Confusions des genres

Chapitre 26 : Un contretemps bienvenu

Catégorie: G

Dernière mise à jour 13/05/2013 15:58

Pour la dixième fois au moins, Oscar se traita de lâche. Veule. Couarde. Pleutre. Tout le champ lexical y passait. Mais rien n’y faisait.

Elle se refusait à prendre de suite le chemin du retour.

Pour profiter de ces quelques instants encore où elle pouvait toujours croire en un André droit et honnête. Pour prolonger de quelques quarts d’heure la confiance qu’elle pouvait, qu’elle voulait encore lui accorder. Pour grappiller quelques minutes à ce qui était son univers depuis toujours. Avant que, telle la hache du bourreau, la réponse qu’André lui ferait lorsqu’elle le confronterait ne vînt peut-être trancher net ses illusions, ses espoirs, son passé. Mettre fin à leur présent pour en faire un passé qui ne reviendra plus. Trancher le cours de leurs jours ensemble. Couper une même chair en deux, et en séparer les morceaux encore sanglants. D’un seul mot. Mettant à mort cet univers, ce passé, ce présent dont la voix tant aimée serait peut-être le bourreau.

Alors elle reculait, elle cherchait à repousser l’instant le plus possible. Encore un moment, monsieur le bourreau, un petit moment.

Elle brûlait de savoir, elle se consumait de ne pas savoir ; mais elle ne voulait pas savoir.

Et intérieurement, elle bouillait.

Elle voulait, et elle ne voulait pas. Tout à la fois.

Folle.

Elle devenait folle.

~ o ~ o~ o ~

Afin de repousser un peu plus l’instant de l’inévitable, Oscar s’était finalement trouvé une excellente raison de rester encore un peu à Paris. Une excellente raison qui avait pourtant toutes les allures d’une mauvaise excuse ; mais enfin, il lui fallait bien poursuivre son enquête en interrogeant certains témoins qui pourraient lui dire si oui ou non son meilleur ami trempait dans de louches activités ou avait de douteuses fréquentations. Ou bien certains témoins qui au contraire pourraient la soulager en lui présentant que son ami avait un alibi à l’heure des faits. À moins qu’il ne s’agît de complices ? Comment donc pourrait-elle savoir si on lui dirait alors la vérité ?

Et si l’alibi auquel songeait Oscar était réel, s’agirait-il réellement d’un soulagement pour elle ? Sa raison lui disait qu’entre deux maux il fallait espérer le moindre, et seul le sens moral d’Oscar serait heurté par une inconduite quelque peu libertine et adultérine d’André, qui en aucun cas ne constituerait un coup fatal à leur si longue amitié. Pourtant Oscar sentait bien qu’elle en serait fort chagrinée également. Pourquoi donc ? La réponse en était aisée à formuler : le secret qu’en aurait gardé André aurait été comme une infidélité à leur complicité de toujours, voilà pourquoi cette idée, bien que moins anéantissante que la possibilité d’un André jouant les bandits de grand chemin, laissait à Oscar un goût d’amertume anticipée dans la bouche, et une sensation de malaise au plus profond des entrailles.

Entre deux maux il fallait souhaiter le moindre, et André ne pouvait décemment non plus confier à qui que ce fût, pas même son meilleur ami, que telle ou telle dame lui accordait les honneurs de sa couche. Il était honnête homme et Oscar n’eût point supporté qu’il trahît ainsi leur confiance en compromettant leur renommée. Entre gens de bien, ce qui se passait entre amants se devait de rester entre amants, se raisonna Oscar.

Toujours était-il que la visite mystérieuse qu’André avait rendue la veille dans une maison de la rue Saint-Honoré donnait à Oscar un parfait prétexte pour reculer le moment de regagner ses pénates après cette nuit mouvementée.

Toutefois, à Jarjayes, on devait certainement s’inquiéter de son absence prolongée. Surtout Grand-Mère. Et aussi Andr– non, passons.

Heureuse de cette raison supplémentaire d’ajouter un contretemps à son retour, et honteuse du soulagement que cela lui occasionnait, elle passa à la caserne la plus proche réquisitionner un soldat afin que celui-ci allât porter un message – "de la plus haute importance, service du Roi, ne posez pas de question et au galop !" – au château de Jarjayes : "le colonel a été retenu hier soir à Paris par ses obligations et n’arrivera que vers la mi-journée".

