Le Prix à payer - Highlander Fanfiction

Chapitre 23 : Rivalités

15433 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour il y a 5 mois

Marie marchait seule à travers les plaines baignées par les dernières lueurs du jour. Le vent soulevait l’odeur âpre de la terre, caressait sa peau d’un souffle léger, presque apaisant. Mais elle n’était pas en paix. Son esprit tournait en boucle, incapable de trouver le silence.

Son départ avait été précipité. Trop précipité. Elle le savait. Mais pourquoi ? Fuyait-elle réellement les tensions avec Grayson ou cherchait-elle à échapper à quelque chose de bien plus profond ? Depuis des années, elle avait suivi Darius, se pliant à ses règles, luttant pour exister dans un monde où il imposait ses propres lois. Elle avait tué sous ses ordres, brisé les promesses qu’elle s’était faites en arrivant dans cette époque. Elle avait accepté, sans un mot, qu’il la prenne après leur premier affrontement, subissant son désir sans le moindre reproche, comme si son propre consentement n’avait plus d’importance.

Elle serra les poings à cette pensée. Pourquoi n’avait-elle pas réagi ? Pourquoi n’avait-elle pas fui ce jour-là, lorsqu’il avait franchi cette limite qu’elle s’était toujours juré de ne jamais tolérer ? Était-ce par faiblesse ? Par peur de le perdre ? Ou par cette fascination maladive qu’elle éprouvait pour lui, cette emprise invisible mais inébranlable qu’il exerçait sur elle ?

Elle avait cru, un instant, avoir enfin touché Darius. Lorsqu’il lui avait demandé de rester, sa voix douce avait éveillé en elle un espoir dangereux. Mais au fond, qu’espérait-elle réellement ? Que cet homme dur et distant, enfermé dans ses propres ténèbres, devienne soudain l’homme qu’elle avait tant aimé des siècles plus tard ?

Marie laissa échapper un soupir. Elle se sentait piégée dans ses propres contradictions. Chaque pas qu’elle faisait pour s’éloigner de lui semblait la ramener inévitablement vers lui. Il y avait en elle cette part qui refusait de renoncer, qui voulait croire qu’elle pouvait encore changer quelque chose, qu’elle pouvait réveiller en Darius une humanité qu’il semblait avoir enfouie profondément.

Mais était-ce de l’amour ? Ou simplement une obsession destructrice, nourrie par leur passé et par les souffrances qu’ils avaient partagées ?

Elle aurait dû partir pour de bon. Elle le savait. Mais elle ne l’avait pas fait. Parce que Darius était un fil invisible qui la retenait encore, malgré elle.

Alors elle s’éloigna.

Elle marcha sans but, cherchant un sens qu’elle peinait à formuler. Ses pas la menèrent à travers des paysages hostiles, à travers des forêts noyées d’ombre où chaque bruissement lui rappelait les combats qu’elle avait menés. Sur les routes poussiéreuses, elle croisa des visages fatigués, des âmes errantes comme la sienne.

Elle s’intégra à des groupes de fortune, partagea des feux avec des mercenaires de passage, échangea des récits avec des chasseurs et des exilés. Elle perfectionna son art du combat auprès de maîtres oubliés, apprit à survivre loin des batailles incessantes de Darius. Mais aucune de ces rencontres ne lui donna ce qu’elle cherchait. Parce qu’au fond, elle ne savait pas ce qu’elle espérait trouver.

Les mois passèrent. Puis les années. Et pourtant, elle revint.

Le camp de Darius se déplaçait sans cesse au gré des guerres, mais elle n’avait jamais de mal à le retrouver. Une certitude irrépressible la guidait toujours vers lui. À son retour, les soldats l’accueillaient avec curiosité et respect, comme une anomalie familière. Elle rapportait des armes, des hommes, des informations précieuses. Ils l’écoutaient, fascinés par ses voyages.

Darius, lui, ne posait pas de questions. Il l’écoutait avec cette impassibilité caractéristique, absorbant chaque détail sans jamais exprimer ce qu’il en pensait. Mais parfois, elle surprenait un éclat dans son regard. Une reconnaissance fugace. Une chaleur qui disparaissait trop vite pour qu’elle puisse s’y accrocher.

Les premières nuits, elle les passait avec lui. Puis, comme toujours, elle finissait par s’éloigner, installant sa propre tente non loin de la sienne. Une distance qu’elle maintenait autant par fierté que par nécessité.

Marie était toujours celle qui partait. Mais elle était aussi toujours celle qui revenait.

Grayson l’avait compris. Il avait cessé de lui faire obstacle, mais son regard restait le même : dur, pesant, méfiant. Il tolérait sa présence, rien de plus. Elle ne cherchait plus à s’attirer sa faveur. Elle savait qu’elle ne serait jamais une alliée à ses yeux.

Darius, lui, ne lui demandait jamais pourquoi elle revenait. Il ne la retenait pas, ne la chassait pas. Il acceptait simplement sa présence, comme un élément immuable du cycle qu’ils avaient instauré. Il ne lui donnait rien d’autre que ces nuits où elle retrouvait son corps, mais jamais son cœur, jamais ce qu’elle avait un jour espéré. Et au matin, il la laissait partir sans un mot, comme si ces retrouvailles n’avaient jamais existé.

Elle avait cru, parfois, que quelque chose finirait par changer. Que les années poliraient son indifférence, qu’il finirait par voir en elle autre chose qu’une distraction passagère. Mais Darius restait Darius. Il était une montagne immuable, une forteresse qu’aucun assaut ne pouvait ébranler.

Alors elle avait fini par cesser d’attendre.

Les années devinrent des décennies, les décennies s’étirèrent en siècles, et peu à peu, elle se détacha de ces illusions. Darius ne changerait pas. Et elle, malgré tout ce qu’elle avait voulu croire, n’était qu’une présence parmi tant d’autres dans son existence.

Pourtant, elle continuait de revenir.

Pas par espoir, plus maintenant. Mais parce que, d’une manière qu’elle ne pouvait expliquer, elle faisait partie de cette histoire. Parce qu’une part d’elle refusait de tourner la page tant que tout cela n’était pas achevé. Parce qu’elle voulait voir jusqu’où irait cet homme, avant que le destin ne le rattrape enfin.




En hiver 409 après J.-C., Darius avait établi un campement stratégique à Crémone, en Italie, aux côtés d’Alaric, chef des Wisigoths, et de son fidèle second Grayson. Ce camp, conçu pour soutenir les préparatifs de l’attaque imminente sur Rome, était devenu un centre névralgique de leurs opérations. Les soldats y menaient une vie austère, rythmée par les entraînements quotidiens, les conseils de guerre et les veillées autour des feux.

