Le fil d'Ariane

Chapitre 5 : Au delà des barreaux

2399 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 22/06/2023 23:20

Gran Hotel ciudad, Mexico


Assise à une petite table ronde, Maria observait la vie fourmiller au pied de la grande cathédrale au travers les barreaux dorés de son balcon. Elle se leva, délaissant la petite concha et son café noir, et s'appuya à la rambarde. L'air chaud de l'après midi faisait danser ses cheveux. Elle se hissa sur la pointe des pieds pour mieux emplir ses poumons, les yeux fermés. Le bruissement de la foule lui rappelait les vagues. Les yeux clos, en appuis au-dessus de la marée humaine, elle s'imaginait portée par la brise.

Les clochers centenaires de l'immense cathédrale la mettaient mal à l'aise. Ce pays était le sien, son père adoptif ne lui avait jamais caché ses origines. Elle n'y était cependant jamais venue avant d'y être invité à jouer. La fille du pays revenue pour jouer la musique du vieux continent. Tout comme le christianisme avait imposé ses églises et ses cathédrales, Maria avait l'impression que cette culture lui avait été imposée. Elle aimait Tchaïkovski, Stravinski et Brahms, mais elle ne pouvait s'empêcher de se demander : en aurait-il été autrement si sa vie avait été différente ?

Maria fut tirée de ses rêveries lorsque l'on toqua à la porte de sa chambre. Ce devait être l'heure de la relève.

Un hélicoptère l'avait déposé la veille au soir sur le toit de l'hôtel. Depuis, l'agent qui l'accompagnait n'avait pas quitté son poste : dans le couloir, à surveiller la porte de sa chambre.

Bond frappa de nouveau. Il venait de congédier son collègue : un agent lambda qui n'avait aucune idée de la portée de son affectation, si ce n'était la fatigue de rester éveillé une nuit entière dans le couloir désert d'un hôtel quatre étoiles.

Un petit carton sous le bras, à l'aise dans son costume gris chiné léger, il était finalement satisfait de revoir Miss Messervy. La menace qui pesait sur elle était sérieuse. Sa mission l'était donc tout autant. La porte dévoila enfin la ravissante jeune femme, resplendissante dans sa robe de gala de soie cerise. Faisant fie des salutations d'usages, Bond, ravi, constata :

-Parfait, vous êtes habillée.

Il pénétra dans la suite comme si l'hôtel entier lui appartenait et posa son carton sur la petite table basse en verre qui s'étendait face à la banquette. Décontenancé devant une telle attitude, Maria referma la porte, et ne trouva pas meilleure répartie que :

-Je n'allais pas vous ouvrir nue, tout de même.

Droit et digne au milieu de la pièce, Bond était, contre toute attente, d'humeur joyeuse :

-Quelle tristesse que d'entendre cela. Il ne faut jamais dire jamais, Maria.

Puis, il précisa :

-Je me réjouissais simplement de vous voir déjà apprêtée. Vous êtes à couper le souffle.

Elle l'était : habillée d'une longue robe de gala fendue, dont les larges plies semblaient stratégiquement mettre ses formes en valeurs, tout en libérant l'une de ses longues jambes. La souplesse de son décolleté droit tournait en corolles autour de son buste. Ses épaules nues accueillaient la cascade caramel de ses cheveux de soies.

À couper le souffle.

Les louanges du gentleman discourtois lui gonflèrent la poitrine. Maria aurait aimé lui avouer qu'elle n'avait pas de mérites, levée aux aurores, seule avec sa concha depuis des heures. Se préparer était la seule chose qui avait occupé sa matinée. N'arrivant pas à mesurer le degré de sincérité dans la voix de ce charmeur de renom, elle le remercia en se laissant tomber dans l'un des fauteuils blancs.

-C'est très gentil à vous.

Bond sembla soudain gauche :

-Je n'ai pas l'habitude de traiter ce genre d'affaire mais…

Il ouvrit la petite boîte blanche. Maria reconnue aussitôt les escarpins qu'elle portait lors de sa représentation de Campeche. Elle pensait les avoir perdus lors de son sauvetage. Bond s'expliqua :

-Elles étaient dans ma voiture. Je les ai confiés à mon cordonnier. Il les a cirés et en a fait... hum... la révision…

La maladresse de ce monolithe de certitude déclencha un petit rire chez la violoniste. Bond repris :

-J'espérai vous voir en rouge, que mes efforts n'est pas étés vains.

Touchée, Miss Messervy avoua son étonnement :

-Je ne vous aurais pas cru capable d'une telle attention.

-Mais je suis le plus attentionné des gardes du corps.

Il s'agenouilla :

-Vous permettez, demanda-t-il tout en cueillant l'un des pieds délicats à la manucure écarlate.

