Confusions des genres
Chapitre 29 : De l’art de l’esquive
"Jarjayes"… le commandant de la garde royale… C’est donc si je ne m’abuse le maître de… oui, je me souviens maintenant de ce que le lieutenant m’avait alors dit : "Cette personne ? Il s’agit du valet du colonel de Jarjayes, mon propre commandant". Fichtre, je me demande bien encore pourquoi il avait alors énoncé ceci avec cet air un peu amer. Jalouserait-il la place de son supérieur ? Mais alors pourquoi ce soupçon d’amertume en regardant son valet ? Quel rapport avec ce simple serviteur ? Jalouserait-il donc plutôt la place de domestique, lui qui a celle d’officier ? Improbable, mais dans le fond je crois bien que je ne comprendrai jamais rien à cet homme-là ; en tous les cas il me semble de plus en plus apparent que l’on méjuge bien les gens de prime abord…
Bon, revenons à notre importun.
— Ainsi donc monsieur, vous demandez tout exprès à me voir ? J’ose espérer que vous pardonnerez la nature curieuse de mon caractère, qui m’incite à m’enquérir de la raison qui peut bien motiver l’honneur que vous me faites de votre visite, à laquelle je suis redevable de la grâce de faire votre connaissance…
La raison… je la connais déjà, allez, la raison : Monsieur espionne ses gens ! Il a des soupçons sur l’intérêt de son valet pour les idées nouvelles, et il vient quêter ici des témoignages à charge… Eh bien qu’il ne compte pas sur moi pour lui en apporter un : le personnel a après tout bien le droit de faire ce que bon lui semble sur ses congés, de fréquenter qui bon lui semble et de lire ce que bon lui semble ! Il est grand temps qu’enfin la domesticité versaillaise s’ouvre aux idées nouvelles, et je dois avouer que c’est inespéré : c’est peut-être là pour elles une porte d’entrée dans ces maisons afin qu’elles en atteignent ensuite les maîtres...
Mais il est bien certain que ces pantins du pouvoir royal ne doivent pas être ravis de réaliser qu’un de leurs domestiques est devenu assidu aux discours du Palais Royal et autres lieux de libre parole, ni qu’il lit les récents écrits de monsieur de Condorcet, ceux de monsieur Rousseau ou bien encore ceux d’Helvétius. Eh bien foi d’Hortense de Lère, cette poupée de porcelaine galonnée n’apprendra rien de compromettant de ma bouche !
— Madame, répondit Oscar, c’est moi qui suis charmé de la grâce que vous me faites de me recevoir et de m’accorder cet entretien. Et j’ajouterai que tout l’honneur est pour moi.
Pendant ce court intermède Thérèse s’était éclipsée, les laissant en tête à tête. Il faisait à présent grand jour dans la pièce et Oscar put alors mieux en distinguer les détails. Et la première chose qui attira son attention trônait en bout de table, juste devant elle : ce qu’elle avait d’abord pris pour une grande boîte — ou bien une petite caisse — et d’où madame de Coulange avait sorti une lampe était en fait un objet que le colonel reconnut aussitôt ; un coffrage artistiquement décoré, surmonté d’un petit conduit de cheminée qui permettait l’évacuation de la chaleur et de la fumée, un trou en façade afin d’en laisser sortir la lumière, et devant cette ouverture, une sorte de rail prévu pour y faire glisser des plaques de verre peintes ou encrées : on avait là une lanterne magique, objet de divertissement qui faisait la joie de tout un chacun.
C’était donc à ce frivole amusement que cette petite baronne consacrait le plus clair de ses matinées ? Quelle futilité ! Mais alors, pourquoi tenait-elle tant à y assister seule et insistait-elle pour ne pas être dérangée ?
Et la réponse s’imposa d’elle-même à l’esprit d’Oscar : en effet, si la plupart des plaques ornées que l’on projetait dépeignaient des scènes anodines de la vie courante, ou au contraire des animaux exotiques vivant à l’autre bout du monde, ou bien encore des évènements extraordinaires comme — elle s’en souvenait — cette séance de lanterne magique à laquelle elle avait assisté et qui retraçait l’exploit de Monsieur Pilâtre du Rosier et du marquis d’Arlandes, il en était d’autres en revanche qui, disait-on, représentaient des scènes bien moins… correctes, à ce qu’il paraissait. Des tableaux émoustillants et même franchement licencieux et libertins dont les projections pouvaient parfois même être animées, pour rajouter au divertissement et à l’impression de réalisme de la scène. Du moins était-ce ce qu’Oscar en avait entendu dire, n’ayant bien évidemment jamais elle-même assisté à ce genre de distraction dépravée.
