Le fil d'Ariane

Chapitre 1 : Lampions et grenades

2449 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 28/05/2023 19:50

Campeche, Mexique


La petite porte donnait sur une ruelle. La jeune femme en rouge laissa derrière elle la fumée de cigarette de ses collègues, et plongea dans les lumières de la nuit. Elle déboucha rapidement dans la grande rue, des lampions en guise d'étoiles et les lampadaires faisant vibrer les couleurs vives des vieux bâtiments. La jeune femme passa devant les piliers blancs de la façade de l'opéra, laissant Tchaïkovski derrière elle pour l'arc-en-ciel nocturne de la rue. La soirée était déjà bien consumée. Pourtant, la vie grouillait sur les trottoirs et dans les bistrots. L'étui dans lequel dormait son violon dansait au bout de son bras. Elle avait troqué les talons, qu'elle tenait par les brides dans son autre main, pour des baskets. La jeune brune esquissa quelques pas de danse en traversant la musique d'un groupe de percussionnistes des rues. Sa courte et fine robe de soirée voletait dans la lunette du sniper. Posté sur le toit plat d'une habitation à deux étages, le fusil appuyé sur une corniche de béton fatigué, le tireur commençait à sentir les douleurs musculaires de l'immobilité. Le viseur monta sur le visage de la danseuse : une longue chevelure brune ondulée retombant sur ses fines épaules, un visage en diamant aux légères teintes caramel et de grands yeux noisette. Une sucrerie au sourire d'ange.

-Tour Une à Tour Deux, cible en vue. Indiqua l'homme en embuscade dans le petit micro qui descendait de son écouteur.

La radio répondit presque aussitôt :

-Tour Deux à Tour Une, la rue est bondée. Reste aux aguets.

L'œil dans le viseur, le tireur senti un morceau de métal froid se poser contre sa nuque. Il n'eut pas le temps de réagir. Le tir fut étouffé par le silencieux vissé au bout du canon. La balle alla se loger dans la lunette du fusil, après avoir traversé la tête du sniper dont les muscles se relâchèrent mollement. Le tueur devisa le silencieux, le glissa, ainsi que le revolver, dans le holster dissimulé sous son blouson de tissus noir. L'imposante silhouette retourna le cadavre, saisit les écouteurs pour les ajuster sur ses oreilles. Puis l'homme s'éloigna, emportant le fusil, délesté de la lunette cassée. L'ombre cheminait en parallèle de la rue en contrebas, puis se posta à l'angle donnant sur un petit parc. Un pied sur la corniche, l'homme mis en joue son AMW, cherchant des yeux la robe rouge. Son oreillette grésilla calmement :

-Tour Deux à Tour Une, la cible est entrée dans le square. Elle passe derrière les arbres. Je répète : La cible passe derrière les arbres. Tour Une, l'as tu en visuel ?

Elle était là, au cœur du parc, non loin de la grande rotonde aux tuiles carmins, entourée de dahlia et d'oiseaux-de-paradis. Du bout de son canon, l'homme en noir relia une ligne invisible partant de la femme en rouge, passant par le haut des cyprès, puis les toits et, enfin, une tache sombre sur une corniche blanche : le second sniper. Les deux hommes étaient séparés par plus d'une trentaine de mètres. La balle l'atteignit sans difficulté. Le corps du sniper bascula en avant, fit une chute de plusieurs mètres pour atterrir sur la terrasse du café, sur le trottoir. Une voix puissante résonna dans les écouteurs que l'assassin avait empruntés à sa première victime :

-Ici Roi Blanc, la Tour Une viens de tomber, je répète: la Tour Une viens de tomber.

Une seconde voix, froide et pleine de reproches, pris la parole :

-Je vous avez prévenu : les snipers étaient une mauvaise idée. Ici Cavalier Blanc, je prends l'opération en main.

Le coup de feu résonnait encore dans l'air, effrayant une volée d'oiseaux. Dans le parc, la musicienne cherchait autour d'elle l'origine de la détonation. Au-delà des feuillages, l'agitation de la rue était inquiétante. Les gens couraient et criaient. Quelque chose de grave se tramait. Elle pressa le pas pour passer les grilles du square. Le violon balançait au bout de son bras. Les nombreuses lumières de la façade et les deux tours de la haute cathédrale lui servaient de phares. La jeune femme franchit les larges grilles, mais elle ne put aller plus loin : arrivant de chaque côté de la rue, deux SUV noirs lui barrèrent le chemin.

Un moteur plus puissant se fit alors entendre dans le dos de la musicienne.

Une voiture de sport grise et rutilante surgit à la droite de la rotonde pour s'arrêter à quelques mètres des grandes grilles noires du square. La portière gauche s'ouvrit. Penché en avant, une main sur le volant, le chauffeur lui ordonna :

-Montez !