Dans ce contexte martial, l’influence de Darius s’était imposée avec une évidence indéniable. Sa réputation de chef charismatique et impitoyable lui valait l’admiration des hommes et l’intérêt de nombreuses femmes. Parmi elles, Callestina, la sœur d’Alaric, s’était distinguée. Tombée sous le charme sombre et magnétique de Darius, elle avait progressivement trouvé sa place à ses côtés.

La jeune femme était devenue une figure respectée du camp, bien qu’elle n’ait pas de rôle officiel dans les affaires militaires. Sa proximité avec Darius, renforcée par son statut de sœur du chef Wisigoth, lui conférait une certaine autorité implicite. Elle veillait à la bonne gestion des rations, participait aux soins des blessés et assistait parfois aux repas des généraux, où elle écoutait les conversations avec une attention muette mais acérée. Aux yeux des soldats, Callestina incarnait une douceur réconfortante dans cet univers de guerre et de sang. Elle était belle, jeune, et semblait toujours prête à offrir un sourire ou un mot apaisant. Pourtant, derrière cette façade paisible, un feu intérieur grandissait.

Elle partageait régulièrement la couche de Darius depuis plusieurs mois. Pour elle, chaque nuit était une promesse implicite, chaque caresse une déclaration silencieuse. Elle rêvait d’un avenir à ses côtés, d’un mariage, d’une maison où ils pourraient élever des enfants loin des tumultes de la guerre. Ces espoirs, elle les nourrissait avec une ferveur naïve, persuadée que l’amour suffisait à tout construire.

Darius, pour sa part, voyait leur relation sous un tout autre prisme. Callestina représentait un répit dans son existence tumultueuse, un moment de paix au milieu des batailles incessantes. Il la trouvait agréable et dévouée, mais elle n’était pas l’ancre qu’il cherchait, ni celle qui comblerait ses ténèbres intérieures. Cependant, il ne voyait pas l’utilité de mettre des mots sur ces non-dits. Pour l’instant, la jeune femme ne percevait pas ces ombres. Aveuglée par ses propres espoirs, elle se laissait porter par chaque instant passé avec lui. Chaque regard de Darius, chaque sourire discret, était interprété comme une preuve d’affection. Elle n’imaginait pas qu’il puisse en être autrement.

Le camp, quant à lui, voyait en Callestina une figure essentielle. Son statut renforçait sa position, et les soldats avaient appris à respecter son autorité discrète. Mais en réalité, cette dernière ne voyait son importance qu’à travers les yeux de Darius. Tout ce qu’elle voulait, c’était exister pour lui. Et cette quête, bien qu’encore innocente, plantait les premières graines d’une obsession silencieuse.




La nuit s’était installée sur le camp de Crémone, froide et silencieuse. La tente de Darius, pourtant, était un refuge où Callestina se sentait invulnérable. Elle était assise sur la couche de fortune, ses jambes repliées sous elle, jouant distraitement avec une tresse qui s’était défait au fil de la journée. La chemise de lin qu’elle portait laissait deviner les courbes de son corps, mais son esprit était ailleurs, occupé par l’attente d’un homme qui, pour elle, incarnait tout.

Darius entra, repoussant le rideau avec une aisance habituelle. La fatigue marquait ses traits, mais ses mouvements étaient toujours précis, disciplinés. Il ôta son armure sans un mot, déposa ses armes à proximité et, pour la première fois depuis des heures, il se détendit légèrement.

— Tu m’attendais, murmura-t-il, sa voix rauque adoucie par une pointe d’amusement.

— Toujours, répondit-elle avec un sourire timide.

Darius s’approcha, ôta son armure légère et la posa près de la couche. Il s’assit à ses côtés, le poids de son corps faisant légèrement pencher le matelas de fortune. Pendant un instant, le silence s’installa entre eux, mais il n’avait rien de gênant. Callestina profita simplement de sa proximité, savourant chaque seconde où il lui accordait son attention. Doucement, il passa une main dans ses cheveux, démêlant quelques mèches blondes entre ses doigts. Ses gestes étaient lents, mesurés, empreints d’une tendresse qui n’avait rien de passionnel, mais que la jeune femme interprétait comme un signe d’affection profonde.

— Tu es fatigué, constata-t-elle en le dévisageant avec douceur.

— La guerre n’attend jamais, répondit-il, son regard fixé sur un point invisible au-delà des murs de la tente.

Elle posa sa main sur son bras, légère comme une plume.

— Tu n’es pas obligé d’être toujours seul dans tout ça, murmura-t-elle.

Il s’approcha sans répondre, ses mains trouvant immédiatement sa taille. Callestina leva le visage vers lui, ses yeux brillants d’une douceur qu’elle ne cachait jamais. Ses doigts effleurèrent la ligne de sa mâchoire, comme si elle cherchait à ancrer ce moment dans sa mémoire.

Darius se pencha pour capturer ses lèvres dans un baiser lent et mesuré. Il n’y avait rien de précipité dans ses gestes : tout était calculé, maîtrisé, mais avec une tendresse qui la faisait chavirer. Elle se laissa guider, ses mains glissant sur ses épaules musclées pour s’accrocher à lui. Ils s’allongèrent ensemble, la couche grinçant sous leur poids. Leurs corps se retrouvèrent dans une étreinte familière. Darius, malgré sa fatigue apparente, prit le temps de découvrir chaque centimètre de peau offerte. Ses mains parcouraient ses hanches, ses cuisses, tandis qu’elle retenait son souffle sous l’intensité du contact.

Pour la jeune femme, chaque nuit passée avec lui était une promesse silencieuse, même s’il ne prononçait jamais les mots qu’elle espérait. Elle ferma les yeux, se laissant emporter par la chaleur de son corps contre le sien, par ses gestes qui, à ses yeux, signifiaient bien plus qu’un simple moment partagé. Leur union fut lente, presque solennelle. Darius était doux, toujours. Pas par amour, mais parce qu’il n’avait jamais vu la nécessité d’être autre chose. Callestina, elle, interprétait chaque caresse comme une preuve tacite de ce qu’elle espérait depuis des mois.

Lorsqu’ils s’écartèrent enfin l’un de l’autre, elle se blottit instinctivement contre lui. Elle n’avait jamais cherché autre chose que cela : sa présence, son attention. Son rêve d’un avenir ensemble était intact, nourri par ces instants où elle croyait percevoir des sentiments derrière son regard.

Darius passa un bras autour de ses épaules. Il n’était pas du genre à parler après l’amour, mais il sentait que Callestina attendait quelque chose de lui, comme toujours. Pourtant, il n’avait rien à offrir. Elle leva les yeux vers lui, ses prunelles brillantes d’une tendresse qu’il n’avait jamais su comment recevoir.

— Je pourrais rester ici pour toujours, murmura-t-elle, la tête posée contre son torse.

