Confusions des genres

Chapitre 25 : La bonne samaritaine

Catégorie: G

Dernière mise à jour 09/11/2016 04:15

« Levant les yeux, il vit les gens riches qui mettaient leurs offrandes dans le tronc du trésor. Il vit aussi une veuve misérable y déposer deux piécettes. Alors il déclara : "En vérité, je vous le dis : cette pauvre veuve a mis plus que tous les autres. Car tous ceux-là ont pris seulement sur leur superflu pour faire leur offrande, mais elle, elle a pris sur son nécessaire : elle a donné tout ce qu'elle avait pour vivre". » (Luc, 21, 1-4)

 

 

Ouille.

Aïe.

Aïe aïe aïe aïe aïe ma tête !

Ça tape. Ça cogne. Pourquoi ça cogne comme ça ?

Et pourquoi fait tout noir ?

Oh ma têêêête ! Bon sang, bouger me paraît au dessus de mes forces…

Ah d’accord, le noir c’est parce que j’ai les yeux fermés.

Pour le reste…

Suis-je allongée ? Pourquoi mon lit gratte-t-il comme ça ? Et pourquoi donc paraît-il si dur sous moi ? J’ai l’impression de m’y enfoncer, et pourtant il semble tout de même trop ferme.

Suis-je seulement dans mon lit ? Suis-je seulement dans un lit ?

Allons bon, à tous les coups, nous avons encore passé une soirée agitée dans quelque taverne… Bon sang, il faudrait vraiment que j’arrête ça ! Je m’étais pourtant promis…

Ouch, mon crâne ! Pardieu, je n’ai vraiment pas dû y aller de main morte car je ne m’en souviens même pas !

La dernière chose dont je me rappelle… allez, cherche Oscar… dernière chose… bal, je crois… une femme… Oh non ! Par le sang du Christ, je n’aurais tout de même pas fait ça ??!

Mais non, allons… stupide idée. Respirons un bon coup. Vérifions…

Oh Seigneur ! Mon bras est de plomb, je ne sais pas même si je l’ai effectivement bougé, ou bien si je n’ai que fantasmé l’avoir fait. Ah si, il semblerait bien que je l’aie vraiment levé, il vient de retomber sur le matelas.

Est-ce seulement un matelas ? Et comment se fait-il que mon drap soit si rêche ? Suis-je seulement bien rentrée chez moi ? Rentrée d’où ? André ne m’aurait-il pas ramenée, cette fois-ci ?

Cherche mieux, Oscar. La dernière chose… dernière image… lumières… lustre… brillants… rire… vitre…

Noir… rues… venelle… ombre… forme… silhouette… noire… rire… André… André !

ANDRÉ !!!

NON !

o ~ o ~  o

 

— ANDRÉ !

— Ah, ça y est, vous émergez enfin !

Oscar s’était redressée d’un coup sur son séant, ouvrant enfin les yeux.

Les environs lui étaient encore flous. Plissant les paupières et accordant à sa vue le temps d’une mise au point, elle mit quelques secondes à sortir du brouillard dans lequel elle s’était éveillée. Elle put ensuite examiner son environnement immédiat.

Une petite pièce. Un parquet inégal, vermoulu par endroits. Des murs blanchis à la chaux.

Sur celui de droite, une petite fenêtre à croisillons laissait pénétrer avec parcimonie les premiers rayons blafards d’une aube sans doute encore timide. Étrangement, certains des carreaux semblaient plutôt crasseux à en croire la peine qu’avait la lumière à les traverser, tandis que d’autres paraissaient d’une propreté irréprochable tant ils laissaient parfaitement passer les rayons sans aucun obstacle.

Vers sa gauche, une petite table de bois, usée mais propre, et une simple chaise qui aurait bien eu besoin d’être rempaillée.

Et juste à côté d’elle, sur un petit tabouret de bois brut trônaient une cuvette en faïence à la paroi fendillée et son broc de toilette ébréché.

