Confusions des genres

Chapitre 24 : La déchirure

Catégorie: T

Dernière mise à jour 21/03/2013 18:16

– Ah, vous voilà mes petits !

– Bonsoir Grand-Mère, répondit André. Tu n’es toujours pas couchée à ce que je constate. Vraiment, tu te fais toujours trop de soucis, tu ne devrais pas rester ainsi à m’attendre.

Tandis qu’il la morigénait ainsi gentiment, André voyait bien que sa Grand-mère regardait derrière lui, puis à gauche et à droite, et enfin par une fenêtre à travers laquelle il était bien entendu impossible d’apercevoir quoi que ce soit pour cause de nuit d’encre.

Il allait ouvrir la bouche pour lui demander ce qu’elle cherchait lorsqu’elle le précéda de peu :

– Mais dis-moi, qu’as-tu donc fait d’Oscar ? Tu ne l’as pas une fois de plus abandonnée toute seule, j’espère !

– Quoi ? Oscar ? Mais de quoi parles-tu ? Je ne l’ai pour ainsi dire pas vue de la journée ! En tout cas pas depuis ce matin. Et vu son humeur, c’était sans doute plus sain…

– André Grandier, comment oses-tu… ? Parler ainsi de ses maîtres… Espèce de vaurien, tu l’as encore laissée toute seule, et toute la journée qui plus est ! Qui sait ce qui peut lui arriver, elle…

– Grand-Mère, je t’en prie, c’était quartier libre aujourd’hui, et puis j’avais à faire. Elle aura profité de sa journée pour se calmer, et de sa soirée pour faire une balade, s’aérer l’esprit – Dieu sait que ça ne peut pas lui faire de mal en ce moment !

– Quartier libre pour elle, bougre d’âne, pas pour toi ! Et non, elle n’est pas partie se promener : elle avait l’intention de se rendre à l’invitation de Monsieur de Mézière, qui donne un bal, et je ne l’ai pas vue depuis le début de l’après-midi, mais je ne m’inquiétais pas, je te croyais avec elle, et…

Elle n’eut pas le temps d’achever : André gravissait déjà quatre à quatre l’escalier de service après s’être saisi d’une chandelle au passage.

Elle avait recommencé ! Elle avait profité de son absence pour se rendre à nouveau à un bal sans lui ! Malgré ses plaintes le matin même à l’encontre de l’incommodité des robes de cour, avait-elle enfilé de nouveau son accoutrement de la veille ? Combien d’hommes l’avaient ce soir tenue dans leurs bras, avaient dansé avec elle, avaient effleuré sa peau nue ? Et lui… l’autre, celui qui tenait bien trop de place dans les pensées d’Oscar, s’était-il également rendu à ce bal ? Pour lui, s’était-elle à nouveau grimée en ce qu’elle était de naissance, mais aussi en qui elle n’était pas réellement ?

Le cœur battant de la rapide ascension mais aussi d’appréhension de ce qu’il allait trouver, ou plutôt n’allait pas trouver, il arriva devant la porte des appartements d’Oscar et, les sachant vides, y entra en trombe.

Il traversa l’antichambre sans s’arrêter, poursuivit dans la chambre à coucher et fila droit sur la garde-robe qu’il ouvrit. Là se trouvaient suspendues nombre de vestes et gilets, de cour ou d’uniforme, ou de simples vêtements pour la campagne. Il déplaça encore quelques cintres : capes, manteaux… mais nulle robe de cour !

Enfer ! Elle avait donc récidivé ! Et cette fois-ci, dans son dos… Dieu que cette pensée était plus douloureuse encore…

Abattu, il laissa le poids de son accablement lui courber l’échine, pesant sur ses épaules affaissées, lui faisant baisser la tête.

