La maraude du Vieux Touque
Chapitre 46 : Ors et flammes - Coin du feu
3766 mots, Catégorie: G
Dernière mise à jour 11/02/2020 00:16
La compagnie cheminait dans l’obscurité, derrière le falot que brandissait Nár. La route de Fram avait fourvoyé les âmes et empoisonné les esprits par l’horreur des crimes anciens qui jalonnaient son cours. Gandalf les pressait de sortir de ce boyau malsain, les contraignant à faire taire leurs doutes et en focalisant leur volonté sur l’action. Ils marchèrent de longues heures, poursuivis par les rumeurs de leur propre peur, qui semblait ranimer la haine vorace des morts. Gerry croyait à chaque instant percevoir le son furtif de membres débiles sur la pierre derrière eux. Bera fermait la marche, sa hache en main et la chevelure en bataille.
Enfin un courant d’air frais leur indiqua qu’ils approchaient de la sortie. Ils débouchèrent à l’air libre, sous des cieux étoilés et lavés par une brise froide. Observant le ciel, les dúnedain se concertèrent et estimèrent avoir parcouru quelques huit milles en direction du nord-ouest, à vol d’oiseau.
Thráin ordonna que l’on trouvât quelque part où camper. Arathorn envoya ses rôdeurs explorer les environs, mais ils revinrent sans avoir repéré d’endroit convenable. De plus les éclaireurs avaient relevé des indices du passage de gobelins. Gerry fit remarquer que la salle d’armes située près de la sortie du tunnel serait sans doute le refuge le plus sûr. La compagnie s’y installa donc pour la nuit, ne s’autorisant aucun feu. Les montures furent alignées dans le tunnel et plusieurs gardes établies.
La nuit s’écoula lentement, la compagnie entière cherchant en vain le sommeil. La proximité présumée de Barum-Nahal rendait les nains fébriles. Les dúnedain ne veillaient que d’un œil en raison des rumeurs de gobelins, tandis que Bera se consumait d’impatience de les décimer. Seul notre hobbit semblait éprouver des sentiments raisonnables d’anxiété et de mélancolie. Gandalf, comme à son habitude, ruminait des plans obscurs, de plus en plus maussade à mesure que les relations entre Arathorn et Thráin se détérioraient.
L’aube survint brusquement, froide et piquante. Nár et Hirgon avaient bravé ensemble la morsure de l’heure grise, emmitouflés dans leurs couvertures et fouillant les ténèbres du regard. Frerin avait veillé sur les poneys au fond du boyau. Il s’était protégé des coulis glacials mais n’avait pu se soustraire aux chuchotements malveillants des morts. Les gardes s’ébrouèrent et contemplèrent les Monts de brume.
Un haut plateau déroulait ses vallons chaotiques alentours. De l’extérieur, la sortie de leur tunnel ne se distinguait en rien des quelques tombes alignées à flanc de coteau. La lande accidentée s’éveilla en violets éclatants, comme les bruyères s’ouvraient au soleil matinal. De grandes gerbes de fougères égaillaient de vert tendre les gris roses des grès battus par les intempéries. De gigantesques blocs de gneiss striés d’anthracite projetaient des ombres inquiétantes, mais les montures se montrèrent particulièrement heureuses de quitter les profondeurs.
Arathorn obtint de faire mener une reconnaissance tout autour d’eux. Thráin se désintéressa du sujet, mais la ferveur de son regard était assez éloquente : un mont de grande taille, cône tout emmitouflé de brumes, émergeait de l’horizon, loin à l’ouest. Les nains se livrèrent à leurs dévotions en découvrant Barum-Nahal, tandis que les dúnedain, Bera et Gerry exploraient les environs.
Après deux heures de recherches, Arathorn eut suffisamment d’information pour bâtir un plan des alentours. Il présenta ses conclusions à Thráin, sous le regard attentif de Gandalf, qui avait mené sa petite enquête de son côté.
Le Dúnadan exposa la trouvaille de Bera : le bord oriental du plateau qu’ils avaient rejoint, avait subi des cassures importantes. L’une d’entre elles, particulièrement profonde, permettait d’accéder à la vallée qui menait à la route de Fram. Encore fallait-il y tracer une piste et consolider l’éboulis pour permettre le passage des nains, puis l’élargir et la renforcer pour assurer celui des montures. Moyennant ce travail titanesque, cette découverte ouvrait aux nains la perspective d’une communication vers les monts de fer, qui éviterait les souterrains hantés qu’ils venaient de quitter. Ces révélations furent accueillies avec joie, malgré les exhortations à la prudence répétées d’Arathorn.
