La maraude du Vieux Touque

Chapitre 45 : La voie des morts - Fram

3190 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 07/02/2020 22:02

Mais Gerry se figea avant d’avoir quitté la plate-forme, car le chant lugubre avait abruptement cessé et la créature s’était adressée à lui :

– L’hôte nous quitte-t-il si tôt ? 

L’effroi saisit derechef notre hobbit. Mais la voix, vaguement féminine, l’apostrophait du ton de reproche de quelque rude maîtresse de maison, bafouée en son logis. Gerry, rompu à toutes sortes de joutes oratoires avec la gent féminine, répondit sans réfléchir :

– Je vous présente mes excuses. J’ai dû me perdre ! 

Évidemment, c’était ridicule ! Personne ne logeait alentours et ne pouvait s’aventurer par mégarde dans la tanière d’une goule ! Pourtant la créature ne releva pas l’invraisemblance et poursuivit :

– Qui es-tu, bon hôte ? Un nain fouissant en quête d’or, voleur et pleutre ? Un seigneur des hommes, fléau des dragons ? Tu as l’âme de l’un et l’apparence de l’autre ! Nomme ton allégeance, toi qui dissimules un secret !

Le hobbit grimaça, se sentant mis à nu par le regard de braise de la créature, qui pourtant n’aurait pas dû pouvoir le voir d’où elle se trouvait... Il lui semblait presque qu’une main griffue fouillait dans ses pensées, en se délectant d’avance d’une bonne fricassée de cervelle. Mais il sentait aussi qu’il valait mieux ne pas heurter l’apparente bonhomie de son hôtesse ! Tâchant de ne pas trop penser aux représailles sanglantes s’il mettait la goule en colère, il résolut de gagner du temps. Il tint tête à la voix, dos à la muraille, et répondit, s’éloignant lentement dans le tunnel :

– Je suis le séducteur des collines vertes, d’au-delà des montagnes, pour vous servir !

– Approche donc, bel hôte, pour me servir ! Mais sauras-tu me séduire ? 

Gerry ne voyait pas la créature, mais le son de la voix indiquait qu’elle avait gagné le pied de la poterne sud, juste en-dessous de lui.

Et d’ailleurs, n’y avait-il pas l’écho d’une concupiscence mal contenue, dans sa dernière tirade ?

Suant de peur, notre hobbit battit en retraite, les jambes à son cou, juste à temps ! La goule avait surgi sur la plate-forme et dardait sur lui ses yeux jaunes et injectés de sang :

– Mais c’est notre petit fouineur ! On raconte que le bon hôte a un petit trésor, un brillant trésor ? Sauras-tu t’en servir, à présent, si loin du soleil des vivants ?

Gerry en eut le souffle coupé ! Les nouvelles parcouraient ces couloirs mal famés, plus rapidement que le gémissement d’un mourant ! Cette créature semblait trop bien informée pour être honnête !

Étrangement, l’anneau du hobbit s’était, de lui-même, échappé du creux de son poing. Il le tenait à présent entre son pouce et son index. Mû par une soudaine inspiration, Gerry leva son anneau en défi en direction de la goule, comme un héros darde l’arme magique confiée par une fée !

Ne riez pas, chère lectrice, aimable lecteur ! Qu’auriez-vous fait à sa place ? Notre apprenti héros, naïf mais courageux, encombré du romanesque de ses aventures d’enfant, avait commencé à croire au pouvoir de son anneau !

La créature rit de la menace et s’avança.

Mais, par une chance inouïe, les petites pierres, les gemmes du double anneau d’or, captèrent la lumière verte qui se glissait entre deux créneaux ! L’anneau luisait à présent d’une double flamme opaline !

La créature, éblouie et prise de doute, recula un instant. Le tunnel résonna d’un sifflement malveillant :

– En voilà un bel anneau ! Attends un peu, petit fouineur, je vais chercher mes sœurs… nous allons faire un beau mariage !

Comme le lecteur le sait certainement, à présent, le mariage n’avait guère la faveur de notre hobbit. Quel ne fut pas son embarras devant la perspective d’un hymen multiple ! En d’autres circonstances, une telle proposition lui aurait valu quelques secondes de réflexion polissonne. Mais en l’occurrence, le rictus malveillant de la créature lui inspirait la plus grande pudeur. Supputant malgré tout le nombre de sœurs, il profita du mouvement de repli de la créature pour s’enfuir en courant dans le tunnel.

.oOo.