Et maintenant qu’il était une heure suffisamment décente pour se présenter chez quelqu’un, direction la rue Saint-Honoré !

~ o ~ o~ o ~

Depuis l’autre côté de la chaussée, elle contemplait depuis un moment déjà l’encadrement de la porte cochère grande ouverte, sans d’ailleurs réellement la voir…

Ce n’était point tant qu’elle hésitât, non, pas vraiment… seulement elle n’avait soudain plus aucune envie de pénétrer cette cour, cette maison. Elle redoutait ce qu’elle y apprendrait, quoi que ce fût. Elle savait qu’il ne lui serait pas aisé de l’entendre, que ceci concernât la justice du Roi ou bien uniquement les affaires privées d’André Grandier.

Tu es ridicule, Oscar. Reculer pour mieux ignorer n’empêchera rien de ce qui est déjà. Allons, cesse de faire ainsi l’enfant, sois un homme, vas-y et fais face !

Hâtant le pas pour ne pas se donner le temps de tergiverser plus encore, elle traversa la chaussée, franchit la porte cochère et avala d’un pas rapide la distance la séparant encore des deux ou trois marches de pierre qui menaient à la porte principale.

Dieu que son bras lui parut lourd au moment de le lever pour se saisir la chaîne de la cloche et sonner ! Un effet de sa soirée mouvementée ? Pas seulement, lui répondit sourdement une petite voix au fond d’elle-même.

Le bandage ! se dit Oscar en pensant aux évènements de la nuit passée. Afin de ne pas effrayer ses hôtes, elle l’ôta précipitamment et le fourra dans une poche de son gilet.

Il était temps car la porte s’ouvrit sur une femme d’âge moyen dont les cheveux poivre et sel s’échappaient d’un bonnet blanc. Oscar déclina ses nom, titre, grade et qualité afin d’en imposer. Moins elle était sûre d’elle-même et de sa démarche, plus elle devait paraître l’être. Pour elle-même, et vis-à-vis de ses interlocuteurs. Ce afin d’éviter au maximum les questions et les remises en question. Et d’ailleurs il lui sembla que l’énoncé de ses fonctions eût l’effet escompté sur son interlocutrice, qui écarquilla les yeux. Oscar en vînt alors au motif de sa visite. La femme l’introduisit dans le vestibule et s’apprêtait à, selon ses dires, "prévenir Monsieur" lorsque qu’Oscar vit arriver, descendant péniblement l’escalier, l’homme à la fois le plus insignifiant et le plus marquant qu’elle eût jamais croisé.

Insignifiant, car il était petit, maigrelet et vouté, appuyé d’un côté sur une canne à pommeau d’ivoire et d’argent et de l’autre sur la magnifique rambarde en fer forgé de l’escalier. Un petit vieillard comme on pouvait en croiser tant sans les voir. Il sembla à Oscar qu’un coup de vent eût pu l’emporter. Il se déplaçait à pas mesurés. Il paraissait de loin n’être qu’une carcasse recouverte de vêtements.

Marquant, car au fur et à mesure qu’il approchait, Oscar pouvait découvrir son visage : raviné, creusé aux joues, plus ridé qu’un parchemin qu’on aurait froissé en une boule serrée puis déplié, fendu d’une large bouche aux lèvres très fines qui s’étirait sous un nez étroit, assez long et légèrement aquilin. Les cheveux maintenant gris et très clairsemés avaient dû être bruns quelques décennies plus tôt, à en croire la couleur des sourcils désormais parsemés de gris et de blanc. Les traits de son visage semblaient avoir été taillés à la serpe, et Oscar aurait parié que certains des sillons les plus importants qui cheminaient sur ses joues et son front s’y trouvaient déjà du temps de sa jeunesse, marquant dès lors la singularité de ce visage. Avait-il alors été très beau ou bien très laid ? Cela semblait impossible à dire. On pouvait trouver à ce visage tout à la fois la caricature du singe et la majesté du lion – mais un lion très émacié. Vestiges d’une beauté particulière ou d’une laideur formidable, on n’aurait su trancher entre les deux.

