Le Prix à payer - Highlander Fanfiction
Paris – Printemps 1993
Marie était partie.
Son parfum persistait dans l’air, une empreinte intangible qui semblait refuser de s’effacer. Darius fixait la porte par laquelle elle s’était éclipsée, immobile, comme si, à force de volonté, il pouvait la faire réapparaître. Le silence était tombé dans l’église, profond et pesant, mais dans ce calme, tout vibrait encore de sa présence. Son cœur était un champ de bataille. La nuit qu’ils avaient partagée avait laissé en lui une cicatrice nouvelle, profonde, qui ne guérirait pas. Il savait qu’il la reverrait. Mais pas elle. Pas vraiment. Pas cette femme-là, celle qui, quelques instants plus tôt, avait glissé entre ses bras. Elle serait une autre. Cette autre version d’elle, plus jeune, insouciante, qu’il retrouverait dans quelques années. Les visions que Marie lui avait transmises étaient encore si vives qu’elles lui donnaient le vertige. Celle qu’il aimait venait de disparaître pour toujours.
Il fit un pas en avant, hésitant. Puis un autre, comme s’il cherchait à suivre cette présence évanescente. Mais l’église, vaste et froide, ne faisait que lui renvoyer son propre vide. Il marcha jusqu’à l’une des chaises alignées, près de l’autel, et s’y laissa tomber. Les mains croisées devant son visage, il sentit ses pensées s’embrouiller, se heurter les unes aux autres dans une confusion douloureuse. Des souvenirs de la nuit passée revenaient par vagues : la chaleur de ses mains, le murmure de sa voix, l’éclat dans ses yeux lorsqu’elle avait prononcé son prénom : Aélis. Ce prénom résonnait en lui comme une bénédiction, mais aussi comme une malédiction. Elle lui avait offert une vérité intime, précieuse, et maintenant, il devait vivre avec le poids de ce don. Une brûlure lui serra la gorge. Il n’était pas de ceux qui pleuraient facilement, mais une larme, puis une autre, glissa sur ses joues. Marie lui avait laissé tant de choses à porter, mais elle lui avait également offert une partie d’elle. Ce don l’étourdissait encore. Il se passa une main sur le visage, tentant d’essuyer les traces de son émotion, mais le geste était vain. Il ne pouvait pas prétendre que tout allait bien aujourd’hui, ni accueillir les fidèles comme si de rien n’était. Il lui fallait du temps… davantage qu’il ne voulait l’admettre.
Darius se redressa lentement et fit un effort pour se lever. Ses pas résonnèrent sur les dalles alors qu’il se dirigeait vers la porte de l’église. Une pancarte y était encore accrochée, griffonnée la veille : "Fermé pour la journée." Il détacha la feuille et, d’un geste presque mécanique, retourna dans ses modestes appartements. Il s’assit à son bureau, les doigts hésitant au-dessus du stylo qu’il tenait entre ses doigts. Comment expliquer son absence à ceux qui attendaient de lui des conseils, du réconfort ? Après un long moment, il se décida, traçant des mots simples et honnêtes :
"Fermé jusqu’à nouvel ordre. Prenez soin les uns des autres, et priez pour ceux que vous aimez."
Il resta là un instant, le stylo suspendu, le regard perdu sur la feuille. Puis il se leva, retourna à l’entrée et accrocha la pancarte. Le vent frais du matin s’engouffra dans l’église, mais il ne le sentit pas.
De retour dans ses appartements, un autre silence l’attendait. L’endroit était presque inchangé depuis des décennies, mais aujourd’hui, il était différent. La trace de Marie était partout, encore trop présente. Il laissa son regard dériver sur la pièce, comme si chaque objet pouvait lui raconter une histoire qu’il ne voulait pas oublier. Les draps défaits sur le lit : le témoignage de sa présence, encore là, presque palpable. Un instant, il ferma les yeux et inspira profondément, comme pour capturer une dernière fois son essence avant qu’elle ne disparaisse à jamais.