Gerry fit un tel tintamarre, tout au long du corridor, qu’il trouva l’ensemble de ses compagnons en formation de combat lorsqu’il déboucha, suant et soufflant, au milieu du carrefour. Quelques minutes et une sévère injonction de Gandalf furent nécessaires pour tirer de lui une explication claire, si terrible avait été sa terreur.

Thráin et le magicien se concertèrent alors gravement, quant à la nature exacte de cette créature. Le débat alla bon train, examinant la chose sous tous les angles. La créature ne pouvait être entièrement mauvaise, puisqu’elle avait proposé le mariage à Gerry et chantait des berceuses !

Mais le hobbit scandalisé s’exclama :

– Mais c’est une goule des tertres, une terrible buveuse de sang ! 

Alors Arathorn, reconnaissant qu’advenait ce qu’annonçait le poème de sa lignée, sortit de sa réserve et déclara :

– Voici venue l’heure du descendant des Rois ! Nous passerons le chemin des morts comme l’a annoncé la prophétie depuis des lustres !

Sur ce, devant les nains médusés, il éleva son cor d’argent et lança une sonnerie de défi, qui n’en finit pas de résonner dans les tunnels.

Gandalf fut abasourdi, non par la cacophonie, mais par la terrible présomption d’Arathorn. Mais avant qu’il ne pût s’interposer, les Dunedain s’étaient élancés dans le boyau, au cri de guerre de « Elendil ! »

Et les voilà partis, Dunedain et Bearnide se ruant dans le boyau…

.oOo.

Le magicien dut user de toute son influence sur Thráin, qui était ulcéré, pour entraîner les nains à la suite des imprudents et tenter de les secourir. Gerry, dont la valeur en combat rapproché n’était guère prisée, et le gros nain Bárin furent laissés en arrière pour veiller aux montures. Tous les autres compagnons s’engagèrent dans le boyau, à la suite du bâton illuminé de Gandalf.

Dans la grande salle, la créature n’avait pas seulement rameuté ses sœurs. Une demi-douzaine de goules, la plupart plus décomposées et effrayantes que la première, s’étaient massées autour du tombeau. Les dúnedain descendirent vivement l’escalier, prêts à en découdre.

Pourtant, Arathorn, majestueux et sûr de lui, entreprit de parlementer et d’obtenir le passage, arguant d’un serment, vieux de quelques siècles, que les aïeux de ces morts auraient jadis prêté au sien !1 Les goules s’entre-regardèrent. Aucune n’avait jamais entendu parler de ça… Comme il fallait s’y attendre de la part de créatures incultes et de mauvaise foi, elles ignoraient tout de cet épisode de l’histoire ancienne, pourtant dûment enregistré dans les livres de jadis. Elles attaquèrent sauvagement les dúnedain.

Malgré l’aveugle férocité de l’assaut, les rôdeurs d’Arnor firent jeu égal avec les immondes créatures. Ils paraient habilement les coups de griffes, et conservaient une formation impeccable, en se protégeant les uns les autres. Mais les goules ne se décourageaient pas et semblaient ignorer la fatigue. Encaissant des coups qui auraient terrassé n’importe quel orque, elles revenaient inlassablement à l’attaque. Arathorn, qui frappait d’estoc et de taille, avait un peu commencé à douter, et cherchait désespérément ce qu’il pourrait faire pour redresser la situation, lorsque Gandalf, Bera et les nains firent irruption sur la plate-forme.

La Bearnide, poursuivant son élan, sauta de la plate-forme et atterrit avec la souplesse d’un fauve derrière une énorme goule gris-vert qui brandissait un cimeterre. La jeune femme, animée d’une rage meurtrière, arracha la tête de la créature d’un seul coup puissant. L’horrible tête s’en alla rouler dans le bassin, tandis que le cadavre répugnant déambulait au hasard, ses bras décharnés et ballants.

Bientôt les nains débouchèrent au pied de l’escalier, soutenant les dúnedain et encerclant les créatures au cri de Khazad aï mênou ! 2 Les monstres semblaient sur le point de succomber sous le nombre lorsque Gandalf, qui était resté sur le perron à préparer une injonction, se dressa en s’écriant :

– Morts animés de non-vie ! Retournez au néant préparé pour vous ! 

Les dernières goules tombèrent inanimées. Soudain un éclair assourdissant étouffa l’insidieuse lueur verte du bassin. Pendant un instant, personne ne vit plus rien, mais Gandalf apporta immédiatement suffisamment de lumière pour éclairer ses compagnons. Un silence se fit dans la salle tandis que se dissipaient les fumées du magicien.

