Confusions des genres
Comprends pas.
Comprends pas, comprends pas, comprends pas et ça m’énerve.
Que les corpuscules se meuvent rectilignement, logique. Qu’ils progressent dans l’éther aérien en s’évasant, à la rigueur : question d’imperfection des trous, ou bien sans doute de fentes trop larges.
Les aberrations optiques pour les observations à l’aide d’instruments, d’accord : imperfections là encore dans la constitution des appareils.
Mais ÇA ???
Henri aurait-il donc raison ? Et surtout, Huygens et le père Grimaldi auraient-ils donc raison ? Après tout ce temps que j’ai passé à étudier Newton, et Descartes, et Alhazen… et ils seraient dans le faux ? Impossible, la théorie du corpuscule explique parfaitement la propagation rectiligne ainsi que la réflexion.
Ainsi que le fait qu’allumer une seconde chandelle amène deux fois plus de lumière à la pièce, tandis que plus d’eau dans une rivière n’entraine pas obligatoirement plus de vagues. Donc il doit bien s’agir d’un fluide de minuscules particules, et non d’un fluide d’ondes. Plus de particules donc plus de lumière. Logique.
Mais alors pourquoi ces rayures ? Pourquoi pas juste deux points ? Ou bien à la rigueur une seule grande tache ?
Aaaaargh ! Comprends pas, comprends pas, comprends pas et ça m’agace !
Pourquoi, mais pourquoi pourquoi pourquoi ces stries ?
Je vais en devenir folle.
Bon, reprenons depuis le déb– tudieu, qu’ai-je donc fait de ma plume ? Ah il me semble me souvenir l’avoir posée quelque part par l–
— Aïe !
Sacrebleu, mon genou ! Pas idée de laisser traîner un tabouret à cet endroit-là, aussi… Bon sang, on n’y voit rien ici, évidemment. Fait plus noir qu’au fond d’un encrier. Il faudrait que j’aille récupérer la lampe derrière l’écran… Mais avant, je vais attraper ma plume au passage. Enfin, si je la trouve… Allons-y à tâtons… non, là ce sont mes feuill–
TOC TOC TOC !
Oh sapristi ! Pas moyen de travailler tranquille… Pas vrai ça, non mais dites-moi que ce n’est pas vrai !
TOC TOC TOC !!!
Bon, j’ai compris, je n’y couperai pas, autant voir ce qu’on me veut. Je jure que si c’est Thérèse qui vient encore me faire la morale parce que je n’ouvre pas les volets, je lui fais manger son bonnet ! Ce n’est pourtant pas compliqué de comprendre que pour bien disting–
TOC TOC TOC TOC !!!
OUI, D’ACCORD, ÇA VA, ÇA VA, pas la peine de défoncer cette pauvre porte… Voyons ce que c’est :
— Pffffff… Qu’y a-t-il encore ? ENTREZ !
— Madame, il y a là un visiteur qui demande à être reçu par vous.
— Un visiteur ? Mais Thérèse, vous savez bien que je ne reçois pas les matins. Je les consacre entièrement à mes travaux.
— Je sais bien Madame, mais ce monsieur insiste. Je l’ai d’abord annoncé à Monsieur, mais il semble que cela concerne une visite que vous auriez eue hier, et Monsieur le renvoie vers vous. Vous savez, la visite d’hier tantôt, plutôt bel homme…
— Non Thérèse je ne sais pas. Et abrégez, je vous prie, j’ai encore un millier de ch–
— Celui que vous avez conduit dans la bibliothèque…
— Ah, oui ! Eh bien quoi ?
— Eh bien il y a là une autre personne qui vient au sujet de cette visite.
Enfer ! Il ne compte tout de même pas m’envoyer tous ses amis ? Ce n’est pas l’impression qu’il m’avait laissée… Je n’ai rien contre le partage, bien au contraire, mais s’ils doivent défiler chez moi du matin au soir, mon cabinet privé va devenir un vrai moulin !
— Dites-lui qu’il revienne tantôt.
— J’ai répondu que vous ne receviez pas les matins, mais ce monsieur dit qu’il a des obligations à Versailles à compter de cet après-midi. C’est un officier du roi !