Mais les séances de projection de pareilles… — elle ne trouvait pas de mot assez fort en son esprit pour rendre justice au dégout qu’elle en éprouvait, elle opta donc en elle-même pour un sobre et neutre « images » — ces séances, donc, se déroulaient bien plus souvent dans les maisons closes et autres établissements de tolérance que dans les demeures honnêtes, et de nouveaux doutes l’assaillirent alors quant à la fréquentation qu’avait André de cet antre. Et de ses familiers. La maîtresse de maison en tête de liste, avec sa jeunesse, sa fraîcheur, son outrageuse inconscience d’elle-même et ses passe-temps si particuliers. Était-ce donc à cette activité, ainsi qu’à la fréquentation des filles du Palais Royal et de lupanars en tous genres qu’André consacrait désormais la plupart de ses soirées ? Avait-il trouvé en cette femme une complice à ces débauches de stupre ?
— Ma foi monsieur, lui lança ladite femme en la sortant de ses divagations, si je puis vous être d’une quelconque utilité en quoi que ce soit, je me ferai un devoir de vous apporter toute l’assistance que mes moyens me permettraient de vous accorder.
— Madame, vous me comblez déjà en m’accordant de votre temps lors que je me présente ici au débotté.
Je ne vous le fais pas dire ! pensa alors en elle-même la jeune Hortense.
— Madame, reprit Oscar, certaines affaires m’amènent à devoir m’intéresser à une particulière personne dont on m’a rapporté qu’elle avait rendu certaines visites dans Paris hier. Visites au nombre desquelles compte cette demeure.
— Affaires en lien avec les devoirs de votre charge, je présume, colonel ? interrogea la baronne. Bien sûr que oui, compléta-t-elle presque aussitôt, suis-je sotte, il n’est nulle raison personnelle, bien entendu, qui amènerait un gentilhomme à ne pouvoir divulguer son dessein… Je vous prie de me pardonner cette question bien inutile, il m’arrive parfois de parler plus vite que je ne réfléchis…
Un peu prise de court, Oscar en resta un tantinet perplexe… Madame de Coulange était-elle réellement si naïve, ou alors était-elle au contraire tout bonnement en train de se payer sa tête, pour parler trivialement ? Le colonel observa plus intensément son hôtesse mais rien, dans l’expression de celle-ci, ne parut trahir la moindre ironie de sa part. Oscar en déduisit qu’elle-même avait dû paraître bien plus convaincante dans son attitude, et ce sans avoir rien divulgué de ses motivations réelles, qu’elle n’avait tout d’abord sonné à ses propres oreilles. Soit, tant mieux.
D’un autre côté, elle n’avait pas l’impression qu’en cette demeure se recommander du service du roi ou de la reine vous ouvrît bien des portes… en tout cas pas de bonne grâce. Mieux valait donc rester dans le vague, cela paraissait encore la plus sage attitude à adopter.
— Madame, sans vous en divulguer plus, je puis juste évoquer quelque affaire en lien avec la sûreté des biens des Parisiens.
Voilà, parfait. Ainsi le couple de Coulange ne soupçonnera rien de politique derrière cette démarche. Qui d’ailleurs ne l’était pas. Jusqu’ici, en laissant madame de Coulange faire librement ses propres suppositions tout en se gardant bien de les infirmer ou de les confirmer, Oscar était parvenue à ne pas encore mentir. Pour le moins, pas vraiment, ou alors juste par omission...
Fichtre, la sûreté des biens ? Mais de quoi me parle-t-il, à la fin ? Que me chante donc cet oiseau-là ? Quel mensonge éhonté ! Tout ceci pour ne pas m’avouer tout de bon que monsieur le colonel de la garde n’a rien de mieux à faire que fouiller dans les affaires privées de son petit personnel ! Qu’il espionne son propre valet !
— Monsieur, dit alors Hortense à Oscar en la gratifiant de son plus obligeant sourire, je suis à votre entière disposition.
— Madame, lui répondit de même Oscar faisant assaut de politesses, soyez certaine de ma gratitude à ce sujet. Voici donc ce qui m’amène : une personne s’est présentée tantôt hier à votre domicile.
— Monsieur, il se présente nombre de personnes quotidiennement ici… Mon mari reçoit beaucoup, gens de lettres et de sciences, personnes en quête de conseils, cela sans compter les membres de nos parentés respectives…
À cette réponse plus qu’évasive, Oscar eut de nouveau le sentiment que son vis-à-vis tentait de la circonvenir pour mieux ne pas lui répondre. Elle décida de revenir sur les chemins plus familiers de sa brusquerie habituelle.
— Le visiteur auquel je fais allusion, madame, est un homme brun d’une trentaine d’années qui s’est présenté chez vous en début d’après-midi et a, d’après les dires de votre gouvernante, été conduit auprès de vous.
