Confusions des genres

Chapitre 20 : L'ombre d'une jeune fille en fleurs

Catégorie: G

Dernière mise à jour 09/11/2016 13:35

 

Ah qu’il était agréable de danser sans avoir à se soucier de protéger ses arrières ! Oscar n’avait encore jamais songé au plaisir simple que ce pouvait être. Mademoiselle Tailly de Mézière était en effet une demoiselle tout à fait comme il fallait, convenable et sachant se tenir. Oscar avait mésestimé l’agrément que pouvait avoir la compagnie de telles personnes, elle qui les aurait jusqu’ici qualifiées de "fades", "effacées" et "insipides". Elle redécouvrait le simple contentement que procurait le fait de n’avoir rien à redouter de son vis-à-vis. Encore que si Madame de Valréaux se fût contentée de rester entièrement en vis-à-vis d’Oscar, cette dernière n’aurait pas connu les désagréments par lesquels elle venait de passer.

Non, décidément, la compagnie des jeunes filles rangées était bien plus appréciable qu’elle ne l’avait pensé jusqu’alors. Et Oscar comprenait enfin l’intérêt que pouvait trouver un homme devant se marier à s’unir à l’une de ces femmes impeccablement bien élevées ; il n’était déjà que fort peu réjouissant de devoir partager sa vie avec une personne envers laquelle on n’avait pas de particulière inclination, mais si de plus l’autre partie avait une conduite qui vous dérangeait ou vous mettait mal à l’aise, une conversation inconvenante ou un comportement déplacé, trop de gestes entreprenants non désirés ou trop de franc-parler malvenu en certaines circonstances, bref, si sa seule présence auprès de votre personne faisait naître en vous le malaise, le mariage, simple obligation sociale aux yeux extérieurs au couple, pouvait devenir un véritable enfer domestique. Puisque l’on ne se mariait par amour – quelle idée saugrenue ! – autant le faire avec quelqu’un qui ne vous insupportait guère.

Oscar comprenait enfin pourquoi les hommes cherchaient généralement à épouser une de ces demoiselles ayant fraîchement parfait leur éducation par le traditionnel passage au couvent. Oui, vraiment, elle découvrait soudain – à ses dépens – en quoi une bonne éducation et un comportement des plus corrects donnait aux demoiselles de Mézière un avantage indéniable sur une madame de Valréaux sur le marché des jeunes gens à marier. Non que cette dernière n’eût pas fréquenté le même genre d’établissement dans sa jeunesse, mais l’éducation qui y était dispensée ne lui avait de toute évidence pas autant profité. Ajoutez à cela que la cavalière d’Oscar était plutôt jolie et somptueusement parée, ainsi que d’une famille très fortunée, puissante et respectée, et il paraissait fort probable qu’elle fît grande impression sur les potentiels beaux-parents présents ce soir-là. Et puis, eût-elle été laide, difforme, désagréable et mal élevée, les trois cent mille livres de dot auraient suffi à eux seuls à lui trouver un parti.

Seulement voilà, celle-ci ne souhaitait pas de mari. C’était bien la première fois depuis la tragique mort de la petite Charlotte de Polignac qu’Oscar rencontrait une jeune fille qui ne voulait pas se marier. Mais Charlotte de Polignac n’était à l’époque qu’une enfant, tandis que mademoiselle de Mézière (quel était son prénom ? Aglaé ? Catherine ? Louise ? Élisabeth ? Oscar ne se souvenait pas qu’on le lui ait dit. Bah, quelle importance ?) devait avoir bien le double de cet âge. Et cette femme s’obstinait à vouloir demeurer fille. C’était pour le moins incompréhensible pour Oscar, au vu de l’éducation qu’elle avait reçue dans sa jeunesse. Même dans sa situation si particulière, elle ne parvenait à le concevoir, à moins que le futur mari fût soit repoussant, soit haïssable. Or il y avait ce soir là quantité d’hommes "encore jeunes" (tiens tiens, comme elle-même), au demeurant charmants et d’excellent renom, dont certains avaient même un physique plutôt avantageux.

