La maraude du Vieux Touque
Chapitre 42 : La voie des morts - Prophétie
2646 mots, Catégorie: G
Dernière mise à jour 29/01/2020 23:09
Les compagnons, parvenus au sommet d’un éboulis assez raide, contemplaient une large vallée encaissée. Jaillissant d’une ouverture béant à mi-hauteur d’une falaise, à l’extrémité opposée de la compagnie, une rivière chutait dans un bassin en projetant des gerbes de brume. Puis elle cheminait lentement d’un bout à l’autre de la vallée dans son lit boueux, jusqu’au pied de l’éboulement sur lequel les Dunedain se tenaient. Un pan de muraille entier s’était écroulé, obstruant l’extrémité du défilé que la compagnie avait emprunté pour venir. Cet effondrement avait créé un petit lac, qui s’évacuait à présent par une faille de la falaise donnant sur une autre vallée, plus au sud. Plusieurs vies d’homme s’étaient sans doute écoulées depuis cet événement. La végétation avait envahi l’éboulis, d’où suintaient des rus qui ne suffisaient pas à remplir l’ancien cours d’eau. Des buissons épineux et des arbres courts et tordus étendaient leurs racines entre les blocs de calcaire recouverts de mousse.
– Voici donc la cause de l’assèchement du défilé que nous avons emprunté ! constata Hirgon.
La compagnie suivit le bord septentrional du lac, où ils trouvèrent des traces. Fiévreusement, ils les suivirent, relevant tous les signes disponibles, et conclurent qu’il s’agissait de celles de Baranor ou Eradan. Puis, longeant la berge du lac en remontant le courant, ils découvrirent un petit campement, dissimulé sous un bosquet, non loin d’un point d’eau. Une pile de bois de chauffe bien sec avoisinait les restes d’un feu. Les Dunedain avaient retrouvé leurs compagnons d’armes !
Le silence n’était troublé que par un placide clapot des calmes eaux du lac. Les pins ne bruissaient pas sous la caresse du vent, et aucun oiseau ne saluait le jour. La vallée entière semblait étouffer ces petits bruits qui trahissent la vie et l’écoulement du temps.
Les Dunedain se sentaient oppressés sans parvenir à discerner l’origine de leur malaise. Bera leva les yeux pour contempler la vallée. Le lac serpentait mollement entre des pentes éboulées, teintées du rose des bruyères et surmontées d’à-pics infranchissables. Au loin, la chute brilla soudain d’un orange flamboyant, éclairée par les rayons du soleil naissant. En-dessous, l’astre projetait une grande ombre vers la partie occidentale de la vallée. Arathorn, une lueur de fierté dans le regard, déclama :
Survolant la contrée s'allonge une grande ombre,
Péril ailé assaillant l'ouest de nuées sombres.
Bera contempla le seigneur des Dunedain dans toute la splendeur de son rêve glorieux. Que n’eût-il été capable d’accomplir pour la survie et le renouveau de son peuple ? Comme elle aurait aimé s’attacher à lui et le suivre vers son destin ! Elle suivit la ligne de son regard aquilin et fut frappée de stupeur. Loin au-delà de la falaise occidentale, juste au-dessus de la chute de la rivière, se dressait un mont qui dominait ses voisins. Sa haute forme, claire et conique, s’estompait et tremblait dans le ciel limpide comme sous l’effet d’une chaleur intense. Les compagnons crurent percevoir de furtifs rougeoiements dans le lointain tandis qu’un grondement infime faisait sourdre une menace voilée.
Arathorn poursuivait, les yeux dans le vague :
– La tour de garde vacille. Du tombeau des Rois S'approche le Destin.
Les yeux perçants du hobbit repérèrent les reliefs d’une chaussée, usée et effondrée. Redoublant de prudence, la compagnie l’emprunta, longeant le lac par le nord, jusqu’à une large place pavée, entourée de pierres tombales. La petite troupe tenta d’y déchiffrer les quelques inscriptions encore visibles. Les runes de Daeron, trop souillées et effacées par les intempéries, leur indiquèrent seulement qu’il s’agissait probablement de tombes naines, ce que corroborait la taille des pierres. Au centre de l’esplanade envahie par les herbes et les ronces, se dressait un pilier solitaire, une immense pierre oblongue et anthracite, avertissement solennel aux intrus. Gerry frissonna, cependant que Bera commentait ses propres impressions :
– Mon peuple a dressé son arbre tutélaire dans notre clairière des défunts. Aux temps de guerre, nous y suspendons les têtes de gobelins et les peaux de ouargues. La vue de notre arbre victorieux est de triste augure pour nos ennemis… Ce doigt solitaire m’y fait penser car il me glace le sang ! Il montre un chemin mais mon cœur me souffle que cette voie n’est pas pour les vivants…
En effet, le monolithe était éclairé de jaune doré et son ombre portée s’étendait à présent jusqu’en travers d’un chemin de dalles plates, qui menait à une ouverture béante au pied de la falaise.