Enfin, Oscar acheva son inspection par sa propre couche : on l’avait installée sur le seul meuble d’importance de cette pièce : c’était un grabat faisant office de lit, constitué d’une planche de bois montée sur pieds, garnie d’une paillasse mollassonne et affaissée qui avait certainement connu — il y avait de toute évidence bien longtemps — des jours meilleurs. À travers l’étoffe grossière qui en concevait l’enveloppe, Oscar pouvait sentir les brins de paille la piquer ça et là, transperçant le fin et délicat tissu de sa chemise et de ses culottes. On l’avait également recouverte d’un drap rêche mais propre dont le toucher rugueux était ce qui l’avait amenée à réaliser que contre toute attente elle ne s’était pas réveillée dans l’habituel confort de son propre lit.

Le "on" qui avait ainsi pris soin de la coucher puis de la couvrir devait selon toute vraisemblance être cette inconnue qui venait de l’apostropher somme toute assez familièrement, et qui à présent la détaillait d’un air empreint de sollicitude.

Il s’agissait d’une femme qui devait avoir dix à vingt ans de plus qu’elle-même — pourquoi donc Oscar lui trouvait-elle un air "maternel" ? — et qui était vêtue fort sobrement mais commodément, comme tout ce petit peuple dont les rues foisonnaient et au milieu duquel on passait sans jamais prêter attention à son accoutrement.

— Bon, vous voilà de retour parmi nous, c’est une bonne chose ! Vous n’avez toujours pas bien bonne mine, mais au moins maintenant vous êtes conscient…

Tout en parlant, l’inconnue frottait quelque chose, les mains trempant dans un sceau en fer blanc qu’elle venait de poser sur la petite table.

Assise depuis quelques temps déjà, Oscar sentit des élancements sous son crâne à chaque battement du sang dans ses tempes. Elle remarqua alors que son front et l’arrière de sa tête lui paraissaient être enserrés dans quelque chose. Elle y porta la main droite : un morceau de tissu, ou plutôt des bandes de tissu barraient son crâne, se frayant un chemin sous les mèches de ses cheveux. Ceux-ci semblaient collants sous ses doigts en certains endroits ; elle regarda alors sa main : des croutes brunâtres mêlées à des traces poisseuses vaguement rougeâtres s’y étaient accrochées.

Et le souvenir de la nuit passée lui revint plus précisément encore : la poursuite, l’ombre de la silhouette d’André, ce rire qui résonnait encore à ses oreilles, et un coup assené sur son crâne au point de lui faire perdre connaissance.

Et au point également de lui ouvrir le cuir chevelu, à en croire ce qu’elle constatait sous ses doigts.

— Non, ne touchez pas ! Vous allez rouvrir la plaie.

La femme avait sorti les mains du seau et se dirigeait vers son lit. Sur ses avant-bras aux manches retroussées, Oscar pouvait voir dégouliner des gouttes d’eau légèrement rosées, et elle comprit alors : qui que fût cette femme et quelles que fussent les circonstances dans lesquelles elle l’avait prise en charge, elle avait épongé sa plaie à la tête, l’avait nettoyée puis l’avait pansée, et enfin avait veillé sur son sommeil jusqu’à son réveil. Tout le reste, par contre, demeurait un mystère.

Sa garde-malade sembla comprendre ces interrogations muettes, car elle entreprit de lui donner les explications qui lui faisaient défaut :

— Je vous ai trouvé dans la rue, par terre, en rentrant de… Bref, d’abord j’ai pensé avoir affaire à un de ces beaux messieurs qui aurait un peu trop bu, mais ensuite j’ai vu le sang, et puis vous ne sentiez pas tellement la bibine. Alors j’ai appelé ma petite voisine pour qu’elle m’aide à vous monter. D’ailleurs vous êtes léger comme une plume !

Tout en livrant ce court récit, elle s’était essuyé les mains, avait versé de l’eau dans la cuvette et déposé sur le bord du chevet un linge qu’elle était allée prendre sur une corde tendue à la fenêtre.