Et elle n’en voulait pas ? Cela remettait en cause tout ce qu’Oscar pensait savoir des filles, des femmes. Décidément, si elle les comprenait si mal, c’était bien que jamais elle n’eût pu être l’une d’entre elles !

Tout en dansant, elles devisaient de tout et de rien. La demoiselle de Mézière avait une conversation agréable, et savait de toute évidence manier l’art d’entretenir avec grâce et habileté ses interlocuteurs de sujets légers et plaisants.

Pourtant le seul sujet dont Oscar aurait voulu débattre avec elle était de ces sujets graves et sérieux qu’il fallait à tout prix éviter en société. Et qui de plus, reconnut Oscar, ne la regardait en rien. Mais la curiosité s’était maintenant éveillée en elle et, comme à son habitude, Oscar aurait voulu connaître le fin mot de l’histoire : en effet, elle brûlait de lui demander pourquoi elle souhaitait éviter le mariage. Car apparemment elle ne voulait pas uniquement ne pas épouser une personne en particulier qui l’aurait répugnée, non. Non, il apparaissait que la demoiselle souhaitât rester fille et ne pas se marier du tout. À qui que ce fût. Ne pas se marier tout court, dans l’absolu. Bref, ne pas prendre époux. Et bien que cela ne fût en rien les affaires d’Oscar, celle-ci en était soudainement intriguée.

Oui, après tout, qu’est-ce qui pouvait bien retenir une femme adulte chez ses parents au point de l’empêcher de souhaiter faire sa vie pour peu qu’elle trouvât un homme d’agréable compagnie et suffisamment souple pour lui laisser mener son existence quotidienne ainsi qu’elle l’entendrait – dans les limites de la bienséance, cela allait sans dire ! Avec tout l’argent dont elle disposait, elle saurait bien trouver pareil candidat parmi les prétendants auxquels ses parents agréaient, fût-il un peu moins titré, ou renommé, ou fortuné que les autres… Vu l’âge de leur fille, monsieur et madame de Mézière seraient certainement heureux de trouver un époux qui l’agrée, laissant de côté rêves de gloire et d’éclatante alliance avec une puissante famille, pour tout simplement parvenir à la marier à quelqu’un de leur milieu sans qu’elle déchût de son rang. Et la noblesse de robe comptait dans ses rangs quantité de gentilshommes qui seraient heureux de faire cette alliance en laissant toute latitude à la jeune épousée. Plus si jeune, d’ailleurs…

Alors quoi ? Quel obstacle pouvait donc persister si longtemps dans son esprit pour lui faire refuser toute union ?

Oscar la regarda un peu mieux. On pouvait dire qu’elle était jolie. De visage en tout cas. Nez retroussé, dents encore presque blanches, charmants yeux de chat gris-vert, pommettes hautes un soupçon trop saillantes, visage dessinant un ovale des plus harmonieux, lèvres charnues qui lui donnaient un air mutin, sourcils fins mais très noirs – elle devait donc être brune sous cette perruque poudrée de blanc. Moui, la joliesse du visage compensait une certaine indigence de corps. Car malgré la robe, le corps baleiné pouvant faire remonter la gorge la plus inexistante (Oscar en savait désormais quelque chose) et les paniers donnant du volume aux hanches, il était évident à la regarder que mademoiselle de Mézière manquait quelque peu de substance.

