La maraude du Vieux Touque
Chapitre 43 : La voie des morts - Chant funèbre
2729 mots, Catégorie: G
Dernière mise à jour 04/02/2020 00:47
Au pied du monolithe, Gerry rassemblait toute sa volonté, bribe par bribe. Lentement aiguillonné par la culpabilité, le généreux courage de sa petite race avait commencé à se réveiller. Pour tous les matins tranquilles au cœur de la Comté, pour toutes les pintes de bière, honnêtement gagnées après une journée d’auguste labeur par quelque vieux du quartier Nord, il suivrait son seigneur !
Mais il lui fallait encore vaincre les tremblements incontrôlables de ses jambes. Rassemblant tout son être, il se trouva à nouveau à focaliser sa volonté sous la forme d’une image mentale circulaire et dorée. Encore une fois cet objet magique venait à point pour l’aider à se dépasser.
Gerry vainquit la résistance de ses membres et contraignit ses pieds à avancer. Il marcha avec peine jusqu’au seuil du souterrain. La peur le maintint là, en sueur et pantelant, pendant un temps qui lui parut une éternité. Une étrange torpeur figeait ses articulations chaque fois qu’il faisait un pas dans l’ombre menaçante du porche.
La plainte longue et rauque d’un oliphant s’éleva du fond du tunnel et décrut lentement, comme le râle d’un mourant. Les cheveux de Gerry se dressèrent sur sa tête mais il crut sentir son anneau bondir dans son logement de cuir. Se secouant enfin, il sortit son trésor et le leva bien haut. Le cercle d’or et les deux pierres étincelaient au soleil, lançant d’insolents rayons ambrés à l’assaut de l’impénétrable obscurité du souterrain.
Le hobbit s’avança prudemment, brandissant sa torche d’espoir et scrutant la pénombre. Chaque pas dans le tunnel lui apportait des sensations nouvelles : froides sueurs, vertiges, étouffement, claustrophobie, … Bientôt il lui sembla que des yeux s’allumaient sporadiquement autour de lui, certains mauvais et inquisiteurs comme une commère de Grand-Cave, d’autres froids et désespérés comme une statue du Roi. Gerry persévéra, pas à pas, en essayant de détourner son attention de ces menaces sournoises, devinant ou espérant à demi, qu’elles n’étaient que des illusions issues de ses propres craintes. Des chuchotements indécis coururent autour de lui, chuintements dispensant les malédictions de générations d’hommes et de nains. Plus loin, de longues mains de brume tentèrent de le saisir de leur étreinte glacée.
Mais notre hobbit ne flanchait pas.
Un long moment après avoir pénétré dans le tunnel, Gerry atteignit un tournant.
Il se rendit alors compte que la lumière ambiante avait baissé, au point qu’il ne distinguait plus guère sa propre personne. Seules les deux petites pierres de son anneau brillaient encore, comme si elles avaient emmagasiné les rayons du soleil, pour les restituer à présent au cœur de la roche.
Mais juste après le coude, Gerry s’arrêta soudain, comme entravé par une volonté plus ancienne, plus endurcie et plus impérieuse que la sienne. Un mur invisible lui interdisait le passage, pétri de haine pour les vivants et d’avidité pour le sang qui coule dans leurs veines.
Un instant, le hobbit perdit contenance à la pensée que son anneau pourrait faiblir. Les chuchotements, regards et frôlements furtifs reprirent de plus belle. Mais les petites pierres luisaient d’un éclat égal, sans aucun signe de fléchissement. À nouveau Gerry se concentra, focalisant sa volonté sur ses camarades et le besoin de les rejoindre.
Et il parvint à dépasser le mur d’adversité ! Il s’avança bravement, et le mur se referma derrière lui avec un bruit de succion, sec et horrible ! Le Hobbit se mit à trembler dans l’ombre.