À ces mots Arathorn ouvrit le sac qu’il portait en bandoulière et en retira un petit cor en argent. Plein d’espoir contenu, il s’écria avec emphase :
– Voici la pierre solitaire, Erech Sarn ! Car le maître du savoir Malbeth a prédit jadis ce qui nous advient aujourd’hui :
… Les Défunts en arroi
Se lèvent, car l'heure est venue pour les félons.
À la Pierre d'Erech ils se rassembleront,
Pour y entendre un cor clamer dans les alpages.
Qui sonnera du cor ? Qui les appellera
De leur morne brunante, le peuple paria ?
L'héritier du lige qui obtint leur hommage.
Venant au Nord lointain, pressé par le besoin,
Des portes des Morts il prendra le chemin. 1
Arathorn porta le cor à ses lèvres et fit retentir trois puissants appels. Le silence autour d’eux s’épaissit encore.
– Dunedain et féaux, à moi ! Je vous conduis à notre destin.
Bera vit avec horreur les dúnedain bondir aux côtés de leur seigneur et s’apprêter à le suivre sur la voie des morts. Elle les mit en garde :
– La mort pèse sur toute cette vallée ! La rancœur et le meurtre suintent des tombes qui jalonnent ce chemin ! La mort encore est inscrite au-delà du porche ! Je le sens dans l’air et dans l’eau !
Sûr de sa destinée, le dúnadan répondit avec impatience :
– Cessez de humer le malheur comme un animal et ravalez vos larmes de crainte ! Puissiez-vous respecter votre serment ! Aujourd’hui le destin nous donne la chance attendue par mon peuple durant des générations ! Nous allons la saisir avec ou sans votre aide !
La jeune femme, ravalant en effet des larmes de dépit, parut grandir alors que ses yeux lançaient des éclairs. Ses cheveux noirs, ébouriffés et gonflés de colère, flamboyèrent de roux au soleil et semblèrent un instant comme la crinière d’un ours des montagnes. Le petit hobbit, que ni la majesté des lieux, ni la tension de l’instant ne semblaient priver de son bon sens, grommela :
– Qui sont ces parjures morts, des nains ou des hommes ? Et à qui va leur allégeance, je me le demande, après toutes ces années… Il vaudrait bien mieux attendre Gandalf et Thráin…
Nulle autre remarque ne pouvait plus endurcir le cœur déjà déterminé du dúnadan, dont le regard impérieux n’admettait aucune réplique.
Les dúnedain s’avancèrent derrière leur seigneur, le visage tendu par l’appréhension mais les mains crispées sur leurs armes. Bera se prépara à contrecœur, pour le seul renom des Bearnides.
– Souffrez au moins nous préparer pour les ténèbres ! siffla-t-elle entre ses dents.
Elle sortit de son étui de fer et de bois le charbon ardent qu’elle conservait toujours sur elle. Il provenait du foyer de la maison de Bearn, qui jamais ne s’était éteint depuis que leur mère l’avait allumé, avant même sa naissance. Après avoir allumé une torche, elle couvrit sa tête d’une cape en peau de daim. Pour affronter la mort, mieux valait avoir deux peaux… Saisissant sa hache, elle adressa une dernière prière au soleil et suivit les hommes.
Mais Gerry resta en arrière, pétrifié au pied du monolithe, incapable de soulever la chape d’horreur que les certitudes douteuses de son seigneur lui inspiraient. Sans connaitre la prophétie de Malbeth, son bon sens de hobbit avait décelé que l’espoir d’Arathorn passait sous silence des points pour le moins obscurs et inquiétants.
Il vit ses compagnons s’éloigner, gravissant la voie dallée vers la bouche ouverte, qui exhalait des effluves de terreur muette. Au moment où ils parvenaient sur le seuil et s’apprêtaient à y disparaître, Gerry sentit poindre une culpabilité qu’il ne se connaissait pas.
Une voûte de pierre taillée surplombait l’entrée sombre. De pâles volutes rousses s’en échappaient, comme si l’âme des occupants s’enfuyait à l’approche des intrus. Un visage barbu aux formes géométriques usées occupait le tympan et laissait planer son regard vide en contrebas. Arathorn, Hirgon, Gilhael et Bera, arme au poing, s’engagèrent dans l’antre obscur. Le hobbit tressaillit : une fois ses compagnons disparus au-delà du porche, plus un bruit ne lui parvint, ni cliquetis de maille, ni choc de lourde botte sur le pavé froid.
Après avoir gravi quelques marches, les compagnons avancèrent dans la pénombre, Arathorn en tête. Hirgon alluma sa torche à celle de Bera. Nul n’osait parler, mais il leur semblait qu’aucun son n’aurait pu sortir de leur gorge nouée. La voie dallée montait lentement, dévoilant parfois, d’un côté ou de l’autre, une alcôve abritant une pierre tombale ou un cercueil en granit. Après un coude vers la gauche, ils se heurtèrent à un mur froid et lisse, si obscur qu’il semblait absorber la lumière de leurs torches.
Arathorn se saisit derechef de son cor et lança un clair appel, qui sonna dans le tunnel comme un manifeste de la vie face à l’au-delà. Mais l’autorité d’Arathorn sembla faire merveille dans le tunnel : le mur se dissolvait en quelques instants, la lumière des torches perçant les ténèbres d’une grande pièce à présent révélée.