Après moult débats et un arbitrage de Gandalf, la compagnie décida de rejoindre une succession de petits lacs dont la ligne courait d’est en ouest, au nord de la sortie de la voie des morts. Ils clopinèrent lentement dans de profonds vallons, souvent marécageux, perdant parfois la trace du cours d’eau pour le retrouver quelques milles plus loin, sous la forme d’un long étang aux eaux claires. La bruyère cédait alors la place à de grandes tourbières, où les dúnedain purent tirer quelques lapins.
Les compagnons, la poitrine gonflée d’espoir et d’air pur, s’arrêtèrent pour un repas de midi. La montagne se rapprochait, cône parfait strié de coulées noires et grises. Son sommet enneigé se drapait constamment dans la brume, qu’échevelait sans la disperser un vent du septentrion. Pendant que les nains se délectaient de lièvres des neiges rôtis tout en contemplant Barum-Nahal, certains se laissèrent aller à évoquer comment ils profiteraient de la victoire et jouiraient de leur part du trésor. Gandalf apprécia la tentative pour dérider l’atmosphère, mais la ficelle était suffisamment grossière pour que, outre Thráin et Arathorn, même le petit Gerry se rendît compte du subterfuge. Mais Màr était lancé et interrogeait chacun.
Bárin ne surprit personne en annonçant qu’il tiendrait l’auberge sous la montagne, détaillant les plats raffinés qu’il concocterait à l’adresse de voyageurs des pays lointains, s’inspirant des mets découverts chez les Elfes et les Bearnides pour enrichir la tradition culinaire du peuple de Durin.
– … et tu appelleras ton établissement : ‘Aux couverts elfiques’ ! lança Bafur. La compagnie partit d’un rire bienveillant. Profitant de la vague de bonne humeur, le vieux Màr encouragea chacun à s’exprimer, tachant de mobiliser les siens en vue de l’objectif qui se profilait :
– Voyons, que ferais-je à Barum-Nahal ? Je me consacrerai à mon projet de haut-fourneau triple. Le charbon des Monts de Brume pourrait permettre d’atteindre les températures nécessaires pour faire revivre l’acier qui chante de nos pères ! Et toi, Nὸrin ?
– Je ferai honneur aux traditions de guérison de notre peuple : j’exploiterai les cristaux bienfaisants éclos au cœur de Barum-Nahal !
– Quant à toi, Fὸrin ?
– De mon atelier sortiront des diadèmes d’or et des aiguières d’argent, qui feront la fierté de notre royaume !
– Et Bafur ?
– Je sertirai de gemmes précieuses, habitées d’un vivant scintillement, les bijoux de mes cousins !
– … et quel est le rêve secret de notre habile Fràr ?
Les joues de l’archer se colorèrent d’un carmin presque aussi soutenu que son bonnet. Poussé du coude par son frère aîné, il répondit :
– C’est-à-dire… il nous semble crucial de convaincre de jeunes naines de nous rejoindre pour peupler notre colonie. Mîm sera la première à refleurir notre dôme sacré…
– Comme tu es bon de te dévouer pour la cause commune ! s’écria Frerin d’un air philosophe et nullement moqueur. Mais peux-tu préciser si tu la mandes comme épouse ou comme inspiratrice ?
Les dúnedain échangèrent des regards étonnés.
– Pour être exact, elle a accepté de nous épouser tous les deux, Gràr et moi, pour peu que l’un de nous deux fasse fortune !
Les rires des compères nains fusèrent, gras et gutturaux. Non que les Nains de Durin fussent d’impénitents libidineux, mais la mine perplexe des dúnedain désorientés avait de quoi déclencher leur hilarité. Les rôdeurs, attentifs à ne soulever aucun sujet qui puisse exciter la susceptibilité de leurs alliés, n’osaient poser les questions qui leur venaient pourtant nombreuses à l’esprit, au-delà de la perspective d’un double mariage, concept inédit dans leur propre culture.
