La maraude du Vieux Touque

Chapitre 41 : Le grand fleuve - Solstice

3232 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 26/01/2020 23:25

Les compagnons, perplexes, soupçonnaient qu’une grande magie les avaient sauvés d‘un désastre imminent. Gandalf nia être la cause de ce mystère, rappelant que seul Gerry avait assisté au phénomène et n’avait pas été surpris lors de leur inexplicable sauvetage.

Vous vous doutez bien qu’on ne le crut pas ! Mais chacun se garda d’insister pour avoir le fin mot de l’histoire : lorsque l’on voyage avec un magicien, il vaut mieux ne pas poser trop de questions…

Cependant, la réputation de Maître Touque fut hautement affectée : sa grande habileté à s’esquiver brusquement, sa capacité à repérer un bruissement mieux qu’un rôdeur, ou les prodiges tirés de sa pipe, furent considérés sous un autre jour. Plus que tout, la connivence avec Gandalf au sujet de ce rêve nocturne mystérieux, donnait à penser que l’on ne soupçonnait encore que le début de ce qu’il y avait à découvrir à son sujet.

Une retenue discrète de la part des rôdeurs et une déférence cordiale de la part des nains, se manifestèrent pendant les quelques jours que la compagnie mit à rejoindre la vallée de l’Eitheland, en se dirigeant vers le nord. Arathorn s’évertuait à traiter Gerry en écuyer, lui enseignant le maniement des armes, mais en l’employant un peu plus suivant ses aptitudes. Ainsi le hobbit accompagnait-il souvent l’un des dúnedain en éclaireur. Le capitaine dúnadan agissait d’ailleurs de même envers Bera, qui s’avéra aussi compétente que le plus endurci de ses hommes.

Lorsque les pauses ou le repos du soir lui en laissaient le loisir, Gerry sortait son petit nécessaire à couture de sa poche et s’occupait l’esprit et les mains en raccommodant son mouchoir ou sa veste. Car, comme vous le savez sans doute à présent, notre hobbit était un garçon soigneux qui détestait paraître à son désavantage dans une tenue négligée.

Pendant ces travaux manuels, il ne cessait de s’interroger à propos de son trésor. À la lumière du feu au campement, tandis que Gandalf enseignait à lire à Bera dans le livre de contes, Gerry pesait ses actes dans sa conscience de Hobbit. Son ancienne résolution avait paru saine et raisonnable – rendre cet anneau à son propriétaire… Mais il fallait à présent considérer les progrès qu’il avait accomplis dans la maîtrise de son anneau magique ! La preuve en était faite, à présent, puisque grâce à lui, la compagnie avait échappé à un péril mortel. Pour le bien de ses amis, ne devait-il pas s’en remettre à son talent ? N’était-ce pas pur altruisme de sa part, que d’avoir confiance en ses propres capacités ?

Mais Gerry se rendait bien compte, sans le formuler clairement, que le désir de puissance prenait en son cœur une place croissante. Gandalf et Elrond l’avaient tous deux averti des dangers. Aussi un reste de culpabilité s’obstinait à ébranler les arguments de sa raison, au moment où ils semblaient inattaquables.

Alors Gerry se cantonnait dans l’entre-deux : il comptait, plus tard, restituer l’anneau à son propriétaire légitime. En attendant, il devait continuer à progresser dans la maîtrise de ce trésor ! En le faisant au bénéfice de ses amis, n’écartait-il pas le danger de corruption ? Mais aurait-il la force de s’en séparer le moment venu ? Le hobbit se rassura en songeant qu’il avait abandonné son œuf magique sans l’ombre d’un regret. Pourvu qu’il ressente le même détachement à l’instant de gagner sa complète rédemption !

Au cours de ces jours les plus longs de l’année, la compagnie progressa rapidement, sans faire aucune rencontre durant son périple dans la vallée occidentale de l’Anduin. L’été éclatait en ors ruisselant depuis les cieux immaculés jusques aux pentes revivifiées des Monts de Brume. Chaque matin le brouillard, répit des chênes séculaires, se retirait lentement, tandis que Bera saluait l’arrivée de l’astre du jour. Bénissant l’heure, elle contemplait silencieusement l’aube s’étendre sur la Terre du Milieu, en une étreinte caressante et féconde. Les sèves sylvestres répandaient leur vigueur en fruits vermeils. Puis les rayons mordants accablaient hommes, nains et montures après la fraîcheur des nuits du septentrion. La compagnie reprenait alors sa route dans la canicule estivale, cherchant asile et cueillant les fruits lourds sous les frondaisons sylvestres. Et chaque soir la princesse des Bearnides saluait l’astre qui déclinait, le remerciant pour sa coupe de vie débordant par les bois et la plaine.