— Ensuite nous vous avons couché dans mon lit et pansé. Rassurez-vous, rien de méchant, mais le crâne, ça saigne toujours beaucoup. Une fois nettoyé, vous étiez déjà plus présentable. Mais alors, imaginez ma surprise lorsque la petite m’a dit qu’elle vous connaissait !

La petite ? Quelqu’un qui la connaissait ? Dans cet endroit ? Dans cette bâtisse plus que modeste ?

Comme une autre réponse à ces nouvelles interrogations, l’unique porte s’ouvrit, et un visage familier à Oscar — bien qu’elle ne l’eût plus vu depuis bien longtemps — fit son apparition dans l’encadrement du chambranle.

— Rosalie !

— Oh, Oscar…

o ~ o ~  o

 

La cuillère replongea dans le bouillon clairet qui avait essentiellement le goût d’eau chaude, c'est-à-dire de pas grand-chose. Si, quand même, il y avait aussi une très vague saveur d’un quelque chose imprécis à force d’être dilué, peut-être un légume, et un petit soupçon de salé. Du lard ? Improbable, Oscar n’en retrouva ni un seul morceau, ni le caractéristique goût fumé. Pourtant quelques rares yeux de gras surnageaient en surface, venant donner un tout petit peu plus de saveur à l’ensemble.

— Pardonnez-moi, ce n’est sans doute pas très bon, s’excusa son hôtesse, mais il n’y avait plus grand’chose à mettre dans la soupe ce matin.

— Comment ça, "ce matin" ? répliqua Rosalie sur un ton badin. Nous n’avons jamais grand’chose à y mettre ! ajouta-t-elle en riant.

Oscar leva un œil surpris sur Rosalie. Rosalie, petit oiseau trop tôt tombé du nid, qu’elle avait recueillie chez elle et dont elle avait pris soin comme d’une petite sœur. Rosalie, qui les avait quittés contrainte et forcée pour vivre parmi la famille de Polignac. Rosalie, qui après avoir grandi dans la misère, la faim, et le désespoir qui les accompagnait, avait connu le beau monde et l’insouciance du lendemain. Et qui pourtant, venait-elle de lui apprendre, avait choisi de quitter cette vie d’opulence et de sécurité pour retourner à une existence faite de labeur et d’incertitude. Pourquoi donc cela ? Oscar n’était pas sûre de bien le comprendre. Ou peut-être que si ? Rosalie lui avait parlé de décalage avec un monde qui finalement n’était pas le sien, de refus, de choix. D’une vie conforme à ce qu’elle se sentait vraiment être. D’appartenance à des mondes différents. De la fierté de vivre de son travail aux halles voisines. Même au prix d’une perte de confort évidente… Au prix de l’incertitude et des efforts quotidiens.

En regardant mieux autour d’elle, Oscar vit que ce qu’elle avait en premier lieu pris pour de la crasse à certains endroits de la fenêtre était en fait du papier huilé utilisé pour boucher un carreau cassé, et que là où ils lui avaient paru de prime abord parfaitement nettoyés, ils étaient en réalité totalement manquants, l’air et la lumière entrant alors dans la pièce sans obstacle aucun, par les croisillons entièrement dégagés.

Puis elle posa son regard sur la bonne Samaritaine qui lui avait porté secours et sur Rosalie à ses côtés : toutes deux affichaient un air désolé de ne pouvoir offrir pitance plus digne de son rang à pareil gentilhomme.

— Allons donc, leur répondit Oscar, que me dites-vous là ! Je dois avouer, mentit-elle afin de ne pas froisser celle qui avait eu la bonté de la recueillir, que je n’ai rien mangé d’aussi bon depuis des années.

Malgré tout, le bouillon était chaud et cela lui fit du bien. Combien de temps était-elle restée dehors dans le froid de la nuit, étendue à même le pavé de la ruelle avant que cette femme ne la trouvât ? Cette inconnue qui l’avait soignée, lui avait cédé son lit, avait veillé sur elle, et avait apparemment partagé avec elle le peu de vivres qu’elle avait pour lui offrir ce bouillon. À défaut de la nourrir vraiment, celui-ci l’avait bien réchauffée, remarqua-t-elle en sentant couler dans sa gorge puis son ventre le liquide bien chaud, presque brûlant.