Le guerrier resta silencieux. Il ne la repoussa pas, mais il ne répondit pas non plus. Pour lui, ces moments étaient un répit dans le tumulte de sa vie, rien de plus.

Elle aurait voulu lui poser des questions. Savait-il qu’elle rêvait d’un futur avec lui ? Qu’elle espérait plus qu’une simple série de nuits volées ? Mais les mots restèrent coincés dans sa gorge. Pour l’instant, elle préférait savourer l’illusion que tout cela pouvait durer.

Darius, de son côté, appréciait simplement le confort de ce moment. La jeune femme était douce, facile à vivre, et il n’avait pas à jouer de rôle avec elle. Mais il n’y avait pas de passion brûlante, pas de flamme incontrôlable. Juste une paix temporaire dans le chaos de sa vie. Et pour lui, cela suffisait.

Ils restèrent ainsi un long moment, bercés par le silence et la lueur des lampes à huile. Callestina finit par s’endormir, un sourire léger accroché à ses lèvres. Darius, lui, resta éveillé, ses yeux fixant le vide. Au fond de lui, il savait qu’elle méritait plus que ce qu’il pouvait lui offrir. Mais il n’avait jamais su comment rompre des illusions sans tout briser. Alors il ne disait rien. Et Callestina, aveuglée par ses espoirs, continuait à croire en un avenir que Darius ne voyait pas.




La tente était plongée dans un silence relatif, uniquement troublé par le souffle régulier de cette femme endormie contre lui. Sa tête reposait sur son torse, ses cheveux blonds éparpillés en mèches douces sur sa peau. Darius, immobile, gardait les yeux fixés sur le sommet de la tente, le regard perdu dans les plis du tissu. Il n’avait pas l’habitude de rester éveillé après l’amour. Pourtant, ce soir, quelque chose le maintenait alerte. Il baissa les yeux vers Callestina, observant la sérénité sur son visage. Elle paraissait si paisible, presque fragile dans cette lumière tamisée.

Il ne pouvait nier qu’il la trouvait séduisante. Sa douceur, son rire léger, et la simplicité avec laquelle elle était entrée dans sa vie avaient été un baume temporaire pour ses pensées tourmentées. Avec elle, il n’y avait pas de batailles à mener, pas de luttes pour le pouvoir ou de décisions stratégiques à prendre. Elle était un refuge, une distraction agréable dans un monde rempli de violence et de responsabilités.

Mais c’était tout. Darius le savait. Il l’avait toujours su.

Il n’éprouvait rien de profond pour elle, rien qui puisse égaler les rêves qu’il lisait parfois dans ses yeux. Il n’avait jamais cherché à la tromper sur ses intentions : il n’avait fait aucune promesse, prononcé aucune parole d’avenir. Pourtant, il devinait que Callestina nourrissait des espoirs qu’il ne pourrait jamais combler.

Il repensa à la phrase qu’elle avait murmurée avant de s’endormir : "Je pourrais rester ici pour toujours."

Pour Darius, ces mots étaient une barrière invisible. Le "toujours" n’existait pas pour un homme comme lui. Ses nuits étaient fragmentées, ses jours comptés entre des batailles incessantes et des alliances fragiles. Callestina, dans sa douceur naïve, n’avait aucune idée de l’ampleur du monde qu’il portait sur ses épaules.

Il effleura distraitement une mèche de ses cheveux, songeur. Elle était la sœur d’Alaric, un atout précieux dans ses relations avec les Wisigoths. Cela seul suffisait à expliquer pourquoi il l’avait laissée entrer dans sa tente, dans sa couche. Mais ce n’était pas la seule raison. Il appréciait vraiment sa compagnie, à sa manière. Cependant, il sentait l’ombre de ses attentes grandir. Il voyait la façon dont elle le regardait, les instants où elle cherchait dans ses gestes une signification qu’il n’avait jamais voulu y mettre. Et bientôt, il le savait, viendrait le moment où elle exigerait plus.

Ce moment, Darius le redoutait sans crainte véritable. Il était prêt à rompre, à lui rappeler qu’elle n’avait aucun droit sur lui. Mais il se sentait étrangement las à l’idée de briser cet équilibre fragile.

Peut-être devrais-je mettre fin à cela maintenant, songea-t-il, mais il ne bougea pas.

Callestina remua légèrement, son bras glissant autour de sa taille dans un geste inconscient. Il la laissa faire, silencieux. Demain, il verrait. Mais ce soir, il se contenterait encore de ce qu’elle avait à offrir, tout en gardant son cœur verrouillé. Comme toujours.




Le campement de Crémone s’animait peu à peu sous la lumière grise de l’aube. Les guerriers s’entraînaient, les forgerons martelaient déjà l’acier, et la vie quotidienne reprenait son cours. Grayson, comme à son habitude, observait tout depuis un point en hauteur, là où il pouvait tout voir sans être vu. Ses yeux étaient rivés sur Callestina.

Elle était debout près du ruisseau qui traversait le camp, un sourire absent flottant sur ses lèvres alors qu’elle trempait ses mains dans l’eau glacée. Ses cheveux blonds ondulaient légèrement sous la brise fraîche du matin, et la lumière diffuse jouait sur ses traits délicats. L’immortel ne pouvait détourner le regard.

Elle était belle. Pas seulement de cette beauté fragile qui attirait les regards des hommes, mais aussi d’une douceur naturelle qui semblait inébranlable, même au cœur de la guerre. Mais cette douceur était entièrement tournée vers un autre homme.

Darius.

Grayson le savait. Il l’avait toujours su.

Pourtant, il ne pouvait s’empêcher d’espérer. Un espoir stupide, irrationnel, mais qui refusait de s’éteindre malgré les preuves évidentes qu’elle ne le verrait jamais autrement que comme un ami loyal.

Ce matin-là, Callestina leva les yeux, le regard clair et joyeux. Grayson crut qu’elle l’avait remarqué, mais elle tourna la tête vers la tente de Darius. Son sourire s’élargit lorsqu’elle vit le chef de guerre sortir, vêtu de son armure légère, prêt pour l’entraînement.

Grayson serra les dents, son regard fixé sur la jeune femme tandis qu’elle continuait à sourire en direction de son chef. Ce sourire qu’il connaissait si bien, plein d’espoir et d’une douceur innocente, mais qu’elle ne réservait jamais à personne d’autre. Une amertume sourde s’installa en lui, mélange de jalousie et de frustration qu’il peinait à refouler.

Il n’avait aucun droit de ressentir cela. Pas envers Darius, qui avait toujours été son mentor, son chef et presque un frère. Pas envers Callestina, qui ne lui avait jamais rien promis, ni même laissé entrevoir qu’elle pourrait un jour le voir autrement.

