Le fil d'Ariane
Bureau du MI6, Londres
La démarche assurée, costume noir et cravate assortie de rigueur, Bond avançait dans les couloirs du MI6. Centre névralgique du renseignement britannique, l'organisation était à la pointe de la technologie en matière de communication et d'espionnage. Pourtant, les murs étaient ornés des nombreux portraits de ses illustres membres, les couloirs habillés de tapisseries royales et le bois ciré des sols était couvert d'épais tapis, quand il ne s'agissait pas de moquette. Le MI6 était un arbre centenaire plongeant ses racines dans l'histoire et la tradition, élevant son feuillage vers l'avenir. Ici, Bond se sentait chez lui.
Quelques jours à peine s'était écoulés depuis le fiasco de Campeche. Des fiascos, Bond en avait eu sa part, autant que de victoires. Ce fiasco-là ne lui était pas imputable. Il avait au contraire limité la casse. Les décisions prisent par M avait coûté la vie à deux snipers. Quelle ironie, se disait Bond, quand le propre des tireurs embusqués est justement de voir le danger de loin.
Devenu directeur des Services secrets britanniques, M était avant tout un ancien agent de terrain. Un homme de valeur et de raison sur qui Bond pouvait compter. Grisonnant et affligé du léger embonpoint que provoque le travail de bureau chez les anciens agents de terrain, sa réflexion n'avait en aucun cas était émoussée par les responsabilités et le prestige de son rang. Que son supérieur ait pu organiser l'opération de Campeche avec si peu de discernement laissait James perplexe.
Il croisa les bras et s'appuya contre l'encadrement de l'entrée du bureau de Miss Money Penny. La petite pièce servait d'antichambre avant d'accéder au cabinet du Grand Manitou. Le petit espace était clair et le soleil de cette belle journée filtrait au travers de fins rideaux blancs. À gauche de l'épaisse porte en chêne donnant sur le bureau de M, un ficus et un porte-manteau à volutes encadraient une confortable banquette de cuir marron donnant un côté accueillant à la petite pièce. Sur le grand bureau d'angles, l'écran de l'ordinateur affichait une plage ensoleillée et un palmier, quelques piles de dossiers semblaient parfaitement ordonnées. Le contenu du pot à crayon était, en revanche, éparpillés à côté du clavier. Dépassant de sous son bureau, le postérieur de Miss Money Penny se dandinait dans une courte jupe, donnant par moment des coups dans la chaise à roulettes. Un agréable spectacle qui donna aussitôt le sourire à l'espion venu faire son rapport. La pauvre secrétaire, à quatre pattes sur la moquette, était clairement à la recherche de quelque chose qui aura glissé de son bureau. James inspecta rapidement le sol du regard, repérant un petit objet brillant auprès du meuble. Il ramassa silencieusement le petit tampon officiel, et le dissimula dans le creux de sa paume. Il enfonça les mains dans les poches de son pantalon et toussota pour signifier sa présence. Le popotin sursauta, et Miss Money Penny extirpa le haut de corps de sous le meuble. À genoux sur la moquette, les joues rouges, la rouquine jeta un regard mauvais à son visiteur.
-James! Depuis combien de temps êtes-vous là ?
-Disons que j'ai eu tout le loisir de vous considérer sous un autre angle, s'amusa le beau brun.
Money Penny n'avait pas vu son collègue depuis des semaines, et sa désinvolture lui avait manqué. La secrétaire se radoucit. Elle savait qu'elle ne laissait pas James indifférent, et à genou, dans son petit chemisier ivoire, elle avait tout du fruit défendu :
-Je ne voudrais pas paraître trop rigide, mais est-ce une position décente pour travailler ? Plaisanta Bond.
Money Penny entra dans son jeu :
-Ho, James, j'aime quand vous êtes rigide. Et puis je ne serai pas la première que vous mettrez à genoux…
La lourde porte de chêne s'ouvrit alors, M apparu, le nez dans ses dossiers :
-Miss Money Penny avez vous…
Il leva les yeux, et eut face à lui sa secrétaire à genoux devant son rendez-vous de onze heures. Il referma brusquement la pochette qu'il tenait et intima à Bond :
-Quand vous aurez terminé de déconcentrer ma secrétaire, 007, je vous attends dans mon bureau.