Au solstice, elle tint à organiser une petite fête en l’honneur de l’été. Gandalf la seconda avec bienveillance. Après avoir entretenu le feu toute la nuit, ils commencèrent par réveiller toute la compagnie, une heure avant le lever du soleil. Tous firent leur toilette et revêtirent un vêtement clair. Bera se livra à une danse rituelle de son peuple autour du feu. Puis à sa demande, Gilhael sculpta sur une bûche une figure du soleil telle que les Bearnides la représentaient. Ils la brûlèrent solennellement en formulant des vœux pour que les cycles du monde apportent toujours leur écot de lumière. Les dúnedain s’associèrent à la cérémonie en contant l’histoire du char du soleil. Thráin, qui ne pouvait être de reste, entonna le chant des lumières de Khazad-Dûm, repris par le chœur des nains.

Gerry quant à lui n’ajouta rien : il se sentait bien petit et insignifiant, les coutumes de son peuple lui semblaient un peu frustes et creuses, copiée sans les comprendre auprès de peuples plus éclairés. Ses amis lui paraissaient animés d’une hauteur de vue bien supérieure à la sienne. Les dúnedain, versés par nécessité dans les voies de la nature, mettaient un point d’honneur à développer également les talents légués par la civilisation sophistiquée des hommes de la mer. Les uns sculptaient, d’autres pratiquaient la musique, étudiaient la littérature elfique, les arts ou les sciences. Les nains quant à eux, cultivaient au fond de leur cœur la passion de l’or et des joyaux, ces jouets qu’ils façonnaient pour créer la beauté, usant de leurs techniques peaufinées en secret et transmises d’une génération à la suivante. Les Bearnides eux-mêmes ressentaient une riche communion, non seulement avec leurs forêts et leurs habitants, mais avec l’univers tout entier.

– Je n’avais jamais célébré le soleil ! Dans la Comté, nous ne fêtons guère que les foires et les anniversaires…observa-t-il d’un air désabusé.

– Balivernes ! s’écria Gandalf qui l’observait depuis quelque instants. Pourquoi croyez-vous que vos principales foires se déroulent aux dates fixées ? N’importe quel paysan de la Comté sait très précisément quels produits sont prisés à chaque festival. La foire du printemps leur permet d’échanger les animaux reproducteurs, celle de l’été est le temps des mises en conserves. La foire d’automne consacre la fin des moissons, tandis que celle d’hiver met à l’honneur les travaux manuels des veillées. Le jardinier de votre père n’a pas oublié, quant à lui, ce qu’il doit au soleil ! Seuls les jeunes oisifs dans votre genre ne se rappellent pas l’avoir su un jour… 

Devant l’air abattu de Gerry, Gandalf poursuivit pour le réconforter :

– Vous avez appris beaucoup de choses ces derniers jours. Ne vous affligez point si tous vos absurdes et aimables hobbits vous paraissent sans profondeur ou sans mémoire. Peut-être n’êtes-vous simplement pas encore apte à reconnaître leurs talents. Profitez de votre aventure et de ses rencontres, favorables ou inquiétantes. Lorsque vous reviendrez, vos pairs vous paraitront dignes d’éloges. Alors ce qu’ils apportent au monde vous semblera limpide, et vous les chérirez d’autant plus !

La compagnie atteignit la vallée de la rivière Eitheland quelques jours après. Un courant impétueux y chantait dans un lit rocheux, sinueux mais rapide. Les sapins aux extrémités vert tendre couvraient les vallons accidentés. Purifiée par les neiges des cimes, une brise neuve soufflait en charriant des effluves de résine et de silex. Mais la petite rivière les tint en échec sur de longs milles vers le nord-ouest, avant de leur révéler un passage guéable.

Après deux jours de marche harassante parmi les éboulis, les compagnons peinèrent quelques heures pour faire traverser les montures par un gué glissant et dangereux, en les déchargeant et en portant leur fardeau à dos de nains ou de dúnedain.

Ingold passait avec le dernier mulet, lorsque l’animal fut pris d’une panique soudaine au milieu du gué, sans doute effrayé par les ombres furtives des truites se faufilant entre ses pattes. Le mulet se cabra, déséquilibrant le dúnadan qui tomba à l’eau. Bárin et Krὸrin, qui observaient la manœuvre, hilares, rebroussèrent chemin pour l’aider.