Et pourtant, l’image d’elle, les yeux brillants d’admiration pour un homme qui n’accordait à personne plus que des fragments de lui-même, s’imprima dans son esprit comme une blessure vive. Il la regarda s’éloigner, suivant des pas qu’il était condamné à ne jamais rattraper.




Dans la grande tente de commandement, les flammes des torches fixées aux murs projetaient des ombres mouvantes sur les visages des trois hommes. La carte du territoire s’étalait sur la table centrale, marquée de lignes tracées à la hâte et de figurines de bois symbolisant leurs forces et celles de leurs ennemis.

Darius, debout près de la carte, les bras croisés, observait Alaric expliquer les positions des troupes romaines. Le chef wisigoth, imposant dans son armure de cuir clouté, pointa une ligne défensive avec son poignard.

— Ils ont renforcé leur position près de la rivière. Si nous tentons une attaque directe, nous serons pris en étau entre leur cavalerie et leurs archers, expliqua-t-il d’un ton grave.

Grayson, positionné à la droite de Darius, hocha lentement la tête.

— Une embuscade serait suicidaire. Mais s’ils croient que nous allons frapper ici, nous pourrions les attirer ailleurs, suggéra-t-il.

Il déplaça l’une des figurines, montrant une feinte sur le flanc droit. Darius observa la suggestion en silence, puis acquiesça.

— C’est risqué, mais si nous parvenons à détourner suffisamment de troupes, nous pourrions frapper leur centre avec force avant qu’ils ne se regroupent, répondit-il.

Alaric renifla, un sourire féroce aux lèvres.

— C’est le genre de risque que j’aime.

Le second de Darius demeura impassible, concentré sur les détails tactiques. Son humeur était sombre, mais il ne laissait rien transparaître. Les affaires de guerre ne laissaient pas de place aux distractions personnelles.

— Nous devrons nous préparer rapidement. Chaque soldat doit être prêt à marcher à l’aube, ordonna Darius.

Alaric s’éloigna, satisfait du plan. Grayson resta en arrière, les bras croisés, ses yeux fixés sur la carte.

— Autre chose ? demanda le chef de guerre sans lever les yeux.

Son second hésita un instant, mais finit par secouer la tête.

— Non. Rien.

Ils sortirent ensemble de la tente, laissant derrière eux les préoccupations militaires pour affronter les réalités du camp.

 

Le vent frais du soir s’était levé lorsque les deux immortels regagnèrent leurs quartiers. Les soldats s’affairaient encore à aiguiser leurs lames ou à réparer des équipements en prévision de la bataille à venir.

— Tu sembles distrait, fit remarquer Darius sans tourner la tête.

— Ce n’est rien, répondit Grayson, d’un ton neutre.

Darius s’arrêta, ses yeux perçants se fixant sur son second.

— Je te connais trop bien pour croire à une telle réponse.

— Mon attention est entièrement tournée vers la guerre.

— Nous avons tous nos distractions. Mais si tu as besoin de temps ou d’espace, prends-le. Je ne tolérerai pas que des affaires personnelles compromettent la stratégie.

Grayson hocha la tête, reconnaissant la nature pragmatique de l’avertissement.

— Tu n’as jamais à douter de ma loyauté, Darius, assura-t-il.

Le chef de guerre ne répondit pas immédiatement. Il se contenta d’un hochement de tête, mais son regard resta posé sur son second plus longtemps que nécessaire. Les affaires de guerre primaient toujours. Tout le reste n’était que bruit de fond dans leur monde de fer et de sang.




La nuit était tombée depuis longtemps, enveloppant le camp d’une obscurité dense. Callestina était restée éveillée, allongée sur la couche de Darius, les yeux rivés au plafond de toile au-dessus d’elle. L’air était chargé d’humidité, et chaque bruit extérieur – le fracas lointain des armes, les voix des gardes de nuit – semblait accentuer son malaise intérieur.

Depuis quelques semaines, Darius s’éloignait d’elle. Leur complicité tacite, celle qu’elle avait cru inébranlable, s’était effritée sans qu’elle ne puisse l’expliquer. Il était toujours courtois, toujours doux, mais une distance s’était installée.

Cette nuit-là, elle l’avait attendu. Mais il n’était pas venu.

Agacée par l’attente et le silence oppressant, elle se redressa brusquement. L’idée de le retrouver la taraudait depuis des heures. Peut-être était-il simplement préoccupé par les préparatifs de guerre ? Ou peut-être avait-il besoin d’elle, sans savoir comment le dire.

Il a besoin de moi, s’affirma-t-elle en sortant de la tente.

Elle le trouva dans la tente de commandement, penché sur une carte, la mâchoire crispée. Ses épaules étaient tendues, et ses doigts jouaient machinalement avec une pièce de bois représentant une unité de cavalerie.

— Darius ?

Il releva lentement la tête, visiblement surpris de la voir à une heure aussi tardive.

— Callestina, que fais-tu ici ?

Elle avança de quelques pas, son cœur battant à tout rompre.

— Tu n’es pas venu ce soir.

Il baissa les yeux vers la carte, comme si ses pensées étaient ailleurs.

— J’avais des choses à régler, répondit-il simplement, son ton neutre.

La jeune femme se força à sourire, bien que son visage trahît une certaine tension.

— Peut-être que je pourrais t’aider ?

Darius haussa légèrement les sourcils, pris entre l’étonnement et l’amusement.

— Ce n’est pas ton rôle.

— Et quel est mon rôle, exactement ?

La question avait fusé, plus tranchante qu’elle ne l’avait voulu. Elle le regretta aussitôt, mais le mal était fait. Darius reposa la figurine de bois et redressa légèrement les épaules, ses yeux sombres fixant la carte sans la voir réellement.

— Nous avons toujours été clairs l’un envers l’autre, Callestina.

Son ton était neutre, mais la tension dans sa voix trahissait son agacement. Il n’avait pas levé les yeux vers elle, absorbé par ses pensées. Elle sentit son cœur se contracter.

— Alors pourquoi ai-je l’impression que tu m’écartes ? demanda-t-elle doucement, mais avec insistance.

Darius soupira, comme un homme fatigué d’un combat qu’il n’avait pas envie de mener.

— Parce que ce n’est pas le moment.

Il y avait dans ses paroles une froideur qu’elle ne lui connaissait pas.

— Ce n’est jamais le moment, Darius, lança-t-elle, incapable de contenir la frustration qui montait en elle.

Cette fois, il releva la tête. Ses yeux étaient calmes, mais distants, comme s’il regardait au travers d’elle.

— Ce camp dépend de moi, Callestina. Chaque décision que je prends peut changer le cours de cette guerre. Je ne peux pas me permettre d’être distrait.

Distrait. Le mot la heurta de plein fouet.