Les combattants reprenaient leur souffle en se regardant les uns les autres d’un air assez satisfait.

Puis, lentement, un crissement sépulcral ébranla le tombeau au centre de la pièce. Un squelette de haute taille s’y mit sur son séant et tourna vers les compagnons les orbites décharnés de son regard de feu. Se saisissant d’un puissant glaive au fond du tombeau, la créature en sortit et fit face aux compagnons tétanisés. Elle portait une couronne d’or sur son crâne pelé, dans lequel restait fichée une hache ! Son riche manteau recouvrait ses larges épaules, vestige de la richesse d’un ancien roi d’hommes. D’une voix caverneuse mais pleine d’autorité, il lança à l’attention d’Arathorn :

– Pauvre fou ! Un seul de vous deux sera Roi ! On ne peut faire confiance à un nain ! 

Derrière lui se rassemblaient des formes, ombres indécises sorties de la poterne qui leur faisait face. Gandalf sembla marquer un arrêt, surpris que son incantation n’eût pas annihilé toutes ces créatures. Au contraire il semblait même que son intervention eût contribué à en rameuter d’autres... Bera fut la première à se ressaisir : son immense corps musculeux – et à présent, fort velu – s’apprêtait à bondir sur les prochains assaillants. Mais Arathorn avait retrouvé son jugement de capitaine de guerre. Il cria en s’élançant lui-même :

– Bera, sus au Roi des morts !

Tous deux tombèrent comme la foudre sur le géant qui rendit coup pour coup. La lumière de Gandalf leur fit un peu défaut lorsque le magicien concentra ses efforts pour retarder les nouveaux arrivants. Mais la force de la Bearnide, décuplée par le gage de confiance que venait de lui donner son lige, immobilisa un instant le Roi contre un stalagmite. L’épée d’Arathorn flamboya en s’abattant sur la nuque de son adversaire, sectionnant tête et épaule. Le Roi inerte s’effondra.

Arathorn, Thráin et Bera s’avancèrent alors, suivis de leurs compagnons, pour affronter la horde qui hésitait. Le chef dúnadan avait retrouvé sa confiance. Il sonna à nouveau du cor et ordonna aux morts de se retirer en paix, brandissant son épée encore animée du feu de la mort. Lentement la troupe hideuse se dispersa et les compagnons ne furent plus inquiétés, les formes s’évanouissant dans les ombres de la caverne ou enfouissant leurs membres répugnants dans les gravats d’où ils avaient émergé.

Entourée des nains, Bera contempla le seigneur Arathorn dans toute sa gloire, nimbé des grâces de la victoire. Perdu dans son rêve de renouveau, lui ruminait la venimeuse prophétie – Un seul sera Roi ! – et ne lui accorda aucun regard.

Une fois passée l’allégresse de la victoire, Màr et Nár rassemblèrent les nains qui se détournèrent d’Arathorn. Thráin reprochait sourdement au dúnadan sa conviction si naïve, qui avait failli anéantir le groupe. Son délire de Roi prédestiné avait obscurci son jugement sur le champ de bataille et lui avait fait bafouer l’autorité du capitaine désigné. Pour couronner le tout, la pernicieuse prédiction ne lui avait pas échappé. Il contint pour l’heure sa colère et ses griefs, retenu par un geste apaisant de Gandalf.

Gerry et les nains rejoignirent enfin la poterne. On les aida à faire descendre les montures. Puis les compagnons s’assemblèrent autour du tombeau de pierre, au pied duquel gisaient les restes du roi abattu. Gandalf s’approcha, examinant le cadavre dont la paix semblait avoir regagné les traits. Son crâne était fendu par un fer de hache et portait la trace d’une chevelure blonde. En guise de collier, le Roi des morts portait d’énormes dents acérées, groupées deux à deux. Une des deux plus grosses manquait au collier. Le magicien énonça d’une voix de basse :

– Voici probablement les restes de Fram, tueur de dragon et fléau des orques du Gundabad. 

À l’abri derrière les jambes de Bera, Gerry demanda innocemment :

– Qu’a-t-il dans la tête ? 

Màr prit la parole, tremblant d’émotion, énonçant ce que tous les nains avaient à l’esprit :

– Cet homme est mort, frappé d’une hache naine très ancienne, d’une valeur telle que seul un Roi des Nains aura pu la brandir. 

Arathorn constata d’un air sinistre :

– Il est donc vrai que Fram et les nains du clan des Barbe-raides s’entre-tuèrent sauvagement…

Nár, serrant les poings, protesta :

– Si cet homme est mort de la main d’un nain, c’est qu’il l’avait mérité !