Son regard tomba alors sur le bracelet en cuir abandonné sur la table. Ce simple objet semblait concentrer tout ce qu’il venait de perdre. Lentement, il s’avança, le saisit entre ses doigts. La texture était douce et usée, imprégnée de chaleur humaine. Avec une lenteur religieuse, presque cérémoniale, il ouvrit une petite boîte en bois posée sur une étagère. Il déposa le bracelet à l’intérieur, ses gestes précis, mesurés. Puis, refermant le couvercle, il rangea la boîte dans une grande armoire, à l’abri des regards, comme un trésor trop précieux pour être exposé.
Darius s’assit sur le lit, ses coudes appuyés sur ses genoux, son visage enfoui dans ses mains. Ce n’était pas une journée de deuil. C’était une éternité.
La lumière déclinante de la fin d’après-midi s’étalait sur les murs de l’église, peignant la pierre de tons doux et changeants. La présence de Duncan se fit sentir avant même que le Highlander n’atteigne les portes. Darius, perdu dans ses pensées, sentit ce frisson familier. Il soupira. Pas aujourd’hui. Pas maintenant. Mais il savait que son ami ne tournerait pas les talons. Il avait lui-aussi ressenti sa présence.
Dehors, Duncan approchait, ses yeux se posant sur le papier fixé à la porte. Son regard parcourut les mots : "Fermé jusqu’à nouvel ordre. Prenez soin les uns des autres, et priez pour ceux que vous aimez." Il fronça les sourcils. Ce n’était pas dans les habitudes de Darius. Il s’apprêtait à frapper, mais hésita. Il savait que son ami l’avait senti approcher. À quoi bon attendre une invitation ? Alors qu’il levait la main, la serrure cliqueta, et la lourde porte de bois s’ouvrit lentement.
Darius se tenait là, la clé encore dans la main, les épaules basses, l’air vidé. Les traces salées des larmes avaient marqué ses joues. Ce détail frappa Duncan, qui n’avait jamais vu son vieil ami ainsi. Darius avait toujours été une figure de calme et de sagesse. Aujourd’hui, il semblait... brisé. Le Highlander ne prononça pas un mot. Il scrutait son ami, et son inquiétude grandissait à chaque seconde. Le prêtre croisa brièvement son regard avant de détourner les yeux.
— Duncan… souffla-t-il.
Mais avant qu’il puisse continuer, ce dernier l’interrompit d’un ton grave :
— Qu’est-ce qui ne va pas ?
Il resta figé un instant, comme pris au dépourvu. Puis il secoua la tête, incapable de répondre, et haussa légèrement les épaules. Son attitude voulait dire : pas maintenant. Mais Duncan le connaissait depuis trop longtemps. Il n’était pas du genre à fuir la compagnie sans raison. Il ne lui laissa pas le temps de le repousser. Il franchit l’espace entre eux, fermant la porte derrière lui.
— Je ne vais pas partir. Pas tant que je ne saurai pas ce qui te tourmente, dit-il doucement mais fermement.
Le prêtre détourna les yeux, son masque d’isolement craquant légèrement. Peut-être avait-il besoin de quelqu’un, après tout. Il hocha la tête, un geste discret, presque imperceptible, et se dirigea lentement vers ses appartements. Duncan le suivit en silence.
En entrant dans la pièce, le guerrier balaya l’endroit du regard. Ce qu’il vit le troubla davantage. Le lit défait. Les draps froissés, le désordre des couvertures enchevêtrées. C’était si inhabituel pour Darius, toujours précis, presque rigide dans sa manière de vivre. Son lit, d’ordinaire impeccablement fait au carré, semblait avoir été abandonné en pleine nuit. Le prêtre lui-même était étrange. Il fit quelques pas dans la pièce, comme s’il cherchait une échappatoire. Finalement, il se tourna vers Duncan, essayant maladroitement de reprendre contenance.
— Tu veux boire quelque chose ? demanda-t-il, sa voix à peine plus qu’un murmure.
— Non, répondit Duncan, en gardant les yeux fixés sur lui. Je veux savoir ce qui t’arrive.