Au milieu de ce visage brillaient deux petits yeux marrons, presque noirs d’ailleurs tant ils étaient foncés. Juste en dessous, l’affaissement de la peau avait avec le temps formé deux poches qui de prime abord pouvaient leur donner un air faussement éteint, mais à bien y regarder ils semblaient bien plus vifs qu’il n’y paraissait. Ces yeux-là contrastaient avec le reste du personnage. Ils semblaient être moins vieux que ce corps usé, que ce visage ravagé. Ou plutôt, ils paraissaient ne pas avoir d’âge. Deux yeux qui ne vieilliraient pas. Intemporels. Et perçants.

– Non monsieur, lui dit alors sa domestique, ce n’est pas encore madame Émilie. Votre nièce ne passera que plus tard.

Celle qui devait être la gouvernante de cette maison lui résuma ce que voulait Oscar, et le maître des lieux examina alors son visiteur de pied en cap, ce qui eût pour effet de porter légèrement sur les nerfs d’une Oscar déjà à la fois assez mal à l’aise et plutôt irritée.

– Le commandant de la garde royale en personne, dans ma modeste demeure ! Que voilà un évènement tout à fait exceptionnel, s’exclama avec une ironie non feinte le vieil homme. Oh mais pardonnez ma désinvolture, monsieur, et permettez que je me présente à mon tour : Henri Hercule Ferrier, baron de Coulange. Mais aurais-je donc par hasard fait quoi que ce fût qui déplût à Sa Majesté ?

Oscar n’aima pas du tout le ton nonchalant et nullement impressionné du bonhomme, réalisant que ses tentatives de paraître importante restaient lettres mortes auprès du personnage. Déjà pas très à l’aise avec sa démarche – toute personnelle – elle craignit alors de s’en trouver déstabilisée et décida de se ressaisir.

Elle réitéra sa présentation, cette fois sans passer par l’intermédiaire de la gouvernante :

– Oscar François de Jarjayes, pour vous servir monsieur, annonça-t-elle en s’inclinant brièvement. N’ayez crainte, votre personne n’est point l’objet de l’enquête que je mène – point encore… pensa Oscar – non, mais vous et votre maisonnée pourriez, sans en avoir encore conscience, m’être d’un certain secours dans quelque affaire dont je m’occupe ici à Paris, avant de m’en retourner à Versailles où l’on m’attend tantôt…

Nul besoin pour eux de savoir que personne ne m’a vraiment chargée de l’affaire en question, se dit-elle encore.

– Ma foi, répondit le baron de Coulange d’un air circonspect, s’il était moyen de vous être agréable, monsieur…

– Voici, monsieur : vous viendrait-il souvenir d’une certaine visite que vous auriez reçue hier ?

– C’est que je reçois bien des visites, monsieur, répondit évasivement le vieil homme. Nombre de mes connaissances, ayant bien des égards pour ma vieille carcasse, me viennent visiter à mon domicile, pour cause que je me déplace moins aisément et moins souvent qu’auparavant. Cela nous permet, pour ceux qui sont de mes amis, de converser de vive voix plutôt que par courrier interposé. Et aux autres, cela leur permet de constater que je suis toujours vivant cette semaine !

Oscar rêvait-elle ou bien venait-il de lui lancer un clin d’œil malicieux en même temps que cette dernière phrase ?

– Oh, le gourmanda alors la gouvernante d’un air faussement fâché, voulez-vous bien vous taire ! Plaisanter de pareille chose, vraiment…

– La visite en question, reprit Oscar afin de redresser le cap de la conversation, vous aurait été faite par un homme d’une trentaine d’années, cheveux bruns, dans le courant de l’après-midi.

– Ah, dans ce cas je crains fort de ne pouvoir vous être d’aucune aide, mon garçon.

À ce très familier "mon garçon", Oscar se sentit quelque peu interloquée. Puis elle le mit sur le compte de la différence d’âge entre le baron de Coulange et elle-même, toutefois elle s’en trouva quand même un tantinet dérangée : ce "mon garçon" rendait bien évident que l’homme la considérait plus comme un gentil gamin que comme un officier détenteur d’une part de l’autorité du Roi, et signifiait à Oscar qu’il aurait quelque peine à accorder à sa question toute l’importance qu’elle-même y attachait. D’ailleurs il ne semblait guère désireux de coopérer outre mesure dans cette affaire.

Oscar s’apprêtait à raidir plus encore sa posture en se redressant de toute sa hauteur lorsque monsieur de Coulange poursuivit son explication :

– Voyez-vous, hier j’étais pris à dîner en société à Auteuil, et j’y ai donc passé une bonne partie de l’après-midi, n’en rentrant que pour l’heure du souper.