Alors il entendit ses camarades. Ils semblaient se trouver loin de lui, comme au fin fond d’un grand bois tapissé de mousses. Mais Gerry perçut l’angoisse et le désespoir dans leurs supplications. C’est lui qu’ils appelaient, lui si impuissant, tout flageolant et tâtonnant dans le noir ! Dans ce demi-rêve, il eut conscience que les choses devaient aller bien mal pour ses amis. Un chant lent et triste se faisait entendre, la litanie des Dunedain pour les morts.
Mais un petit air perfide, aigre comme la menace d’un lâche et insidieux comme une maladie contagieuse, s’ajoutait en contrepoint, pervertissant de ses dissonances le noble aria à Mandos1. L’air disgracieux gagnait progressivement en puissance et en assurance, scandant avec force la vanité haineuse de ses répétitions. Une créature, flétrie de fiel et ivre du désir de détruire ces vies destinées à courir librement au soleil, se tenait là, psalmodiant sa litanie de mise à mort. Informe et impalpable, elle flottait dans la pièce au-delà de l’escalier, attentive au déclin rapide de ses victimes.
Les camarades du hobbit, que leurs forces abandonnaient, se relayaient dans le chant pour résister au maléfice. La larme à l’œil, Gerry reconnut la voix haute et gutturale de Bera, qui fredonnait avec ses camarades sans comprendre les paroles.
– Ils ne mourront pas ! cria le fils du Touque en lui-même. Enfin… du moins n’abandonnerai-je pas ceux qui m’ont secouru ! nuança le petit aventurier, avec cette modestie lucide si typique de la Comté.
Gerry monta les marches en catimini. Brandissant son anneau de la main gauche, il tira sa petite dague et s’écria, de sa voix mal assurée de gamin :
– Par Imladris, laissez-les tranquilles !
Le nom que Maître Elrond avait donné à Fondcombe fut le seul mot elfique qui lui vint aux lèvres. Il savait confusément la puissance évocatrice des mots des Elfes, mais notre hobbit venait à peine d’apprendre à lire les langues de l’ouest. Il ignorait les mots de pouvoir exaltant le courage, l’espoir ou la lumière en elfique, ou du moins ces derniers ne vinrent pas à lui dans son besoin. Aussi son injonction, si courageuse et inattendue qu’elle fût, n’eut pas l’effet de surprise que la magie prêtée à son anneau lui avait laissé espérer.
La créature interrompit immédiatement son maléfice insidieux, se retourna en grande fureur, et fondit sur le malheureux hobbit en sifflant comme un matou irrité. Terrorisé, Gerry tomba à la renverse, battant des mains pour se rétablir. Dague et anneau s’envolèrent bien contre son gré, et retombèrent derrière lui, dévalant marches de l’escalier de pierre.
Gerry heurta durement le sol de la tête. La conscience du hobbit vacilla un instant, juste assez ferme pour formuler : « Les navets sont rissolés ! 2 ».
Il faut avouer que la situation n’était pas bien brillante et que l’aventure vantée par Gandalf semblait parvenue à son terme.
Pourtant, il fut une chose qui surprit douloureusement la créature d’ombre et de fumée, en dehors de la présence inattendue de cet insignifiant mortel. La petite lumière de l’anneau, double, ténue mais opiniâtre, portait atteinte à sa toute-puissance au cœur même de son antre ! L’être du galgal entendit le tintement métallique sur le grès, clair et moqueur. Il vit la petite lueur duale et perçante rebondir avec insolence sur les marches. De fureur, sa masse plus sombre que le vide se précipita pour tuer ces flammèches, annihiler et aspirer leur inadmissible vitalité ! Il prendrait ensuite tout son temps pour s’occuper de ses hôtes, à commencer par ce ridicule mortel qui l’avait défié !
Le hobbit au sol, devinant plus que voyant la créature se ruer sur lui, eut un mouvement de protection des jambes et des mains. La créature passa en trombe au-dessus de lui et trébucha sur le hobbit ! Sans doute sa fureur vorace et son désir destructeur lui avaient-ils donné, juste un instant, une parcelle de matérialité ?