Il lui sembla alors apercevoir quelque chose briller au sol, et il s’accroupit en approchant la chandelle pour mieux voir. Là, à terre, roulée en boule comme un vulgaire chiffon gisait une superbe étoffe, apparemment de belle taille. Un brocart brodé de fils d’argent qu’André reconnut aussitôt. Il tendit une main fébrile pour empoigner une partie du tissu et se releva. Posant son chandelier sur une console proche de là, il prit l’habit à deux mains pour le tenir à bout de bras devant lui : la robe d’Oscar !

Ou plutôt la robe de sa sœur, qu’elle avait portée la veille. Ainsi donc ses craintes étaient injustifiées : Oscar n’entendait pas rejouer les Cendrillon ce soir. Il s’en sentit immensément et coupablement soulagé ; apparemment Oscar avait simplement fourré le vêtement par terre sous ses manteaux d’hiver après l’avoir ôté. Amusé, il pouvait presque voir la scène se jouer devant ses yeux : énervée de devoir se battre ou se contorsionner pour sortir de cet habit malcommode qui l’avait gênée toute la soirée, elle le roulait rageusement en boule avant de le balancer au fond de la garde-robe pour mieux l’oublier. Du moins était-ce ce que la jalousie d’André espérait.

Un André qui se trouvait maintenant face à un autre problème : à l’imaginer ôtant sa robe, il se trouvait logiquement qu’à présent l’Oscar de son esprit se retrouvait en petite tenue ! Et ça, non, non et non, il ne devait pas, absolument pas l’imaginer, si tentant que ce fût ! Et puis elle pouvait maintenant rentrer d’un instant à l’autre : que dirait-elle en le trouvant dans sa chambre à tripoter sa robe tandis qu’elle n’y était pas, et dans un état… disons… troublé ?

Respirant un bon coup, il décida de se changer les idées en mettant un peu d’ordre à cette garde-robe, espérant que cela en remettrait également dans son esprit perturbé, traversé en peu de temps par un flot d’émotions diverses depuis à peine trois minutes qu’il était rentré au bercail. Il secoua la robe pour la défroisser et l’étendit sur le lit avant de lui trouver un cintre lorsque son attention fut attirée par un détail au niveau de la jupe.

Un gros détail.

Là, à mi-hauteur, du côté du genou gauche béait une déchirure dans ce tissu somptueusement brodé. Les bords s’effilochaient donnant un côté plus flou aux contours de cet accroc. "Accroc" semblait d’ailleurs être un mot bien faible pour qualifier cette déchirure qui devait bien faire sa demi coudée de longueur, laissant apparaître le couvre-lit d’Oscar entre les deux bords du tissu ; cette vision évoquait à André des mâchoires aux crocs acérés se délectant à l’avance de l’intimité de la jeune femme, salivant à cette idée en laissant s’écouler vers ce dessus de lit moelleux des fils argentés brillant tels des filets de bave dégoulinant sur cette blancheur satinée.

Était-ce là l’"accroc" qui contrariait tant Grand-Mère le matin même ? Très certainement, et maintenant qu’il pouvait en constater l’ampleur il comprenait parfaitement sa préoccupation, et la rejoignait même pleinement dans l’inquiétude dont elle avait alors fait montre.

Qu’était-il donc arrivé à Oscar à ce bal de l’Opéra ? Comment sa robe avait-elle été ainsi déchirée ? Pas simplement en dansant, André en était certain. Il avait bien remarqué qu’elle n’était pas experte à manœuvrer cet engin insolite qu’était une robe à paniers, et il était plausible qu’au cours de cette soirée elle connût quelques petits incidents dont sa robe eût à pâtir, mais de là à la déchirer sur une telle longueur il y avait un pas certainement bien plus grand que ceux qu’elle avait bien pu faire équipée de la sorte, et qu’André se refusa à franchir. Non, une simple maladresse en descendant de voiture n’aurait pas lacéré sa jupe sur un pied de hauteur. Pas ainsi.

