Confusions des genres

Chapitre 19 : De la nécessité de protéger ses arrières

Catégorie: T

Dernière mise à jour 18/03/2013 16:56

Attention, fille en quête de mari droit devant !

Oscar jeta un coup d’œil rapide à la ronde, identifia une amie de ses parents à six ou sept pas sur sa gauche, et tâchant de prendre un air dégagé, s’empressa néanmoins d’aller la saluer.

– Ah, Oscar, mon cher, quel plaisir de vous voir ici, lui répondit celle-ci. Auriez-vous escorté votre mère pour ce soir ?

– Hélas non, madame, ma mère est restée à Versailles.

– Mais alors le bruit qui court serait-il exact ? Vous auriez enfin décidé de quitter votre ermitage pour vous mêler au commun des mortels ?

– Madame, je…

– Je vous taquine, allons, n’allez pas prendre au pied de la lettre tout ce qu’on vous dit ! Allez-vous donc cesser d’être aussi sérieux et enfin vous décider à vous dérider ? En tous les cas, vous avez eu raison de venir vous divertir, il n’est pas bon pour un homme encore jeune comme vous l’êtes de ne fréquenter que des soldats !

Oscar ne gouta que modérément le relatif "encore jeune" de la dame. Bien sûr qu’elle était jeune ! Qui oserait en douter ? À cette pensée, elle se rappela soudain qu’elle et André avaient tout de même passé la trentaine et que donc, oui, ils n’étaient certes plus de prime jeunesse ; mais tout de même !

C’était étrange, d’ailleurs, car même si elle se sentait adulte depuis bien longtemps, même si elle se savait adulte, elle ne se voyait pas comme l’un de ceux qui, à l’époque où elle avait intégré la Garde Royale, avaient le double de son âge. Malgré le temps passé, malgré les épreuves, les combats, elle se sentait encore, se voyait encore comme un tout jeune homme, et non comme l’un de ces "vieux" adultes de trente ans qui ont charge de famille et ont déjà à cet âge de lourdes responsabilités dans leur vie personnelle. Ses seules responsabilités à elle étaient militaires, et c’était bien suffisant ainsi. Pourtant la plupart des gens avaient, à son âge, déjà porté en terre au moins un de leurs parents, comme André, parfois un conjoint, comme sa mère avant son remariage avec son père, et souvent plusieurs enfants.

Elle, par chance – ou par malchance, selon comment on considérait la chose – avait échappé à tous ces deuils. Peut-être était-ce pour cela qu’elle se considérait plus jeune que les autres personnes de son âge… l’absence de responsabilités personnelles, de quoi que ce fut en dehors de sa carrière militaire... En dehors de son grade, en dehors de sa compagnie, une fois son uniforme raccroché, était-elle adulte ? N’était-elle pas un éternel enfant soumis à l’autorité de ses parents ? Un tout jeune homme découvrant peu à peu un monde hors des limites qu’il n’avait jusqu’ici que peu franchies ?

En ce qui concernait André, c’était pour elle encore plus flagrant : elle savait bien qu’elle ne parvenait absolument pas à le voir comme l’homme de trente-deux ans qu’il était pourtant objectivement, non. Non, pour elle, quand elle pensait "André", elle voyait tout aussitôt ce garçon pour lequel elle avait tremblé en apprenant que la responsabilité de la chute de cheval de celle qui n’était alors que Dauphine lui avait été imputée. Ce tout jeune homme qui avait à ses côtés veillé toute une nuit un petit garçon d’Arras entre la vie et la mort. Mon Dieu, tant d’années avaient-elles donc passé depuis ce temps d’alors ? Et elle réalisa soudain qu’ils avaient maintenant le double de l’âge qu’ils avaient à cette époque là. Qu’autant de temps s’était écoulé entre alors et maintenant qu’entre leur naissance et ces évènements.

Doux Jésus, oui, ils étaient vieux. Cruelle réalisation. Quand donc était-ce arrivé ? Pourquoi ne s’en était-elle pas aperçue ?

