La maraude du Vieux Touque
Chapitre 47 : Ors et flammes - Lutineries
3170 mots, Catégorie: G
Dernière mise à jour 14/02/2020 16:29
Le vieux Màr, qui espérait relancer la conversation sur le thème des espérances de chacun, et attirer les dúnedain dans la conversation, s’avisa du sourire béat de notre Hobbit et lui lança :
– Et vous, monsieur Touque, allez-vous prendre épouse ?
Le hobbit, nullement gêné, se récria : l’embarras du choix entre un si grand nombre de ravissantes hobbites le laissait indécis. En outre, sa galanterie lui interdisait formellement de faire autant de malheureuses. Les nains n’étaient pas de bien fins galants, mais ils reconnurent la fanfaronnade et rirent de plus belle.
Pourtant certains s’étonnèrent que la beauté puisse être un critère de choix dans le mariage : la santé, l’honorabilité de la lignée et la fortune leur paraissant des motifs bien plus sérieux et défendables. Mais Gerry entrevit un sourcil froncé du magicien derrière son nuage d’herbe à pipe. Aussi changea-t-il prestement de sujet. Pour rester sur le thème du mariage et intéresser l’assistance, il conta l’histoire de demoiselle Primevère, fille cadette d’une bonne famille du Maresque.
– « La pétulante hobbite était courtisée par les deux partis les plus en vue du quartier Est – et même de la Comté, puisque les deux protagonistes n’étaient autres que l’héritier des Vieilbouc et celui des Touque ! Comme vous le voyez, cette histoire ne date pas d’hier ! Les deux prétendants, tout-à-fait respectables, jouissaient d’une mine avenante et d’un physique agréable. Du moins les œillades encourageantes dont les gratifiaient la plupart des jeunes hobbites les en avaient-elles convaincus. Mais les deux partis se haïssaient cordialement. Demoiselle Primevère, indécise, entretint le doute, d’abord malgré elle. Puis, comme elle goûtait fort les surprises, cadeaux, poèmes et autres galanteries qui appuyaient les demandes concurrentes, elle fit lanterner le prodigue duo, en prétextant attendre sa majorité.
Les assiduités envers l’amoureuse suivirent une surenchère bien agréable : des charrettes pleines de fleurs, des pièces montées de gourmandises, des flâneries en bateau au clair de lune, un orchestre impromptu jouant sérénade, un buffet ambulant pour la promenade, etc. Les cadeaux se mirent à pleuvoir, et pas seulement sur la tête de Primevère ! Les parents de la belle, puis ses frères et sœurs, et bientôt les oncles et tantes influents, suivis des cousinades entières, bénéficièrent des retombées de la querelle amoureuse. L’un des prétendants poussa même l’extravagance jusqu’à s’acoquiner avec certain pèlerin gris pour donner un feu d’artifice ! Primevère commença à trouver que les choses allaient un peu loin.
Mais elle ne pouvait toujours pas se décider. Devenir l’épouse d’un si considérable personnage demandait réflexion ! Elle espaça donc les rendez-vous galants pour que les deux jeunes coqs se calmassent un peu. À dire vrai, elle n’était plus complètement sûre de vouloir se marier.
Entretemps les adversaires, tout en redoublant d’attentions et fredaines pour la belle, se livraient à toutes sortes d’entreprises en sous-main, alternant l’un contre l’autre les petites vilenies commerciales, les tentatives d’intimidation ou les campagnes de discrédit. Bien des familles de la Comté se trouvaient dans une position délicate, contraintes de prendre parti pour l’un des champions. Les conséquences du trio amoureux avaient pris des proportions indécentes.
À force de se haïr et de se combattre sur tous les terrains possibles, les deux prétendants, le Touque et le Vieilbouc, finirent par perdre de vue l’objet romantique de leur rivalité. Leur vie s’était transformée en un combat farouche pour la suprématie, au nom duquel ils commettaient toutes sortes de bassesses.
Et ce que vous avez deviné, finit par se produire : demoiselle Primevère, se sentant délaissée, écœurée par ces avilissements et n’ayant plus aucun désir d’épouser ni l’un ni l’autre, donna finalement sa main à une tierce partie !
Les deux forcenés éconduits, loin de s’en tenir quittes, redoublèrent d’efforts pour évincer l’autre des affaires, de façon définitive. Ils eurent à peine la décence de laisser Primevère et son choisi en dehors de leur dispute. Mais en vérité, la belle hobbite n’était plus depuis longtemps l’enjeu de leur antagonisme ! Le conseil des chefs de clan dut se réunir pour régler le différend – en vain !