Darius sembla s’effondrer légèrement à ces mots. Il s’assit machinalement sur le bord du lit. Ses doigts effleurèrent les draps, et un frisson traversa son visage – un mélange de douleur et de nostalgie. Il resta figé un instant, avant de se lever brusquement, comme si le contact lui brûlait la peau. Il tira une chaise et s’assit, le regard fixé sur un point invisible devant lui. Duncan s’installa en face, appuyant ses avant-bras sur ses genoux, son visage empreint d’une inquiétude sincère.
— Je ne t’ai jamais vu comme ça, Darius. Que se passe-t-il ?
Le silence s’étira entre eux. Le prêtre inspira profondément, ses mains tremblant légèrement sur ses genoux. Puis il leva les yeux vers Duncan, et ce dernier vit une lueur de vulnérabilité brutale dans son regard.
— Il y a des choses que je ne t’ai jamais dites, murmura-t-il enfin.
Sa voix, habituellement si assurée, vacilla légèrement. Ces mots flottaient dans l’air, lourds de sens, comme une porte entrouverte sur des secrets qu’il n’avait jamais osé partager. Duncan resta silencieux, lui laissant l’espace nécessaire. Il savait que pousser son ami ne ferait que refermer cette porte.
Le prêtre baissa les yeux, ses pensées revenant au parfum de Marie, à la chaleur de sa présence, à cette nuit si proche et pourtant déjà si lointaine. Tout en lui criait qu’il devait se confier, mais les mots semblaient bloqués dans sa gorge. Il inspira à nouveau, longuement, comme s’il cherchait le courage de continuer. La tension dans son corps, à peine perceptible pour un œil non averti, était un poids que Duncan pouvait presque ressentir lui-même. Après un long silence, il parla enfin, sa voix lourde d’émotions contenues :
— Il y a longtemps, alors que j’étais encore un conquérant redouté, un général qui voyait la guerre comme un moyen d’imposer sa volonté… j’ai rencontré une femme. L’une d’entre nous.
Il s’interrompit, comme si chaque mot devait franchir une barrière invisible. Ses doigts jouaient nerveusement avec le tissu de sa tunique, un geste presque enfantin en contraste avec la gravité de son récit.
— Elle était… différente, continua-t-il. Différente de toutes celles que j’avais pu rencontrer avant elle.
Son regard se fit plus lointain, comme s’il cherchait à retrouver dans sa mémoire une image précise, un souvenir qu’il voulait protéger autant qu’il voulait partager.
— Elle avait une force, une assurance, que je n’avais encore jamais vues. Et moi… j’étais jeune, arrogant, sûr de ma puissance. Alors, je l’ai défiée.
Duncan arqua un sourcil, presque amusé malgré l’atmosphère pesante.
— Et ?
— Elle m’a vaincu.
Duncan écarquilla légèrement les yeux, impressionné. L’idée que Darius, le stratège invulnérable, ait été surpassé par une immortelle semblait à la fois incroyable et fascinante. Mais ce dernier ne semblait pas s’attarder sur cet échec. Il reprit, sa voix se chargeant d’une douceur mélancolique :
— Mais elle m’a laissé la vie sauve.
Il hésita, ses mots devenant plus lents, plus mesurés. Il choisissait soigneusement ce qu’il allait dire, conscient des vérités qu’il ne pouvait pas dévoiler.
— Elle a rejoint mon armée, dit-il enfin. Pendant des siècles, elle a vécu à mes côtés.
Darius s’arrêta à nouveau, son regard se perdant cette fois dans un souvenir plus doux, plus intime.
— Je l’aimais, admit-il dans un souffle. Déjà à cette époque. Même si le chef de guerre en moi, cet homme rigide et inflexible, refusait de l’admettre.
Duncan restait silencieux, attentif, sa posture légèrement inclinée vers son ami. Il savait que ce moment était rare, précieux. Darius n’était pas homme à se confier, encore moins sur ce genre de sujet.
— Mais je l’admirais, malgré moi, ajouta-t-il avec un faible sourire.
Sa voix vacilla légèrement lorsqu’il reprit :
— Quand j’ai changé… après avoir pris la tête d’Emrys… elle est restée.
