les tribus hobbites ne vivaient plus toutes au bord d’un fleuve. Ainsi l’ile-caverne des Hobbits ne flottait-elle plus. Rares à présent étaient les habitants des quatre quartiers, à s’aventurer sur une embarcation, hormis près du Brandevin.
Et cependant que notre hobbit entretenait le vieil ancêtre des faits et gestes de sa Comté bien aimée, il restait conscient de l’onde du fleuve et du vent frais dans les feuillages autour du campement. Lorsqu’il plaisantait sur les discours de Mr. le Maire de Grand-Cave, ou se vantait de ses victoires aux concours de dégustation de bière, il sentait une inquiétude grandir à l’arrière-plan de son esprit. Il en était à raconter sa cavalcade sur le poney réfractaire au dressage du grand-père Touque, lorsqu’il perçut plus clairement la menace qui le taraudait :
– N’y a-t-il pas des créatures mauvaises, autour de votre trou ?
– Ne les entendez-vous pas ? Les chasseurs d’Amon Lanc ! Enveloppés des brumes méphitiques de la forêt, volant sur les ailes de la haine et précédés des légions du monde d’en-dessous, ils accourent pour la curée.
– Mais mes compagnons qui dorment, ne sont pas en danger n’est-ce pas ?
– Vouivre et Aspic ! Qui est en sécurité en ce monde ? Mais vous y semblez attaché ? C’est bien… Le sommeil les quittera si vous choisissez de le lever pour eux. Je vous en concède le droit !
Gerry ressentait l’approche de la horde. Silencieuse dans les bois, elle assaillait à présent le hobbit de hurlements intérieurs de haine et du désir de lui arracher son trésor. Un grognement horriblement familier se fit entendre au loin. Le sang de Gerry ne fit qu’un tour. Eriol le regarda avec peine, comme s’il devinait le poids de son fardeau :
– Il vous obsède…
Gerry ne sut pas si Eriol lui parlait de son anneau ou du loup-garou qui le hantait. Mais le gnome reprit :
– Les Draugmori3 approchent.
Gerry n’eut pas besoin d’une traduction ! Le visage buriné du gnome exprimait haine et peur, tandis que son corps courtaud vêtu de vieille flanelle aux couleurs indécises était parcouru d’un frisson de dégoût. Devant la détresse du hobbit, Eriol leva la main avec une confiance impérieuse qui lui interdisait toute crainte. Les sens de Gerry étendirent leur portée jusqu’à atteindre ce qui approchait – une meute de créatures sans nom dépêchées pour les détruire ! Le hobbit cria avec rapidité :
– Maître, j’ai peur pour mes amis. Je sens l’approche de nos poursuivants ! Il nous faut nous échapper.
Le vieux gnome le scruta avec une tendre attention et soupira. L’amitié du hobbit pour ses compagnons lui faisait chaud au cœur, mais rendait encore plus cuisante la perspective de se retrouver seul à nouveau.
Le hobbit voyait le vieux visage s’étirer, et la petite étincelle vaciller au fond de l’auguste pupille. Mû par une inspiration soudaine, Gerry fouilla dans sa besace, en sortit un paquet soigneusement emballé de soie et le tendit à Eriol en lui disant :
– Voici pour vous le cadeau d’un parent… éloigné, un œuf de la nouvelle année elfique ! J’ignore ce dont il s’agit, mais un seigneur elfe m’a assuré qu’il viendrait à point lorsque son possesseur en aurait le plus besoin. De grand cœur, il est à vous, à présent ! J’espère qu’il vous apportera l’espoir tant que durera sa maturation, et la joie au moment de son éclosion !
Ce cadeau inattendu émut le vieux gnome aux larmes :
– Eriol savait au fond de lui que son peuple ne lui reviendrait pas... Mais il est maintenant heureux de connaître un jeune et généreux bras de sa rivière, confiant qu’elle se perpétuera. Prenez grand soin de vous ! Rejoignez maintenant vos compagnons. Allez !
Le gnome caressa la joue de Gerry qui tressaillit. Aussitôt le sol tressauta bruyamment, comme la coque d’un navire raclant un fond rocheux. Des bruits liquides environnaient le hobbit. Il émergea de la souche qui tanguait mollement. Dans l’aube grise il vit quelques énormes créatures sombres, aux immenses bras tors et velus, se précipiter dans le lit du fleuve pour atteindre l’ile – l’île sur laquelle il se trouvait avec ses compagnons, et qui s’éloignait du rivage !