James tendit la main pour aider sa collègue à se relever, lui glissant le tampon dans la paume. La rouquine fit mine d'être outré en reprenant place à son poste. Bond résuma sur le ton de la plaisanterie :
-Nous deux, c'est impossible, très chère, vous finiriez par me briser le cœur. Nous le savons tous les deux.
Rangeant son pot à crayon, Money Penny lui lança, espiègle :
-Pauvre petite chose.
007 referma la lourde porte derrière lui. L'endroit avait un parfum de vieux bois et de cigare. M dirigeait le MI6 depuis un bureau chaleureux fait de boiserie, tapisseries et tapis à l'image du reste du bâtiment. La lumière se déversait par une grande fenêtre encadrée de lourds rideaux rouges. Le large bureau Victorien, derrière lequel M avait repris place, était tout aussi ordonné que celui de sa secrétaire et orné d'une imposante lampe dorée. Au-dessus du bureau se trouvait le tableau d'un navire dans la tourmente, comme un rappel pour le maître des lieux, et ses visiteurs, que le monde extérieur était sans cesse en mouvement. Une généreuse bibliothèque couvrait le fond du bureau. Face au mur de livres, assise à une petite table ronde, Miss Messervy prenait le thé dans un charmant tailleur rose, son pantalon retombant sur des sneakers blanches. Elle se leva pour accueillir l'espion.
-Ravi de vous revoir Miss Messervy, déclara-t-il, accompagnant sa salutation d'un baisemain.
M se leva à son tour, s'approcha, annonçant sans préambule, d'un ton protocolaire :
-Bond, je tenais à ce que ma fille soit présente, pour que nous puissions tous deux vous exprimer notre reconnaissance.
Puis il posa une main chaleureuse sur l'épaule de Maria.
James relâcha les doigts fins de la jeune femme comme s'il eut s'agit de métal rougeoyant. Il ne put empêcher son sourcil de se lever d'étonnement. Il se redressa, comme au garde-à-vous :
-Votre fille, Monsieur ?
Le portrait sur le bureau de son supérieur, indubitablement son épouse, n'avait aucun trait en commun avec la séduisante hispanique. Et que dire de M qui avait tout du bureaucrate londonien grisonnant. Sans doute avait-elle été adoptée. Messervy, se dit James, le nom de code de son supérieur n'était finalement pas la plus compliquée des énigmes. Avec un délicat sourire, Maria continua :
-Sans vous, Monsieur Bond, qui sait quel sort m'était réservé. Je ne saurai jamais assez vous montrer ma gratitude.
Bond tempéra :
-Allons, je ne faisais que mon travail, remerciez votre père.
M s'éclaircit la voix, et retourna vers ses dossiers :
-Oui, Bond, en parlant de cela. Vous avez eu connaissance de la tentative de piratage de nos installations le mois dernier.
-Tentative avortée, il me semble, Monsieur. Tenta l'agent, sachant sans l'ombre d'un doute que si son supérieur évoquait le sujet, ce n'avait pas dû être le cas.
Sachant que Bond avait compris, M continua, avec une note de culpabilité dans la voix :
-Une liste avec l'identité de certains de nos membres s'est retrouvée en ligne durant quelques minutes.
-Dont votre identité, résuma 007. Ce qui explique la tentative d'enlèvement sur votre fille.
Une main sur le bureau, sa tasse de thé dans l'autre, Maria pris la parole :
-Tant que les commanditaires ne seront pas clairement identifiés, chacun de mes déplacements se fera sous haute surveillance. J'ai déjà dû annuler les deux dernières dates que je devais donner à Campeche…
Voyant la direction que cela prenait, l'espion lui coupa la parole, en s'adressant directement à son supérieur :
-J'ose espérer, Monsieur, que vous ne me confiez pas un poste de baby-sitter ?
Maria s'emporta :
-Je n'estime pas non plus avoir besoin d'un chaperon !
M se leva et frappa son bureau des deux paumes, puis exposa calmement :
-Bond, il ne s'agit pas d'un caprice. Moins nous aurons d'agent à connaître les tenants et les aboutissants de l'opération, moins nous courons de risques. Il s'agit d'une fuite d'information. Possiblement, d'agent infiltré. Vous avez pris en charge le déroulé des opérations à Campeche, je vous ordonne de continuer sur cette lancée.
Les arguments étaient imparables. 007 se résigna :
-Et quels sont les prochaines étapes de la tournée de notre vedette du violon?
-Je vous tiendrai au courant, Mr Bond.