Il releva brièvement les yeux vers Duncan, comme s’il cherchait à s’assurer qu’il comprenait ce que ces mots signifiaient.
— Elle m’a soutenu, continua-t-il. Elle a accepté… compris que je ne pouvais pas lui offrir ce qu’elle espérait en raison des responsabilités liées à mon sacerdoce.
Un soupir échappa à Darius, comme si ce souvenir lui pesait encore.
— Mais elle est restée, murmura-t-il. Elle m’a suivi. Elle m’a compris. Elle n’a jamais renoncé à croire en l’homme que j’étais devenu, malgré tout.
Il s’interrompit, sa gorge se serrant légèrement.
— Puis… il y a eu la peste, qui a ébranlé ma foi, mes convictions. J’ai senti quelque chose en moi se fissurer. Comme si, dans les décombres de mes certitudes, il y avait soudain de la place pour autre chose… pour des émotions que j’avais toujours retenues.
— Et quelques années plus tard, j’ai cru la perdre. Des villageois l’ont accusée de sorcellerie… ils voulaient la brûler.
Son regard se fit dur, mais pas envers Duncan. C’était un regard tourné vers le passé, vers lui-même, peut-être.
— Je l’ai sauvée, dit-il simplement, comme si ces mots seuls suffisaient à exprimer l’ampleur de ce moment. C’est à ce moment-là que j’ai compris… tout ce qu’elle représentait pour moi.
Un silence s’installa, mais cette fois, Duncan sentit qu’il pouvait intervenir.
— Et elle ? demanda-t-il doucement.
Le prêtre esquissa un sourire, mais c’était un sourire brisé, chargé d’une douleur qu’il ne parvenait pas à exprimer complètement.
— Notre relation a évolué, dit-il finalement. Je lui ai enfin offert ce qu’elle attendait de moi… ou du moins, ce que je pouvais lui donner : un amour sincère et l’aveu de ce que nous étions l’un pour l’autre. Mais c’était une vie cachée, continua-t-il. Nous ne pouvions pas vivre notre histoire au grand jour. Et pourtant… cela a duré des siècles, malgré les défis, malgré la solitude inhérente à cette clandestinité.
Darius s’arrêta, le poids de ses mots et de ses souvenirs semblant presque trop lourds à porter.
— Jusqu’à aujourd’hui…
Duncan ouvrit la bouche pour parler, mais aucun mot ne lui vint. Il était estomaqué. Que son ami, cet homme qu’il pensait connaître si intimement, ait pu garder une telle histoire pour lui… cela dépassait son imagination. Finalement, ce fut Darius qui brisa le silence.
— Elle est partie.
— Elle t’a quittée ? tenta Duncan, sa voix teintée d’une incrédulité qu’il ne parvenait pas à masquer.
Darius haussa les épaules, un geste empreint de résignation.
— En quelque sorte, répondit-il. Elle ne reviendra pas.
— Comment peux-tu en être sûr ?
Les yeux de Darius se plantèrent dans ceux de Duncan, empreints d’une certitude absolue.
— Je le sais.
Il marqua une pause, le regard perdu dans le vide, comme si ses pensées s’étaient enfoncées dans un labyrinthe de souvenirs et de douleurs enfouies. Il luttait, non seulement pour trouver les mots justes, mais aussi pour trier dans ce chaos intérieur les vérités qu’il pouvait révéler et celles qu’il devait taire. Il se rappela ce moment si clair et pourtant si douloureux : elle était revenue après l’horreur, après cet acte irréparable. Darius revoyait son regard, empli d’une détresse si profonde qu’elle semblait le happer. « Je ne suis pas digne de toi », avait-elle murmuré, et ces mots avaient marqué la fin. Elle n’était pas partie par désamour, mais parce qu’elle croyait son âme souillée au point de ne plus mériter la lumière qu’elle voyait en lui. Et lui, comprenant son besoin de fuir pour tenter de se reconstruire, n’avait pas cherché à la retenir.
— Elle a fait quelque chose d’horrible, finit-il par dire. Et elle ne se sentait plus digne de moi.
Duncan fronça les sourcils, troublé.