Allons bon, un officier, rien de tel pour impressionner Thérèse ! Il n’y a qu’à entendre le ton déférent dont elle vient d'user pour dire cela ! Mais à moi, tout officier qu’il soit il ne m’en contera pas. Bon d’accord, j’expédie l’importun et je me remets au travail. Après tout un visiteur fait toujours plaisir, comme disait monsieur de la Bruyère : si ce n’est en arrivant, au moins est-ce en repartant !
— Bon, eh bien c’est d’accord, faites entrer.
— Vraiment, madame ?
— Comment ça, "vraiment" ? Enfin, que signifie… ? Vous insistez depuis que vous êtes entrée, et maintenant que je cède, vous–
— Non non non, très bien très bien, j’y vais de ce pas.
À la bonne heure, plus tôt ça commencera, plus tôt ce sera fini, et plus tôt je pourrai me remettre au travail. Allons bon, elle se retourne, qu’a-t-elle encore omis de me dire ?
— Et si vous vous obstinez à rester dans la pénombre, faites-moi au moins le plaisir de mettre vos besicles avant de devenir complètement aveugle !
Oh, non ! Encore ça ! C’est une marotte chez elle !
— D’accord, d’accord, je les mettrai.
— Promis ?
— Promis.
— Bon. Je vais vous chercher le colonel.
Un colonel, rien que cela ? Eh bien, il a dû le payer cher, son brevet.
Un colonel ? Tiens donc…
— Et, euh… Thérèse ?
— Madame ?
— Il ne me souvient pas particulièrement qu’il fût bel homme…
— Comme quoi vous devriez VRAIMENT porter vos besicles…
Mais nom de nom, ce n’est pas vrai, elle ne lâchera rien ! Ces damnées choses-là m’enserrent les tempes et me pincent le nez… Qu’en ai-je fait, d’ailleurs, de cette satanée paire de lunettes à tempes ? Où est-elle ?
Ah, tiens ! ma plume est par là ; profitons-en pour–
Oh non ! l’encrier !
NOTES DE L’AUTEUR :
- Alhazen : savant persan (Bassora 965 — Le Caire 1039)
- René Descartes : Mathématicien, physicien et philosophe français (La Haye en Touraine 1596 — Stockholm 1650)
- Christian Huygens : Mathématicien, astronome et physicien Hollandais (La Haye 1629-1695)
- Père Francesco Maria Grimaldi : Mathématicien, astronome, physicien et prêtre jésuite italien (Bologne 1618-1663). C’est lui qui a inventé le terme "diffraction".
- Isaac Newton : Philosophe, mathématicien, physicien, alchimiste, astronome et théologien anglais (Woolsthorpe 1643 — Londres 1727). Oui, tout ça à la fois.
- Théories successives sur la nature de la lumière :
Jusqu’à la fin du XVIIIè siècle, la théorie la plus répandue était que la lumière était constituée de matière, qu’elle était un corps tangible bien que minuscule, et donc qu’elle était faite de "grains de matière" microscopiques, ou "corpuscules". Cette interprétation découlait des observations entre autres d’Euclide et Ptolémée dans l’antiquité, Alhazen au moyen-âge, puis Descartes et Newton au siècle précédent.
Au XIXè siècle, c’est la théorie qui interprète la lumière comme une onde qui prévaut, suite aux travaux de Thomas Young et James Maxwell entre autres, qui corroboraient les hypothèses de certains autres savants précédents tels Huygens et Grimaldi déjà partisans d’une nature ondulatoire de la lumière soulignée par leurs observations.
Enfin depuis le début du XXè siècle et les travaux de Max Planck et d’Albert Einstein, l’interprétation qui est faite actuellement de la lumière est qu’il s’agit à la fois d’une onde (électromagnétique) et de matière (photons) : c’est la dualité onde-corpuscule, qui combine les deux théories ci-dessus (qui s’opposaient auparavant) en une seule où elles se complètent l’une l’autre.
L’expérience sur laquelle bute le personnage en début de chapitre est celle dite "des fentes (ou trous) d’Young", mais j’anticipe un peu car celui-ci ne la réalisera en fait que dix à quinze ans plus tard…