-Mais voyons Maria, appelez-moi James, lui répondit-il, feignant la politesse.
La jeune femme embrassa son père avant de prendre congé.
James prit place sur l'une des chaises matelassées qui faisait face au bureau. Face à lui, M sortit une vieille bouteille de Jim Beam, ainsi que deux verres. Il y fit couler une lampée du breuvage, rangea la bouteille et tendit l'un des verres à son agent. Il prit une gorgée, puis commença :
-Il y a un peu moins de vingt ans, j'étais encore un agent de terrain. Nous menions une série d'opérations afin de déstabiliser le Cartel de La Rose, des trafiquants d'armes d'Amérique Centrale ayant un rayonnement mondial. Ce soir-là, nous avions organisé une descente dans la villa de Dan Cortez, la tête pensante cartel. Nous avons dû faire face à une résistance armée plutôt violente. J'ai perdu quelques hommes ce soir là.
Il termina son verre et reprit:
-Cortez a trouvé la mort également. Parmi les survivants, il y avait une gamine.
Les yeux de M se posèrent sur petite tasse en porcelaine que Maria avait laissé sur le coin de bureau.
-Je me suis démené par adopter cette gamine. Peut-être par culpabilité, allez savoir… Je l'ai élevé comme si elle était mon sang.
Il y avait une sincérité que Bond avait rarement vu dans les yeux de son supérieur. Il regrettait la réaction immature qu'il avait eu quelques minutes auparavant. Il avala son bourbon d'une traite, et se leva :
-Je ferai tout mon possible, monsieur.
-Voilà pourquoi je vous ai confié cette mission.
M bu sa dernière gorgée. Alors que Bond allait quitter le bureau, il l'interpella :
-007, Q aurait un début de piste à vous soumettre au sujet du Cartel de La Rose. Il vous attend afin de finaliser les derniers préparatifs.
Bond soupira: il allait finalement devoir affronter Q.
L'ascenseur ouvrit ses portes sur un long couloir aseptisé. Les profondeurs du MI6 étaient le domaine de Q, et le vieux Quartier Maître tirait l'institution vers les technologies dernier cri et les innovations les plus extravagantes. En dehors des stands de tirs, dont les détonations résonnaient dans les couloirs, en dépit des diverses isolations sonores, tout le niveau était dévoué à la recherche et au développement. Exit donc les lambris et autres tapisseries, ici le sol était en béton ciré et les murs d'un blanc clinique. Les déflagrations du stand de tirs se firent plus sonores, lorsqu'en sortie Alec, au moment où Bond passait. Ravi de revoir son compagnon d'armes, Alec le salua d'une pique :
-James, tu daignes te montrer parmi le commun des mortels!
Avec un franc sourire, après une poignée de main accompagnée d'une tape sur l'épaule, son ami rétorqua :
-Il faut bien vous rappeler de temps à autre qui est l'exemple à suivre !
Alec Trevelyan était le plus proche collègue de Bond. L'agent 006 faisait partie de cette poignée d'espions ayant la responsabilité d'un permis de tuer. Cet orphelin, fils d'immigrés Cosaque, avait été récupéré puis formé par les services secrets. L'institution ayant également "adopté" Bond à la mort de ses parents, les deux hommes s'étaient, par la force des choses, forgé une fraternité rassurante. Blond, athlétique, mais moins formel que 007, Alec portait un pantalon en molleton et un sweat à capuche.
-J'étais là quand le vieux a réceptionné ton épave.
-Cette épave pourrait encore affronter un tank, Alec, répliqua Bond un peu vexé. Et le "vieux" aurait des choses à t'apprendre.
-Toujours est-il qu'il hurlait des jurons qui ne figure dans aucune encyclopédie, s'amusa Alec.
Alors que Bond allait reprendre son chemin, Trevelyan s'enquit :
-Tu passes quelques jours sur Londres ou tu repars jouer les globe-trotters ?
-Non, malheureusement, je ne reste pas. Il paraît que le "vieux" à une piste à me soumettre.
La voix de Q résonna dans les couloirs :
-Le "vieux" vous attends, Bond... Espèce de brute préhistorique...
Attendant les bras en croix dans l'embrasure d'une double porte en verre, le vieux chercheur portait une vieille blouse grise et un air peu commode.