— Peut-être qu’avec le temps… elle arrivera à se pardonner, tenta-t-il. Peut-être qu’elle reviendra.
Mais Darius secoua lentement la tête. Il n’avait plus la force de répondre, plus la force de trouver d’autres excuses, d’autres demi-vérités.
— Non Duncan, c’est fini.
Sa voix se brisa, et un mélange d’émotions traversa son visage : douleur, regrets, amour perdu. Ses mains tremblaient légèrement, mais il serra les poings, comme pour se donner une contenance.
— Et ça laisse une empreinte, murmura-t-il. Une absence qui ne disparaît pas… seulement une ombre qui grandit en silence.
Duncan sentit son propre cœur se serrer. Il s’approcha doucement, posé mais déterminé, et posa une main ferme sur l’épaule de Darius. Les mots semblaient inutiles face à une telle douleur, mais le geste, lui, portait toute la chaleur de leur amitié. Lentement, comme s’il pesait encore la force de son propre chagrin, Duncan l’enlaça, une étreinte à la fois fraternelle et protectrice. Darius resta immobile un instant, surpris, avant de céder à la fatigue qui pesait sur son âme. Il ferma les yeux et, pour la première fois depuis longtemps, laissa tomber ce masque de sagesse inébranlable qu’il portait si souvent.
— Merci, souffla-t-il à mi-voix, avec une sincérité brute.
Le moment fut bref, mais suffisant. Ils se séparèrent sans un mot de plus, Duncan laissant sa main effleurer une dernière fois l’épaule de Darius avant de reculer. Le silence qui s’installa n’était plus tout à fait le même : moins pesant, presque apaisé. Et dans cette quiétude fragile, grâce à son ami, Darius trouva un écho, une façon de porter sa douleur sans en être écrasé.
Quelques jours avaient passé, mais pour Darius, chaque matin semblait suspendu dans un entre-deux étrange, un mélange d’engourdissement et de lucidité. Il avait rouvert l’église aux fidèles, plus par devoir que par envie. Les chants, les prières murmurées, les rituels qu’il menait avec une rigueur presque mécanique lui donnaient l’illusion d’une structure, d’un fil auquel s’accrocher pour ne pas sombrer. Mais sous cette façade pieuse et calme, un vide s’étendait, profond et insistant.
Le prêtre s’affairait à ranger les attributs liturgiques après la messe dominicale. Les derniers fidèles venaient de quitter les lieux, leurs murmures et leurs pas résonnant encore vaguement à travers la nef. Ses gestes étaient précis mais lourds, chaque objet qu’il déposait à sa place semblant peser plus qu’il ne devrait. C’est alors qu’il ressentit une présence. Subtile mais familière, cette vibration qu’il connaissait bien, une signature unique qu’aucun mortel ne pouvait percevoir. Il leva les yeux et aperçut Soleman dans l’encadrement de la grande porte. La lumière de l’extérieur dessinait une silhouette presque spectrale autour de l’immortel, mais son visage, lui, était empreint d’une gravité calme. Soleman s’approcha à pas mesurés, ses pas frappant doucement les dalles de pierre, jusqu’à ce qu’il atteigne l’autel où Darius terminait de ranger les derniers objets. Il resta silencieux un instant, son regard s’attardant sur le visage du prêtre, comme pour y déceler des traces de ce qu’il portait en lui.
— Elle est partie, dit-il finalement, sa voix douce mais posée.
Darius se figea. Les mots de Soleman trouvèrent leur écho dans une douleur qu’il essayait de contenir depuis des jours. Il ferma les yeux, inspira profondément, cherchant à dompter cette vague d’émotions qui menaçait de l’engloutir. Puis il hocha doucement la tête, un geste qui signifiait qu’il avait compris, qu’il savait ce que ces mots impliquaient. Pourtant, l’acceptation ne rendait pas la vérité moins lourde.
— Comment vas-tu ? demanda Soleman, son ton empreint de cette attention sincère qu’il savait nécessaire en cet instant.