Mais le dúnadan avait le bras en sang et ne pouvait résister au courant. Heureusement, l’adroit Krὸrin parvint à lui lancer une corde, qui sauva certainement le malheureux de la noyade. Bárin de son côté tenta de maîtriser le mulet qui se débattait sur les galets glissants, empêtré dans les algues visqueuses. Et le gros nain à son tour, battant des bras comme un moulin à vent de la Comté, tomba à l’eau en criant :

– Ouèèèh… J’sais pas na…

Mais la gerbe d’eau spectaculaire que le gros nain avait déclenchée couvrit son appel à l’aide. Les autres nains, qui se séchaient sur la rive et n’avaient rien remarqué du drame, éclatèrent de rire. Fὸrin, un biscuit en main, demanda en mastiquant :

– Wèche Sèpann ? Il a dit quoi ?

Le brave Bárin n’avait pas lâché la longe du mulet, pour la bonne raison qu’il s’y était emmêlé, solidement quoique bien involontairement. Le mulet, souffrant du postérieur droit, s’était enfin dégagé des algues et entreprenait piteusement de regagner la rive, nageant maladroitement. Mais il traînait le pauvre nain, qui barbotait dans des convulsions assez comiques, et finit par flotter sans connaissance.

Sur la berge, ses compagnons, enfin conscients du drame, accoururent pour porter secours à Bárin, Fὸrin et Ingold. Mais une fois leurs camarades ramenés sur la berge, ils constatèrent que la peau de Bárin avait une teinte bleutée. Il leur fallut de longues minutes pour ranimer le nain, pressant sur sa large bedaine ou le renversant pour lui faire régurgiter son eau. Encore n’y seraient-ils pas parvenus si Ingold lui-même, ruisselant et grimaçant de douleur, n’avait dirigé la manœuvre.

Au grand dam de Thráin, Arathorn ordonna une halte de plusieurs jours pour permettre aux deux blessés et à l’animal de se remettre, et à tous de se reposer. Une discussion animée s’ensuivit, au cours de laquelle le chef des Dunedain fit valoir son autorité plutôt que sa force de persuasion. En réalité, il comptait envoyer ses éclaireurs en avant, maintenant que le terrain était devenu difficile, recherchant avant tout des signes de l’escouade qui les avait, théoriquement, précédés dans les parages. Mais le dúnadan n’expliqua pas sa décision, ce que Gandalf regretta.

La compagnie s’installa dans un vallon bien dissimulé et y établit quelques défenses. De jeunes sapins abattus et assemblés en saillants mirent les montures à l’abri des loups et les nains à l’abri du vent nocturne. Cherchant du fourrage, les nains tirèrent quelques faisans dans les hautes herbes d’un plateau situé un mille plus au nord.

Pendant que les nains fortifiaient le camp, les dúnedain, Gerry et Bera partirent en une reconnaissance lointaine. Le versant nord de la vallée de l’Eithelang se révélant plus praticable, ils s’éloignèrent de bon matin vers le plateau qui ruisselait des couleurs de l’été sous un soleil ardent. De riches prairies ondulaient sur une grande étendue, limitée au nord par une ligne grise, indécise et lointaine, et vers l’ouest par la majestueuse chaîne des Monts de Brume. Cheminant à pied, ils suivirent le bord du plateau sur plusieurs lieues. Comme la journée s’avançait, les ondulations herbeuses se transformèrent progressivement en collines. Plus à l’ouest encore, le bord du plateau se fit abrupt, surplombant la rivière par endroits. Les compagnons durent alors chercher leur chemin à travers les premiers épaulements de la grande chaîne de montagnes.

Ce fut l’occasion pour son parrain d’aguerrir Gerry. Le groupe se dispersa, prenant le hobbit comme centre, dont la progression était la plus lente. Arathorn lui assigna l’objectif de se diriger vers l’ouest sans se faire repérer par ses compagnons. Après seulement deux milles, Hirgon et Gilhael l’avaient déjà perdu de vue et tâchaient de le retrouver en le pistant. Arathorn se rendit alors un peu mieux compte des capacités naturelles de son éclaireur. Il lui prodigua quelques conseils et changea d’exercice. Ils s’éloignèrent d’un sillon chacun et progressèrent dans les éboulis, les buissons et les résineux, communiquant entre eux en imitant les cris des petits animaux. Le hobbit y montrait des dispositions encourageantes. Durant leur marche fatigante, ils croisèrent plusieurs traces de gibiers que les dúnedain firent lire à Gerry. Dans ce domaine également, l’école buissonnière de la Comté avait su, semble-t-il, éveiller les dons naturalistes, sinon académiques, du moins pratiques du hobbit.