Les compagnons grimpèrent la volée de marches qui suivait et découvrirent un catafalque portant une stèle ou un autel de pierre grise. Les murs sculptés rappelaient le décor du porche, des lignes brisées formant des fresques animalières et des motifs géométriques. Deux ouvertures dans le mur à droite de l’entrée semblaient mener plus avant au cœur de la falaise. Des haches sculptées s’entrecroisaient au-dessus du porche de gauche, semblant interdire le passage. Au-dessus du porche de droite était gravée une montagne triangulaire, au sommet recouvert d’une incrustation de métal blanc.
– Voici le passage de Barum-Nahal, cratère éternellement recouvert de neige ! annonça Arathorn.
Mais sur l’autel central, un gisant de chair reposait immobile. Les Dunedain tremblants examinèrent le corps et reconnurent Eradan, rôdeur à la main sûre, au pas inlassable et à l’âme obstinée. Le cadavre nu ne portait aucune blessure mortelle apparente, malgré de nombreuses lacérations et ecchymoses. Le visage cependant, figé en un affreux rictus, contait la souffrance et l’horreur qui avaient précédé la mort. Les hommes furent ébranlés par cette atroce découverte. Bera éplorée recouvrit le corps de sa peau de daim.
Alors Arathorn entonna le chant des trépassés, prière des Dunedain à l’Unique, pour que le défunt trouve son chemin vers Mandos, en son royaume refuge des âmes mortelles. La mélodie, reprise en cœur par ses deux camarades atterrés, filait laborieusement à travers leurs pleurs, semblant confinée à la pièce, incapable de vaincre l’oppressante pénombre qui les environnait.
Mais soudain parvint aux compagnons un bruit infime, un râle ténu, comme le souffle court d’un homme à bout de force. Les torches vacillèrent un instant sous un faible courant d’air glacé. Les compagnons franchirent le porche couronné de haches car la plainte, humaine, semblait en provenir. Mus par l’espoir et taraudés par la crainte, ils se précipitèrent et découvrirent leur compagnon Baranor, allongé nu sur une pierre basse et plate, enchaîné comme un condamné ou un sacrifié. Les rigoles taillées dans le pourtour de la pierre révélaient l’odieuse destination de cet autel. Pâle comme un linceul et les yeux exorbités, le pauvre hère délirait, exsangue :
– Que vienne le règne des Valar ! Vous voilà enfin ! Le Roi des morts refuse le passage, Hirmain2 ! Il m’a tourmenté, mais j’ai regardé ailleurs ! Ils ont pris Eradan aussi… Pour les vaincre, seules valent la lumière et la chaleur. Fuyez !
Le visage parcheminé de Baranor cessa alors de s’animer. Le corps décharné retomba mollement sur l’autel sacrificiel. Arathorn s’agenouilla près du malheureux, brisant de son épée les chaines d’argent qui l’entravaient. Bera s’approcha pour lui donner de l’eau, mais tout se passa alors très vite. Le courant d’air glacé s’intensifia, produisant un sifflement de plus en plus aigu. Des lambeaux de brume grise les frôlèrent et les enveloppèrent comme des algues humides dans un vent glacial, les figeant de stupeur. Avant que les compagnons ne le réalisent, une porte de pierre avait basculé pour leur bloquer la retraite.
Elle crissa dans son logement avec le même son que le couvercle d’un tombeau. Un froid intense s’insinua alors dans la pièce. Le moribond s’agita, hurlant et se débattant avant de retomber inerte. Malgré l’empressement de ses compagnons, ils ne purent le ranimer. Baranor venait de succomber.
Quiconque ne put rallumer une torche. Le charbon incandescent de la Bearnide semblait neutralisé par un froid surnaturel. Après quelques tentatives infructueuses pour basculer la lourde porte de pierre, les compagnons se rendirent à l’évidence : ils étaient pris au piège au cœur de la montagne ! Les armes ne furent d’aucun secours contre la masse immense de roche qui barrait le passage. Ils épuisèrent leur rage et aucun d’entre eux ne sut trouver de levier ou d’artifice pour lever l’obstacle…
Arathorn essaya de son cor d’argent. La clameur leur parut odieuse, râle assourdi et pitoyable.
En désespoir de cause, les compagnons chantèrent à nouveau le thème des trépassés, pour combattre les ténèbres. Mais les paroles sonnaient à leurs oreilles comme leur propre hymne funèbre.
Bientôt ils s’aperçurent avec effroi qu’ils avaient du mal à commander à leurs membres engourdis. L’espoir mourut en leurs cœurs. Ils s’assirent sur le sol, sans s’éloigner les uns des autres, haletant dans la pénombre glacée.
C’est alors qu’ils réalisèrent que le hobbit ne se trouvait plus parmi eux.
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NOTES
1 Le Seigneur des Anneaux, la prophétie de Malbeth. J.R.R. Tolkien. Traduction personnelle rimée, ajustée de quelques passages réinterprétés pour les besoins de ce livre.
2 Général. Littéralement : Premier Chef.