– Oscar, mon cher, connaissez-vous madame de Valréaux ? demanda son interlocutrice en présentant sa voisine.

– Je n’ai pas encore cet honneur, madame.

Et Oscar s’inclina devant la dame en question le plus élégamment mais aussi le plus militairement du monde.

– L’honneur est pour moi, Colonel, répondit celle-ci.

– Madame de Valréaux vient d’arriver à Paris pour quelques temps. Je me fais donc un devoir de lui présenter ce que Versailles et Paris comptent de gens parmi les plus aimables et de compagnie la plus agréable. Voilà pourquoi je suis fort aise de vous rencontrer ce soir, mon cher.

– Vous me flattez, madame, ma compagnie ne saurait surpasser en qualité celle de bien des personnes ici présentes.

Le pire, se dit Oscar, était que cette dernière phrase était dite en toute sincérité ainsi qu’en toute lucidité. Elle savait bien qu’elle avait la plupart du temps et jusque dernièrement eu en société le comportement d’un ours, coupant court aux moindres tentatives de conversation anodine d’interlocuteurs qu’elle ne connaissait que fort peu. Seuls ses – très rares – amis pouvaient se targuer d’y avoir jamais échangé plus que quelques mots avec elle, en dehors des entretiens ayant trait aux devoirs de sa charge.

Suivirent de la part de son interlocutrice des dénégations aussi polies et véhémentes que totalement fausses et insincères. Mais jouant son tout nouveau rôle de courtisan soucieux de se fondre dans le creuset de cette société, Oscar invita cette madame de Valréaux à danser. Elle n’était pas vilaine à regarder, se dit-elle, devait avoir à peu de choses près son âge, et était coiffée et vêtue d’une mode qui commençait un peu à dater. Lèvres un peu trop fines mais peau laiteuse, taille un rien empâtée mais cou gracile et port de tête très élégant.

Elle se mouvait avec beaucoup de grâce tandis qu’elles dansaient, et Oscar ne put que comparer cette aisance naturelle à sa propre pitoyable prestation de la veille au soir, lorsqu’elle-même avait revêtu l’habit féminin et tenté de se faire passer pour une dame de qualité. Certes, après des débuts difficiles, elle était parvenue à faire illusion quelques instants, mais hors ceci, elle n’avait rien eu en commun avec la véritable dame qu’elle faisait danser à l’instant même. Il était des choses qui ne s’improvisaient pas, et il ne suffisait d’avoir corps de femme pour en user comme une femme. Non, vraiment, elle était décidément bien plus à l’aise dans son rôle véritable d’homme.

Quoique… que venait-elle de sentir au détour d’une figure du menuet qu’elles exécutaient ? Non, impossible, elle avait dû l’imaginer. Quelle idiote elle pouvait faire, il lui faudrait vraiment apprendre à se détendre, comme l’avait suggéré un peu plus tôt l’amie de ses parents. Non mais franchement, aller imaginer qu’une dame de cette qualité puisse… ENCORE ? Non… pas possible. Elle se concentra sur ses pas, et les figures, et…

ET ENCORE ??? Non, ce ne pouvait plus être qu’une impression. La première fois, elle n’avait perçu qu’un effleurement un peu trop bas dans le dos. La seconde, cela s’était un peu précisé : un frôlement un peu plus appuyé dans le creux de ses reins. Mais cette fois-ci, madame de Valréaux venait de purement et simplement lui poser brièvement mais sûrement la main au… sur les…

Non ! Pas croyable ! Et qui plus est, au sourire entendu que celle-ci osait maintenant lui lancer en même temps qu’au regard enjoué qu’elle dardait sur elle, Oscar comprit que c’étaient là gestes tout à fait intentionnels et point du tout accidentels. Bien que faits avec une extrême discrétion envers le reste de l’assistance, ils étaient de toute évidence parfaitement assumés par leur auteur.