Darius marqua un moment de silence, son regard perdu dans les flammes tremblantes des quelques cierges allumés autours de lui. Il finit par répondre, sa voix teintée d’une fatigue qu’il ne pouvait cacher :
— Mieux qu’il y a quelques jours, répondit-il avec un sourire forcé.
Soleman le dévisagea, son expression mêlant compréhension et inquiétude. Il savait que ces mots n’étaient qu’une vérité partielle, une tentative de rendre son fardeau moins visible, comme si son ami cherchait à lui épargner le poids de sa propre souffrance. Darius termina de ranger les derniers objets, prenant soin de placer chaque calice et chaque croix avec une lenteur qui trahissait un désir inconscient de prolonger l’instant. Puis, dans un geste calme, il se tourna vers Soleman et lui fit signe de le suivre.
— Viens, dit-il simplement.
Les deux immortels quittèrent l’autel pour emprunter une petite porte latérale, menant aux appartements du prêtre. Dans le silence qui s’installa entre eux, il y avait quelque chose de presque apaisant, une promesse implicite qu’ils pourraient, ensemble, partager ce qui pesait sur leurs âmes sans avoir besoin de tout verbaliser.
Une fois à l’intérieur, Darius referma doucement la porte derrière eux. Soleman, sans un mot, posa une main sur l’épaule de son ami, un geste simple mais chargé de bienveillance. Ce dernier releva les yeux, croisant ceux de son ami, et la question qui le hantait depuis l’aveu de Marie jaillit, presque malgré lui :
— Tu savais ? Depuis le début ?
Soleman soutint son regard, son expression grave mais empreinte d’une profonde sérénité. Lentement, il acquiesça.
— Oui, je savais.
Il recula d’un pas, croisant les bras, comme pour se préparer à dérouler une histoire lourde de conséquences.
— Nous nous sommes rencontrés à Madhia. Elle venait de prendre la tête d’un de mes disciples, Omar. Un jeune homme impétueux, insolent… Il n’écoutait jamais, il n’avait pas de limites, mais il ne méritait pas de mourir.
Soleman marqua une pause, le poids de ce souvenir se reflétant dans ses traits.
— J’ai voulu venger sa mort. Je l’ai confrontée, et… j’ai gagné.
Darius cligna des yeux, surpris. Ce n’était pas tant Soleman qui le déconcertait — il savait son ami capable de force et de détermination — mais plutôt que Marie, si redoutable, s’était laissée battre. Elle ne lui avait jamais raconté sa rencontre avec Soleman de cette façon. L’immortel perçut son étonnement mais ne s’en formalisa pas. Il poursuivit calmement :
— Avant que je ne prenne sa tête, elle m’a demandé un instant. Juste un instant pour m’expliquer quelque chose. Pour que je ne sois pas troublé par les connaissances que j’allais recevoir d’elle.
— Elle me connaissait déjà, reprit-il. Elle m’a dit qu’elle avait voyagé dans le temps, qu’elle était venue te retrouver, mais que tu ne devais jamais savoir. Et elle m’a dit…
Soleman s’interrompit, détournant légèrement le regard, comme pour se protéger de ce souvenir.
— Elle m’a dit que je m’étais sacrifié pour elle. À ta demande. Que tu m’avais demandé de veiller sur elle, et que c’est ce que j’avais fait, jusqu’à ma mort.
Le silence qui suivit était presque insoutenable. Darius baissa les yeux, ses pensées tourbillonnant entre admiration et douleur. Il hocha lentement la tête, acceptant enfin l’ampleur du lien entre Soleman et Marie, forgé à travers les siècles. Mais un autre souvenir perça dans son esprit. Il releva la tête, ses sourcils légèrement froncés.
— Pourtant… il y a quelques décennies, tu m’as dit que quelque chose s’était brisé entre vous. Tu ne voulais plus entendre parler d’elle.
Soleman esquissa un sourire amer, presque imperceptible.
— Oui, c’est vrai. Je n’arrivais pas à lui pardonner d’avoir fui. La guerre, ses responsabilités… Elle savait ce qui allait arriver, Darius. Elle savait, et elle a choisi de ne rien faire.
