La maraude du Vieux Touque

Chapitre 44 : La voie des morts - Maints corridors

4670 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 06/02/2020 15:26

La compagnie d’Arathorn se réfugia où elle avait passé la nuit précédente. Aux premières lueurs de l’aube, les compagnons repartirent sous un ciel bas, les yeux graves et le visage tiré. Seul le regard d’Arathorn flambait du rêve ardent de la réussite et de la vengeance. Ils marchèrent en silence jusqu’à l’issue de la longue vallée désertée par son ancien cours d’eau. Leur sortie coïncida avec la dispersion de la voûte nuageuse. Le soleil colora de roses les visages las. S’avisant que Bera portait le hobbit bandé et nauséeux depuis plusieurs heures, Arathorn ordonna une pause et réunit la troupe. Rejetant son manteau en arrière et les poings sur ses hanches, il harangua ses compagnons :

– Je souhaite vous dire à tous, combien je suis fier de votre constance, de votre fidélité et de votre courage. Notre compagne d’arme Bera fait montre des qualités innées d’un grand guerrier. En cela, elle fait honneur à son peuple et à son serment !

Bera lui lança un regard de reconnaissance mêlé de déception. C’est donc là tout ce qu’il apprécie en moi ! songea-t-elle en soupirant.

Mais le dúnadan poursuivait :

– Mais nous devons tous de revoir la lumière du matin à notre protégé, Gérontius Touque ! Qu’il en soit ici chaleureusement remercié, même si nous n’en attendions pas moins de l’héritier du Thain de la Comté ! Gerry, considérez dès à présent que votre temps de probation est achevé. Vous êtes de plein droit écuyer du Seigneur des Dunedain ! 

Un concert d’approbations et de vivats accueillit cette déclaration, même si les voix trahissaient la fatigue. Gerry rougit comme les jeunes hobbites auxquelles il octroyait autrefois leur premier baiser. Il ressentit toutefois la nécessité d’apporter quelques précisions quant à sa bravoure, à la manière détachée et modeste des Hobbits :

– Ma famille reste à jamais à votre service, à celui de votre Dame, et à celui de vos descendants ! Mais je crains ne point mériter vos louanges… Si vous voulez le savoir, je ne me sens vraiment pas héroïque ! Si je n’avais pas reçu l’aide de la chance et… d’un tiers pouvoir, je n’aurais jamais pu pénétrer dans ce tunnel maudit !

– Et pourtant vous avez accompli cet exploit ! Il est vrai que la protection d’une maîtresse aussi noble que Dame Luinloth donne des ailes à son lige… Je me réjouis d’autant plus d’avoir cédé à sa demande. C’est bien vous qui avez détruit le gardien du tertre et trouvé le mécanisme débloquant la porte de pierre. Sans vous, nous aurions probablement succombé à son terrible maléfice ! 

Arathorn se méprenait évidemment sur la nature de l’aide tierce que Gerry avait avouée. Mais il valait mieux qu’il en fût ainsi, songea le hobbit en croisant le regard ambigu de Bera. La Bearnide semblait l’envier de l’attention chaleureuse dont il bénéficiait de la part d’Arathorn. Pourtant c’est sur le hobbit qu’elle reportait l’amour déçu qu’elle ne pouvait donner au dúnadan, comme l’aurait fait envers son enfant, une mère délaissée.

– Vous avez vaincu votre peur et sauvé vos camarades et votre Seigneur ! Vous êtes à présent des nôtres ! annonça Arathorn avec autorité.

Les compagnons prirent un repas d’une humeur plus joyeuse que ne laissaient augurer les tristes événements de la veille. Bera admira la force d’âme d’Arathorn et le talent de ce grand capitaine pour s’attirer la fidélité de sa troupe et ranimer son courage. Le triste sourire qu’elle adressa au hobbit exprimait une résignation mélancolique. Lorsque Gerry tenta de la réconforter, elle répondit :

– Les lumières les plus brillantes projettent les ombres les plus longues, maître hobbit. J’ai été éblouie par la lumière d’un homme hors du commun, mais que je le veuille ou non, je ne fais pas partie de son destin, qui semble se profiler au-delà des ombres où je me tiens.

Tout désolé qu’il était pour la grande guerrière, Gerry ne s’habituait pas à ne susciter qu’une affection maternelle de la part d’un être féminin de cet âge. Notre hobbit ne sut proposer de remède à l’amertume de sa compagne :

– Tout de même, je suis peiné de vous voir si délaissée.