Oscar devint cramoisie, de choc, de honte, de colère. Elle s’écarta prestement mais discrètement de sa cavalière, tâchant de poursuivre la danse sans lui offrir l’occasion de réitérer ces gestes, mais parfois les figures étaient telles qu’éviter que les mains un peu trop entreprenantes de sa partenaire ne s’égarassent en direction du bas de son dos était impossible.

Quel toupet inouï ! Quelle impudence ! Quel incroyable culot ! Et, se dit Oscar, comme ce dernier mot était approprié à la situation ! C’était d’ailleurs là bien tout ce qui était approprié dans ladite situation. Cette madame de Valréaux avait bien de la chance d’être femme, tiens, sans quoi elle aurait eu à répondre de pareille offense sur le pré. Décidément, être femme vous autorisait bien des licences, et ce en toute impunité… Et cette effrontée en avait pleinement conscience, l’immonde ! L’impudique ! La débauchée !

En tous les cas, si elle n’était ni de Versailles ni de Paris, force était de constater qu’elle en avait vite adopté certains des travers. À moins que ceux-ci aient également cours chez elle, d’où qu’elle vînt. Le moins que l’on pouvait dire était qu’elle ne tergiversait nullement lorsqu’il s’agissait de faire comprendre à un homme son appréciation de sa personne. C’était fort direct. Cette femme là ne devait certainement pas passer des heures à se torturer la cervelle pour trouver les mots à dire à l’objet de ses pensées.

Peut-être Oscar aurait-elle dû tenter cette approche avec Fersen, la veille ? Tandis qu’il la tenait si près, si près… il aurait été si aisé de… juste descendre sa main un tout petit peu… et encore un petit peu plus bas… encore… et sous ses doigts, sous sa paume, comment aurait donc bien pu être son… ses…

NON MAIS ÇA NE VA PAS, OSCAR ? ESPÈCE DE DÉVERGONDÉE ! Tout ceci, toutes ces pensées impures lui venaient à cause d’elle, de cette Valréaux de malheur et de ses mains trop aventureuses ! Non mais quelle idée ! Oui vraiment, quelles étaient ces idées qui la prenaient tout d’un coup ? De cramoisi, Oscar était certaine d’avoir viré écarlate. Et madame de Valréaux semblait de son côté trouver cela charmant, car elle lui jetait maintenant un regard amusé. Autant pour la dame du monde élégante et distinguée qu’Oscar avait cru faire danser ! Espérait-elle par des moyens si peu subtils l’attirer dans son lit ? Eh bien navrée ma chère, vous êtes très mal tombée. D’une, je n’ai point l’intention de me mettre à libertiner. De deux, vous ne m’attirez pas.

Mais que pensait-elle là ? C’étaient les femmes en général qui ne l’attiraient pas, un point c’est tout. Et d’ailleurs, les hommes non plus, n’est-ce pas ? Non. Enfin, peut-être bien un mis à part… En tous les cas, si l’impudique avait eu la moindre chance de parvenir à ses fins, elle en aurait été quitte pour une sacrée déception au moment de l’effeuillage…

Ou peut-être pas ? Cette idée mortifia Oscar plus encore. L’idée que la découverte de son véritable corps puisse ne pas stopper immédiatement les velléités de séduction de cette femme la mettait plus mal à l’aise encore. Oscar avait découvert à l’occasion des accusations portées au cours de ce qu’on appelait désormais "l’affaire du collier" qu’il était des femmes qui pouvaient rechercher leur volupté dans les corps d’autres femmes. Elle savait bien entendu depuis longtemps que des cas similaires se produisaient entre certains hommes, et ne pouvait y songer sans devoir réprimer un malaise, bien qu’elle fût – malheureusement – maintenant tout à fait à même d’envisager que l’on pût concevoir du désir pour un corps masculin, mais elle n’avait jamais jusqu’alors imaginé que pareille chose puisse exister entre femmes. Ce fut une découverte assez… déroutante et elle s’était découverte alors soudain bien naïve, et bien vexée par tant de naïveté de sa part.