Car la somptuosité de la toilette – on y avait même cousu perles et pierreries à même le tissu du corsage et de la jupe – ne parvenait à faire oublier la pauvreté de ce qu’elle contenait. La demoiselle était faite tout en hauteur, presqu’aussi grande qu’Oscar, mais il n’y avait là guère d’épaisseur : l’échancrure de la robe laissait voir – et là aussi, Oscar avait récemment pris pleinement conscience que cela laissait voir beaucoup, et même beaucoup trop ! – des salières très creuses entre épaules et cou ; deux timides rondeurs – pas même des collines, non, à peine des tertres – déformaient à peine le haut de son corsage, en tout cas vu de face ; et même ! on devinait là, au milieu du buste, juste au dessus de la pièce d’estomac, là où auraient du se rejoindre deux seins compressés, oui, là-même on discernait sous la peau blanche la naissance de deux fines côtes. Les bras n’étaient guère plus charnus et Oscar était soulagée que les épaules fussent dissimulées par l’étoffe de la robe, car elle les devinait aussi osseuses que les siennes, et plus saillantes encore car dépourvues de l’enveloppe de muscle qu’elle-même était parvenue, à force d’entraînement, à développer.

Certes, il existait corps plus attrayants que celui-ci, mais peu d’hommes se seraient arrêtés à cela en considération d’épouser si beau parti. Et pour le reste, et Dieu sait si le reste était d’importance lorsqu’il s’agissait de cohabiter jusqu’à ce que la mort de l’un vous sépare, elle était au demeurant tout à fait charmante, ne fût-ce cette volonté farouche d’éviter les prétendants.

Et d’ailleurs, pourquoi donc voulait-elle esquiver le mariage comme le bien-portant fuyait le pesteux ?

À force de se triturer l’esprit, Oscar émit une hypothèse : peut-être la jeune femme avait-elle déjà un galant, et par amour pour lui, refusait toute union qui l’en eût éloignée. C’était fort plausible. Après tout, après moult tergiversations, Fersen n’était-il pas allé à l’encontre de la volonté paternelle et avait finalement résolu de ne point se marier ? Pourtant son cas à lui était encore plus dépourvu d’espoirs que celui de qui que ce fût, son aimée étant non seulement déjà mariée, mais, étant la reine, même un veuvage l’empêcherait de vivre pleinement et ouvertement son amour pour le gentilhomme. Oui sa cause à lui était sans doute plus désespérée que celle de qui que ce fût, à l’exception bien sûr d’Oscar elle-même : un homme aimant un homme qui préférait les femmes… ou bien une femme passant pour homme aimant un homme éperdument épris d’une reine… et un père qui ne voudrait bien entendu jamais entendre parler de pareille inclination de la part de son fils… et encore moins entendre parler du mariage de celui-ci, non, de celle-ci, avec un homme…

Refusant de se perdre à nouveau dans les méandres de sa conscience et des confusions qui l’embrouillaient depuis quelques temps, Oscar se ressaisit et revint à l’objet initial de ses incompréhensions : si la belle avait déjà un amoureux, que ne l’épousait-elle pas ! À ceci, la réponse était évidente : soit il était déjà marié, soit les parents ne l’accepteraient jamais pour gendre. Était-il de rang si peu élevé que la menace de voir leur enfant devenir vieille fille ne parvenait à infléchir leur volonté ? À moins que ce fût son comportement qui causât ce refus : était-il un libertin abusant cette naïve enfant ? Craignaient-ils un vil coureur de dot ? Ou peut-être cumulait-il les deux : un homme fort petitement né et sans fortune aucune, qui espérait beaucoup (beaucoup trop ?) de la demoiselle et de sa famille ?

Mais en avait-elle seulement parlé à ses parents ? Était-il de naissance si basse qu’elle n’osât le faire ? Dans ce cas, et même sans contracter mariage avec un autre, il était fort probable qu’ils refuseraient toujours qu’elle l’épouse. Alors à quoi bon repousser un mariage qui la libèrerait de la sujétion parentale ? Il ne pourrait lui donner que plus de libertés, pourvu qu’elle choisît judicieusement son époux en conséquence… Pourquoi vouloir à ce point demeurer au-delà de l’âge habituel au domicile parental, plutôt que devenir elle-même maîtresse en sa propre maison ?