La voix de Soleman tremblait légèrement, mais il se reprit rapidement, son ton redevenant calme.
— Mais elle est revenue. Elle m’a retrouvé. Elle a voulu affronter ce qu’elle avait laissé derrière elle, affronter ses erreurs… et moi avec. Je ne lui ai pas facilité la tâche, mais elle n’a pas reculé. Elle a essayé, à sa façon, de changer les choses. Elle voulait empêcher la guerre, ta mort, la traque de nos semblables sous la doctrine de James Horton… Mais elle est persuadée d’avoir échoué.
Un soupir s’échappa de ses lèvres, indéfinissable mélange de lassitude et de quelque chose de plus profond, presque un regret.
— Et pourtant, comment pourrait-elle en être certaine ? Peut-être que tout ce qu’elle a fait a eu un impact. Peut-être que rien n’a changé. Ou peut-être que le simple fait qu’elle ait essayé a déjà fait la différence. Je ne sais pas si elle avait raison ou tort, ni même si elle aurait dû agir différemment. Mais elle a fait face à ce qu’elle redoutait le plus. Et malgré tout, malgré nos désaccords, je lui ai pardonné.
Il releva les yeux vers Darius, cherchant à capter sa réaction.
— Darius, je sais ce qui nous attend, ce qui t’attend. Mais écoute-moi : tu n’es pas obligé de t’y conformer. Tu peux trouver une autre solution, suivre un autre chemin. Quand il sera temps.
Darius acquiesça lentement, le poids des paroles de Soleman alourdissant ses pensées. Mais son regard s’assombrit, et un frisson d’incertitude passa dans ses traits.
— Je ne sais pas...
— Tu ne sais pas quoi ?
— Si je peux, si je veux… modifier ce qui m’attend. Et si, en refusant ce sacrifice, j’empêche Marie d’atteindre cette époque ? Si je l’efface, Soleman ? Si je fais disparaître tout ce qu’elle a été ?
Le regard de ce dernier se durcit, devenant presque perçant.
— Quelle importance, Darius ? Si elle disparaît, tu ne connaîtras jamais ce vide que tu ressens aujourd’hui.
Il leva légèrement une main, comme pour prévenir toute objection.
— Ne crois pas que je dis cela parce que je me fiche d’elle. Je l’aime aussi, profondément. Mais ce que je veux dire, c’est que ce vide que tu ressens, cette douleur… tout cela, c’est une preuve de ce que tu as vécu. Une preuve que quelque chose d’unique a existé. Alors, oui, imaginer qu’elle pourrait disparaître peut sembler insupportable. Mais pose-toi cette question : est-ce vraiment elle que tu cherches à préserver, ou est-ce ton souvenir d’elle ? Ton attachement à ce qu’elle représente pour toi ?
Il marqua une pause, laissant ses mots s’imprégner, puis poursuivit d’une voix plus douce, presque paternelle.
— La peur de perdre ce qui a été, ou ce qui pourrait être, est une prison. Nous, immortels, sommes les premiers à comprendre à quel point l’existence peut être fragile, malgré sa longévité apparente. Et pourtant, paradoxalement, nous nous accrochons aux fragments du passé comme s’ils pouvaient nous définir entièrement. Refuser d’agir, par peur de ce que cela pourrait changer, c’est comme refuser de vivre. C’est une illusion de contrôle. Le temps… le temps est fluide. Il est comme une rivière que nous traversons à la nage. On peut lutter contre le courant ou se laisser porter, mais dans les deux cas, on finit par avancer.
— Peut-être que si tu choisis un autre chemin, Marie survivra autrement, reprit-il. Peut-être d’une autre manière, sous une autre forme. Ou peut-être qu’elle ne reviendra jamais. Mais ce qui est certain, c’est que rester figé dans cette peur, dans cette paralysie, ne mène à rien.
Darius resta silencieux, chaque mot s’enfonçant comme une lame dans son esprit déjà tourmenté. Soleman se rapprocha davantage, ses yeux brûlant d’une sincérité douloureuse.