– Ah mais moi je sais, intervint alors la femme, à l’évidence toute heureuse de pouvoir venir en aide à la gent militaire : l’homme dont vous parlez, avec les cheveux bruns, c’est Madame qui l’a reçu. Elle m’a demandé de leur servir des rafraichissements dans la bibliothèque. Même que ça ne lui faisait pas de mal de sortir un peu de son trou. À Madame, j’entends… Enfin, je veux dire…

Tiens donc ! Ainsi André était effectivement venu voir cette femme…

– Oui, bon, alors… coupa le vieil homme tandis que la gouvernante se perdait dans ses explications, conduisez Monsieur à Madame, dans ce cas Thérèse !

– Eh bien… c'est-à-dire, monsieur…

– Quoi donc, Thérèse ?

– Ben c’est qu’on est le matin !

– Oui, merci bien, j’en ai pleinement conscience, je ne suis pas encore gâteux !

– Eh bien justement, Monsieur sait bien que les matins, Madame n’aime pas tellement être dérangée…

– Je le sais même très bien, et c’est d’ailleurs la raison pour laquelle je vous y envoie vous sans y aller moi-même ! Je ne suis pas assez fou pour cela !

Nouveau clin d’œil, cette fois-ci Oscar en était certaine. Et elle eut alors la surprise de découvrir qu’elle avait fait fausse route : les yeux du baron de Coulange n’étaient plus sans âge, non : ils étaient soudain devenus bien jeunes. Très jeunes. Et pétillants de malice.

Farceurs ?

Et cette fois, c’était lui le gamin. Un gamin espiègle et facétieux, tel qu’elle-même et André avaient pu l’être dans leur enfance, tancés d’importance par Grand-mère lorsqu’ils avaient commis quelque bêtise.

Contemplant avec incrédulité cette scène surréelle qui échappait totalement à son contrôle et dont les protagonistes semblaient avoir un temps oublié jusqu’à sa présence, Oscar se demanda si elle ne ferait pas bien de se rappeler à leur bon souvenir. Mais ceux-ci ne lui laissèrent pas le temps de glisser un mot dans leur conversation animée.

– Vous êtes bien bon de m’y envoyer, protesta la dénommée Thérèse, mais c’est vous qu’elle admire et qu’elle écoute ! Et puis c’est vous son mari ! Moi, je vais encore me faire bien recevoir…

– Balivernes, elle vous obéit mieux qu’à moi…

– Oui, oh ! il n’empêche qu’elle va encore m’attraper !

– Ah, ça, assurément ! lui répondit monsieur de Coulange en guise de baume au cœur.

– Eh bien alors pourquoi n’y allez-vous pas vous-même ? tenta Thérèse.

Écarquillant les yeux, haussant les sourcils, jouant son rôle avec la perfection d’un acteur consommé, le vieil homme répondit alors avec l’air de leur faire une confidence :

– Elle me fait peeeuuur !

Mais cette phrase fut suivie d’une mimique volontairement des plus fausses démentant le propos, et d’un autre clin d’œil qui acheva de convaincre Oscar que toute cette scène n’était que pure comédie comique de la part du vieil homme.

Tâchant de bougonner pour mieux masquer son envie de sourire, la gouvernante s’éloigna en maugréant un "c’est bon, je vais prévenir Madame" porteur de la plus mauvaise grâce qu’elle parvint à y mettre sans s’esclaffer tout de bon. En guise de soutien, ou pour mieux souligner sa petite victoire, son maître lui lança :

– Et puis je vous connais trop bien ma chère Thérèse, vous n’êtes pas du genre à vous laisser faire. Vous ne me ferez jamais croire que vous n’êtes pas de taille !

Et tandis que le baron de Coulange prenait congé et s’en retournait dans son cabinet de travail, Oscar se demanda dans quelle maison de fous elle venait de mettre les pieds.

 

 

NOTE DE L’AUTEUR

La citation "Encore un moment, monsieur le bourreau, un petit moment" constitue de toute évidence un épouvantable anachronisme, bien que volontaire, puisque cette phrase ne sera prononcée (dit-t-on, mais le mot n’est-il pas apocryphe ?) que plusieurs années plus tard par la pauvre madame du Barry en montant à l’échafaud.

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