Non décidément, cette déchirure ressemblait bien trop à celles qu’avaient déjà arboré ses propres vêtements ou ceux d’Oscar suite à un entraînement d’escrime un peu trop poussé, à une des nombreuses péripéties qui ne manquaient jamais de leur tomber dessus au gré des aléas de l’exercice des fonctions de colonel de la garde, ou à une rixe contre des lourdauds avinés dans une quelconque taverne.

Mais la veille au soir Oscar n’était ni le colonel de la garde en fonctions ni une outre à vin échouée dans un estaminet à la clientèle douteuse : aux yeux de tous, elle était une dame prenant part à un bal. Aucun risque dans ce rôle-là de se retrouver au cœur d’une bagarre… Non, dans ce rôle de composition qu’elle s’était elle-même choisi pour la soirée, elle n’aurait eu aucune raison de se battre.

Mais alors, se dit André, si elle ne s’était battue… peut-être s’était-elle débattue ? Avait-elle eu besoin de se défendre contre quelque chose ? …Quelqu’un ? Un homme ?

Un homme lui avait-il donné quelque raison de se débattre…?

Mon Dieu, non ! Pas cela !

Pourtant… cette déchirure juste à cet emplacement… à sa jambe… ce serait cohérent avec… avec ce type d’agression. Celle d’un homme sur une femme qu’il pense convaincre dans un premier temps, soumettre lorsqu’il voit qu’elle résiste…

Qui ? Qui avait bien pu oser ? Qui avait tenté de poser ses mains vicieuses sur Oscar ? Qui était allé jusqu’à déchirer son vêtement ? Quel être abject avait osé ? André le broierait de ses mains s’il savait qui c’était, le lacèrerait de ses ongles, le labourerait de ses poings nus, le…

Nul doute qu’Oscar lui avait déjà donné un avant-goût de tout cela, mais elle n’aurait pas dû avoir à le faire. Il aurait dû être là. Depuis le début. À ses côtés quoi qu’elle fasse, ainsi qu’il s’en était fait le serment.

Mais qui avait bien pu…? Quel homme avait si peu de respect de lui-même pour s’oublier au point d’essayer de forcer une femme ? De s’imposer à elle ? L’immonde méritait un millier de fois les tourments qu’André se proposait de lui infliger. Profiter de sa proximité physique avec une femme… de l’absence de qui que ce soit d’autre… de sa force physique… pour avancer vers elle et la maintenir contre soi… la coincer et en profiter pour mettre ses mains et plus encore sur elle malgré ses tentatives pour se débattre… et même aller jusqu’à déchirer son vêtement ! Ce ne serait pas lui, André Grandier, qui commettrait jamais pareille ignominie ! Quel abject personnage, quel semblant d’homme, quelle pitoyable tentative d’humain pouvait s’avilir de la sorte ? Se rendre coupable de semblable infamie ? Et tout cela pour quoi ? La perspective de quelques secondes d’un plaisir égoïste ? Ce misérable rebut était-il à ce point dénué d’humanité et de droiture qu’il fût capable d’en ressentir en pareilles circonstances ?

Et évidemment, elle n’avait rien dit de tout cela à qui que ce soit, même si Grand-Mère semblait se douter de quelque chose. Mais le colonel de Jarjayes ne se confiait pas. Jamais. Cependant l’humeur déplorable qu’Oscar avait manifestée au réveil s’expliquait maintenant largement à la lumière de cette laconique déchirure dans un simple bout d’étoffe : elle s’était préparée à une soirée de féérie auprès de l’homme qui occupait (bien trop) ses pensées voire son cœur, et elle se retrouvait la proie de la lubricité du premier quidam venu.

Du moins fallait-il espérer qu’il s’agissait effectivement du premier quidam venu, et non de…

Si jamais, si jamais il avait osé se laisser aller à… Alors qu’elle lui faisait confiance, lui vouait une admiration sans bornes ? Si cela était, comment se remettre de pareille trahison de la part d’un homme qu’elle respectait, affectionnait, un proche pour lequel elle éprouvait des sentiments si forts ? Un ami, et même bien plus que cela pour elle ? Un homme auquel elle aurait confié sa vie et son honneur sans hésiter un seul instant ? Oui, si cela devait arriver, comment guérir de cette blessure à l’âme et au cœur ?