— Je ne suis donc qu’une distraction ?

Darius ferma brièvement les yeux, et lorsqu’il les rouvrit, la patience qu’il avait jusque-là semblait avoir disparu.

— Je n’ai jamais promis autre chose, dit-il avec une brutalité contenue.

Elle sentit ses jambes vaciller.

— Tu es important pour moi, Darius. Je t’aime.

Le silence qui suivit fut assourdissant. Darius détourna les yeux, ses traits se durcissant à mesure que les secondes s’égrenaient.

— Ce n’est pas de ça qu’il s’agit.

Ses mots étaient comme des pierres jetées dans un lac déjà troublé.

— Si ce n’est pas ça, alors de quoi s’agit-il ? cria presque Callestina, sa voix se brisant sous l’émotion.

L’immortel se détourna d’elle, mettant fin à la conversation avec une froideur implacable.

— Retourne te reposer.

Il ne prononça rien de plus. Callestina resta figée, incapable de bouger, son cœur battant à tout rompre. Elle avait cherché à briser la glace entre eux, mais tout ce qu’elle avait obtenu, c’était un mur infranchissable.

Finalement, elle tourna les talons et quitta la tente, ses pas résonnant sur le sol battu.




Grayson revenait du terrain d’entraînement, ses pas résonnant faiblement sur le sol durci par le froid nocturne. La lune, voilée par des nuages épais, jetait une lumière diffuse sur le campement endormi. Il avait veillé tard, passant en revue les armes avec un jeune soldat qui avait besoin de conseils pour affûter son épée. Ce genre de tâche, simple mais utile, lui permettait de calmer ses pensées.

Alors qu’il approchait de la tente de commandement, des éclats de voix attirèrent son attention. La voix de son chef, basse mais tranchante, était reconnaissable entre mille. Il ralentit le pas.

Callestina apparut soudain dans l’ouverture de la tente, son visage partiellement masqué par ses cheveux défaits. Même dans la pénombre, il distingua l’éclat humide de ses joues. Elle essuyait précipitamment des larmes, la respiration tremblante.

— Retourne te reposer, fit la voix de Darius depuis l’intérieur, froide et détachée.

La jeune femme resta immobile un instant, comme pétrifiée par ces mots. Puis, sans un mot, elle tourna les talons et s’éloigna d’un pas rapide.

Grayson s’avança instinctivement. Il aurait voulu la réconforter, lui dire qu’elle méritait mieux que cette indifférence glaciale. Lorsque sa main se posa sur son bras pour la retenir, elle s’arrêta net, mais ne le regarda pas.

— Laisse-moi, Grayson, murmura-t-elle, la voix brisée par une douleur qu’elle ne cherchait même plus à cacher.

Il hésita.

— Je veux juste t’aider, insista-t-il doucement.

Elle releva les yeux vers lui. Il y avait dans son regard une lueur désespérée, mais également un mur infranchissable.

— Tu es gentil, Grayson. Mais tu ne comprends pas.

Il sentit son cœur se contracter sous le poids de ces mots.

— Je comprends pourtant…

Mais Callestina ne l’entendit pas. Elle se détourna et disparut entre les ombres des tentes, laissant Grayson seul. Sa main retomba mollement à ses côtés, comme si elle portait à elle seule le poids de son amour non partagé.




De retour dans sa tente, Grayson resta assis sur sa couche, les mains croisées sur ses genoux. Le froid pénétrait à travers les parois de toile, mais il n’y prêta aucune attention.

Il savait qu’il n’était pas un homme comme Darius. Il n’avait ni son charisme naturel, ni cette aura imposante qui attirait inévitablement les regards. Callestina ne voyait en lui qu’un allié, un ami, peut-être un confident en de rares occasions. Mais jamais plus. Et malgré tout, il restait là. Fidèle à elle. Fidèle à Darius. Prisonnier d’un amour qui ne lui serait jamais rendu.

Il serra les poings, tentant de contenir la douleur sourde qui lui rongeait l’âme. Pourtant, l’espoir persistait, aussi fragile qu’une flamme vacillante dans la nuit.

Peut-être qu’un jour, Callestina verrait enfin ce qu’il ressentait pour elle.




Dans sa propre tente, Callestina s’effondra sur sa couche, tremblante. Chaque mot de Darius résonnait encore dans son esprit, comme des coups de poignard qu’elle ne parvenait pas à extraire.

Elle avait rêvé d’un avenir avec lui. Des promesses échangées. Une vie partagée. Des enfants, peut-être… même si elle ignorait encore qu’une telle chose lui serait impossible. Mais ce rêve, qu’elle avait bercé de ses espoirs les plus doux, se fissurait peu à peu. Darius ne voyait en elle qu’une compagnie agréable. Une distraction, rien de plus.

Et pourtant… elle ne pouvait pas le laisser partir.

Elle sentit une nouvelle pensée s’élever en elle, plus sombre, plus insidieuse. Si Darius ne voyait pas encore leur avenir, elle trouverait un moyen de le lui montrer. Quitte à manipuler son monde pour s’y tailler une place définitive.




Marie avait pris goût à la route et à l’indépendance qu’elle lui offrait. Les mois passés loin du campement de Darius lui avaient permis de renouer avec elle-même, de retrouver un équilibre fragile, entre liberté et solitude. Pourtant, chaque retour était teinté d’un mélange d’appréhension et de soulagement.

Ses absences duraient parfois des années, mais elle finissait toujours par revenir, ses bras chargés de récits, de nouvelles armes ou d’alliés rencontrés au gré de ses voyages. C’était devenu sa manière de prouver sa valeur sans rester enchaînée aux routines du campement.

Cet hiver-là, elle savait que quelque chose de différent l’attendait. Darius, installé depuis des mois avec les Wisigoths d’Alaric, préparait les prochaines étapes de sa campagne militaire. Mais ce n’était pas uniquement cela qui la poussait à revenir. Elle sentait que le moment approchait : bientôt, l’homme qu’elle connaissait comme un chef de guerre redoutable prendrait une toute autre direction.

Il deviendrait cet homme de foi et de sagesse qu’elle avait aimé autrefois, celui qui l’avait transformée, dans un futur encore lointain pour lui. Mais en attendant cette transformation, Darius restait un conquérant complexe, aussi fascinant que troublant. Au fil des années passées à ses côtés, Marie avait appris à voir au-delà de la dureté de son rôle, à comprendre et, d’une certaine manière, à apprécier celui qu’il était ici et maintenant.

Elle s’était attachée à lui, à cet homme rude et impitoyable, même si cela brouillait ses sentiments. Avait-elle confondu obsession et amour ? Ou cherchait-elle désespérément une reconnaissance qu’il ne lui avait jamais pleinement accordée ?

