Confusions des genres
« Celui qui se perd dans sa passion perd moins que celui qui perd sa passion. » (Saint Augustin)
— L’amour… répondit la baronne de Coulange. Une illusion, monsieur ! Une invention, créée pour nous endormir. Pour amollir la réflexion de l’être humain en encombrant son esprit d’émotions imaginaires et de complications personnelles. Les seuls amours qui existent pour l’Homme, poursuivit-elle, sont celui de ses parents et celui de Dieu. Des frères et sœurs, également. Le reste n’est que fiction et construction, mirage, chimère et leurre se jouant de la naïveté de l’homme et de la faiblesse de son esprit.
Interloquée par cette affirmation péremptoire d’une opinion à la fois inattendue, radicale et inaccoutumée, Oscar resta un instant sans voix.
Puis elle se reprit :
— Dois-je comprendre, madame, que vous ne croyez pas en la réalité de l’amour ?
— Duperie, vous dis-je. Duperie, mythe et divagation. Fourvoiement de l’esprit imaginé afin de mieux manipuler l’Homme en lui inventant un contentement, des aspirations et une occupation qui l’éloigneraient de la véritable réflexion. Une diversion, monsieur, créée par l’Homme lui-même, pour occuper l’esprit de ses semblables à autre chose qu’à lui disputer… ma foi que sais-je ? un trône, la connaissance, les cordons de la bourse d’un état, bref, toute forme de chose menant à un pouvoir. Mais je ne me laisse point abuser par pareille mystification, monsieur.
Un point de vue à la fois bien exalté et bien triste, se dit alors Oscar. Mais, ne put-elle également s’empêcher de songer, madame de Coulange s’évitait ainsi, la bienheureuse, tous les tourments dont elle-même était la proie, cœur et âme, depuis qu’elle avait mis un nom sur la nature de son attachement à monsieur de Fersen. Et une pointe de jalousie, ou plutôt non, d’envie, vint la piquer à la pensée de la sérénité et de la douce bien que trompeuse certitude dans laquelle baignait cette jeune femme.
— Ainsi donc, madame, nulle douce folie ni impétueuse inclination n’est encore jamais venue s’emparer de votre personne ?
— Ni ne s’en emparera jamais, monsieur, puisque pareille chose n’existe point. Le tout étant de s’en rendre compte et de ne se point leurrer ni laisser abuser par les apparences de ce que le corps tente de faire passer pour du sentiment.
— Mais vouloir vivre sans passions, madame, est-il le signe d’une grande sagesse ou au contraire d’une insondable folie ? Car la recherche de l’absence de sentiment n’est-elle pas la recherche du néant ? Du vide de l’âme ? Ne trouvez-vous point cela d’une tristesse incommensurable ?
Madame de Coulange la regarda en inclinant la tête de côté, comme si elle l’examinait pour la première fois. Puis elle sembla avoir un minuscule sourire, observa Oscar, à en croire le léger pincement de ses lèvres accompagné d’un plissement du menton et des commissures.
— Par ma foi, dit-elle enfin, cela ressemble fort à certaines conversations que j’ai déjà eues avec bien des personnes, la dernière en date étant justement ce monsieur duquel vous êtes présentement venu vous enquérir… Il semble que mis à part mon mari, peu de gens comprennent cette idée pourtant si simple.
Tandis qu’elle disait cela, la flamme jaune de la lampe à alcool que la jeune femme avait sortie de la lanterne magique s’éteignit.
— Mais, poursuivit la baronne en s’approchant de cette lampe, je me dois d’abord de vous dire que si j’ai maintenant l’habitude de semblables réflexions, je n’attendais pas pareille argumentation, dont en passant je vous félicite, de la part d’un officier du roi ; et pourtant vous êtes le deuxième que je rencontre à me la servir en ces termes réfléchis. Peut-être allez-vous finir par infléchir mon point de vue sur votre corporation, qui sait ?
