Confusions des genres

Chapitre 22 : Paris by night

Catégorie: G

Dernière mise à jour 08/11/2016 05:15

Elle enfourcha bien vite sa monture et suivit l’ombre noire qui déjà n’était presque plus qu’un point au bout de la rue Saint-Dominique plongée dans l’obscurité presque totale. Certes dans cette rue déserte elle aurait toujours pu dégainer son pistolet et faire feu en direction du bandit pour tâcher de l’arrêter, mais Oscar François de Jarjayes ne tirait pas dans le dos d’un homme. Pas s’il ne menaçait personne à l’instant précis. Le colonel était homme d’honneur et de principes.

L’une poursuivant l’autre, ils prirent quelques virages, passèrent un pont puis longèrent le vieux palais des Tuileries où, au détour d’une ruelle, Oscar perdit sa cible.

Ah, André, André, que n’es-tu venu avec moi ce soir, à deux nous sommes tellement plus efficaces !

Mettant pied à terre, elle tourna et retourna dans la ruelle, explora les renfoncements, revint sur ses pas, mais il n’y avait nulle trace de cette fripouille. Décidément, elle jouait de malchance avec lui. Et que faisait donc André en cet instant même où elle pestait contre sa déveine ? Ce fripon était-il en train de prendre du bon temps tandis qu’elle traquait les malfaiteurs ? Avec une totale mauvaise foi elle omit judicieusement que c’était précisément elle qui dans un moment d’humeur l’avait poussé à prendre ses distances pour la journée, et intérieurement elle le voua aux gémonies pour la laisser se dépêtrer de cette déplaisante situation tandis qu’il… Qu’il quoi, au fait ? Bah, mieux valait ne pas y penser ; elle refusait d’y songer.

Totalement démoralisée, elle gagna le bout de la ruelle qui débouchait sur une rue plus large et reconnut aussitôt les lieux : elle se trouvait devant la façade du Palais Royal ! La demeure dont le duc d’Orléans avait fait le repaire des libéraux, des agitateurs et des pamphlétaires ! Et accessoirement, à la nuit tombée, des filles de mauvaise vie.

La canaille et la roulure, se dit Oscar. Les agitateurs, les écrivailleurs de torche-cul, les exciteurs et échauffeurs d’esprits, cela semblait finalement seoir à une alliance avec ce Masque Noir, le tout sous le parrainage de ces « dames patronnesses » à la vertu aisément monnayable… Tout ce qu’Oscar honnissait par principe et par habitude.

Il ne lui apparaissait finalement pas surprenant que le sacripant s’accoquinât avec pareille compagnie, bien que la plupart de ces gens fussent, elle en était convaincue, d’inoffensifs rêveurs. Mais au milieu d’eux se glissaient d’autres plus virulents, plus radicaux, qui aspiraient à autre chose que parler et discutailler sans fin, elle en avait peu à peu pris conscience. Le Masque Noir était-il finalement de ceux-là, ou bien n’était-il qu’un simple et vulgaire voleur qui profitait de la crédulité de ces esprits échauffés pour les berner, couvrir ses agissements et ainsi s’octroyer une certaine protection ?

À peine en était-elle là de ses réflexions tout en tâchant de retrouver la trace de son gibier décidément très… glissant, qu’elle vit au loin un groupe gagner les grilles du jardin et en sortir.

L’heure de la fermeture au public, pensa Oscar.

Son brigand se trouvait-il parmi ce monde ? Avait-il eu le temps d’ôter son vêtement et son masque pour se mêler innocemment à cette petite foule ?

Il y avait là quantité de jeunes gens, d’autres moins jeunes, de toutes conditions semblait-il, le cortège étant par-ci par là escorté de quelque catin raccompagnant son client ou tâchant d’en trouver encore un disposé à faire affaire avec elle. Il y avait quelques femmes également, de meilleure moralité celles-ci – du moins en apparence, dans cette troupe bigarrée qui quittait le Palais Royal.

Soudain, au milieu de ces ombres, elle crut reconnaître une silhouette familière. Certes il faisait nuit, les flambeaux accrochés aux grilles étaient peu à peu éteints et le groupe était loin, mais tout de même, cet habit sombre… ces cheveux noirs en bataille… cette carrure… Mais non, que ferait-il donc ici ?