Ces pensées l’accompagnaient tandis qu’elle approchait du campement, escortée par une petite troupe d’hommes qu’elle avait recrutés au fil de ses voyages. Les premières tentes des Wisigoths apparurent au détour d’une colline, entourées de palissades de bois et gardées par des sentinelles armées. Le vent d’hiver portait les odeurs familières de la fumée des feux de camp, du cuir usé et de la sueur des soldats.

Marie resserra sa cape sur ses épaules et inspira profondément avant de s’avancer. Elle ne savait pas encore comment elle serait accueillie, ni par Darius, ni par les autres. Mais elle était prête à affronter ce qui l’attendait.

Elle était venue pour lui, une dernière fois. Pour le voir et l’accepter, tel qu’il était. Avant que tout ne change.

 

À l’entrée du campement wisigoth, les gardes la dévisagèrent avec méfiance.

— Je viens voir Darius, déclara-t-elle calmement, son ton sans appel.

Les hommes échangèrent des regards incertains. Une femme voyageant seule avec des hommes, à cette heure tardive, était une anomalie dans ce monde rude.

— Dites-lui juste que Marie est là, ajouta-t-elle avec une assurance qui ne souffrait aucune objection.

L’un des gardes disparut dans la nuit pour transmettre le message. Lorsqu’il revint, il lui fit signe d’entrer. Marie descendit de cheval et fit signe à ses hommes de rester en arrière avant de s’avancer seule dans le camp.

Sur le chemin menant à la grande tente d’Alaric, les soldats qui la connaissaient l’accueillirent avec des salutations discrètes et des regards admiratifs. Mais elle ne s’attarda pas. Elle avait appris à garder une certaine distance pour maintenir son autorité. Approchant de la tente principale, elle sentit trois présences familières : celles de Darius et Grayson, et une nouvelle, celle d’un pré-immortel.

 

Darius, assis aux côtés d’Alaric autour d’une carte stratégique, releva la tête à son arrivée. Son regard la parcourut avec une intensité qu’il ne chercha pas à dissimuler. Un sourire léger effleura ses lèvres avant qu’il ne retrouve son masque d’impassibilité.

Marie entra d’un pas assuré, sa cape encore alourdie de neige fondue. La chaleur de la tente l’enveloppa immédiatement. Ses yeux balayèrent la pièce, s’attardant sur Darius un instant de plus que nécessaire avant de revenir à Alaric.

Le roi des Wisigoths, un homme massif à la barbe épaisse et aux traits marqués par les batailles, la jaugea avec un mélange d’intérêt et de méfiance. Grayson, debout près de la table, hocha la tête en guise de salut, bien que son expression restât fermée. Callestina, assise en retrait, la regardait en silence.

L’immortelle posa un genou à terre devant Alaric en signe de respect.

— Je ramène des hommes et des armes, déclara-t-elle d’une voix claire. Ils sont prêts à vous servir.

Ce dernier la considéra un moment, pesant ses mots avec soin.

— Et pourquoi me rends-tu ce service ? demanda-t-il enfin, sa voix résonnant dans la tente.

— Parce que Darius me l’a demandé, répondit-elle simplement.

Le léger sourire de du chef de guerre s’élargit imperceptiblement. Alaric haussa un sourcil avant de laisser échapper un rire franc.

— Il semblerait que mon général ait une alliée tout aussi loyale que compétente.

Marie se redressa. Darius hocha la tête dans un geste teinté de reconnaissance tacite.

— Tes hommes sont-ils aussi loyaux que toi ? poursuivit Alaric.

— Ils le sont. J’ai combattu à leurs côtés. Ils me respectent, et donc ils respecteront ton autorité.

Darius prit la parole pour la première fois, sa voix douce mais ferme perçant l’atmosphère tendue.

— Marie n’a jamais déçu mes attentes. Si elle dit que ses hommes nous sont acquis, alors c’est un fait.

Alaric, apparemment satisfait, lui fit signe de se relever pleinement. Le silence qui suivit était léger mais chargé de sous-entendus. Callestina prit la parole pour la première fois.

— Vous avez voyagé longtemps ?

Sa question semblait innocente, mais son ton trahissait une curiosité distante, presque froide.

— Deux hivers, répondit Marie en se tournant vers elle. Le voyage a été long, mais les hommes que j’amène valent l’effort.

La jeune femme hocha lentement la tête, ses yeux oscillant entre Marie et Darius.

— Deux hivers, murmura-t-elle avec un sourire presque imperceptible. Cela semble une éternité.

Marie laissa le silence s’installer avant de répondre, un sourire énigmatique au coin des lèvres.

— L’éternité est une notion relative.

Darius détourna son regard vers la table, masquant un léger sourire. Grayson toussota discrètement pour briser la tension.

— Marie, accompagne-moi, dit Darius en se levant. Nous allons discuter des dispositions pour tes hommes.

Il posa une main légère dans le bas de son dos pour la guider hors de la tente. Un geste subtil, presque naturel, mais chargé de familiarité. Callestina détourna les yeux, mais la crispation de sa mâchoire ne passa pas inaperçue.

 

Une fois à l’extérieur, la fraîcheur nocturne frappa Marie avec une intensité revigorante. Le vent glacial mordait ses joues, mais elle s’en délecta. Quitter l’atmosphère lourde et chargée de la tente d’Alaric lui apportait un soulagement immédiat. Elle inspira profondément, laissant son souffle se mêler à la brume blanche qui s’élevait dans l’air nocturne. La tension accumulée dans ses épaules commença lentement à s’apaiser.

Darius marchait à ses côtés en silence, ses pas mesurés et réguliers sur le sol gelé. La proximité entre eux était subtile, mais palpable. Par moments, son ombre se superposait à la sienne sous la lumière des torches qui éclairaient le chemin. Ils avancèrent ainsi pendant quelques instants, seuls au milieu des murmures lointains du camp. Lorsqu’ils furent hors de portée des regards et des oreilles indiscrètes, Darius ralentit légèrement le pas et se pencha légèrement vers elle.

— Tu t’es bien défendue, murmura-t-il, son ton neutre adouci par une lueur de satisfaction.

Marie haussa un sourcil, une étincelle de défi brillant dans ses yeux.

Il s’arrêta, pivotant pour lui faire face. La lumière des torches illuminait ses traits marqués par le temps et les batailles. Sous cette lueur, son expression était à la fois douce et intense. Il la regarda longuement, un regard chargé de quelque chose qu’il n’aurait jamais osé formuler à voix haute.

— Deux hivers, répéta-t-il doucement, presque comme un reproche voilé. C’était trop long.

Le cœur de l’immortelle se serra imperceptiblement à ces mots. La distance qu’elle avait mise entre eux semblait soudain dérisoire, balayée par cette simple phrase. Elle baissa les yeux, ses pensées troublées par une chaleur inattendue qui se diffusait dans sa poitrine.