Oscar rêvait-elle tout haut, ou bien cette enfant venait-elle tout bonnement, et bien qu’à mots couverts, de lui dire qu’à ses yeux les officiers n’étaient jusqu’ici que des pantins incapables d’exprimer clairement une opinion personnelle ?
Mais, se dit-elle alors, n’était-ce pas précisément ce que l’on demandait à la plupart d’entre eux lorsqu’ils étaient de service à la Cour ? Avait-elle elle-même souvent demandé à Girodelle ce qu’il pensait de sujets n’ayant nul lien avec leur charge ? Oh, il y avait bien eu ses pitoyables et très récentes tentatives de s’enquérir des affaires de cœur de son lieutenant, mais à part cela, elle-même ignorait tout de la façon de penser de ses propres hommes…
— S’il était en mon pouvoir, madame, de vous convaincre que dans les uniformes battent des cœurs tout semblables à ceux des autres…
— Je pensais avoir mis au clair, monsieur, que ce n’étaient point tant les cœurs que têtes qui m’importaient… répondit Hortense avec un aimable sourire complice.
Mais c’est qu’elle savait paraître charmante quand elle s’en donnait la peine, pensa alors Oscar.
— Mais, reprit la baronne, pour en revenir à votre intéressante remarque sur l’absence de passion ainsi que sur la folie, la sagesse ou le vide dont elle serait la marque, je vous dirais que le père Bérardier, mon confesseur, répondrait que c’est surtout là signe d’un immense orgueil.
Tout en disant ceci, Hortense de Coulange avait tiré ce qu’il restait de mèche de la lampe à alcool visiblement à court de combustible.
— Mais je me dois de vous détromper au plus tôt sur un point, monsieur : je ne suis point sans passions. Point du tout, même. Les miennes sont seulement bien différentes de celles auxquelles vous faisiez allusion : j’ai la passion de la connaissance, et celle de la compréhension. Elles ne sont pas moins intenses que les autres, ni maîtresses moins exigeantes, mais j’ai la prétention de croire, au seul jugé de leurs bienfaits pour l’Homme, qu’elles leur sont supérieures.
Elle se dirigea ensuite vers un placard dissimulé dans le mur de la pièce et en ouvrit les deux portes. Les étagères de celui-ci étaient couvertes d’objets en tous genres dont certains étaient inconnus à Oscar, faits de cuivre, d’étain, de bronze ou de verre, mais elle reconnut également dans ce fatras en apparence hétéroclite une sorte de longue vue, une balance, de petits miroirs en tous genres ainsi que de la verroterie de diverses couleurs et formes, des loupes, un pied à coulisse, un compas et même un sextant.
— Madame, lui répondit Oscar, j’ai pour ma part la passion de la vérité, et en cette affaire qui m’amène ici j’ai pour intention découvrir le fond des choses.
La jeune femme ne répondit pas de suite et se pencha pour atteindre l’étagère la plus basse. À côté d’une sorte de petite potence sous cloche de verre se trouvaient alignés plusieurs flacons. Vides. Elle en sortit un, alla le poser sur la table, en ôta le bouchon et tenta de verser le fond de bouteille dans le réservoir de sa lampe, mais ne put en récupérer plus de quatre gouttes.
— En parlant du fond des choses… marmonna la baronne en regardant d’un air contrarié le cul de bouteille comme s’il lui avait à l’instant, en se révélant obstinément vide, fait offense particulière.
Tout en gagnant le bord de la fenêtre d’où elle tira sur un cordon pour appeler les domestiques, elle répondit à Oscar :
— En ce cas, monsieur, vous et moi faisons alors dans le fond peu ou prou la même chose : ma passion est celle de la recherche de la vérité physique naturelle du monde et des lois qui la régissent, quant à vous vous recherchez la vérité des faits qui se déroulent ou se sont déroulés. Compte ensuite l’usage qui est fait de ces informations découvertes puis révélées, ne croyez-vous pas ?