– Rentrez en vous-même, écuyer, et dites-moi si vous préféreriez que votre maître trahisse sa dame ? Je ne le hais point, mais je quitterai sa compagnie lorsque mon vœu sera accompli. 

Les compagnons reprirent leur chemin en coupant au plus court et purent regagner le campement avant la tombée de la nuit, à l’issue d’une marche harassante.

.oOo.

Gandalf les accueillit avec joie mais il remarqua immédiatement leurs mines graves. Le magicien s’empressa auprès de Gerry, dont Bera lui conta les exploits en changeant ses pansements. Cependant les nains, et tout particulièrement les porteurs de barbe blanche, qui avaient passé ces derniers jours à diriger le travail acharné de leurs féaux pour renforcer le camp, étaient désireux d’obtenir des nouvelles. Thráin s’estimait en droit qu’on répondît à sa curiosité. Le grand nain souhaitait ardemment en savoir plus mais il sut rabattre de sa superbe. Aussi se composa-t-il un air patelin en s’approchant :

– Bonsoir, maître Arathorn, dit-il en dissimulant son impatience.

Le qualificatif Maître sonnait respectueusement, mais le prénom Arathorn porte en lui-même la majesté du chef des Dunedain, et jusqu’à la marque de la royauté elle-même1. Ajouter un terme qui dans d’autres circonstances, pouvait valoriser un artisan ou tout simplement un homme libre sur sa propre terre, indisposa le chef dúnadan, malgré le respect qu’il avait pour les artisans et les hommes en général. Aussi répondit-il d’un ton rogue, comme un sergent mal dégrossi aboie son rapport à un capitaine ingrat :

– Nous avons découvert le passage vers Barum-Nahal ! Pour l’atteindre, il faut se diriger vers l’ouest sur environ onze lieues, en visant une vallée que nous avons repérée à un mille et-demi au nord de la direction occidentale. Après quoi, suivre cette vallée sur quatre lieues ne pose aucune difficulté, avant d’atteindre l’entrée d’un tunnel. Nous avons des raisons de penser qu’il s’agit là des souterrains qu’empruntaient autrefois les gens de Fram.

Thráin, quoiqu’interloqué par le ton surprenant d’Arathorn, ne cacha pas sa joie :

– Gemmes et veines d’Or ! Voici une excellente nouvelle, maître Arathorn ! Vos rôdeurs n’ont pas leurs pareils ! Mais pourquoi montrer si triste mine ? Ne ternissez pas la joie d’une telle découverte !

– Parce que nous avons mis en terre deux valeureux combattants, des frères qui ont donné leurs vies pour notre cause ! L’agonie de Baranor et l’atroce rictus du cadavre d’Eradan sont encore dans nos esprits.

Thráin se rembrunit et s’inclina :

– Veuillez excuser mes paroles légères ! Préoccupé par notre quête, je n’ai pas prêté suffisamment attention à votre deuil. 

Le nain se retira gauchement, sincèrement navré de son impair mais perplexe quant à la capacité de leur alliance à surmonter les épreuves à venir. L’échange n’avait pas échappé à Gandalf, qui s’éloigna en soupirant et en tirant sur sa pipe.

Pendant l’absence des éclaireurs, les nains n’avaient pas chômé – trois abris de rondins et une palissade renforcée de terre délimitaient à présent un espace facile à défendre par des tirs croisés. Les montures étaient protégées et les réserves en sécurité. De hautes piles de combustible fendu voisinaient un fût en bois plein de résine odorante. Le magicien rejoignit un petit groupe sous l’un des abris, d’où s’échappaient les bruits joyeux d’une conversation animée. Bárin et Frerin étaient parvenus à dérider le hobbit et la Bearnide.

Gandalf écouta avec attention les récits entrecoupés et contradictoires de Gerry et Bera. Il feignit n’être pas surpris par la bravoure et l’astuce de Gerry, mais en son for intérieur il s’étonna tout de même. Qu’un hobbit armé seulement de sa petite dague puisse échapper à une Créature des Tertres, voilà qui était déjà fort surprenant. Mais qu’il parvienne à déjouer ses maléfices et le réduire au silence éternel méritait un examen professionnel approfondi. Plusieurs scènes surprenantes de son voyage avec Gerry lui revinrent à l’esprit. Ce hobbit montrait par moments bien plus que la résistance propre à son petit peuple…