C’est alors qu’une étrange sensation, une pensée nouvelle vint s’insinuer dans son esprit : plus encore que son corps, c’était son cœur que ce bouillon si maigre, mais offert de si bonne grâce malgré l’évidente indigence de son hôtesse, avait réchauffé. Cette petite révélation donna à la modeste pitance une saveur nouvelle et réconfortante qu’Oscar apprécia avec l’excitation que l’on ressent face à une découverte inattendue. Et elle trouva soudain à ce bouillon clairet ce petit arrière-goût indéfinissable et délicieux qu’elle retrouvait dans une chopine partagée entre amis, une orange de Noël ou le chocolat de Grand-Mère que lui apportait si souvent André.

André…

Maintenant qu’elle allait mieux, elle allait pouvoir enfin rentrer chez elle. Et il serait là. Elle le verrait.

À quel moment s’était-elle évanouie dans cette ruelle ? Immédiatement après le coup reçu ? Quelques minutes après ? Quelle était la part de vérité et quelle était la part de délire dans ses souvenirs ? Dans ce qu’elle avait vu ? Qu’elle avait vu, ou qu’elle avait cru voir ?

Elle allait rentrer et il serait là. Elle allait le voir. Ils s’adresseraient la parole. Feraient-ils comme si de rien n’était ? Ferait-elle comme si de rien n’était ? Elle n’était pas sûre, et elle détestait cela. Le colonel de Jarjayes aimait qu’un monde soit fait de certitudes. Il fallait donc qu’elle sache.

D’un autre côté…

D’un autre côté voulait-elle vraiment savoir ? Tout dépendait bien sûr de ce qu’il y avait à apprendre. En fait, elle ne souhaitait pas vraiment savoir, elle voulait être rassurée. Quant à l’autre option…

Non, il n’y fallait pas penser. Il serait toujours temps d’y songer plus tard, si cela s’avérait… Mais de toute façon cette incertitude la rendait folle, lui vrillait l’esprit et la plongeait dans la confusion la plus totale. Alors il faudrait bien qu’elle surmonte ses réticences et qu’elle le confronte. Elle n’allait pas laisser sa mauvaise volonté ni ses émotions prendre le dessus, foi de Jarjayes !

Il lui suffirait de se dire à cet instant là qu’il n’y avait plus de meilleur ami qui comptât, de frère, bref, d’André, mais un suspect à interroger en toute froideur et objectivité. Plus facile à dire qu’à faire, se dit-elle alors, pourtant il lui avait en quelque sorte préparé le terrain dernièrement, à force de se montrer si froid et parfois cassant. Si étranger à celui qu’elle connaissait. Si distant. Si absent.

André…

Le Masque Noir…

André…

Et Oscar réalisa alors que si ces quelques morceaux de légumes noyés dans l’eau claire la réchauffaient tant, c’était que depuis la veille au soir elle avait bien froid à l’âme et au cœur. Que depuis bien longtemps elle n’y avait plus senti de véritable chaleur. À quand donc remontait la dernière fois qu’on lui avait offert une chose aussi précieuse et coûteuse pour celui qui en faisait cadeau que cette modeste écuelle de soupe devait certainement l’être pour cette généreuse inconnue ? Quand donc lui avait-on donné comme ça, pour rien, quelque chose qui ferait à ce point défaut à qui s’en séparait ?  Peut-être jamais, peut-être pas plus tard que la veille encore, elle ne savait pas, elle n’y avait jamais prêté attention. Elle pensait que c’était normal, ou alors qu’il s’agissait là de broutilles, de présents après tout sans grande valeur.

Elle avait tort. Elle avait tort et elle ne l’avait pas vu avant ce jour.

"Je n’ai rien mangé d’aussi bon depuis des années." Et c’était vrai. Finalement, c’était vrai.

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