La fille en rouge se jeta dans l'Aston Martin, qui démarra en trombe. Emportée par le mouvement du véhicule, la portière se referma d'elle-même. Toujours sur le même ton directif, le conducteur lui demanda :

-Mettez votre ceinture, je vous prie.

Une mâchoire volontaire, les cheveux corbeaux ordonnés, les yeux bleu-gris presque métallique, l'artiste le reconnu aussitôt : Le bel inconnu du premier rang. Toute captivée qu'elle était par sa musique, en dépit de l'éclairage, elle ne pouvait pas ne pas le voir. Dans son costume de soirée blanc, elle n'avait vu que lui durant toute la représentation.

Le puissant véhicule avait entamé de faire le tour de la rotonde afin de mieux se placer face aux SUV. Une fois revenue face aux grilles, l'homme en costume blanc, avec plus de douceur dans la voix, se voulu rassurant :

-Vous ne craignez rien, la carrosserie et les vitres sont pare-balles.

Une poignée d'hommes en armes étaient sortis des véhicules noirs. Les balles de leurs fusils automatiques frappaient les vitres et la carrosserie de la voiture chromée avec autant d'efficacité que des grêlons.

-Quel manque de savoir-vivre, commenta le beau brun, avec un rictus agacé, avant d'ajouter à l'intention de la jeune femme : bouchez-vous les oreilles, Miss Messervy.

Il souleva un petit cache sur la boite de vitesse, révélant une batterie du bouton lumineux. À l'extérieur, les phares glissèrent vers le bas, dévoilant deux canons qui crachèrent rapidement feu et acier, déchiquetant comme du papier l'avant des gros Land Rover, supprimant dans la manœuvre les assaillants se trouvant dans la ligne de mire. Un nouveau pianotage rapide, il referma le cache, les phares du véhicule se remirent en place, et s'allumèrent de nouveau sur les corps jonchant l'entrée du square. Miss Messervy hurla, paniquée :

-Mon stentor !

Dans la lumière des phares, au milieu de l'allée et des corps, se trouvait un petit étui à la forme caractéristique. Le regard du brun se fit sévère :

-Vous êtes sérieuse ?

-J'ai dû le laisser tomber dans la précipitation, s'excusa la musicienne.

Il soupira, mais son sauveur sorti du véhicule, en claquant la portière. Il était athlétique, large d'épaule, et avançait lentement dans la lumière, projetant son ombre dans l'allée. Un petit pistolet brillait dans sa main droite. Il ramassa la mallette, et fit demi-tour. La petite rose rouge à sa boutonnière était du plus bel effet sur son costume Brioni, qui affinait une silhouette déjà avantageuse.

Il jeta la mallette sur les genoux de Messervy:

-Votre crincrin, annonça-t-il en contenant son énervement, et en reprenant sa place derrière le volant.

La jeune femme cru bon de se passer de remerciement.

Les roues crissèrent sur le bitume.

L'Aston contourna de nouveau la rotonde, se dirigeant vers l'autre sortie. Au-delà des grilles noires, les lueurs clignotantes bleues des forces de l'ordre local éclairaient déjà la rue. Rapatrier en Angleterre le corps du sniper allait être un casse-tête administratif. Le bellâtre pressa l'un des interrupteurs de la commande au volant. Il annonça :

-Ici Cavalier Blanc, j'ai récupéré la cible. Préparez le point d'extraction.

Confortablement installé, et en dépit du massacre auquel elle venait d'assister, la passagère se ragaillardie :

-C'est mon père qui vous envoie ?

Au lieu d'une réponse, elle fut poussée en avant par l'inertie du véhicule. Son chauffeur venait freiner net son engin pourtant lancé à pleine vitesse. Dans le cadre de la grille du parc se trouvait un homme. Un blouson noir, un crâne rasé, l'homme devait mesurer pas loin de deux mètres. Il retira les écouteurs qu'il avait sur tête, et jeta son fusil AMW au sol. Il fit glisser la bandoulière qui lui barrait le torse par-dessus son épaule et sortie de derrière son dos une arme à large canon. Miss Messervy ne pût retenir un :

-C'est quoi ça ?

Il malmena la boîte de vitesse, puis son chauffeur mit le pied au plancher en répondant calmement :

-Un lance-grenade.

La voiture recula d'un coup sec sous une pluie de bitume et de poussière qu'une grenade venait d'arracher du sol à quelques mètres devant le véhicule. De la main gauche, il passa à nouveau la première, et plongea dans la fumée. Messervy était secoué. L'Aston Martin fit un bond en sortant du gigantesque nid de poule créé par l'explosion. Derrière le rideau de poussière, l'homme au blouson noir n'eut pas le temps de recharger. Il se jeta au sol, laissant sa proie de métal fuir sous les lampions de Campeche.