Mais non, pas lui, Axel de Fersen n’était pas de ces hommes-là. Et pour commencer, il n’en avait nul besoin, il côtoyait suffisamment de dames bien disposées à son endroit pour ne point avoir à recourir à moyens si ignominieux. D’autre part André le croyait sincèrement homme d’honneur et le respectait pour cela. Aurait-il été lui-même autre chose qu’un domestique qu’il aurait pu le considérer comme un ami.

Non, ce ne pouvait être lui. Mais alors qui, bon sang, qui ? Un nom, qu’il puisse le maudire encore et sans fin ! Un nom à honnir et à exécrer ! Et un visage à frapper, cogner, rosser jusqu’à s’en écrouler d’épuisement !

En attendant, il reporta toute sa rage sur cette pauvre robe. Pauvre robe, vraiment ? Elle n’était pas étrangère à tout cela… C’était également de sa faute, à cette robe qui avait transformé le colonel en simple fille. Anonyme. En quelqu’un d’autre. En frivole coquette. En midinette enamourée d’un bellâtre nordique. En proie potentielle. En victime ?

Il saisit l’offensante toilette à deux mains et d’un coup sec la déchira plus encore, achevant de ruiner le travail de Grand-Mère. Ainsi, cette maudite robe ne ferait plus de mal à qui que ce soit, et Oscar ne risquait pas de la ré-enfiler un jour. Mais cela ne suffit pas à le calmer, bien au contraire. Il tira alors de toutes ses forces sur le corsage sans parvenir à lui faire subir le même sort, s’acharna dessus quelques secondes de plus puis, renonçant, fourra le tout en boule d’un geste rageur au fond de la garde robe, à l’endroit même d’où il l’avait extirpée un peu plus tôt et referma la porte pour ne plus la voir.

De toute façon il y avait plus important : Oscar. Il lui fallait commencer par se calmer. Respirer profondément, à pleins poumons. Voilà. Encore. Oui, c’était déjà mieux.

Dire qu’il l’avait laissée seule presque toute la journée ! Dire qu’il l’avait laissée poursuivre seule son enquête, se rendre seule à ce bal ! Car nul doute que c’était cette fois-ci pour raisons purement professionnelles, ou plutôt obsessionnelles, qu’Oscar s’était rendue chez ces Mézière qu’elle ne connaissait guère mieux que tous les autres…

Il se fit la promesse que désormais, qu’elle le veuille ou non et surtout quelles que soient son humeur ou les rebuffades qu’il aurait à essuyer, il serait là. À ses côtés. Veillerait sur elle. L’assisterait. Redeviendrait son ombre fidèle. Son ange gardien. Que tant qu’il serait à ses côtés, elle n’aurait rien à craindre. Qu’elle serait protégée de la lubricité des hommes quand il serait auprès d’elle. Et qu’il donnerait tout pour elle, pour la protéger. Qu’un jour il donnerait sa vie pour elle.

En attendant, elle n’était toujours pas de retour. Il savait qu’il allait l’attendre, qu’il ne pourrait aller se coucher tranquillement dans son lit sans s’être assuré qu’elle était rentrée sans encombre. Mais si elle le trouvait à l’attendre dans sa chambre elle risquait de le mal prendre, ou au mieux elle moquerait son inquiétude de mère poule et lui dirait que décidément, sa grand-mère déteignait sur lui.

Il décida donc de s’installer nonchalamment au rez-de-chaussée avec un bon livre pour ne pas donner l’impression de l’attendre, même s’il se doutait bien qu’elle ne serait pas dupe. Il n’échapperait certainement pas à la petite phrase sur son indéniable parenté avec Grand-Mère.

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