Leurs recherches durèrent tout le reste du jour. La compagnie trouva enfin les restes d’une ancienne route, qui se perdait à flanc de colline pour reparaître à l’occasion sur les restes d’un pont ou d’une chaussée surélevée. Les dúnedain s’évertuèrent à relever des traces, anciennes ou récentes, anxieux d’obtenir des nouvelles de leurs camarades partis en éclaireurs quelques semaines avant eux. Mais la pénombre les rattrapa avant qu’ils n’en trouvassent, au milieu d’un long défilé de rochers, au fond duquel coulait un ruisselet. Il était probable qu’aux époques de fonte des neiges, l’écoulement des eaux ait défoncé et par endroits entièrement emporté la route.

La nuit tombée, la compagnie se réfugia au sommet d’une pente douce. Un espace à peu près plat surplombait un coude du vallon, permettant d’en surveiller deux segments d’environ un demi mille chacun. Derrière eux, une falaise d’une hauteur inconnue les dominait de sa masse sombre et indistincte. Un éboulis jouxtait leur refuge, reliquat d’un pan de falaise effondré, comme profondément entaillé par le ciseau du forgeron du monde. Les compagnons hésitèrent à le gravir, car il semblait instable et dangereux, outre le fait que l’on n’en voyait pas le sommet.

Après un maigre repas froid, le petit groupe passa une courte nuit entrecoupée des cris des chasseurs nocturnes. Le hobbit souffrit plus que d’habitude de son tour de garde, dans ce désert de pierres et de ronces. De hautes ombres de brumes semblaient se pencher vers lui pour susurrer leurs malheurs. À plusieurs reprises il sursauta dans la pénombre lorsque des doigts de froid brouillard frôlaient ses chevilles ou sa nuque.

Arathorn lui aussi rêvait de silhouettes fantomatiques. De larges épaules vêtues d’une antique toge surgirent dans son sommeil, reléguant au second plan la figure ténue, fine et colorée de sa chère épouse. Le profil majestueux éleva sa voix profonde :

Survolant la contrée s'allonge une grande ombre,

Péril ailé assaillant l'ouest de nuées sombres.

La tour de garde vacille. Du tombeau des Rois

S'approche le Destin. Les Défunts en arroi

Se lèvent, car l'heure est venue pour les félons.

À la Pierre d'Erech ils se rassembleront,

Pour y entendre un cor clamer dans les alpages.

Qui sonnera du cor ? Qui les appellera

De leur morne brunante, le peuple paria ?

L'héritier du lige qui obtint leur hommage.

Venant au Nord lointain, pressé par le besoin,

Des portes des Morts il prendra le chemin. 1

Il avait déjà entendu ce poème, lui semblait-il. Mais il n’eut pas l’occasion d’y réfléchir, car à l’aube, Arathorn s’avisa qu’il avait dormi – certes d’un seul œil – tout près d’un petit monticule de pierres. Il l’examina avec attention et s’exclama :

– Elbereth nous a envoyé des nouvelles de nos frères à la faveur de la nuit ! Baranor et Eradan ont séjourné ici ! Le message est daté d’il y a deux semaines et parle de danger… de mort ! 

Une ombre tomba sur la compagnie. Mû par les réminiscences de son rêve prophétique, Arathorn sentait venir l’heure de son destin. Il ordonna :

– Préparons-nous à partir ! J’ai des raisons de penser que ce message s’interprète ainsi : que le danger vient des morts, non pas que nous affronterons un danger mortel !

Gerry, bien que son cœur de hobbit fût serré, fit remarquer :

– Au moins il n’est fait mention d’aucun dragon ! Sommes-nous dûment assurés que cette Scatha est bien morte ? 

Arathorn le remit sévèrement à sa place :

– À quoi sert-il de vous convier aux conseils si vous n’écoutez rien ? Scatha la grande a bien été détruite, mais de toute évidence la rumeur de malédiction de son or suffit à effaroucher les timorés !

Le hobbit serra les lèvres, n’osant exprimer son inquiétude à propos de ces morts qui pourraient s’avérer dangereux. Bera, pour conjurer cette funeste allusion, entreprit son salut au soleil, bien que l’astre ne fût pas encore visible.

Le petit groupe progressa de quelques milles au fond du ravin, dont les bords se faisaient de plus en plus élevés et encaissés. Après une soudaine et rude côte entre les parois abruptes qui les entouraient, ils émergèrent à l’entrée d’une large vallée.

Contemplant le paysage déchiqueté, Arathorn annonça avec emphase :

– Nous avons retrouvé le chemin de Barum-Nahal ! Le destin du Nord est en marche…

.oOo.

NOTES

1 Le Seigneur des Anneaux, la prophétie de Malbeth. J.R.R. Tolkien. Traduction personnelle rimée, ajustée de quelques passages réinterprétés pour les besoins de ce livre.

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