Oh, par Saint Georges ! Se pourrait-il que… serait-il possible… que l’homme pour lequel elle s’obstinait à refuser toute union appartînt à cette maisonnée ? Qu’il en fût… un domestique ? S’était-elle à ce point embéguinée d’un serviteur qu’elle refusât pour lui de faire sa vie de femme ? D’avoir des enfants ?

Inimaginable ! Quoiqu’aux tréfonds d’elle-même, une voix étrange, une voix aux intonations familières lui susurrait doucement mais obstinément : mais pourquoi pas, Oscar, mais pourquoi pas ? Oui, dans le fond pourquoi pas ? Si l’homme était droit, désintéressé, sincère, méritant et vertueux, n’était-il pas aussi noble qu’un prince ? Pourquoi donc persister à croire qu’il ne valait pas autant ? "Aux vertus qu'on exige d'un domestique, Votre Excellence connaît-Elle beaucoup de maîtres qui fussent dignes d'être valets ?" Pourquoi songeait-elle soudain à cette réplique d’une pièce qu’elle n’avait pas même appréciée ?

Mais ce n’était pas tant que le domestique valait moins que le maître, non, ce n’était pas tant ce que le valet valait, mais c’était qu’ils étaient différents. Voilà tout. Il en avait toujours été ainsi. Les princes n’épousaient pas les bergères, et les maîtresses n’épousaient pas les valets. L’ordre des choses…

Mais en parlant d’ordre, une autre hypothèse tout aussi plausible vînt soulager l’esprit d’Oscar et la sortir du conflit qui tiraillait sa conscience entre l’ordre et le cœur, entre l’amour et le devoir, entre le fils obéissant et la femme naissante, entre le soldat rigide et l’humain compatissant.

En effet : et si la jeune fille souhaitait entrer dans les ordres ? Avait-elle ressenti cet "appel" dont certains parlent, et essuyé un refus de la part de ses parents ?

Il était tout de même ironique de penser que nombre de jeunes gens étaient destinés par leur famille à entrer dans les ordres, par tradition, par expiation ou faute d’argent suffisant pour leur faire une situation convenable, en bref, que ceux-ci y entraient par défaut, tandis qu’à ceux qui en avaient le désir, voire la vocation, on pouvait pour ces mêmes raisons de tradition, d’obligations sociales, de rang ou d’intérêt, ou parfois même par anticléricalisme forcené, refuser l’accomplissement de leur vœu. Les parents, se dit alors Oscar, étaient parfois une espèce bien étrange.

N’en était-elle pas la vivante illustration ?

 

 

NOTES DE L’AUTEUR :

 

– « Aux vertus qu'on exige d'un domestique, Votre Excellence connaît-elle beaucoup de maîtres qui fussent dignes d'être valets ? »

Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais, Le Barbier de Séville ou la Précaution inutile, Acte I, scène 2.

Beaumarchais glisse tout le long de sa pièce une satire de la noblesse.

Après avoir un temps été interdite de représentation, la pièce est enfin autorisée en 1775.

La reine la jouera même à Versailles sur son théâtre : soit la pauvre fille n’avait pas tout compris à la satire sociale (un peu comme France Gall chantant innocemment « les sucettes »), soit elle avait partiellement compris et souhaitait s’en prendre à cette noblesse de la cour et de province qui l’ « insupportait », sans songer une seule seconde que ça s’appliquait également à son petit cercle de « copinage », ses intimes de Trianon. Toujours est-il qu’elle n’a sûrement pas bien mesuré la portée de la pièce et l’influence que les mots imprimés peuvent avoir sur un peuple et, ultérieurement, sur son cou gracile…

 

Et maintenant un petit jeu : saurez-vous me dire de qui je me suis inspirée pour la description physique de mademoiselle Tailly de Mézière ? Allez, facile, j’ai glissé un petit indice au début du passage…

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