Le "laboratoire" semblait s'étendre sur plusieurs dizaines de mètres carrés. Il était divisé par endroit en niches, dédiées à plusieurs projets différents : une vingtaine de scientifiques en blouses blanches mettait à l'épreuve des lampes de poches/lance-flammes et autres cartes de crédit/corde à piano sur de dociles mannequins qui n'en méritaient pas tant. Au centre de l'installation souterraine, perchée sur le pont à un peu plus d'un mètre du sol, se trouvait l'Aston Martin Db5 endommagé. Bond pressa le pas, pour rejoindre sa précieuse voiture, comme s'il eut s'agit d'un grand blessé sur un lit d'hôpital. Il posa une main compatissante sur l'une des roues de sa fidèle partenaire mécanique. L'aile avant gauche avait déjà était remplacée.
Le ton de Q se radoucit, mais avait toujours quelque chose de paternaliste :
-Comment se fait-il que chaque fois que vous sortez MON Aston Martin du garage, elle me revienne en plusieurs morceaux ?
Bond savait qu'elle était en de bonnes mains. Il crut de bon de tenter un trait d'humour :
-Ce sont ces satanés ralentisseurs. Il y en a dans toutes les rues de Londres. Un véritable fléau pour les amortisseurs...
-C'est ça, 007, faites le mariolle. En attendant, je vous envoie à Cologne en piéton.
Q se dirigea vers une servante d'atelier, Bond a sa suite.
-Cologne ?
Sur le meuble métallique à roulettes se trouvait un ordinateur portable, un walkman et son casque, une vieille cassette, une clé à molette et deux tournevis. Pianotant sur les touches de l'ordinateur, Q fit apparaître la photo d'une arme automatique.
-Nous avons modélisé ceci à partir de l'une des armes récupérées à Campeche. Ce fusil Beretta a400 a une petite particularité Bond.
L'espion, du bout du doigt, fit virevolter la modélisation 3D de l'arme sur l'écran, et conclu :
-Pas de numéro de série ?
-Ce qui accrédite la théorie de M sur le Cartel de la Rose. Ils ont le chic pour faire sortir du circuit les armes qu'ils revendent avant leur immatriculation.
Bond relia les points :
-Et une vente massive d'armes se prépare à Cologne ?
Q sourit, satisfait de la vivacité de son jeune collègue.
-Nous tenons cette info de nos contacts à la CIA. Et vous avez rendez-vous demain matin avec l'un de leurs agents à l'aéroport Konrad-Adenauer.
Bond était absorbé par le modèle 3D sur l'écran. Q précisa, une note d'espièglerie dans la voix :
-Je vous y envoie en piéton, mais pas les mains vide.
Bond leva les yeux, le vieux chercheur avait capté son attention. Il était assez vieux pour être à la retraite, mais lorsque Q exposait ses gadgets, il était habité d'un enthousiasme juvénile. Il leva le walkman et se mit à le détailler avec l'énergie d'un vendeur de télé-achat :
-Le casque joue de la musique pour donner le change en cas d'inspection, mais posez ce petit appareil à proximité d'un ordinateur ou d'un smartphone, appuyez sur la touche rewind, et il en copiera le contenu du disque dur.
Bond prit le faux lecteur de cassettes dans la main et l'inspecta d'un œil approbateur :
-Je savais que ces petits engins reviendraient à la mode.
Q présenta ensuite la petite cassette audio blanche, la levant face à son visage :
-Ceci est une petite merveille, elle se glisse dans le walkman, mais pressez la petite fenêtre centrale…
Le vieillard joignit le geste à la parole, et deux fines cordes s'élancèrent puissamment de part et d'autre du petit objet de plastique, précédées par des pointes de métal qui allèrent se ficher dans le béton des murs du laboratoire.
-Hey! Hurla une des membres du staff dont la blouse blanche avait été percée dans la manœuvre.
Q leva la main vers sa collègue :
-Toutes mes excuses Josie !
-C'est ce qu'on appelle une musique accrocheuse, commenta l'espion.
-Ça vous balance un filin de 20 m capable de soutenir 200 kg, précisa-t-il en faisant coulisser la poignée de la tyrolienne sur la corde raide, puis il ajouta : Ha, Bond, une dernière chose : nous avons retrouvé ceci dans la voiture.
Q lui tendit une paire d'escarpins à talons rouges.
-Je vous ai déjà demandé de ne pas faire de folie avec la voiture. Je vous remercierai également de ne pas faire de folie à l'intérieur de la voiture.