Les légendes touchant à la vie sentimentale ou même à la reproduction des Nains étaient nombreuses. Ainsi la fable absurde faisant spontanément naitre les Nains au milieu des roses-gemmes était-elle encore largement accréditée. Évidemment, c’était absurde, mais l’on ne pouvait éviter que les interprétations les plus farfelues ne vinssent expliquer l’apparente inexistence des naines. Car sur ce point s’accordaient tous les observateurs oisifs des auberges de la Grande Route de l’Est : personne n’avait jamais vu de femme naine !
Les plus prosaïques – les consommateurs engourdis par leur pinte de bière – se ralliaient en général à l’hypothèse selon laquelle les non-initiés ne pouvaient tout simplement pas distinguer les naines de leurs homologues masculins. Bien sûr on les imaginait portant moustache, barbe, broigne, mantelet et casque de cuir.
Les observateurs les plus raisonnables – bien souvent les commerçants ou l’aubergiste – supposaient quelque raison pratique, comme la charge d’une famille nombreuse. Après tout, Fortuné Poiredebeurré, le patron du Poney Fringant à Bree, ne s’étonnait pas plus de l’absence de naines que de la rareté des rôdeuses dans son établissement !
Les plus hardis théoriciens – les piliers de bar les plus durablement imbibés – s’étaient persuadés que les nains vivaient deux âges : les individus naissaient tous féminins, grandissaient et pouvaient porter des enfants, jusqu’à ce qu’une transformation naturelle, intervenant généralement vers l’âge d’une centaine d’années, leur permît à leur tour de faire porter leur descendance à une compagne plus jeune. Il était du reste avéré que les nains, vers cet âge, perdaient en général tout reste d’apparence juvénile, leur voix descendait dans les graves rocailleux, leur musculature se renforçait et leur nez tout particulièrement, acquérait une noble et évocatrice proéminence. Ainsi s’expliquaient de viriles amitiés exclusives qui unissaient parfois deux nains, après que le plus jeune eût lui aussi atteint l’âge mûr.
L’imagination populaire les affublait parfois d’incongruités physiques étonnantes. Elle munissait le nain court et disgracieux, d’avantages intimes qui compensaient auprès des dames son apparence ingrate. Les contes folkloriques mettaient à profit l’endurance légendaire du nain pour mener à satiété les quarante filles de l’ogre puis s’enfuir de l’antre du monstre avec leur bénédiction langoureuse. Quant à la naine, elle accumulait les tares et les fantasmes populaires de façon assez incohérente et contradictoire. Elle était tour à tour la Reine sous la montagne qui assurait la pérennité du clan avec concupiscence et libéralité, et l’improbable femme à barbe qu’aucun mâle ne souhaitait rencontrer.
Mais le peuple des Nains, secret et peu expansif, ne semblait pas s’offusquer des élucubrations qui les visaient. Rares en effet étaient ceux qui osaient railler un nain en face – personne n’avait envie d’apprendre la politesse, sous les coups rédempteurs d’un nain froissé par une allusion déplacée au système pileux de sa vieille maman !
Mais en l’occurrence nos nains s’amusaient beaucoup de la gêne évidente de leurs camarades rôdeurs. Bafur, un jeune nain assez déluré, leur peignit un tableau outré pour taquiner ses deux cousins Gràr et Fràr, et surtout pour se moquer de leurs compagnons de veillée :
– Mîm est la sixième enfant de sa famille, après cinq frères, dont aucun ne semble vouloir convoler en justes noces. Elle a hérité de l’instinct qui manque à ses aînés, et concentre tout le désir d’enfant de sa lignée. Je vous laisse imaginer la pression que subit la pauvre Mîm après tous ces désistements… C’est vous dire que deux époux ne suffiront sans doute pas à la satisfaire !
Fràr et Gràr protestèrent avec conviction :
– Mîm ne subit aucune pression, sinon l’embarras de choisir entre nous, ses préférés de toujours ! Pourquoi voulez-vous que nous la contraignions à faire un choix, que nous ressentirions tous trois comme un déchirement ?
Bafur reprit d’un air faussement sérieux :
– Quoi de plus noble, en effet, que cette entente raisonnable dont chacun tirerait avantage ?