Changeant d’objectif comme de priorité, elle s’engagea dans la rue Saint-Honoré, rasant les murs, pour suivre son nouveau gibier. Mais à courir plusieurs lièvres à la fois on finit bien souvent par n’en attraper aucun, et Oscar le perdit bientôt de vue lorsqu’il bifurqua dans une ruelle transversale. Elle s’y engagea à son tour, mais trop tard pour le voir : il avait disparu.

Elle se retourna une fois de plus, parcourut la ruelle dans l’autre sens, inspectant chaque renfoncement, chaque venelle, donnant de rageurs coups de pieds dans les tas d’immondices qui souillaient le pavé. Quelle soirée, non mais quelle bon sang de soirée de…!

Et lui… Mais était-ce seulement lui ? C’était en tous cas bien son allure, et elle était tout à fait certaine de la connaître par cœur. Si c’était bien lui, que faisait-il en pareil endroit ? Étaient-ce ses nouvelles – douteuses – fréquentations qui l’y avaient mené ? Ou était-il venu y chercher la compagnie facile bien que payante des demoiselles du Palais Royal ? Était-ce chez lui une habitude ? Était-ce plutôt à cela qu’à l’"entretien" de la baronne de Coulange qu’il consacrait désormais tant de ses soirées ? Si cela était, c’était bien pire encore : André usager de ces… de ces… elle ne trouvait nul mot suffisamment fort pour exprimer la révulsion que cette idée lui provoquait.

Pourtant, une voix sournoise dans sa tête insinuait l’idée que si cela était, leur complicité s’en trouvait moins en danger, car il n’y avait nul risque que quoi que ce fût de personnel ou d’intime pût se développer avec une simple femme publique. Oscar aurait dû en un sens trouver cela presque rassurant, pourtant elle ressentait un profond malaise et un écœurement certain à l’idée d’imaginer André usant des services d’une… Non, comme toujours, Oscar décida de n’y pas penser. Elle était presque passée maîtresse dans l’art d’occulter les réflexions un peu trop poussées qui pouvaient la mettre mal à l’aise. Presque…

Et puis, après tout, peut-être n’était-ce pas cela. Peut-être y avait-il une toute autre raison à sa présence en ces lieux. ? S’il s’agissait bien de lui… ce qui était loin d’être prouvé, se rassura-t-elle tant bien que mal.

Mais l’alternative était à peine plus attrayante : elle n’avait plus qu’à espérer que la compagnie de ces excités, de ces pamphlétaires, de ces philosophes – suivant l’exemple de son père, elle ne pouvait s’empêcher de songer à ce mot sans y attacher une pincée de mépris mêlé d’un soupçon de répugnance – ne fût point contagieuse. Pauvre André, avec son bon cœur, il était le terreau idéal pour toutes les mauvaises herbes désirant insidieusement faire germer leurs graines parmi les braves gens !

Restait bien une dernière solution, mais Oscar refusait obstinément de l’envisager en toute conscience. Non, ce garçon était son ami, son frère, elle le connaissait aussi bien qu’elle se connaissait elle-même ; mieux, sans doute, au vu des pensées confuses qui l’assaillaient dernièrement sur sa propre personne et ses propres sentiments. Et puis André était un garçon sain et sans problèmes, facile à comprendre, il n’y avait pas à se tromper à son sujet, n’est-ce pas ?

Non, vraiment, il n’y avait pas à se tromper sur quelqu’un qu’elle connaissait si bien. Comment pouvait-elle le soupço…

Aaaaah ! Une vive douleur à l’arrière de la tête, la vision déjà assombrie constellée de taches noirâtres ou rougeâtres, elle ne savait trop, suivie immédiatement d’une sensation vaporeuse de détachement d’avec elle-même, d’avec la réalité, d’avec sa propre réalité. Elle se sentit vaciller, amorça un demi-tour tout en s’écroulant. Elle crut percevoir une ombre, non, une forme, obscure et floue, et à travers cette brume, une silhouette d’homme, grand, vêtu d’un habit sombre, les cheveux bruns sembla-t-il vaguement à Oscar, belle carrure, et…

Et plus rien. Tandis que son agresseur s’enfuyait du cul-de-sac dans lequel l’avait manifestement acculé l’obstination du poursuivant, le colonel sombra dans l’inconscience…

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