Bon, plus moyen de tergiverser quant à savoir de quelle visite il s’agit. Trop précis pour continuer ce jeu-là. Soit. Jouons donc au plus fin quant au contenu de notre entrevue…
— Ah oui, je vois. Eh bien, monsieur, qu’est-ce donc exactement que vous souhaitez savoir à ce propos ?
En posant cette question d’un ton peut-être un peu trop désinvolte, madame de Coulange avait distraitement attrapé une plume qui gisait jusque-là sur la table non loin d’une mare d’encre encore liquide, et la tournait machinalement entre ses doigts tachés de noir. Oscar précisa :
— Puis-je m’enquérir, madame, du sujet de l’entrevue que vous avez eue ensemble ?
N’est-ce qu’une impression de ma part ou bien cet homme a-t-il un peu trop insisté sur le "ensemble" de sa question ? Hmm, se pourrait-il que ce fût même… une once de jalousie ?
Mais pourquoi donc aurait-il des raisons de… Non… pas possible !
Quoique… à bien y regarder… se pourrait-il que ce petit soldat de plomb ait des mœurs italiennes ? Et qu’il ressente à l’égard de son valet quelque inclination invertie ? Cela expliquerait en tout cas son intérêt pour la manière dont monsieur Grandier occupe son temps libre…
Comme tout ceci est ironique : c’est bien la première fois que je rends quelqu’un jaloux — à tout le moins pour un achèvement non philosophique — et il faut que ce quelqu’un soit un homme ! C’est tout dire de mon potentiel plutôt limité pour ce qui est de charmer les messieurs… C’en est même franchement vexant ! Enfin, il est heureux que j’aie tout de même quelques succès en la matière — fort modestes, certes, au regard de ceux d’autres dames, mais enfin…
Bon, pour l’immédiat, le mieux est de lui répondre peu ou prou la vérité.
— Nous avons causé belles lettres, monsieur.
— Belles lettres ? s’étonna Oscar.
Voici qui était bien surprenant. Certes André appréciait la lecture de quelque bon ouvrage, mais de là à fréquenter une de ces précieuses et se déplacer jusque Paris juste pour en causer… Peu vraisemblable. Non décidément, la démarche d’André devait avoir pour motivation autre chose que les mérites comparés de Boileau et de Fréron.
— Si fait, monsieur, belles lettres, confirma madame de Coulange. Nous avions entamé une controverse la veille et l’avons brièvement poursuivie durant ce court entretien.
“La veille”, avait-elle dit… Ainsi donc André était un familier de cette maison.
— Et serait-il indiscret, demanda Oscar, de s’enquérir du sujet de cette controverse ?
— Nullement, monsieur, nullement : nous ne parvenions à tomber d’accord quant à l’intérêt d’un certain roman de sentiment. Je soutenais que justement les passages d’un sentimentalisme exacerbé m’étaient horripilants tandis que ce monsieur les trouvait tout à fait bouleversants.
Oh, il s’agissait alors d’une bluette, un simple roman sans grand intérêt… André s’intéressait donc à ces historiettes pour jouvencelles écervelées ? Il avait décidément bien changé…
À moins que cette dame ne lui mentît ! Oscar avait en effet bien du mal à imaginer son meilleur ami absorbé par les tourments amoureux de deux personnages imaginaires aux malheurs écrits et décrits pour satisfaire l’imagination avide de romance de ces dames et demoiselles n’ayant mieux à faire.
— Et vous-même, madame, poursuivit une Oscar dubitative, ne seriez pas adepte du roman de sentiment ? Simple curiosité : que manquerait-il donc aux amours contrariées couchées sur le papier afin qu’elles éveillassent votre intérêt ?
Tandis qu’elle prononçait les mots "amours contrariées", Oscar ressentit une désagréable et amère sensation dans son estomac, en même temps qu’un fugace mais vif pincement au cœur. Fersen… la reine… elle-même… l’amour… le cœur… les sentiments… l’amour…
L’amour... Étonnant, en y pensant, qu’André s’y intéressât. À la fin, aimait-il oui ou non quelqu’un ? Ressentait-il la même chose qu’elle, ces troubles et tourments, ces douleurs et cet enthousiasme, ce maelström de sentiments à cause et à l’égard d’une personne qui en ignorait tout, ainsi qu’elle-même en était la proie ? Ou bien à l’égard et à cause d’une personne qui n’en ignorait rien mais n’y répondait pas ? Qui n’en ignorait rien, les lui retournait mais n’en avait pas le droit, comme la reine, comme Fersen ? Ou bien alors était-il de ces bienheureux qui pouvaient vivre leur amour et le concrétiser sereinement ?
L’amour…
Et cette femme… était-elle dans la confidence ? S’était-il livré à elle ? Dans tous les sens du terme ? Était-elle l’objet de l’affection d’André ? La lui retournait-elle ?
L’amour…
Vers où donc penchaient les amours d’André Grandier ?