Gerry surprit le regard sagace de Gandalf, qui se nimbait maintenant de fumées chaque fois qu’il en avait l’occasion. Le hobbit se montra plus circonspect et son récit, jusqu’alors coloré et illustré par le menu, se fit plus sobre. Mais bientôt Thráin vint rappeler sa troupe à la réserve et au respect du deuil de leurs camarades dúnedain. La compagnie réunie ne passa pas une soirée de réjouissantes retrouvailles. Les rôdeurs pleurèrent leurs défunts tandis que les nains pesaient leurs espérances en or et en gemmes. Gandalf, qui avaient paru assez préoccupé ces derniers jours, passés à scruter le nord, semblait à présent inquiet des relations orageuses entre Thráin et Arathorn. Il s’isola pendant toute la soirée derrière ses ronds de fumée, à ruminer d’obscurs projets.

Le surlendemain, le baume d’Ingold et le repos avaient à nouveau fait des merveilles. Les blessés pouvaient marcher seuls. Ingold se servait précautionneusement de son bras et la tête de Gerry ne le faisait plus souffrir. Après une nuit sans lune, Arathorn ordonna à la compagnie de reprendre son chemin dès l’aube. Un temps radieux leur permit d’atteindre l’extrémité du défilé, une heure environ après le crépuscule. Le récit des éclaireurs avait marqué les esprits. Aussi n’y eut-il guère de débat : la petite troupe préféra camper près des tombes des dúnedain, plutôt que près du tunnel.

Les compagnons montèrent la garde à tour de rôle, comme ils en avaient l’habitude. Mais cette fois ils postèrent deux guetteurs. Gerry, qui était exempté en raison de sa blessure à la tête, ne trouva pas immédiatement le sommeil. Les ombres de la nuit lui remémoraient les voix du tunnel sous la montagne. Notre hobbit, dont le prestige s’était considérablement accru depuis le début de cette longue randonnée de compagnie, s’entendait à présent appeler « Monsieur Touque » par la plupart des nains.

Cette marque de considération, inaugurée par Dwalor, avait beaucoup surpris le hobbit. Dans la Comté, cette désignation était plutôt réservée à son père ou ses oncles. Aussi, accéder avant l’heure à ce signe distinctif de majorité et de respect lui était-il apparu étrange, comme si cela s’adressait à une part de lui-même, encore enfouie et immature… cette part de lui-même, qui détenait autorité et force, difficilement contrôlable, qui savait tirer parti de son trésor. Notre hobbit se rendait compte qu’il avait sauvé ses camarades d’un sort horrible, mais il assumait mal ce rôle de héros, qui induisait déjà, de la part de ses compagnons, les manifestations d’une considération marquée, mais aussi un niveau d’exigence plus élevé. Or il n’était guère assuré de pouvoir reproduire pareil exploit. Fataliste, il s’en remit à la chance, jouant avec l’idée que l’inspiration lui viendrait peut-être, via son anneau, lorsque la nécessité s’en ferait sentir.

La proximité protectrice de Bera, durant cette nuit, ne l’empêcha pas de faire quelques cauchemars. Ses affabulations nocturnes tournèrent autour de spectres maîtrisés par la seule force de sa volonté, magnifiée par son anneau magique. La récurrence du thème traduisait à l’évidence une appréhension profonde et durable, dont le magicien aux aguets se rendit compte.

.oOo.

À l’heure où les lueurs de l’aube colorent la Terre du Milieu, Arathorn réveilla ses compagnons. Sous un ciel de plomb qui étreignait leurs cœurs, ils prirent une collation, sanglèrent leurs paquets, ceignirent leurs armes et chargèrent leurs bêtes de bât. Une journée grise se préparait, mais ils s’engagèrent pour un voyage plus sombre encore. Deux petites grives survolèrent la compagnie, jetant de petits cris d’adieux, et la quittèrent lorsqu’ils entrèrent dans le corridor.

La première épreuve ne tarda pas : les animaux refusèrent de pénétrer dans le tunnel. Il fallut toute l’expérience des dúnedain, la ténacité des nains et l’amour de Bera pour les y amener, en sus de l’aide indispensable du magicien.

L’atmosphère du tunnel semblait s’être entièrement renouvelée depuis le passage des éclaireurs. Gerry, que ses camarades avaient tout naturellement posté en avant, le ressentait avec une grande acuité. La volonté hostile et perverse, le harcèlement perpétuel et morbide qui l’avaient assailli lors de son dernier passage, avaient fait place à une vigilance diffuse et inquiète.