Le menuet s’étant – enfin ! – achevé, elle salua son entreprenante cavalière le plus poliment possible pour ne pas paraître discourtoise, mais aussi le plus rapidement possible sans paraître impolie, et s’éclipsa aussitôt vers l’autre bout de la pièce. Elle avait cru remarquer que la plus âgée des deux "filles à marier" de la maison montrait contrairement à sa sœur peu d’empressement auprès des messieurs vers lesquels ses parents tâchaient de la pousser et tentait au contraire de s’éclipser autant que faire se pouvait. Dans leurs situations actuelles respectives, Oscar crut reconnaître en elle une compagne d’infortune et se dit également qu’il n’y aurait rien à redouter des mains de la demoiselle. Elle la rejoignit donc dans le renfoncement où elle tentait de se faire oublier.

– Mademoiselle, si vous le permettiez, je vous proposerais de partager nos velléités de tranquillité pour la soirée, lui dit-elle à voix basse. Oh mais pardonnez-moi, je manque à la plus élémentaire des corrections ; souffrez que je me présente : Oscar-François de Jarjayes, Co…

– Je sais parfaitement qui vous êtes, Colonel, coupa la jeune fille d’un ton égal. Bien des parents en quête d’un gendre de qualité ont ne serait-ce qu’une fois prononcé votre nom, vous ne pouvez l’ignorer.

Oscar rougit à nouveau. Il lui faudrait vraiment perdre cette désagréable habitude. Quelle déplaisante soirée !

– Colonel, poursuivit la jeune fille, puisque vous êtes, dit-on, homme à aller droit au but sans tergiverser, permettez que je fasse de même à votre endroit : je ne me cherche pas de mari et n’ai pas l’intention d’en accepter un. Je ne vous ferai donc pas perdre votre temps et vous suggèrerai de tâcher de vous frayer un chemin auprès de ma jeune sœur, et plus encore auprès de mes parents. Mais hâtez-vous, il y a là un fermier général qui a pour l’instant leurs faveurs, ainsi qu’un conseiller au Parlement. Il va vous falloir batailler dur contre pareilles fortunes et positions.

– À vous dire le vrai mademoiselle, je ne me cherche quant à moi pas d’épouse et n’ai pas l’intention d’en accepter une.

– Oooh, je vois, répliqua sèchement la jeune fille d'un air offensé. Mais je suis navrée de devoir vous informer que je ne verse pas non plus dans la bagatelle.

– Oh, comprit soudain Oscar, mais je vous assure, mademoiselle, je ne pensais pas… Jamais je n’ai eu l’intention… Je ne cherche pas non plus ce genre de…

Oh Seigneur Tout-Puissant, pourquoi fallait-il donc qu’elle bredouille dès qu’étaient évoquées de possibles relations charnelles entre hommes et femmes ? Quelle malédiction la frappait donc ?

Perplexe, la jeune fille jeta un coup d’œil alentour. Puis soudain son regard sembla s'éclairer de l'étincelle de la compréhension.

– Vous fuyez quelqu’un, Colonel ?

Perspicace, la demoiselle.

– Ne prenez pas cet air si surpris, monsieur. On reconnait simplement chez les autres les symptômes que l’on a soi-même déjà manifestés. J’accèderai donc à votre demande initiale en acceptant que nous partagions pour ce soir nos aspirations à la solitude. Soyons solitaires de concert, voulez-vous ?

– Mais afin de donner le change à tout un chacun et de ne pas être importunés dans nos isolements respectifs, répondit Oscar, accepterez-vous de m’accorder cette danse ?

– Avec joie et soulagement, Colonel. Mais en ce cas, ne me quittez pas de la soirée, je vous en serais reconnaissante.

– C’est vous qui me sauvez, mademoiselle.

Et Oscar entraina sa nouvelle cavalière au milieu des danseurs, priant pour que celle-ci sût garder ses mains là où elles se devaient de rester.

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