Il glissa la fine chaussures, puis commença avec précaution à entourer la cheville des fines sangles rouges. Son regard d'acier plongé dans celui de Maria, Bond demanda d'un air dégagé :

-Quel est le programme de la journée ?

Les joues aussi rouges que sa robe, peu habitué à être servie, et moins encore à donner des directives, Maria commença, en tentant autant que possible de soutenir le regard de son interlocuteur :

-Nous… Nous allons devoir nous rendre au Palacio de Bellas Artes. Nous y passerons l'après-midi, jusqu'à la représentation de 19 h. Nous jouerons, avec les musiciens de l'opéra, l'opus 35 de Tchaïkovski.

Bond déposa gentiment le pied et s'occupa du second. Maria continua, gagnant en assurance :

--Après quoi, nous reviendrons à l'hôtel. Un hélicoptère viendra nous récupérer demain matin.

L'agent était parfaitement au fait du planning de la jeune femme. Lui demander de détailler le déroulé de la journée à venir était une façon de lui donner une illusion de contrôle sur les évènements. Dans l'avion, il avait pris le temps de lire le dossier que M avait compilé au sujet de sa fille. Elle approchait les 25 ans, et, depuis sa majorité, Maria n'avait que rarement quitter le territoire anglais. Elle avait visité tous les grands conservatoires que comptait le Royaume-Uni et s'était fait remarquer sur quelques grandes scènes d'Europe, sans jamais quitter le champ de vision vigilant de son père adoptif. Pour le plus grand désarroi de M, sa fille s'était faite un nom dans la musique, ce qui la plaçait sur le devant de la scène.

Bond se releva, toujours décidé à ce que la jeune femme ne considère pas sa présence comme une conséquence de la menace qui flottait au-dessus de sa tête. Il annonça :

-La première chose à faire est d'aller déjeuner.

Et ajouta, en tendant la main pour aider la musicienne à se relever :

-Si je peux me permettre de modifier notre emploi du temps, je connais un très bon restaurant à quelques rues d'ici.

Voyant l'inquiétude dans les yeux de sa protégée, il précisa :

-La meilleure façon de contrarier un éventuel plan d'enlèvement et d'agir en contradiction avec le planning établi. Qu'en dis-tu?

Elle saisit la main tendue, et acquiesça d'un petit sourire :

-Je mangerais bien un petit quelque chose.


Au bras de son galant protecteur, Maria se sentait voler sur ses talons haut. Le duo traversa les couloirs art-deco pour s'engouffrer dans la cage d'ascenseur faite de verre et de fers forgés vert-de-gris, dont la mécanique ronronna agréablement. Au travers les larges vitres de la cabine, l'hôtel s'offrait dans toute sa générosité : un ciel d'immenses coupoles de verre aux mosaïques azur, or et ocre éclairaient l'espace encadré de coursives enchâssées derrière de fines volutes d'aciers. Dans le hall, les visiteurs grandissaient à mesure que l'ascenseur se rapprochait, mais James et Maria continuèrent de descendre.


...


Rugissant hors du parking de l'hôtel, une puissante Lamborghini Revuelto clémentine emporta le couple vers d'autre considération. À défaut de son Aston Martin fétiche, Bond avait fait réserver cet hybride nerveux dès son arrivée, "faute de grive", s'était-il résigné.


Et la journée passa sur les chapeaux de roues. L'appréhension avait poussé Maria à enfiler dès le levé sa robe de gala. Elle s'était sentie ridicule en premier lieu, mais le monde était plus grand, plus vibrant au côté de cet homme. Après le restaurant, le beau brun eu le bon goût de l'emmener uniquement dans des lieux où sa tenue semblait appropriée : le château de Chapultepec, le musée de Frida Kahlo. Et comble du raffinement, il eut le bon goût de la déposer en retard pour ses répétitions.


...


Comme au cœur d'une foule captive de sa virtuosité, il n'y avait qu'elle. Elle était accompagnée des bois, des cuivres, ainsi que d'autres cordes, mais la soliste était au centre de tout. Sous la voûte colorée de la scène, Maria vivait, vibrait, partageait. Dans les replis rouges des longs rideaux tombant du firmament, Bond observait patient. Dès son arrivée, l'espion avait fait le tour des coulisses, repéré chaque visage, vérifié les issues... Il avait même eu le temps de faire un point avec son Quartier Maître : les informations glanées en Allemagne étaient fructueuses, il avait la prochaine étape de son plan d'action. Il avait passé une agréable journée en compagnie de Maria. C'était bien loin du tumulte auquel il s'était attendu.

-Quelle fougue, vous ne trouvez pas ?