Fràr excédé assura les dúnedain médusés que les doux sentiments des deux frères pour la jeune naine étaient purs de toute perversité et que les appétits de la belle, pour partagés, n’excédaient pas leur fratrie. Les rôdeurs s’entre-regardaient avec des regards inquiets, mais Bafur persistait à pérorer, un sourire dissimulé dans sa barbe :
– Ainsi les femmes naines sont parfois amenées à épouser plusieurs nains ! Cette pratique est toutefois plutôt tolérée qu’encouragée. Car la paternité peut évidemment présenter quelques difficultés, à commencer par l’incertitude. Pour cette raison, cette coutume n’a jamais été admise dans la lignée royale directe, pour autant que je sache, en tout cas officiellement... Cela dit, lorsque les deux époux masculins sont frères – ce qui est le cas de nos chers Gràr et Fràr – les tracas successoraux s’en trouvent aplanis…
Les dúnedain percevaient bien que l’on se jouait d’eux, mais ils peinaient à démêler le vrai du faux dans les affirmations contradictoires du farceur, sous l’œil goguenard de la troupe de nains. Voyant la mine effarée de Gerry, Bafur insistait :
– Les naines sont très peu nombreuses. Précieuses pour notre communauté, elles sont étroitement gardées, tant pour assurer leur protection que pour multiplier les chances de gestation. Suivant les arcanes secrets du calendrier de Durin, un procréateur est périodiquement assigné à la mère de la tribu, dont le rôle est d’assurer une descendance nombreuse. Pour sélectionner le meilleur géniteur, des jeux sont organisés, avec des épreuves physiques, morales et d’astuce. Mais il arrive fréquemment que le vainqueur se désiste, par déférence, en faveur de l’époux de la naine, ou de l’un de ses favoris.
C’en était trop pour Thráin, qui se leva alors et intervint avec autorité :
– Cesse donc de raconter n’importe quoi ! lança-t-il en assénant une vigoureuse taloche sur la nuque de Bafur.
Puis, se tournant vers les dúnedain :
– Sachez que les femmes naines ne sont pas aussi rares que vous le croyez ! Dans la tribu de Durin, nous comptons à peine plus de deux nains pour une naine. Bien entendu, aucune obligation n’est faite à quiconque, ni nain, ni naine, de s’unir contre son gré. D’ailleurs toutes les femmes-naines ne se marient pas. Bien sûr la plupart engendre de nombreux enfants, sans quoi notre peuple ne saurait prospérer. Mais je réprouve que nos jeunes étourdis se laissent aller à de telles inepties, surtout pour moquer la candeur de nos alliés ! acheva-t-il en gratifiant Bafur d’une seconde mornifle.
Le jeune nain, qui ne pouvait plus se tenir debout, se rassit en maugréant qu’il n’avait pas tout inventé et qu’autrefois, de véritables tournois avaient dû être organisés pour assurer la postérité des Poings-de-fer.
Hirgon le rôdeur quêta des yeux l’assentiment de son capitaine Arathorn. Un léger hochement de tête le lui ayant accordé, il demanda pourquoi il n’avait jamais rencontré de femme naine. Thráin soupira et répondit :
– Il serait vain d’imaginer que les naines se dissimulent délibérément sous leurs capes de voyage ou dans nos charrettes lorsqu’elles voyagent en Eriador. Maquiller une subordination sexuée sous couvert d’une tradition protectrice serait indigne ! Elles ne feraient là guère honneur à leur rôle éminent ! Il est vrai pourtant qu’elles voyagent assez rarement, et il est exact de surcroît que le port de la barbe, qui leur sied pourtant fort, peut dérouter les Hommes – ou les Hobbits !
Gandalf, enveloppé de volutes énigmatiques, releva une certaine réticence dans le discours du chef nain. Mais le magicien s’amusait fort de la curiosité à présent libérée des dúnedain. Hirgon insista :
– Mais, ô Thráin, pourquoi les femmes naines voyagent-elles si rarement ?
– Les femmes naines sont la colonne vertébrale de notre société : elles portent la trame de nos vies depuis notre naissance. Elles incarnent l’inaltérable noyau de l’intimité domestique, l’épicentre de la famille et le foyer de l’éducation. C’est pourquoi les naines quittent-elles rarement leur demeure pour de longs déplacements.
– Ce sont donc les femmes naines qui assurent l’éducation des jeunes nains ?
