Confusions des genres
« La nuit est un masque. La nuit efface les formes. La nuit supprime les témoins. La nuit rend fou aussi. Ce n'est plus la réalité. C'est une autre vie, sans visage, sans angle, sans matière. La nuit est une noyade. » (Nina Bouraoui, Garçon manqué)
Un rire… un rire… ce rire… Son rire ? Un rire éclatant, tonitruant, plus victorieux que réellement joyeux, plus fier que véritablement gai.
Ce rire résonnait au milieu du silence et de l’obscurité. Et dans ce silence et cette obscurité se détachait une silhouette : haute, large, sombre, enveloppée d’une cape et masquée. Une ombre à l’image de la nuit, tant et si bien qu’elle aurait pu s’y fondre entièrement, en un camouflage parfait.
Mais cette forme la surplombait en riant, la toisant de toute sa hauteur, puis avec une insupportable condescendance baissa la tête vers elle. Elle vit d’un peu plus près ce visage masqué et ces cheveux bruns en bataille. Entendit cet éclat de rire déferler encore et encore jusqu’aux tréfonds de son esprit. De ses souvenirs ?
Il lui rappelait… non, cela ne se pouvait.
Pourtant cette allure, ces cheveux… ces absences répétées…. cette présence à l’endroit même où elle avait perdu la trace du Masque Noir…
Mais non ! Impossible !
Cependant, comme en réponse à ces véhémentes dénégations, l’ombre inconnue leva la main gauche vers son propre visage et, tout en continuant de rire comme un dément, saisit son loup au niveau de la tempe et l’arracha d’un geste sûr.
Non…
NON !
Pourtant là, devant elle et derrière ce masque, elle pouvait malgré la pénombre parfaitement distinguer les traits de cet homme, ces traits si familiers, ces traits tant aimés. Et aussi ce qu’elle n’avait pas su, ou pas voulu reconnaître : ces yeux… ces yeux qu’elle connaissait par cœur… ces yeux, fenêtres d’une âme qu’elle pensait jusque là si bien connaître… ces yeux qu’elle n’avait plus vraiment regardés depuis bien longtemps maintenant… ces yeux qu’elle avait peut-être un peu oubliés. Négligés, en tous cas.
Les yeux d’André.
Le visage d’André.
Le rire d’André.
La silhouette d’André.
Et le corps du Masque Noir. Le costume du Masque Noir. Le rôle du Masque Noir.
André. Le Masque Noir.
Le Masque Noir. André.
André était le Masque Noir. Le Masque Noir était André.
ANDRÉ ÉTAIT LE MASQUE NOIR !
Et il riait, il riait encore et toujours, et il continuait, l’odieux ! Arrête André ! Par pitié cesse de rire ainsi, arrête, tais-toi ! TAIS-TOI BON SANG !
Mais il ne semblait pas vouloir cesser, bien au contraire : ce rire sans joie, ce rire moqueur, ce rire vainqueur redoubla tandis qu’Oscar tâchait d’ordonner les idées et émotions qui s’entrechoquaient confusément en elle : déni, doute, égarement, stupéfaction, supplications.
André, non, pas toi !
Ainsi donc c’était toi ?
Non, André, non !
André ! ANDRÉ !
Perdue. Trahie. Hagarde. Désespérée. Malheureuse. Oscar se sentait un peu tout cela à la fois. Et elle tentait de se débattre au milieu de ces émotions, gesticulait en pensée pour les écarter, pour faire surface. Puis la fatigue et la lassitude eurent raison de ses louables intentions, et pour la première fois de sa vie ou presque, le colonel de Jarjayes abandonna. Lâcha l’affaire. Se laissa couler.
Comme un naufragé à bout de forces finit par se noyer, Oscar vaincue cessa de lutter contre ses émotions et sombra dans la nuit qui s’était fait jour en son cœur : sa découverte eut raison de son déni et la laissa malheureuse, trahie, hagarde…
Assommée.