Confusions des genres

Chapitre 21 : L'éclat et le lustre

Catégorie: G

Dernière mise à jour 23/02/2013 12:00

La soirée suivait son cours, et Oscar tenait assidument son rôle de nouveau chevalier servant auprès de Mademoiselle Tailly de Mézière. Ainsi, après avoir dansé avec elle, elle lui tenait maintenant compagnie auprès de la grande cheminée tandis que la jeune femme se rencognait de son mieux pour être le moins visible possible, tout en tâchant de garder un air naturel afin de ne pas paraître discourtoise envers le reste de l’assistance.

Tandis qu’elles conversaient agréablement, Oscar laissa son regard détailler à nouveau le faste de l’"uniforme d’apparat" de la demoiselle : perles piriformes suspendues à la bordure du corsage, chapelets de perles rondes courant sur la jupe et descendant en cascade dans sa perruque coiffée de plusieurs plumes d’aigrette, pierreries cousues sur la pièce d’estomac…

Tiens ! N’y avait-il pas une émeraude de belle taille au milieu de son corsage plus tôt dans la soirée ? Oscar plissa les yeux tout en fouillant dans sa mémoire : oui, en effet, elle se souvenait bien que la pierre avait plusieurs fois cogné contre les boutons de son gilet tandis qu’elles dansaient d’un peu trop près ; elle avait même craint que les griffes du sertissage qui enserrait l’émeraude ne viennent se prendre dans les broderies de son habit, ce qui, en plus de ruiner le vêtement qui sortait tout juste de chez le tailleur, leur aurait attiré l’attention de l’assistance pour cette posture aussi équivoque que ridicule.

Les yeux fixés sur la gorge, ou plutôt l’absence de gorge de son vis-à-vis, Oscar constatait avec consternation que la magnifique pierre avait disparu. Puis elle sortit de son étonnement pour remarquer qu’elle n’entendait plus la voix de la demoiselle qui avait été jusqu’alors lancée avec enthousiasme et éloquence dans la description de la représentation des Horaces de Monsieur Salieri à laquelle elle avait assisté dernièrement. Non, mademoiselle de Mézière ne parlait plus mais la fixait d’un air soudain tout à la fois courtois mais revêche. Comment d’ailleurs réussissait-elle l’exploit de faire cohabiter simultanément ces deux expressions ? Oscar n’eut pas le loisir de s’interroger plus avant sur le sujet car elle comprit soudain ce qui avait provoqué le mécontentement de la jeune femme envers sa personne : en effet, la demoiselle venait de remarquer que son faux soupirant semblait prendre soudain son rôle beaucoup trop au sérieux, car le colonel fixait de façon fort insistante son corsage depuis quelques instants.

Oscar sentit à nouveau son visage s’empourprer et, effroyablement confuse autant que mal à l’aise du malentendu qu’elle devinait, elle détourna vivement le regard vers le linteau somptueusement sculpté de la cheminée, n’osant croiser les yeux courroucés de la jeune femme outragée.

Décidément, quelle soirée ! D’abord, elle subissait l’outrage aux mains – et c’était bien le mot juste – d’une dame en apparence respectable et inoffensive, et maintenant, c’était elle qui endossait le costume de l’outrageur ! Passerait-elle jamais à nouveau une soirée tranquille en société ?

Pour se blanchir de toute accusation de velléités voyeuristes, elle indiqua de suite à la jeune femme l’objet de ses observations en désignant furtivement et approximativement du geste le buste de son interlocutrice :

– Pardonnez mon incorrection, mademoiselle, mais ne portiez-vous pas un peu plus tôt une superbe émeraude à votre… hum… à votre robe ?

Bien entendu, celle-ci baissa aussitôt le regard vers son piètre giron, et Oscar vit ses sourcils de relever de surprise en constatant l’absence du plus bel ornement de son buste. Aussitôt, la tête se redressa et la jeune femme jeta des coups d’œil en toutes directions pour tâcher de localiser l’endroit où le précieux caillou avait bien pu choir et devait toujours gésir.

Or, nulle trace d’émeraude à l’horizon. En revanche, elles entendirent toutes deux des exclamations similaires à celles qu’elles avaient poussées un peu plus tôt :

– Ma bague ! Où donc est passée ma bague ?

– Mais qu’est devenue cette magnifique broche que vous portiez ?

– Mais… mais… Palsambleu ! On m’a dérobé ma bourse !

Au milieu de toutes ces exclamations, un cliquetis métallique au dessus d’elle attira l’attention d’Oscar. Ce qu’elle vit en levant les yeux la stupéfia : une ombre, non, un homme, tout de noir vêtu, dominait la salle ; debout sur l’immense lustre, il se tenait d’une main à la lourde chaîne qui le suspendait au haut plafond tandis que ses jambes imprimaient un mouvement pour accentuer l’oscillation du plafonnier. Ce faisant, il laissait la cape noire qui complétait son costume se rapprocher dangereusement des flammes des chandelles qui illuminaient la pièce. S’il n’y prenait garde, l’homme risquait de se transformer en torche vivante, faisant de cette soirée une nouvelle version du bal des ardents. Mais celui-ci semblait ne pas s’en soucier. Le cliquetis des pampilles de cristal s’intensifia au milieu des exclamations des invités et du rire guttural que lança alors l’intrus.