Thráin s’était rembruni – il ressentait comme profondément impudique de devoir exposer les principes immanents de l’intimité naine. Son oncle Màr prit le relais :
– Au sein du foyer, les valeurs de loyauté, d’honneur, d’abnégation et de grandeur sont enseignées par l’exemple des femmes naines dans tous les domaines d’excellence de nos ancêtres : la cuisine y côtoie la forge, l’étude de nos runes ou la musique de nos salles. La taille de la roche y est une aptitude vitale pour les familles qui s’agrandissent. Et la chasse familiale mène à l’art de la guerre. Ce sont bien nos mères qui nous ont mis sur la voie du travail et de la persévérance. Plus tard seulement les pères et les oncles, ou même parfois les soupirants des mères, prennent en charge d’encadrer l’entrée dans le monde extérieur des jeunes nains.
Ingold s’enhardit à demander : Outre plusieurs maris, une femme naine peut donc également avoir des soupirants ?
– Ne vous méprenez pas. Nous autres nains ne sommes pas d’effrénés lascifs, répondit Nár en glissant un regard entendu vers le hobbit. Il vous faut comprendre que rares sont les nains à contracter l’alliance du mariage. Nombreux sommes-nous à nous satisfaire d’une existence de voyage ou d’ouvrage. La forge ou le burin gratifient les nains des joies de la création, aussi bien que la paternité. Notre peuple magnifie la beauté et y dédie sa flamme. Il est rarissime que nous soyons pris du désir de partager quelques instants furtifs de ferveur avec la naine de nos pensées. La plupart du temps, les nains envisagent comme un devoir d’œuvrer pour la postérité de leur clan. Pour nous autres nains, l’égarement de la volupté n’est rien. La passion du nain est lente et profonde, elle s’exprime par la sublimation créatrice, par le besoin de laisser sa trace dans le monde. Les liens d’affection entre nains et naines résident dans la compréhension mutuelle qu’ils apportent aux œuvres de l’autre. Les nains vivent l’essentiel de leur passion dans la transformation et la maîtrise de ce que leur offre la roche – minerais et gemmes. La plupart des nains célibataires vouent donc leurs œuvres à la naine de leur cœur, qu’elle soit mariée ou non.1 Nos épouses sont pour nous de chastes inspiratrices.
L’assemblée accueillit ces éclaircissements dans un profond silence ébahi. Màr était parvenu à rétablir quelque peu la sérénité d’esprit des dúnedain. Contre toute attente, la conception de l’amour chez les nains rejoignait un peu celle des chansons des Hommes – le soupirant dédiait sa vie et l’œuvre guerrière de son bras à l’inaccessible reine de son cœur, qui lui vouait affection et protection.
Gandalf, surprenant même Thráin, leur conta alors son souvenir de l’inspiratrice la plus célèbre dans l’histoire naine, qu’avait été l’épouse de Durin VI. D’une grande beauté, elle avait régné sur les cœurs, habitée d’une profonde intimité avec la montagne, ses pics et ses racines. De nombreux nains de la famille royale s’étaient pâmés pour elle d’un chaste amour. Elle les avait inspirés, tant par la grâce de ses pauses hiératiques, que par la profondeur de son regard. Ils avaient rivalisé d’ardeur à la combler de réussites et de hauts faits pour accroître encore son éclat, et s’étaient surpassés dans leur art au nom de leur inspiratrice. Le magicien conclut en observant les réactions de ses compagnons :
– La femme naine, surtout de haut rang, détient des pouvoirs thaumaturgiques essentiels à la culture naine : sa seule présence sublime le désir vital du nain en vivifiant le monde par sa créativité unique…
Gerry s’était contenté d’écouter les débats, et les hautes conclusions de Gandalf le laissaient perplexe. La chasteté, la passion des œuvres de la main et de l’esprit, la sublimation, tout cela évoquait pour lui comme un carrousel de valeurs antiques et périmées, que véhiculaient les contes. Il ferma sa bouche, qui pendait ouverte d’étonnement depuis un bon moment et, se félicitant vivement d’être un jeune hobbit, vert et bien portant, il sourit à la pensée qu’il représentait probablement, pour ses conquêtes avérées ou à venir, une sorte de joyeux thaumaturge du lutinage.
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NOTES
1 C’est ainsi que dans le Seigneur des anneaux, Galadriel, une reine Noldo qui comprend le cœur des nains de Dùrin, joue pour Gimli le rôle de cette égérie. Il se surpasse pour elle dans la bataille comme dans les œuvres de ses mains et de sa pensée.