C’est du moins ce que Gandalf avança lorsqu’il sut toute l’affaire. Car tout se termina très vite pour notre aventurier en miniature. Le spectre trébucha et alla s’écraser en bas des marches, précédé du tintement exaspérant de la double lueur rebondissant sur la roche. Tentant de la saisir, le spectre, emporté par son élan, fit un pas de trop et dépassa le mur d’interdiction qu’il avait lui-même dressé. Il se retrouva éclairé un instant par une lumière naturelle – une très faible et très lointaine lumière, mais il s’agissait des reflets du soleil sur une eau courante. Or rien n’est plus nocif aux spectres, hormis les injonctions d’un magicien compétent, toujours d’après Gandalf.
Gerry jeta un coup d’œil par-dessus l’escalier. Le mur sombre barrant le couloir avait disparu. L’être du Tertre se tordait sur la pierre grise comme une baudruche qui se dégonfle violemment. Se tortillant au sol telle une anguille sortie des eaux, le spectre se mit alors à siffler comme la vieille bouilloire de Tante Lalésine. Clignant des yeux, le hobbit contemplait ce spectacle insolite, tandis que la créature rapetissait rapidement et hurlait sa fureur impuissante. Lorsqu’il atteignit la taille d’un vermisseau, l’être des galgals éclata dans un boum assourdissant. Puis le silence retomba dans le corridor.
Notre hobbit, qui s’était abrité lors de l’explosion, jeta un coup d’œil prudent par-dessus l’escalier. Une lumière grise éclairait à présent l’extrémité du couloir et les marches. Aucun mouvement n’était audible ou visible, tout apparaissait calme et assaini. L’air semblait débarrassé d’une présence oppressante.
Gerry tenta de se lever, sans y parvenir. Il respirait avec difficulté, pris de vertiges après le choc violent qu’il avait reçu à la tête. Ses tempes battaient la chamade. Gémissant des douleurs occasionnées par ses multiples contusions, le hobbit descendit prudemment l’escalier sur son derrière, en s’asseyant sur chaque marche, comme lorsqu’il était tout bébé.
Parvenu à mi-chemin, il fit une pause et récupéra sa dague, qui semblait tiède et gluante. Après l’avoir nettoyée avec son mouchoir, il finit sa descente circonspecte. Son anneau gisait dans la lumière rasante, ses deux pierres brillant bravement dans la poussière. Il rampa jusqu’à lui, le rangea fébrilement et s’assit dans l’encoignure, soulagé mais surpris de s’en être tiré à si bon compte. Le contrecoup du stress et de l’effort le frappa alors – il s’évanouit.
.oOo.
Lorsqu’il s’éveilla, Gerry s’aperçut que son crâne avait abondamment saigné. Mais il se sentait mieux, quoiqu’horriblement affamé, et il put se lever. Le corridor baignait à présent dans une faible lumière orangée. Un peu vacillant, il remonta les escaliers à la recherche de ses amis. Sur le palier, le hobbit contempla avec terreur la mise en scène morbide que le spectre avait sans doute orchestrée. Il eut alors besoin de faire la lumière, d’éclairer les coins sombres pour faire reculer les horreurs qui prenaient à nouveau vie dans son imagination ébranlée. Il rechercha fébrilement de quoi fabriquer et allumer une torche mais n’en trouva pas.
En désespoir de cause, Gerry escalada un pan de mur sculpté pour atteindre une torchère qui semblait encore porter un brandon. Horreur ! Ce qu’il avait pris pour une torche, qui s’avéra de fer rouillé, céda sous la traction du hobbit et se rompit. Gerry tomba encore une fois à la renverse et resta sur le sol, inanimé.
Au même moment, un horrible fracas se fit entendre, sourd vomissement d’un tombeau que l’on force. Toute la pièce fut ébranlée. Lentement, comme des spectres gris de poussière, quatre silhouettes titubantes sortirent de la pièce voisine, désormais ouverte. Toussant, crachant et dispersant une brume sombre qui les enrobait comme un linceul, ils reprirent leur respiration avant de remarquer notre hobbit inconscient. Enfin les visages familiers de Bera et Arathorn se penchèrent en même temps sur le petit corps.