Le moteur rugissait dans les ruelles. Les pneus crissaient dans les virages. Le pilote du bolide y allait à haute voix de sa petite réflexion :

-La soirée avait si bien commencé… Moi qui espérais la terminer avec un verre en terrasse.

Le contraste entre la légèreté de ces pensées et la dangerosité de sa conduite laissa Messervy abasourdi.

-Quel genre de fou est-ce là ? Se demanda-t-elle intérieurement.

Elle sentit le regard du conducteur se poser sur sa courte robe rouge et ses longues jambes. L'homme repris :

-Je passe la soirée en charmante compagnie, c'est déjà un réconfort.

Elle se couvrit les cuisses du mieux qu'elle put à l'aide de l'écrin du violon. Les joues rosies, elle intima à ce sans-gêne :

-Regardez la route, voulez-vous?!

La gêne laissa place à l'agacement. Elle demanda de nouveau :

-C'est mon père qui vous envoie ?

Affichant le sourire de celui qui se pense tiré d'affaire, le beau brun plaisanta :

-Je ne pense pas connaître vos parents, très chère. Et si vous envisagez me les présenter, je me permets de vous annoncer que vous allez un peu vite en besogne.

L'humour ne semblait pas détendre l'atmosphère. Négociant un virage, il reprit, plus professionnel :

-Je me nomme James Bond. Il y a quelques jours, nos services ont eu vent d'un projet d'enlèvement sur votre charmante personne. L'idée était de vous faire escorter à votre insu à distance par des snipers. Mon supérieur à cru judicieux d'écourter mes vacances afin d'assurer un soutien sur le terrain. Il a eu raison.

-"Vos services"?

-Les services secrets, Miss.

La jeune femme résuma :

-C'est mon père qui vous envoie.

D'un coup d'œil dans le rétroviseur, Bond s'aperçut qu'ils étaient suivis. Sur une petite motocross, l'homme au crâne rasé les avait rattrapés. À bout de bras, il tendit son arme. L'espion eut le temps de lancer son véhicule sur la gauche, froissant la tôle de son bolide sur de vieilles parois, évitant le plus gros de l'explosion. Du côté de Messervy, le rétroviseur explosa dans une volée d'étincelles alors que la voiture se frottait contre les bâtiments. Une pluie de débris de briques et de bétons déforma l'aile droite et le toit de la DB5, arrachant l'autre rétroviseur. La sortie de la ruelle arrivait à grande vitesse. Le deux roues ne se laissa pas distancer, se faufilant sans difficulté dans les décombres. Bond pianota de nouveau sa commande lumineuse, négocia au frein à main son virage sur la droite dès la sortie de la ruelle, déversant sur la route une épaisse mare d'huile sombre. Les freins du poursuivant n'y purent rien: la moto traversa la route en ligne droite, percuta la rambarde de béton, envoyant son pilote dans le golfe du Mexique, quelques mètres plus bas.


L'Aston Martin cheminat encore le long de l'océan avec un bruit de tôles froissées, puis fit halte à l'extrémité d'un fin quai de béton avançant au-dessus de l'eau. Bond sorti du véhicule, le contourna, puis ouvrit la portière à sa passagère, lui tenant la valisette de son Stentor le temps que la belle sorte ses longues jambes du véhicule.

L'océan Atlantique était noir, le vent était frais. James ôta sa veste de costume pour la poser sur les délicates épaules de sa protégée.

-Notre taxi ne devrait plus tarder, Miss Messervy.

Il fit quelques pas, se rapprochant de l'abîme. Il était tel un engrenage attendant d'être mis en mouvement. Dans le silence des vagues, la jeune femme, gênée, se voulu reconnaissante :

-Merci.

Elle laissa planer un autre silence avant d'accorder, comme un privilège :

-Vous pouvez m'appeler Maria.

Face à l'horizon, les mains dans les poches et silencieux, l'espion lui tournait toujours le dos.

Un léger ronronnement de moteur annonça l'arrivée du petit hors-bord noir qui se plaça sous l'échelle de tubes rouillés qui descendait sur le flanc du bras de béton. La mission reprenait, l'engrenage était de nouveau en mouvement. Bond s'agenouilla prêt de l'échelle.

-Je vais prendre votre violon.

Délicatement, il aida Maria à mettre le pied sur les premiers échelons, puis il emprunta à son tour l'échelle glissante.

Deux hommes en tenu camouflage sombre les attendaient dans l'embarcation. L'un d'eux salua la jeune femme d'un signe de tête avant de s'adresser à l'espion :

-Bienvenu à bord, Commander Bond.

James rendit l'instrument à sa propriétaire, et, légèrement préoccupé, il ordonna :

-Il ne faut pas la laisser ici.

Le jeune homme ne sembla pas comprendre. Bond précisa, en indiquant le haut du quai d'un mouvement de la tête :

-Ma voiture.

Le jeune homme sourit

-Rassurez vous Commander, elle sera de retour à Londres avant nous.

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