À la fin, le Vieilbouc, au bord de la ruine, quitta la Comté en abandonnant à son rival le Touque, la prestigieuse fonction de Thain, que ses descendants conservent encore aujourd'hui. Toute la famille Vieilbouc traversa le Brandevin pour fonder le Pays de Bouc. Leur nom fut changé en Brandebouc, et c’est désormais dans cette bande de terre, indépendante mais disputée à la Vieille Forêt, que le clan prospéra. »
Un silence respectueux accueillit le dénouement de la fable. L’histoire avait d’abord diverti les nains et les dúnedain. Mais à présent, la chute leur paraissait prémonitoire. Seuls le vieux Gandalf et la jeune Bera sourirent discrètement. Les plus sagaces dans l’assistance, ou du moins ceux dont la sagesse dépassait la fierté, baissèrent la tête, remuant peut-être quelque résolution.
Màr tenta de relancer sa tournée des souhaits, mais l’ambiance ne s’y prêtait plus. Le magicien, les yeux pleins de malice, évaluait les effets de la parabole du hobbit sur les deux personnes qu’elle n’avait pas nommées. Chacun de son côté, Arathorn et Thráin terminaient leur repas, sans paraître affecté ni concerné par la fable, au demeurant parfaitement innocente.
Mais le regard de Gandalf s’était perdu dans le vague. Dans son esprit sagace, l’historiette avait fait germer une idée, baroque mais tenace, que le magicien décida d’examiner avec attention et méthode. Il se retrancha derrière un épais nuage de fumée et se mit à approfondir sa trouvaille d’un air absorbé.
.oOo.
La collation terminée, la compagnie reprit son cheminement laborieux dans les tourbières. Après deux nouveaux milles, Gandalf, Arathorn et Thráin firent un détour pour explorer l’endroit où Ingold avait trouvé les traces de gobelins, pendant que la troupe bataillait avec les mules et le chargement.
Ils approchèrent prudemment de la combe. Il semblait qu’une escouade d’orques du Gundabad avait été prise en embuscade par une bande rivale. Arathorn empêcha ses compagnons de troubler les signes, et s’aventura dans le ravin, le regard au sol. Les défenseurs avaient été taillés en pièce. La plupart portait des traces de brûlures, lorsque les corps n’avaient pas purement et simplement été sectionnés et leurs morceaux dispersés. Le dúnadan s’étonna qu’aucune trace d’évasion hors de la combe ne fût visible. Constatant que les restes de cadavres appartenaient tous à la même tribu, il émit l’hypothèse que des tireurs avaient décimé à coup de projectiles enflammés, cette troupe trop lourdement armée pour manœuvrer dans le ravin. Peu convaincu par sa propre théorie, il héla ses compagnons :
– Ce charnier date de sept ou huit jours au plus. Aucun gobelin n’est revenu ici par la suite. Les cadavres appartiennent à une bande que nous connaissons, dont l’antre se trouve à plusieurs nuits de course au nord-ouest d’ici. Il n’y a aucune victime parmi les assaillants, ce que je trouve très inquiétant. S’il s’imposait un chef de guerre capable de coordonner des attaques aussi efficaces, les peuples libres de Rhudaur et de la vallée septentrionale de l’Anduin auraient à souffrir ! D’autant que de puissantes armes semblent avoir été utilisées – peut-être des sortilèges des guerres de jadis ! Vous pouvez descendre ! finit-il à l’adresse de Gandalf et Thráin.
Lorsqu’ils furent à proximité, il reprit :
– Que pensez-vous de ces blessures et ces traces calcinées, Gandalf ? Pourrait-il s’agir de feux de guerre du royaume d’Angmar ? Ou d’une bête fauve ? Ou…
– Je n’ai jamais rien vu de tel depuis les jours anciens, murmura le magicien sincèrement inquiet. Mais il ne me parait pas plausible d’imaginer un dragon, si c’est ce que vous avez en tête.
– Alors comment expliquez-vous ces traces ? demanda Thráin.
Une empreinte dépassait de sous un cadavre calciné. On déplaça le corps. Il ne restait qu’un dessin partiel, quoique net, d’une grosse patte à trois doigts crochus, d’environ deux paumes d’envergure. Arathorn explora soigneusement les environs, mais le terrain était trop sec et la piste ancienne. Aussi ne découvrit-il que quelques traces, qu’il put néanmoins suivre sur moins d’un mille, après quoi elles se perdaient dans les éboulis de gneiss en direction de la montagne.