Oscar n’eut aucun doute. Elle ne l’avait entrevu que furtivement et dans le noir la veille au soir, mais elle sut qu’elle se trouvait à nouveau en présence du Masque Noir. Mais contrairement à la veille, elle portait cette fois ses vêtements habituels bien moins malcommodes, ainsi que, et surtout, son épée. Et même, si besoin était, un pistolet. D’ailleurs cette fois-ci, c’était bien pour lui qu’elle s’était rendue à l’invitation de monsieur de Mézière : il profitait donc moins de l’effet de surprise, bien que la plaisante compagnie de sa cavalière ait quelque peu fait perdre de vue au colonel les raisons premières de sa présence en ces lieux et lui ait fait baisser sa garde. Le Masque Noir avait donc à nouveau pu bénéficier d’un certain effet de surprise, mais cette fois Oscar entendait bien ne pas le laisser en profiter. Non, le seul point commun avec la veille était que cette fois encore, André n’était pas venu avec elle.

Mais ce soir, ce gredin de Masque Noir se montrait en intérieur, sans espoir de fuite : perché sur son lustre il pouvait paraître inaccessible, mais les portes étaient désormais toutes gardées par des serviteurs ou des gentilshommes ayant comme elle spontanément dégainé leurs lames. Comment le bandit était-il entré, c’était un mystère, mais il n’avait désormais aucun espoir de pouvoir sortir sans encombre. Sitôt qu’il sauterait au sol, il serait entouré en si grand nombre que même armé, seul contre tous ces hommes il ne pourrait rien faire. Et si… et si le monstre menaçait une des femmes afin que les hommes ne pussent faire quoi que ce fût contre lui ? Était-il à ce point dénué d’honneur ?

D’instinct, Oscar se plaça devant mademoiselle de Mézière et raffermit sa prise sur la garde de son épée. Mais ce fut une précaution bien inutile car le scélérat, qui était soit bien plus prévoyant soit bien plus insensé qu’elle ne l’avait initialement pensé, donna encore plus d’amplitude au mouvement de balancier du lustre tout en éclatant d’un rire de dément, et profitant du rapprochement du luminaire vers la baie vitrée se jeta d’un bond à travers les fenêtres, usant de ses mains pour se protéger le visage.

Fou. Cet homme est fou, pensa Oscar. Complètement, totalement, irrémédiablement fou. Dément, insensé, aliéné.

Et elle-même ne valait certainement guère mieux, car elle s’élançait déjà à sa poursuite.

 

 

NOTE DE L’AUTEUR

 

Bal des ardents : bal ayant eu lieu sous Charles VI en 1393 (pour situer, c’était 20-30 ans avant Jeanne d’Arc) au cours duquel le roi et ses amis eurent l’idée brillante de surprendre l’assistance en surgissant déguisés en sauvages histoire de mettre de l’ambiance (c’était l’usage d’organiser un charivari lors du remariage d’une veuve).

Bref, voilà notre roi et quatre de ses amis en train de se recouvrir de plumes et de poils. Et pour que cela tienne, ils s’enduisent de poix.

Or la poix (sorte de colle constituée de résines et de goudrons) est très facilement inflammable. Et le frère du roi, qui n’est pas au courant de la blague et débarque tout juste au milieu de la fête, est intrigué et veut voir qui ose mettre une telle pagaille dans la noce d’une dame d’honneur de la reine : il approche une torche et vlan ! voilà la poix qui prend feu et nos cinq génies qui s’embrasent.

Le roi est sauvé par sa tante qui étouffe ses flammes en l’enveloppant dans ses jupons (merci tata) avant que le feu ait eu vraiment le temps de prendre sur lui qui était un peu détaché de ses compagnons, mais les quatre autres continuent de brûler sans que personne ne réussisse à les éteindre. Les pauvres garçons meurent quelques jours plus tard après une terrible agonie.

L’équilibre mental du roi, qui était déjà bien précaire avant cela (il n’avait pas même 25 ans, et déjà l’année précédente il avait tué quatre de ses compagnons dans un coup de folie au cours d’une partie de chasse – faisait décidément pas bon être son ami) en fut plus encore sapé, et il confia la régence à son frère – bien qu’en réalité elle échut en fait à leurs oncles.

Voilà, c’était l’anecdote historique non nécessaire du jour.

Moralités :
1°/ réfléchissez bien à ce qui pourrait mal tourner avant de faire un canular, et
2°/ rangez bien vos allumettes !

Enfin, rassurez-vous, la situation n’était pas aussi dangereuse pour notre Masque Noir : un corps humain, ça ne s’embrase pas aussi facilement sans carburant (ici la poix), mais tout de même, faites toujours attention aux manches trop larges qui trainent, aux pans d’écharpe ou de foulard ainsi qu’aux cheveux pas attachés qui pendouillent quand vous traficotez au dessus de la gazinière allumée ou du feu de cheminée… Et le Masque Noir porte une longue cape qui frôle les chandelles, donc prudence !

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