Avec appréhension, mais sans incident, la compagnie dépassa les premières salles qu’ils connaissaient. Le boyau se fit alors plus large et régulier. Heureusement, les volées de marches furent rares, bien que le passage montât résolument vers l’ouest, ce qui leur permit de maintenir une allure respectable malgré la présence de leurs montures. Ils progressèrent à la file jusqu’à ce que la compagnie débouchât dans une grande salle.

Un haut plafond de pierre scintillante les dominait, soutenu par quatre grands piliers de marbre clair. Les torches faisaient naitre au cœur de la pierre, de grandes figures géométriques, des allégories fugaces qui fascinaient les nains. Un murmure admiratif courut dans leurs rangs, tandis que les dúnedain et Bera observaient un silence respectueux. Un puits de lumière éclairait l’espace situé entre les colonnes, que jonchaient quelques formes intrigantes. Le marbre luisait comme le fût de grands arbres recouverts de givre, sous un ciel d’hiver étoilé.

En s’approchant, Gerry identifia les formes avec horreur – il s’agissait de cadavres recouverts de hardes et d’équipements de guerre. La plupart, momifiés par l’air sec de la salle, se trouvaient presque à l’état de squelette. Il y avait là des hommes et des nains, mais notre hobbit nota aussi que les cadavres les plus récents semblaient ceux de gobelins.

Thráin et Arathorn s’approchèrent. Le premier arborait l’air du propriétaire de retour après un long voyage et mécontent de la tenue du domaine, l’autre scrutait la pénombre, craignant à tout moment une embuscade de brigands ou d’orques. Leurs compagnons s’assemblèrent derrière eux, menant les montures, qui renâclaient, craintives. Cependant nains, hommes, femme, magicien et hobbit furent guidés par le même instinct, car tous s’arrêtèrent en lisière du large faisceau de lumière, que rendait visible la poussière levée par la compagnie. Ces formes inquiétantes allongées dans la lumière, leur avaient lancé un avertissement muet. Le groupe contourna précautionneusement le centre éclairé de la pièce.

En dehors du passage qu’ils avaient emprunté, de nombreuses issues quittaient la salle. Un débat s’éleva pour déterminer la suite de l’itinéraire. Gandalf suggéra que l’on observât les indications au-dessus des portes. Les nains se dispersèrent en désordre pour explorer la pièce et inspecter ces ouvertures, incapables d’obtempérer aux injonctions de prudence de Thráin. Mais les compagnons ne remarquèrent aucun indice particulier, hormis au-dessus de l’ouverture diamétralement opposée à l’entrée qu’ils avaient utilisée.

Tous s’y dirigèrent derechef, le hobbit aux avant-postes. Le linteau et les montants étaient gravés de motifs linéaires entrelacés, qui couraient autour de la porte. Au sommet, une incrustation de pierreries dessinait un triangle pointant vers le haut et rayonnant dans toutes les directions de lignes droites ou ondulées. Thráin s’écria :

– Voici le signe immémorial de nos pères ! Nous venons d’entrer dans le domaine originel de mon peuple ! Je prends désormais le commandement de la compagnie !

Gandalf s’attendait bien à quelque tirade de ce genre. Aussi avait-il préparé son argumentaire avec soin :

– Mon cher Thráin ! De toute évidence, il s’agit d’un chemin d’accès aménagé par vos ancêtres. Mais paradoxalement, il s’agit certainement de l’extrémité de la route de Fram. D’après ce que nous a appris Maître Elrond, elle fut l’objet d’âpres combats. Je crains qu’il faille s’attendre à des difficultés de tous ordres : voies sans issues, pièges, défenses tenues par des créatures malveillantes… Aussi vous suggérai-je avec instance de sursoir à cette passation de commandement et de collaborer étroitement pour parvenir jusqu’à votre but. Vous ne serez pas trop de trois – Vous-même, Arathorn et Mr. Touque – pour vaincre les artifices de la route de Barum-Nahal. 

Arathorn avait patiemment écouté l’exhortation de Gandalf. Il prit la parole de façon à être entendu de tous, satisfait d’afficher sa hauteur de vue et son indépendance vis-à-vis du magicien :

– La première partie de notre quête s’achève à l’orée de votre domaine, Ô Thráin ! Les dúnedain ont respecté leur part du marché, bien qu’il leur en ait coûté deux vies. Il me parait sage de vous remettre le commandement, vous le seigneur du peuple des nains, rompu aux combats comme aux travaux sous la montagne. Cependant je vous avertis : mon cœur me souffle que nos épreuves en ces tunnels, ne font que commencer !