— Marie elle-même ne pense pas avoir réussi à changer le cours du temps. Peut-être pas plus que nous ne le pourrons. Mais elle n’a jamais cessé d’avancer. Peut-être est-ce là la véritable leçon qu’elle nous a laissée : vivre malgré l’incertitude, et non à cause d’elle.
Darius baissa les yeux, la gorge serrée, tentant de digérer ces paroles. Mais Soleman n’avait pas fini.
— Écoute-moi bien, Darius. J’aime Marie moi aussi. Mais il y a une chose que tu dois comprendre : elle a marqué nos vies, nos décisions, nos choix. Elle a laissé une empreinte indélébile en chacun de nous. Mais Aélis, celle que tu rencontreras dans le futur, n’est pas Marie. Pas vraiment.
Darius releva légèrement la tête, les sourcils froncés.
— Que veux-tu dire ?
— Aélis portera peut-être une partie de l’essence de Marie. Quelques fragments, des reflets. Mais elle sera une autre personne. Une étrangère. Elle n’aura pas traversé les mêmes épreuves, elle ne sera pas forgée par les mêmes douleurs. Tu ne pourras jamais recréer avec elle ce que tu as partagé avec Marie. Et tu ne devrais pas essayer.
Il marqua une pause, puis reprit, sa voix devenant presque triste.
— Vouloir capturer ce qui appartient au passé, c’est nier la nature même du temps. Mais c’est aussi nier la nature de l’amour. L’amour, mon ami, n’est pas une statue qu’on contemple. C’est un feu qu’on nourrit. Et chaque feu est unique.
Darius ferma les yeux, sa gorge serrée, avant de murmurer d’une voix brisée :
— Je crois que je ne veux pas, Soleman…
Il prit une profonde inspiration, comme pour trouver le courage de poursuivre.
— Je ne veux pas renier ce que j’ai été, car ce serait aussi renier ce que je suis aujourd’hui. Et ce que je suis… je le dois à bien des choses. À Emrys, à mes erreurs, à mes choix. Mais aussi à Marie. Elle a compté. Peut-être plus que je ne l’aurais cru au départ. Si je ne l’avais jamais rencontrée, j’aurais sans doute suivi un autre chemin. Je ne sais pas où il m’aurait mené… et, pour être honnête, je n’ai jamais eu envie de le savoir.
Soleman posa une main fraternelle sur l’épaule de son ami, un geste empreint d’une chaleur simple mais sincère.
— Alors, quand le moment viendra, fais ce que ton cœur te dictera. Mais souviens-toi d’une chose : tu n’es pas seul. Je porte cette croix avec toi. Et quoi qu’il arrive, nous avancerons ensemble.
Darius releva la tête, un faible sourire aux lèvres.
— Merci, mon ami. Merci de ton soutient. Et merci d’avoir été là pour elle. Je suis heureux de savoir qu’elle t’a eu, et qu’elle t’aura encore à ses côtés, même si je ne suis plus là.
— Je ne prétends pas avoir toutes les réponses. Mais je sais une chose : nous ne sommes pas faits pour porter seuls le poids du monde.
Après un instant de silence, Soleman esquissa un sourire plus léger.
— Dis-moi, il te reste une de ces fameuses mixtures que tu avais brassées la dernière fois ? Celle qui nous a presque arraché la gorge ?
Darius rit doucement, se levant pour ouvrir une armoire. Son regard s’attarda brièvement sur la petite boîte en bois où reposait le bracelet en cuir que Marie lui avait laissé. Un sourire nostalgique effleura ses lèvres avant qu’il ne se détourne pour saisir une bouteille poussiéreuse. Il la déposa sur la table, remplit deux verres, et en tendit un à Soleman.
— À Marie, murmura Darius.
Soleman hocha la tête en levant son verre.
— Au passé, au présent, et au futur.
Darius répéta doucement, ses yeux brillants d’une émotion contenue :
— Au passé, au présent, et au futur.
Ils trinquèrent en silence, le tintement des verres résonnant doucement dans la pièce. Le calme qui suivit était paisible, comme une promesse silencieuse. Malgré la douleur, malgré l’incertitude, ils avanceraient. Ensemble.