Confusions des genres

Chapitre 28 : Ch 28 - La camera obscura

Catégorie: G

Dernière mise à jour 08/11/2016 20:45

Tandis qu’elle se faisait conduire jusqu’à la maîtresse des lieux, Oscar observait l’arrière du vêtement de la gouvernante : le bonnet blanc orné d’un ruban bleu ciel protégeait des cheveux encore châtains désormais mêlés de mèches tirant vers le gris, et qui s’en échappaient en des boucles encore soigneusement ordonnées en cette heure matinale mais qui, au fur et à mesure des heures de la journée allaient certainement perdre de leur discipline et de leur rigueur. La robe, bleue elle aussi, était faite d’un tissu rayé alternant le bleu nuit, couleur dominante, et le bleu ciel s’accordant au bonnet. Sous la taille, qui n’était ni particulièrement fine ni remarquablement ample, les jupons donnaient du volume typiquement féminin à la silhouette. Vers le bas, les jupons oscillaient au rythme de la marche d’ailleurs rapide de Thérèse, en une sorte de danse là encore résolument féminine.

Pourquoi donc son esprit vagabondait-il sur ce terrain-là ? Aucune danse, aucun pas, aucun mouvement ne pouvait pourtant rivaliser en élégance avec la beauté presque chorégraphique d’un assaut à l’épée entre deux bretteurs de valeur ou d’une prise d’arme presque parfaite telle que celles dont sa compagnie de la Garde Royale faisait régulièrement la démonstration.

Thérèse ouvrit une porte, l’annonça, puis s’effaça pour la laisser entrer. Oscar pénétra alors dans une pièce qui la surprit par le peu de luminosité qui y régnait. Madame de Coulange était-elle donc en train de se reposer malgré l’heure maintenant décente, ce qui pourrait expliquer son peu d’entrain à recevoir des visiteurs ? Ou bien se pouvait-il qu’elle fût souffrante ?

Les yeux d’Oscar s’acclimatèrent peu à peu à l’obscurité ambiante, lui permettant alors de distinguer au milieu d’une pièce plutôt grande une très longue table qui en occupait presque toute la largeur. Et de l’autre côté de cette table, dans le halo blanc de sa robe de mousseline, une femme. Ou plutôt, à y regarder de plus près, une jeune fille. La jeune fille ? Jeune femme, plutôt, puisqu’il s’agissait de toute évidence de madame de Coulange.

Celle-ci regardait présentement ses mains d’un air ennuyé, et Oscar comprit bientôt pourquoi : sur le blanc jadis immaculé de sa robe s’étalait à hauteur de la taille une tâche noirâtre sans doute toute fraîche, car des coulées semblaient encore en dégouliner sur le haut de la jupe, en de sombres et presque obscènes tentacules tentant de s’accrocher à la cuisse droite de la jeune femme. Cette pieuvre noire n’avait pas épargné la ceinture de satin bleu de madame de Coulange, et au niveau de l’estomac Oscar distingua d’autres traces qui rappelaient les trainées qu’y auraient laissé des doigts, et même des paumes : de toute évidence, la jeune dame venait d’y essuyer ses mains souillées d’encre.

Puis elle sortit une lampe à alcool de dedans une sorte de grande boîte posée en bout de table, et à la lumière de cette flamme vacillante et très jaune, Oscar put distinguer les traits de son visage ; elle reconnut alors, dans leurs grandes lignes, ceux de la jeune femme qu’elle avait remarquée quelques jours auparavant lors d’une soirée mondaine, en des circonstances et une mise bien différentes.

 

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Enfer ! je m’en suis mis plein les doigts !

Palsambleu de sacrebleu de corbleu, pourquoi faut-il toujours qu’advienne ce genre de désagrément ? Pourquoi faut-il donc que m’arrive sans cesse ce genre de chose ?

Ah, revoilà Thérèse… Bon, je vais au moins profiter de la lumière qui vient de la porte pour constater les dégâts…

Ah oui, tout de même ! Thérèse va encore bougonner… Mais bon, passons. Et expédions cet officier, qu’il regagne son Versailles au plus tôt.