— Peut-être, murmura-t-elle, sa voix aussi légère que la brise glaciale. Mais je suis là maintenant.

Un sourire furtif passa sur les lèvres de Darius, éclairant brièvement son visage avant qu’il ne retrouve son sérieux habituel. Pendant un instant, le poids du monde sembla s’éclipser entre eux, comme s’ils étaient seuls au milieu du camp en effervescence. Ils échangèrent encore quelques mots rapides tandis qu’ils se dirigèrent vers les hommes que Marie avait ramenés. Darius observa leur installation avec un œil vigilant, mais sa présence calme et assurée apportait une organisation naturelle au tumulte ambiant. Les hommes suivaient les ordres sans broncher, conscients de l’autorité qu’il incarnait.

Lorsque tout fut en place et que l’agitation du camp se calma, il se tourna à nouveau vers elle, son regard adouci.

— Prends mes quartiers, proposa-t-il d’une voix basse et tranquille. Tu as besoin de repos.

Marie hésita, pesant ses options. Mais elle finit par hocher la tête, acceptant en silence son offre. Sans attendre de réponse supplémentaire, Darius fit demi-tour, ses pas résolus se fondant dans les bruits lointains du campement. La guerrière resta un instant immobile, les yeux fixés sur lui jusqu’à ce qu’il disparaisse dans l’obscurité.

 



Dans la tente de Darius, Marie entreprit de retirer ses vêtements imprégnés d’humidité. Après des jours de voyage, chaque muscle de son corps criait de fatigue, et elle accueillit avec soulagement la vue de la large cuve en métal remplie d’eau chaude. La vapeur flottait paresseusement, offrant une chaleur réconfortante dans la fraîcheur nocturne. Elle s’y immergea lentement, laissant l’eau effacer la fatigue et les échos de ses longues errances.

Le silence régnait dans la tente, seulement troublé par le léger clapotis de l’eau. Elle ferma les yeux, profitant du moment de paix.

Elle sentit la vibration familière quelques secondes avant l’entrée de Darius. Le tissu de la tente s’écarta doucement, révélant sa silhouette massive. Il entra sans bruit, ses épaules larges et sa posture imposante dégageant une présence presque palpable. Son regard s’adoucit lorsqu’il croisa celui de Marie.

— Je t’attendais, murmura-t-elle avec un sourire malicieux.

Il s’approcha lentement, ses pas mesurés comme s’il savourait chaque instant.

— Je t’ai attendu plus de deux hivers, répondit-il, une lueur amusée dans les yeux.

Elle rit doucement, un son cristallin qui sembla dissiper les dernières tensions de la soirée.

— Tes hommes sont bien installés ? demanda-t-elle en redressant légèrement la tête hors de l’eau.

— Parfaitement. Et toi ?

Elle haussa les épaules, feignant l’innocence.

— Il me manque juste une chose…

Le rire de Darius résonna doucement, grave et apaisant. Lentement, il commença à défaire les attaches de ses vêtements. Ses gestes étaient calmes, assurés, sans la moindre précipitation. Lorsqu’il entra dans l’eau pour la rejoindre, leurs corps s’effleurèrent, déclenchant un frisson involontaire le long de sa peau.

Alors qu’il se rapprochait, Marie sentit une autre vibration. Subtile mais familière, elle éveilla aussitôt ses sens. Elle tourna légèrement la tête vers l’entrée de la tente.

— La sœur d’Alaric, n’est-ce pas ? murmura-t-elle d’une voix presque imperceptible.

Darius ne se troubla pas. Il suivit son regard avec le même calme et confirma d’un ton neutre :

— Callestina.

L’immortelle serra imperceptiblement la mâchoire. Elle savait que Darius ne lui appartenait pas, pas plus qu’elle ne lui appartenait. Il ne lui avait jamais promis l’exclusivité, et elle n’était pas naïve : il prenait d’autres amants, surtout lorsqu’elle s’absentait pendant des mois, voire des années. Mais Callestina… Elle n’était pas une servante obéissante ou une conquête sans nom vouée à être oubliée au matin. Elle était bien plus. Une femme qui restait, qui faisait partie de son entourage. Une femme dont la présence ne s’effaçait pas avec le temps.

Marie connaissait ces signes. La façon dont la jeune femme se mouvait dans le camp, dont elle parlait au chef de guerre, comme si elle avait toute légitimité à le faire. Ce n’était pas une passade. Pas une étreinte sans importance. La guerrière ne voulait pas poser de question. Elle ne voulait pas être celle qui cherchait à savoir. Mais les mots lui échappèrent malgré elle, comme une écharde qu’elle ne pouvait ignorer :

— Elle te veut.

Darius haussa légèrement les épaules, un sourire lointain effleurant ses lèvres.

— Beaucoup me veulent, répondit-il avec une pointe d’ironie.

Marie ne sourit pas. Il ne la corrigea pas. Ne chercha pas à atténuer ce qu’elle avait compris. Callestina n’était pas qu’une de celles qui voulaient Darius. Elle était déjà là, ancrée dans son monde. Un goût amer lui effleura la langue, un mélange étrange de frustration et de jalousie qu’elle n’avait pas anticipé.

Darius perçut son trouble. Son regard s’adoucit un instant, à peine perceptible, comme s’il pesait les mots à venir. Puis, avec cette même assurance tranquille, il s’approcha d’elle, noyant le silence entre eux dans une proximité calculée.

— Mais ce soir, je t’appartiens, souffla-t-il en s’immergeant un peu plus près d’elle.

Marie inspira lentement, comme pour ravaler la colère sourde qui l’effleurait. Elle savait ce qu’il faisait. Il lui offrait une victoire illusoire, un moment volé à une guerre qu’elle ne pouvait même pas nommer. Mais elle n’allait pas le refuser. Pas ce soir.

 

Non loin de là, Callestina traversait le campement avec détermination. Ses traits étaient figés dans une expression de résolution. Les soldats qu’elle croisait s’écartaient respectueusement de son chemin, conscients de son statut. Lorsqu’elle arriva près de la tente de Darius, elle aperçut Grayson, posté en retrait dans l’ombre comme à son habitude. Il s’avança d’un pas, sa silhouette imposante barrant discrètement son chemin.

— Callestina, murmura-t-il d’une voix calme mais ferme. Rentre chez toi.

Elle releva le menton, son regard glacial plongeant dans le sien.

— Pourquoi ?

Il hésita un instant avant de répondre, pesant chaque mot.

— Il n’est pas seul.

Le coup fut direct, et bien qu’aucune émotion n’apparût sur ses traits, quelque chose dans son regard se troubla.