Perplexe, Gandalf écarta l’hypothèse d’un grand aigle : l’animal ne se serait pas attaqué à des proies au fond d’un ravin aussi encaissé, entouré d’arbres, et ne se serait pas déplacé à terre sur une distance aussi longue. Le seul animal qui pût correspondre à cette empreinte ne vivait pas dans le nord, et le magicien s’abstint de mentionner cette horreur, tapie au fond des grands ergs désertiques au sud du Mordor. Mais le mystère des empreintes restait entier…
Soudain, un rapide caquètement se fit entendre derrière un fourré en même temps qu’un froissement vif. Arathorn tira sa longue épée par pur réflexe tandis que Thráin tombait en garde et que Gandalf levait son bâton.
Deux petites grives sautillèrent de sous un buisson de genêts en balançant la queue. Thráin s’exclama, une pointe d’espoir dans la voix :
– Il y avait d’anciennes espèces d’oiseaux intelligents et fidèles autour du Mont Solitaire jadis. Peut-être la lignée de Durin aura-t-elle la chance de croiser ici même, des représentants de ces nobles races ?
Mais les grives prirent leur envol pour se percher qui sur l’épaule de Gandalf, qui sur la main levée d’Arathorn. Le grand nain avait cru un instant en un signe encourageant, en quelque présage inopiné. Il se renfrogna en voyant Arathorn flatter le petit oiseau qui l’avait approché de temps en temps tout au long de leur périple. Un peu à l’écart, Gandalf caquetait vigoureusement avec son oiseau maintenant perché sur l’extrémité de son bâton.
Le trio, ébranlé par sa découverte, rejoignit la compagnie qui peinait au flanc d’une colline de bruyère. Un accord tacite les avait liés immédiatement : le doute des chefs, induit par leur découverte, ne devait pas entacher l’allant de leurs compagnons.
Les grives étaient déjà reparties en discrets éclaireurs. Les compagnons et leurs animaux de bât progressaient vers la montagne, suffisamment proches à présent pour distinguer les irrégularités du cône gris. La partie inférieure s’évasait comme la robe grise d’une duchesse s’étale sur la pelouse de son parc. Le plateau, de plus en plus accidenté aux approches de la montagne, s’élevait lentement jusqu’à ses pentes basses. Bientôt l’oiseau d’Arathorn revint virevolter autour du dúnadan, qui chargea Hirgon d’une course rapide. Au retour du rôdeur quelques heures après, il proposa d’infléchir l’itinéraire de la compagnie un peu plus au nord, vers une route qui semblait mener à la montagne.
Thráin et Gandalf balancèrent un instant dans le soir déclinant. Leur progression avait été lente mais discrète jusqu’à présent. Arathorn promena un regard désabusé sur les nains, crottés et fatigués, qui luttaient pour diriger leurs montures dans un terrain spongieux :
– Je crois que nous ferions bien de trouver un abri pour la nuit. Nos forces déclinent avec le jour. Vous prendrez une décision plus avisée à la lueur du matin.
Gandalf se rangea à cet avis. Le chef nain prit encore sur lui d’acquiescer, remâchant sa rancœur envers le dúnadan qui n’avait, en réalité, toujours pas abandonné le commandement.
La troupe se pelotonna au fond d’un ravin abrité du vent du nord. Ils se permirent deux petits feux car la nuit promettait des températures hivernales. Les nains sortirent des manteaux de fourrures de leurs paquets et montèrent en quelques instants des tentes de toile cirée. Le hobbit admira cette organisation et cette énergie face aux éléments. Les dúnedain se montraient tout aussi compétents, mais leurs manières étaient tout en dissimulation et en fusion avec les éléments.
– Le nain fait front, le dúnadan tourne l’obstacle ! observa Gerry, enveloppé dans les couvertures de Fondcombe.
Il eut du mal à retrouver ses esprits lorsque Gilhael et Krὸrin vinrent l’éveiller pour son tour de garde.
Lorsqu’il s’était endormi, la lune ne montrait qu’un mince croissant naissant, à peine discernable. À présent la pénombre recouvrait le vallon d’une chape que ne perçaient que les cendres rouges des feux, clignotant dans la brise. Durant la nuit, un plafond nuageux, bas et dense, semblait s’être formé. Le hobbit ranima les feux et se posta comme à son habitude, sur une petite éminence et à l’abri d’un buisson. L’orage éclata une heure avant l’aube, déclenchant des cataractes qui dévalaient vers le fond du ravin, et contre lesquelles les toiles des nains étaient d’un maigre secours. Après quelques minutes de cette trombe, notre troupe n’eut pas d’autre choix que de rassembler ses effets et clopiner dans la direction suggérée par les rôdeurs.