Voyons donc ce qu’il me veut… Morbleu, je n’y vois goutte, c’est à peine si dans l’encadrement de la porte ce garçon est une ombre chinoise du Théâtre de Séraphin.

— Thérèse, auriez-vous l’amabilité de nous ouvrir les volets, je vous prie ?

Gageons qu’elle va en sauter au plafond.

— À la bonne heure, madame ! Seriez-vous soudain devenue raisonnable ?

Et voilà, qu’est-ce que je disais ! J’en étais certaine. Elle aurait toutefois pu s’abstenir de cette dernière remarque devant un parfait étranger, nous ne sommes plus entre familiers, que diable !

Bon, voyons cet officier. Posture raide et militaire, comme de bien entendu, sans doute pour mieux masquer cette propension à courber l’échine devant— ah, eh bien justement, le voilà qui s’incline. Il n’est décidément pas sans me rappeler–

— Oscar François de Jarjayes, colonel des gardes de sa Majesté. Permettez, madame, que je vous présente mes respectueux hommages.

Jarjayes ! Tiens donc. Le colonel de la garde royale ? Ainsi ce serait lui…

Soit. Montrons-lui que nous ne sommes pas moins civils que lui — "civils" tiens, c’est bien le cas de le dire. Je vais lui sortir ma plus impeccable révérence, il ne sera pas dit que l’épouse du baron de Coulange, la fille du comte de Lère, ne sait se conduire en société, ou fait preuve d’une éducation et d’un savoir-vivre laissant à désirer. D’aucuns en seraient bien trop heureux !

— Jeanne Esprit Hortense Bovier de Lère, baronne de Coulange. Pour vous servir, monsieur.

Prends ça. Rien à redire. Polie, courtoise, irréprochable. Mère doit être contente de moi, de là où elle me voit.

Oh, mais c’est qu’il est bien maigrichon, cet homme-ci ! Il est heureux pour lui que ces régiments-là soient purement décoratifs, sans quoi au combat il suffirait de lui éternuer dessus pour qu’il s’envole ! Et ce teint de lait… on voit bien qu’il ne passe pas beaucoup de temps au grand air, tiens, un vrai teint de petite marquise !

 

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Si la dame fut contrariée de sa visite, elle n’en laissa rien paraître dans ses salutations. Tandis que la baronne de Coulange se présentait, sa gouvernante ouvrit les rideaux puis les volets de l’une des deux grandes fenêtres en face d’Oscar. Celle-ci se fit alors la réflexion que son hôtesse était devenue une simple silhouette se découpant sur le fond de lumière entrant par le cadre ainsi dégagé. Un peu comme ces personnages des lanternes magiques ou des théâtres d’ombre dont les projections divertissaient grandement tout un chacun à la cour, du plus simple frotteur jusqu’à la reine elle-même.

Tandis qu’Oscar se creusait la cervelle pour trouver comment aborder le sujet qui l’amenait en ces lieux de manière moins frontale et abrupte que son habituel manque de doigté ne l’y inciterait, madame de Coulange reprit la parole tout en se tournant vers l’autre fenêtre.

— Je vous prie de bien vouloir m’accorder un instant, monsieur…

Puis à l’adresse de Thérèse :

— Laissez, je vais m’occuper de la deuxième, il y a un tabouret en plein passage entre les deux fenêtres, il vous bloquerait le chemin.

Et joignant le geste à la parole, elle alla tirer le rideau de la fenêtre de gauche.

Aidée par le jour pénétrant un peu plus à chaque étape dans la pièce, Oscar reprit son observation de celle qui se dénommait donc Hortense de Lère de Coulange : dans sa très simple chemise à la reine et sans les artifices de la poudre, des fards et de la coiffure, elle paraissait véritablement jeune ; cette impression était renforcée par les taches d’encre s’étalant sur sa robe et les traces de doigts en zébrant le tissu au niveau de l’estomac, lui donnant une allure de gamine faussement innocente ayant tout juste perpétré quelque bêtise.