Une charmante mexicaine se tenait à côté de lui. Soit elle était excessivement discrète, soit elle venait d'arriver. En dépit d'un treillis militaire et d'un marcel noir, elle dégageait une force et une aura qui ne laissa pas Bond indifférent. Elle avait le regard vif, les lèvres rondes et une longue tresse noire qui retombait entre ses omoplates. Ses épaules, quoique gracieuses, dessinaient une musculature souvent mise à l'épreuve. Très certainement une technicienne, en déduisit Bond. Maria faisait effectivement ressortir l'impatience et de l'optimisme dans la partition.

-Elle a un talent indéniable, acquiesça le britannique.

-Vous êtes le garde du corps ?

Il tendit la main pour saisir délicatement celle de son interlocutrice, puis confirma en se présentant nonchalamment :

-Bond, James Bond.

Se remettant presque au garde à vous, les yeux rivés sur sa protégée, il demanda :

-Vous faites partie de l'équipe technique ?

La jeune brune s'éloigna, féline, laissant planer derrière elle un :

-Moi ? Non. Je suis une fan.

Puis, elle disparut dans les ombres au-delà du tissu rouge.


...


Le poids de la journée se faisait désormais sentir. Bond avait insisté pour terminer la soirée par une balade sur les canaux de Xochimilco, mais, visiblement usée par cette lourde journée, Maria déclina.

Tous les deux, accoudés au balcon, observaient la foule diminuer a mesure que le soleil disparaissait derrière les clochers jumeaux de la cathédrale.

Après avoir longuement parlé musique, en particulier du penchant de Bond pour l'opéra, le couple s'était retranché derrière un agréable silence que Maria décida de rompre d'une question maladroite :

-Pourquoi ?

Il y avait plusieurs questions derrière ce simple mot : pourquoi tant de prévenance ? Pourquoi avoir finalement accepté ? Pourquoi avoir fait de cette journée une suite d'instant mémorable ?

Avec une pointe d'humour, Bond botta en touche :

-Ne te fais pas d'idée, tu es la fille du grand manitou et je tiens à mon poste. Tu es très séduisante, mais comportons raisonnablement…

Elle posa sa main sur la joue du beau parleur, essayant de lire ses yeux gris. Que pouvait-il lui dire : qu'il connaissait la mort, et l'empreinte qu'elle laissait derrière elle ? Qu'il connaissait l'effet de se sentir seul même dans une salle comble ? Que la perte de ses propres parents des années auparavant avait laissé un vide abyssal qu'il se refusait de combler ? Que la mort avait fait de lui l'homme qu'il était et qu'il le lui rendait bien ? Que pouvait-il lui dire ? Que la solitude de cette jeune femme, aimée et acclamée, résonnait avec la sienne ?

Elle frissonna et, d'une main, James la dirigea vers l'intérieur.

Il se laissa tomber dans le canapé après y avoir jeté sa veste grise. L'espion commençait à se dire que la tentative d'enlèvement avait finalement été annulée. Maria ouvrit le petit buffet rond qui se trouvait non loin du balcon :

-Tu veux boire quelque chose ?

Bond allait refuser, lorsque la belle détailla le contenu de l'armoire à liqueur :

-Je peux te proposer de la vodka, du Martini…

Levant la main gauche, James l'interrompit :

-Tu as un shaker dans ta boîte magique ?


Quelques minutes plus tard, la charmante brunette s'installa au côté de son garde du corps lui offrant l'une des deux coupes de vodka/Martini au cœur de laquelle reposé deux olives piquées sur un pique. La note cristalline de leurs deux verres s'entrechoquant raisonna dans la douceur du moment. Bond bu une gorgée sans quitter des yeux sa protégée. Pesant le pour et le contre de céder à la tentation, il résuma en considérant son verre :

-Un bon cocktail en compagnie d'une superbe femme. Mes deux seules véritables faiblesses.

-Te voilà donc en mauvaise posture.

Il y avait soudain de la froideur dans la voix de la musicienne. Bond compris trop tard. Son bras se raidit, son verre lui échappa pour aller vider son contenu sur les coussins blancs de la banquette. Maria posa sa tête sur l'épaule de l'espion désormais incapable du moindre geste. Elle soupira :

-Pourquoi a-t-il fallu que tu rendes cette journée aussi agréable…

Elle déposa un baiser sur la joue de sa victime et se leva. À l'extérieur, le bourdonnement d'un hélicoptère se fit entendre au loin. Bond ne pouvait plus ni bouger, ni parler, mais ses yeux bouillonnaient. Maria laissa son verre sur la table basse.

-Tu as déjà empêché mon départ une fois, expliqua-t-elle en s'approchant de la porte de la chambre. J'aurais aimé avoir plus de temps pour en parler avec toi. Je sais que tu aurais compris.


Elle quitta la pièce, puis le bruit de l'hélicoptère s'éloigna.

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