Le vaisseau d’Eriol, à présent à quelques brasses de la berge, fit une embardée, soulevant une vague d’eaux vertes qui submergea les créatures sombres. Lorsqu’elles reparurent à la surface, elles se débattaient dans de longues algues gluantes. Elles ne survécurent pas à la seconde vague. La meute déferla sur la berge, impuissante et rageuse.
L’île s’éloignait toujours de la rive orientale. Il semblait à Gerry qu’elle se mouvait au rythme d’une brasse lente et puissante. Notre hobbit contempla longuement se lever l’aube sur le grand fleuve, comme pétrifié sur son frêle esquif, tandis qu’autour de lui, reposaient ses camarades endormis, bordés des brumes protectrices de la rivière. L’île vint s’amarrer à la berge occidentale, au nord des marais aux iris, alors que l’Anduin coulait majestueusement, inondé des couleurs de l’aube aux doigts de rose dans son berceau de nuages4.
Gerry revenait lentement à lui, assis près de la souche, comme s’il s’éveillait d’un profond sommeil. Il dut s’asperger la tête pour rassembler complètement ses esprits. Alors il rangea précipitamment son anneau et courut secouer ses compagnons, les pressant de se lever. Tirant Gandalf par la manche jusqu’en haut du promontoire, le hobbit montrait la souche en insistant : juste là ! Après que le magicien eut jeté un regard incrédule à l’intérieur de la souche, Gerry vérifia lui-même : elle était bien creuse, mais profonde seulement d’une coudée. Le fond tapissé de feuilles sèches avait manifestement constitué un excellent matelas pour un certain hobbit ! Gandalf jeta un regard acéré vers Gerry et lui posa paternellement la main sur l’épaule :
– Ainsi vous aussi, vous avez rêvé ! Lorsqu'on rêve tout seul, ce n'est qu'un rêve, alors que lorsqu'on rêve à plusieurs c'est déjà une réalité !5 Il se trouve que j’ai moi aussi songé à des créatures étranges… Peut-être aurons-nous l’opportunité, lorsque tout sera terminé, de partager ce que nous avons appris de ce rêve-ci ?
Gerry savait, lui, que son anneau les avait sauvés en sollicitant son lointain ancêtre.
La compagnie qui s’éveillait était désorientée. Pour les plus crédules, l’Anduin semblait avoir inversé son cours. Mais les capitaines, eux, s’en rendirent immédiatement compte : ils avaient bel et bien traversé pendant la nuit ! La berge opposée grouillait d’ennemis, qui gesticulaient et lançaient des imprécations à leur adresse. Seul Gerry put distinguer qu’ils combattaient vainement des nuées de moustiques.
Trop heureux de leur bonne étoile, Arathorn et Thráin rassemblèrent leurs gens et décampèrent rapidement, n’ayant pas le temps d’approfondir ce mystère. Ils suivirent donc Gandalf, qui se dirigea plein ouest, grimpant les premières pentes d’épineux, pour sortir du champ de vision de leurs opposants.
Gerry versa une larme en jetant un dernier regard au monticule. Son cœur se serra comme s’il quittait la Comté. Ce ne fut qu’alors, à quelque distance, qu’il remarqua que l’île ressemblait au dos d’une tortue. Les contes de sa grand-mère, hantés de croque-mitaines surgis des bois et traversés par le Fastitocalon, lui revinrent en mémoire. L’île se couvrit alors de petites étoiles bleutées, qui s’ouvraient en scintillant sous le soleil montant. Les iris de Loeg Ninglorion lui souriaient, comme si un vieil ancêtre le saluait par-delà un rêve.
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NOTES
1 L’Elfe Gris Thingol, Roi des Elfes Sindar de Beleriand, et sa reine la maïa Melian, régnaient sur le royaume de Doriath, protégé par les enchantements de la souveraine et la vigilance de son peuple. Doriath était bordé (Aros, Sirion) et traversé (Esgalduin), par des fleuves et rivières.
2 La Femme des marais, en Sindarin.
3 Loups noirs
4 Homère
5 Elder Camara