Pour couronner le tout, les gestes étaient vifs et saccadés, complétant curieusement la souplesse avec laquelle ils étaient exécutés et dont elle avait fait un peu plus tôt la gracieuse démonstration à travers une impeccable et très élégante révérence. Oscar ne put s’empêcher de rapprocher son dynamisme juvénile de celui des plus récentes recrues des gardes royaux qui avaient à peine le menton duveteux, ainsi que de lui envier cette gracieuse souplesse, elle dont les articulations déjà trentenaires commençaient parfois à protester lors de certains gestes exagérément amples.

Son hôtesse manœuvrait à présent l’espagnolette de fer forgé qui maintenait clos les deux vantaux de la fenêtre. Oui, madame de Coulange était jeune, ainsi que l’avait indiqué Girodelle, sans doute plus jeune encore que sa chère Rosalie, leur si fraîche "brise de printemps" qu’Oscar venait de retrouver quelques heures auparavant. Mais là s’arrêtait sans doute toute possible comparaison entre Rosalie Lamorlière et Hortense de Coulange.

La baronne dut s’y prendre à deux fois et des deux mains pour débloquer le mécanisme qui grinça ensuite comme un chat miaulant au désespoir. L’espagnolette lui arrivait à hauteur du front. Certes ces fenêtres étaient très hautes, mais cela suffit à mettre en évidence la fort petite taille de la dame. Il n’était pas même certain que le sommet de son crâne arrivât au menton d’Oscar ; tiens, il lui faudrait le vérifier une fois son hôtesse en vis-à-vis d’elle. Étrangement cette pensée donna au colonel un petit regain d’assurance, sembla lui fournir un léger avantage dans sa démarche totalement inofficielle auprès de la baronne. Démarche qu’elle commençait de plus en plus, et elle ne savait pourquoi, à envisager comme un face à face.

Ou plutôt un face à cou, au vu de la stature de son interlocutrice.

Le temps que les divagations d’Oscar prissent ces chemins tortueux, la jeune Hortense avait actionné la crémone artistiquement travaillée qui verrouillait les volets de bois fraîchement repeints. La lumière du jour s’engouffra dans la pièce à l’instant même où elle écarta les deux battants, et l’on y vit alors presque aussi clair que dans le vestibule.

La jeune femme se pencha ensuite pour rabattre le volet gauche contre le mur et l’emprisonner derrière le loquet qui devait le maintenir en cette position. Se redressant et se dirigeant vers le volet droit elle ne prêta manifestement nulle attention au fait que le nœud de sa ceinture s’était pris dans les ferronneries ornant le bas de la fenêtre, et le tissu s’en trouva déchiré sur un ou deux pouces sans qu’elle parût le réaliser. Un froncement de sourcil de la gouvernante fit comprendre à Oscar que la jeune fille était la seule personne de cette pièce à ne point s’être aperçue du deuxième accident survenu en quelques minutes à sa toilette décidément bien malmenée.

Tandis que madame de Coulange fixait le deuxième volet contre le mur, elle se pencha de nouveau vers l’extérieur, tournant franchement le dos à Oscar ; celle-ci ne put alors s’empêcher de remarquer que cette posture faisait que le séant de la dame se trouvait ainsi mis en évidence en plein dans sa ligne de mire. Gênée et légèrement rougissante, elle détourna donc les yeux vers l’autre fenêtre.

Cette énième petite maladresse de la baronne de Coulange ne sembla pas échapper non plus à la perspicacité de Thérèse qui, fronçant les sourcils et jetant un coup d’œil discret vers le « monsieur » que Madame recevait, vint se placer entre le trop exposé fessier de sa maîtresse et le regard que l’officier pourrait éventuellement porter en sa direction.

 


NOTES DE L’AUTEUR :

- Camera obscura : en français, « chambre noire ». Appareil optique ancêtre en quelque sorte de l’appareil photo. Pièce (à l’origine) ou boîte (par la suite) entièrement close à l’exception d’un seul petit trou par lequel pénètre la lumière extérieure, permettant à l’image de ce qui se trouve à l’extérieur d’être projetée (à l’envers) sur la paroi opposée au trou.

- Dominique Séraphin (1747-1800) : créateur d’un célèbre théâtre d’ombres, d’abord à Versailles, puis installé à partir de 1784 dans les galeries du Palais Royal.

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