Après deux heures d’un combat exténuant contre l’orage, ils atteignirent enfin une étendue pavée, défoncée, glissante et instable, mais qui leur parut infiniment plus praticable que les tourbières gluantes qu’ils venaient de quitter. L’aube avait certainement percé derrière le rideau de pluie, puisqu’ils se voyaient les uns les autres. Cependant la compagnie dut stationner là deux heures de plus, le temps que Hirgon et Ingold repêchent Bárin et Nὸrin, égarés dans la tourmente.
Il fut décidé d’avancer coûte que coûte, le moral de la troupe s’abaissant de façon préoccupante, à l’arrêt sous une pluie battante. Gandalf sortit son fameux remède et distribua du cordial d’ Imladris. Le hobbit, juché sur un poney et revigoré par la précieuse boisson, grignota un petit quelque chose, plus pour la sensation d’une nourriture solide que pour ses vertus revigorantes. Un des poneys souffrait d’un postérieur. Sa charge fut répartie entre nains et poneys. Malgré les soins de Frerin et Ingold, la pauvre bête progressait beaucoup trop lentement.
Comme il était hors de question de l’abandonner, les deux compères restèrent en arrière-garde en compagnie de Bera, tandis que le gros de la troupe cheminait devant plus rapidement. La route pavée disparaissait parfois, mais malgré tout, la chaussée facilitait la marche. La pluie, épaisse et froide, continuait à tomber, sans que les voyageurs ne parvinssent à discerner autour d’eux, le moindre indice qu’ils progressaient. À deux reprises, ils durent descendre au fond d’un ravin inondé car le pont de pierre d’autrefois avait été détruit, mais dans l’ensemble, ils avancèrent sans s’en rendre compte à une vitesse bien plus élevée que par les traîtres ravins de la lande.
Quelques éclaircies encourageantes tournèrent court dans la journée, la pluie reprenant de plus belle. Lorsque la luminosité s’abaissa à nouveau, la troupe vit se profiler sur sa gauche, un talus de bruyères parsemé de pierres levées ou tombées. Elles présentaient la forme de guerriers nains, casqués et en cotte, une hache au côté, et dont les barbes taillées en trois mèches tressées dégouttaient en silence.
Soudain le talus s’effaça en une ouverture large et sombre. Sans même se concerter, les compagnons s’engouffrèrent dans l’abri providentiel. Gandalf fit un peu de lumière. Une meute de loups semblait autrefois avoir fait son antre de la grande pièce. Il n’en restait à présent que quelques pelisses calcinées. Nár déclara qu’il s’agissait d’un poste avancé, une sorte de guérite des nains gardant la route d’accès. Ladite guérite – dont les dimensions avoisinaient tout de même les trois ou quatre perches – fut fouillée, mais les nains ne découvrirent que quelques alcôves et réserves pillées. Thráin tenait à redonner quelque lustre au poste de garde et ordonna de le nettoyer de fond en comble. À l’entrée une petite gargouille brisée déversait les eaux de pluie dans un bassin fendu. Après avoir soigneusement assaini les lieux par un feu concocté par Gandalf, les nains surexcités eurent tôt fait de brosser, gratter, récurer, décaper, balayer et rincer le moindre recoin du sol et des murs, réparant, redressant et re-scellant ici et là ce qu’ils pouvaient. Les aventuriers s’installèrent alors, dans un confort qui leur parut royal, en comparaison des cataractes qui persistaient à tomber alentours.
La pluie cessa enfin au cours de la nuit. Mais peu avant l’aube, le sommeil de la troupe fut troublé par des hurlements de loups, qui provenaient du sud-est. Ils virent arriver Frerin et Ingold, tirant un poney qui roulait des yeux épouvantés. Des ombres furtives s’esquivèrent lorsque des torches sortirent du poste de garde.
Ingold expliqua qu’ils avaient longuement cheminé, aussi lentement que le nécessitait l’état du poney, qu’il avait pourvu d’une attelle. La pluie avait cessé depuis une heure environ, lorsqu’une meute de loups affamée les avait pris en chasse. Par chance, Bera avait pu allumer des torches grâce à son charbon ardent, ce qui les avait certainement sauvés d’une mort atroce. Dans le regard de la Bearnide couvait encore le feu du combat et de sa haine envers les hordes de loups.
Ils soignèrent les blessures de leur brave arrière-garde et attendirent le matin.