— Madame ? interrogea une Oscar un peu perdue, égarée qu’elle était par le discours inattendu de la dame et le tour imprévu qu’avait pris cette conversation.
— Eh bien imaginez que par exemple mon époux, dans ses études anatomiques, mette au jour certaines propriétés d’un organe, ou bien encore que mon père, dans ses recherches botaniques, découvre une substance aux propriétés à la fois curatives et nocives selon la dose administrée… Je pense que vous distinguez déjà où je veux en venir : selon que l’on utilisera la découverte à faire le bien pour l’Homme ou au contraire à mettre au point un moyen de le tuer, alors l’on considèrera que la personne qui a utilisé cette découverte l’aura dévoyée ou non. Eh bien il en est de même pour vous : selon que ce que vous aurez découvert dans votre enquête aura été employé à améliorer la sécurité de tout un chacun ou bien n’aura servi qu’à persécuter d’innocents sujets n’ayant nullement nui à leur prochain, alors l’on considèrera ou que vous aurez aidé la population, ou que vous aurez servi des satrapes.
Ma parole, mais c’est qu’elle lui ferait la leçon !
Oscar la regarda mieux, éclairée qu’elle était maintenant par la lumière du jour provenant de la fenêtre. Le visage était bien dégagé car les cheveux, châtains et frisottés, sans apprêt ni soin aucun et totalement indisciplinés étaient retenus par une sorte de turban, en une turquerie très en vogue pour les tenues d’intérieur, en négligé du matin.
Et c’est alors qu’Oscar remarqua ce qui, sous les fards et la poudre, avait été dissimulé la première fois qu’elle avait aperçu cette jeune femme : la peau de son visage, au lieu d’être d’une carnation bien unie et bien claire, était au contraire piquetée de taches de rousseur. Faisant descendre son regard, Oscar vit ensuite que celles-ci se poursuivaient jusque dans le décolleté de la dame, et même sur le dessus de ses mains. À ces mouchetures disgracieuses se mêlaient quelques grains de beauté naturels dont Oscar se fit alors la réflexion que, chez cette jeune fille, ils portaient bien mal leur nom pourtant si poétique.
Non décidément, se dit encore Oscar, vue de près madame de Coulange n’avait vraiment rien qui pût susciter l’admiration ou la contemplation chez un homme. Avec son visage rond, sa mâchoire carrée, son nez fort, ses sourcils trop hauts, ses traits sans finesse et sa peau mangée de taches, Oscar la trouvait à des lieues de ces jolies femmes qui étaient les joyaux de la petite cour dont aimait tant à s’entourer la reine, ou qui alimentaient les conversations et les rêves de ces messieurs, que ce fût à Versailles ou à Paris. À des lieues de femmes ressemblant à madame de Polignac, à la charmante mademoiselle de Mézières ou même à la très inconvenante madame de Valréaux.
Mais pourquoi donc s’intéressait-elle tout à coup tant au physique de madame de Coulange, elle qui n’avait jusqu’alors jamais encore prêté attention à la physionomie, ni même à la tournure des dames ? Serait-ce que soudain elle se mettait à s’intéresser aux femmes ? En tout cas il lui apparaissait absolument évident qu’elle n’éprouvait aucune inclination coupable envers madame de Coulange, bien au contraire ; et ce malgré le fait que sa tournure de corps rachetait bien, il fallait le reconnaître, la relative ingratitude de son visage.
Pourquoi donc cette dernière constatation lui déplaisait-elle d’ailleurs à ce point ? Elle n’aurait su le dire. En vérité, qu’avait-elle à faire de l’aspect de cette enfant ? Du physique que quelque dame que ce fût ? N’était-elle pas quelques jours auparavant encore à songer aux bras – et peut-être bien un peu au reste – d’un homme bien particulier ? Non décidément Oscar, tu divagues et t’égares de plus en plus…