Balayant d’un geste l’avertissement d’Arathorn, Thráin se rengorgea et ordonna à la compagnie de se préparer au départ. Il s’entoura, à l’avant-garde, d’un Gerry déconfit et d’un Gandalf marmonnant, tandis que Nár et Màr fermaient la marche. Les dúnedain au centre s’occupaient des montures.

Gerry s’apprêta et approcha prudemment de la porte béante, au-delà de laquelle il ne distinguait rien. Gandalf alluma l’extrémité de son bâton, d’un mot de commandement – Naro2 ! – et la colonne se mit en branle.

La compagnie progressait lentement, au rythme des montures les plus rétives, le long du tunnel bas et étroit, qui montait régulièrement. Bera estima se diriger vers le nord-ouest, mais l’acuité de ses sens perdait de sa plénitude après ces longs détours souterrains. Par moments, des passages secondaires partaient d’un côté ou de l’autre, mais aucun ne posa de cas de conscience à Thráin et Gerry. Après plusieurs heures, les compagnons firent halte pour prendre un repas dans la pénombre, froid et triste.

Ils progressaient à nouveau depuis environ une heure, les nains clopinant sur leurs courtes jambes, et les humains se penchant régulièrement pour éviter les irrégularités du plafond, lorsqu’ils parvinrent à une petite salle circulaire, d’où partaient quatre tunnels, plus ou moins vers le nord, vers l’ouest et dans deux directions intermédiaires. Thráin ordonna l’arrêt de la compagnie. La salle était taillée dans le roc vif, de façon assez grossière. Les aménagements d’une cellule attenante laissaient penser qu’il s’agissait d’un carrefour autrefois gardé par des factionnaires.

Gandalf huma l’air des quatre tunnels. Un courant d’air chaud semblait monter jusqu’à eux dans la pente raide du boyau de gauche, pour s’engouffrer dans le corridor voisin, qui montait devant eux. De la galerie de droite, qui descendait quelque peu, émanait une odeur de moisi. L’autre couloir médian dévalait vivement mais les restes d’un dispositif de levage indiquaient qu’il s’agissait certainement d’une galerie de mine, suivant probablement un gisement de fer, d’après l’intuition de Nàr. Devant l’absence de signes près des ouvertures, les nains s’engagèrent dans un conciliabule inquiet, échangeant leurs interprétations des légendes concernant Barum-Nahal.

Après quelques minutes de ce colloque savant mais stérile, Gandalf suggéra sobrement d’envoyer un éclaireur dans chacun des quatre souterrains. Comme les jeunes nains se disputaient « le droit d’accompagner Mr. Touque » pour cette discrète visite exploratoire, Gerry n’eut pas d’autre choix que de faire honneur à sa réputation, et de proposer ses services. Ce furent donc trois nains surexcités – Dwalor, Forin et Gràr – et un hobbit résigné qui reçurent instruction d’examiner aussi discrètement que possible les boyaux sur trois arpents, et de revenir au moindre danger, en évitant si possible de se faire suivre par ledit danger.

Les quatre éclaireurs s’engagèrent donc, simultanément, chacun dans son corridor.

À Gerry échut le couloir médian qui montait en pente douce. Il avança à pas de renard, aussi léger et furtif que sait se mouvoir un jeune hobbit en chasse, lorsque le fumet d’une tourte refroidissant à la fenêtre lui chatouille les narines. Au bout d’un demi-arpent, il s’aperçut que ses compagnons, qui attendaient dans la petite salle derrière lui, émettaient toutes sortes de bruits intempestifs et de commentaires incongrus, dont les sons se propageaient loin dans le couloir. Gerry prit note de les rappeler à plus de discrétion. Poursuivant sa prudente progression, il ne rencontra aucun obstacle ni rien de remarquable, jusqu’à ce qu’il crût percevoir une faible lueur, loin au cœur de la pénombre devant lui.