Avec précaution, ils s’en saisirent et l’emportèrent à l’air libre. On eût dit deux parents pleins de sollicitude, les bras enlacés autour de leur enfant et les cheveux emmêlés au-dessus du petit corps meurtri. Leurs regards se croisèrent tandis qu’ils sortaient du tunnel et Bera rougit des pensées qui l’assaillirent alors.
Mais Arathorn se comporta en soldat, ordonnant que des soins fussent donnés au blessé. Hirgon pansa la tête du hobbit, le nourrit et l’étendit au calme. Pendant ce temps Gilhael et Arathorn regagnèrent le tunnel pour bloquer le mécanisme de la porte de pierre et disposer des réserves de torches.
Ils enlevèrent également les corps de leurs compagnons tombés au combat et les portèrent laborieusement à l’entrée de la vallée, près de l’endroit où ils avaient établi leur camp. Après une heure de repos et abondance de sucreries, Gerry fut à nouveau suffisamment alerte pour se lever.
.oOo.
Arathorn présida une cérémonie d’adieux à leurs frères d’arme, à laquelle s’associèrent Bera et Gerry. Deux grandes tombes jumelles furent creusées, profondément, jusqu’à la roche. Le fond et les parois furent soigneusement tapissés de pierres plates et les corps disposés pour leur dernier repos. Gilhael était le frère de lait d’Eradan. Tous partageaient sa douleur mais il était le plus affecté. De dépit, le jeune dúnadan brisa l’œuf que lui avait donné Maître Elrond. Il y trouva trois magnifiques pendentifs en pierre de lune et décida d’en offrir un à chacun des défunts, en cadeaux d’adieu et en gage de protection dans leur voyage vers les salles de Mandos. Arathorn improvisa un chant funèbre :
Les héros nous ramenons
Vers leurs dernières demeures.
Fiers hérauts de leur Seigneur
Vinrent au Septentrion
Sous les ailes de l'espoir.
Ils ne pourront plus revoir
De Nenuial la splendeur
Ni d'Evendim les lueurs
Refuges de nos errances.
Gloire, rançon de vaillance,
Protège leurs ossements
Au val du Roc Solitaire.
Puissent rejoindre nos pères
Aux jardins d'apaisement.
Gilhael orna chaque corps d’un bijou découvert dans son œuf, et noua le dernier autour de son cou. Bera s’était enquis des familles des défunts, et mise en devoir de confectionner de petites poupées en brindilles les figurant, qu’elle plaça à leurs côtés dans les tombes. Les compagnons faisaient cercle autour des tombes jumelles. Les Dunedain entonnèrent une dernière fois le chant aux trépassés. Gerry, très secoué par son aventure, tenta de suivre les paroles mais fondit en larmes, bientôt discrètement accompagné de Bera. Un petit dôme de pierres plates fut élevé au-dessus des corps pour les protéger, et chaque tombe fut recouverte de gazon.
Sur le point de partir, Arathorn se retourna et, élevant les deux mains au-dessus des tombes, gronda d’une voix sourde :
– Par la colère de Tulkas, je fais le serment de venger votre sacrifice ! Vous serez honorés dans le Nord comme les régénérateurs du Royaume des Dunedain ! Gardez maintenant cette vallée jusqu’au retour du Roi !
Un profond silence s’établit alors dans le petit bois, comme si le vent et la roche eux-mêmes s’étaient faits les témoins émus et muets du serment d’un puissant thaumaturge. Après quoi les compagnons se retirèrent, car il ne sied pas de demeurer près des lieux consacrés à l’heure où les ombres s’allongent.
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NOTES
1 Puissance tutélaire des morts.
2 Expression typique de Bourg-de-Touque, qui signifie à peu près « S’en est fini de moi ! ». De nos jours, on dirait plutôt « les carottes sont cuites ! ».