– Ainsi vous absolvez son assassin sans connaître les circonstances de sa mort ? Vous ne savez que trop ce que peut être l’iniquité d’un nain soumis à l’épreuve d’un or qu’il ne peut s’approprier ! Fram ayant refusé de plier face au dictat des Barbes-raides, ils s’en sont débarrassés, voilà tout ! 

Les armes n’avaient pas encore regagné les fourreaux et menaçaient de servir à nouveau. Gandalf s’interposa, le regard farouche et le sourcil en bataille :

– La hache conservée dans le crâne de cette dépouille ne prouve rien hormis que la mort a été mise en scène. Elle est de facture naine. Comment voulez-vous qu’un nain frappe un si grand homme sur le haut du crâne ? Rendez-vous à l’évidence : jamais personne ne saura ce qui s’est passé lorsque les Barbe-raides et les compagnons de Fram tentèrent de s’approprier le trésor de Scatha sans se concerter. Une seule chose est sûre : ils ne parvinrent pas à se liguer contre leurs ennemis communs, ce qui entraîna leur chute ! Puisse cette leçon vous inspirer tous !

Thráin et Arathorn avaient été proches de s’élancer l’un contre l’autre. Comme toujours, le sens politique du dúnadan fut plus prompt que celui de Thráin. Il déclara :

– La prophétie des Dunedain s’est accomplie aujourd’hui ! Je vous demande humblement de pardonner mon mouvement d’humeur. Je me place ainsi que tous les miens au service de votre cause. Puissions-nous ensemble recouvrer Barum-Nahal pour le peuple de Durin ! 

Thráin savait bien que cet élégant discours, en surface tout empreint de modestie et de noble contrition, ne servait qu’une seule vérité : Arathorn s’estimait celui des deux qui avait aujourd’hui révélé sa royale stature, pour avoir renvoyé quelques goules ! Alors qu’en réalité, c’était les nains qui les avaient vaincues ! Sous le regard attentif et sévère de Gandalf, il marmonna un vague assentiment et commanda aux siens d’ensevelir les cadavres. La dépouille de Fram fut replacée dans sa tombe, la hache retirée du crâne et le couvercle rajusté. Après cette besogne répugnante, Gandalf suggéra une pause déjeuner qui calma les esprits et restaura quelque peu leur allant.

C’est le cœur lourd que Gerry reprit la route. Jetant des regards apeurés aux ombres de la grande salle, il demanda au magicien :

– Tous ces malheureux possédés par la malédiction du dragon ne méritent-ils pas mieux que ces sombres trous ?

– Sans doute, mais nous ne devons pas nous attarder ici. La prouesse d’Arathorn, si c’en est bien une, ne me parait pas leur avoir rendu la paix…

Devant la mine piteuse de Gerry, Gandalf ajouta :

– Mon cher hobbit, le vrai tombeau des morts, c'est le cœur des vivants !3 Nous nous souvenons de leurs prouesses et de leurs chutes, de leur grandeur et de leurs faiblesses. Ceux que nous aimons y vivent encore pour nous. Si nous leur sommes fidèles, ils peuvent encore nous conseiller. Quant à ceux que nous n’avons pas connus, leur gloire nous éclaire encore pour les siècles à venir. Le disparu, si l'on vénère sa mémoire, est plus précieux et plus puissant que le vivant.4

– Mais que faire lorsque ce en quoi l’on croyait parait entaché de méfaits lourds à porter, comme dans une légende injustement enjolivée par le temps ? 

Le magicien se demanda si Gerry parlait de la légende de Fram ou de l’idolâtrie dans laquelle il tenait son lige. Gandalf considéra son protégé avec compassion :

– Même lorsque la légende s’arrange des défauts de nos héros, c'est dans le souvenir que les choses prennent leur vraie place.5

Le Hobbit se demanda si cette horrible aventure lui laisserait l’opportunité d’avoir des souvenirs. Mais il garda pour lui cette réflexion amère, et suivit le magicien. Bera, qui cherchait un remède à son sentiment grandissant de solitude, leur emboita le pas, derrière la caravane qui contraignait les montures à franchir l’escalier de la poterne nord.

.oOo.

NOTES

1 Arathorn croit, à tort, que la prophétie du Chemin des Morts, qui se réalisera pour son descendant Aragorn, lui est consacrée…

2 Les nains à la rescousse ! J.R.R. Tolkien, Les deux Tours

3 Jean Cocteau

4 Antoine de Saint-Exupéry

5 Jean Anouilh

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