Fallait-il, conformément aux instructions, rebrousser chemin pour avertir la compagnie de cette découverte ? Mais que pourrait-il exactement rapporter ? Un début de conscience professionnelle avait commencé à germer dans le cœur du hobbit, au sein de la compagnie ordonnée des dúnedain. La crainte de décevoir ses amis ou de subir leurs quolibets désobligeants l’effleura certainement, mais le sentiment qui dominait en lui en cet instant précis était la simple curiosité. Il redoubla donc de précautions et s’avança pas à pas, découvrant lentement les nuances chromatiques de la source lumineuse qui approchait : des éclats intermittents moiraient la roche taillée de reflets verdâtres. Plus loin, Gerry se rendit compte que sa peau, elle-même, prenait des teintes iridescentes qui tranchaient avec la lueur de jade de ses vêtements. Il se plaqua contre la muraille la moins exposée à cette étrange lumière et reprit sa progression, le cœur battant. Parvenu à quelques toises de l’extrémité du boyau, il s’arrêta pour écouter. Les échos confus et lointains de pas traînants lui parvenaient, entrecoupés de grincements de chaînes. Tous ces bruits inquiétants provenaient d’au-delà de la sortie du tunnel. Une sorte de gémissement s’éleva, mourant dans un souffle d’air.

Notre hobbit sentait que ses jambes n’étaient pas bien vaillantes, et il entendait son cœur bondir dans sa poitrine. Et pourtant… Avait-il pris de l’assurance après son succès contre l’horrible créature du tertre ? Toujours est-il que le côté casse-cou de son auguste famille refit surface au moment de vérité ! Confiant dans le pouvoir croissant de son anneau, Gerry le serra fermement dans sa main gauche, prêt à dégainer sa belle dague de la droite.

Il gagna lentement l’extrémité du boyau, qui débouchait sur une large plate-forme bordée de créneaux. Un escalier descendait sur la gauche, défendu par le rempart, puis menait à une porte située sous la plateforme et qui donnait sur une grande salle. S’aventurant jusqu’à une embrasure, Gerry jeta un regard rapide et découvrit une salle immense, naturelle, d’un diamètre d’un peu moins d’un arpent. Son plafond était irrégulier, hérissé de stalactites et soutenu de proche en proche par quelques piliers naturels. Le sol avait été égalisé, sauf au centre de la pièce, où des stalagmites entouraient un bassin naturel à l’eau verte et lumineuse. À l’autre extrémité de la grande salle, une sorte de poterne semblait la réplique de l’ouvrage au sommet duquel il s’était embusqué : une autre plateforme défendait l’accès à une porte située juste dessous.

L’émerveillement commençait à prendre le pas sur l’appréhension, lorsque Gerry aperçut une forme qui fit dresser sur sa tête ses cheveux blonds, ordinairement bouclés. Une silhouette grotesque et obscène, assise sur un bloc de pierre non loin du bassin, psalmodiait ce qui ressemblait à une berceuse, avec des accents inattendus, tantôt montant dans les aigus d’une lamentation hystérique, tantôt descendant dans les graves d’une marche funèbre. La créature balançait en rythme son énorme tête aux yeux globuleux et sans paupières, plissant la peau verdâtre et couverte de pustules de son cou. Son corps décharné, vêtu d’un attirail de guerre d’un autre temps, battait la mesure en cliquetant.

De terribles contes revinrent en mémoire au hobbit, rapportés par certains habitants de Chateaubrande après quelque voyage au pays de Bree. De terribles goules y prenaient possession des cadavres des anciens rois sous leurs tumulus, se terraient le jour dans leurs antres pour sortir au crépuscule, assaillir les voyageurs égarés pour les dévorer…

Gerry, épouvanté, se tapit derrière un créneau, immobilisé par la peur, n’osant même pas trembler.

Il lui fallut plusieurs minutes pour qu’il puisse se reprendre et se contraindre à observer les alentours. Il n’avait aperçu qu’une seule autre issue à cette immense salle : au pied de la poterne nord. Mais il n’exclut pas qu’il pût y avoir une issue dérobée, ailleurs dans la salle encombrée de blocs. Le hobbit remarqua également que la créature était juchée sur une large et lourde pierre, qui paraissait être un tombeau, non loin du bassin central éclairant toute la caverne. Une fois ces détails consciencieusement notés, il entreprit de rebrousser chemin, en catimini.

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NOTES

1 Le préfixe « Ar-», qui signifie « Grand » en adunaïc, la langue des Dunedain, débute les noms de tous les chefs des Dunedain d’Arnor, depuis le dernier Roi Arvedui. Cela marque la continuité et la primauté de la lignée d’Isildur ainsi que l’ambition de ses membres, de refonder le royaume d’Arnor.

2 Feu !

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