— Ce n’est pas à toi de décider où je vais, répliqua-t-elle froidement avant de le contourner.

Grayson ne bougea pas, la mâchoire serrée. Il la regarda s’éloigner vers la tente, impuissant à la retenir.

La jeune femme s’arrêta devant l’entrée, la main légèrement tremblante alors qu’elle soulevait un pan de tissu. La lueur dansante des torches éclairait partiellement l’intérieur, révélant deux silhouettes proches dans l’eau. Le murmure étouffé d’une conversation intime lui parvint, et son cœur s’arrêta un instant.

Lorsque leurs corps se rejoignirent, elle sentit une douleur sourde s’installer au creux de sa poitrine. Incapable de supporter la vue, elle recula précipitamment, faisant bruire le tissu. Elle étouffa un sanglot, puis, sans un mot, disparut dans la nuit glaciale.

Grayson, resté en retrait, vit la silhouette frêle de Callestina s’éloigner. Sa démarche, habituellement fière et assurée, était vacillante. Et bien qu’il n’entendît aucun mot, il perçut l’écho d’un désespoir qu’il ne pouvait apaiser.




La nuit avait plongé le campement dans un silence pesant. Seuls les craquements des feux de garde et les chuchotements du vent troublaient l’obscurité. Callestina marchait d’un pas mécanique, son regard fixé sur l’horizon sans vraiment le voir. Chaque pas la ramenait aux images qu’elle venait de surprendre. Darius et cette nouvelle venue. Ensemble. Dans son esprit, la scène se rejouait en boucle, s’imprimant avec une clarté douloureuse. Leurs regards échangés, cette proximité intime qui n’avait rien à voir avec ce qu’elle partageait avec lui.

Arrivée à l’écart du campement, elle s’adossa à un arbre, les mains tremblantes. Une vague de nausée monta en elle, mêlée à une rage sourde qu’elle ne savait pas encore diriger. Les souvenirs des nuits passées avec Darius remontèrent à la surface, des moments où elle avait cru entrevoir quelque chose de plus profond dans ses yeux. Elle s’était accrochée à des gestes tendres, à des silences qu’elle avait interprétés comme des promesses tacites. Mais ce soir, tout cela semblait n’avoir été qu’une illusion.

Je t’appartiens ce soir.”

Ces mots qu’il avait prononcés à Marie résonnaient comme une gifle. Il ne lui avait jamais dit de telles choses. Il n’avait jamais laissé entrevoir qu’elle pourrait être autre chose qu’un passe-temps, une distraction au milieu du tumulte de la guerre. Mais elle s’était bercée d’espoirs, aveuglée par ses propres rêves d’avenir avec lui. Une maison, des enfants, une place légitime à ses côtés. Tout cela s’effondrait.

La jeune femme sentit ses genoux fléchir, et elle s’agenouilla dans l’herbe froide, ses mains crispées sur les pans de sa robe. La douleur lui broyait la poitrine, mais derrière cette douleur, quelque chose d’autre prenait forme. Une pensée insidieuse, née de la frustration et de la trahison qu’elle ressentait.

Il n’a rien promis.

C’était vrai. Darius ne lui avait jamais menti. Mais il ne l’avait jamais empêchée de se tromper, de nourrir ses espoirs en silence. Et cela, elle ne pouvait pas lui pardonner. S’il ne voyait pas en elle ce qu’il voyait en Marie, alors elle trouverait un moyen de s’imposer dans sa vie. Elle ne pouvait pas se permettre d’être reléguée au second plan, à une place insignifiante qu’il pourrait facilement oublier.

Callestina releva la tête, ses yeux secs désormais, son expression durcie par une nouvelle résolution. Si Darius ne lui accordait pas la place qu’elle voulait, elle la prendrait de force. Elle n’abandonnerait pas son rêve aussi facilement. Quitte à manipuler, à jouer avec les sentiments des autres, elle deviendrait indispensable à ses yeux. D’une manière ou d’une autre, elle trouverait sa place.

Lentement, elle se releva, le froid mordant son visage sans qu’elle ne s’en soucie. La jeune femme douce et naïve s’éteignait avec cette nuit. À sa place, une autre plus déterminée, plus calculatrice naissait, guidée par une obsession qu’elle refusait encore de nommer.

Elle retourna au camp, ses pas plus légers mais son esprit en ébullition. Darius finirait par la voir. Et s’il fallait détruire quelque chose – ou quelqu’un – pour cela, alors elle était prête.

 

Alors qu’elle approchait de sa tente, elle aperçut une silhouette familière près de l’entrée. Grayson. Il avait dû la voir partir et la suivre à distance. Son regard était chargé d’une inquiétude sincère.

— Callestina, l’appela-t-il doucement en avançant vers elle.

Elle s’arrêta net, sa posture toujours tendue par les émotions qui la dévoraient.

— Laisse-moi, Grayson, murmura-t-elle sans même lui jeter un regard.

Il ignora sa demande et s’approcha encore.

— Tu es partie seule dans la nuit, reprit-il d’un ton calme mais ferme. Je voulais juste m’assurer que tu allais bien.

Son ton était empreint de cette même douceur silencieuse qu’il avait toujours eue pour elle. Mais elle n’était pas prête à recevoir sa sollicitude, pas maintenant.

— Je vais très bien, répondit-elle sèchement.

Il resta immobile, l’observant attentivement. Il voyait bien qu’elle mentait. Ses yeux rougis, ses poings serrés et ses lèvres tremblantes racontaient une tout autre histoire.

— Ce n’est pas la première fois que je te vois souffrir à cause de lui, murmura-t-il, sans détourner les yeux.

Elle fronça les sourcils, une colère froide montant en elle.

— Ça ne te regarde pas.

— Mais si, insista-t-il doucement. Tu mérites mieux que d’être ignorée comme ça.

Son regard se durcit.

— Et toi, tu crois savoir ce que je mérite ? Tu crois me comprendre mieux que lui ?

Grayson accusa le coup, mais il ne bougea pas. Il voulait lui dire qu’il la comprenait, mieux qu’elle ne l’imaginait. Mais il savait que ses mots tomberaient dans le vide.

— Je veux juste t’aider, souffla-t-il, presque désespéré.

— Tu es gentil, Grayson. Mais tu ne peux rien pour moi.

Ces mots, simples mais cruels, furent comme une lame enfoncée dans son cœur. Pourtant, il resta là, immobile, la laissant s’éloigner vers sa tente sans un mot. Il savait qu’elle n’était pas prête à entendre ce qu’il voulait lui offrir. Mais il resterait là, fidèle, même si cela devait être dans l’ombre.




Le lendemain matin, la lumière pâle de l’aube baignait le campement d’une lueur douce, mais froide. Les soldats commençaient à s’éveiller, l’air chargé des premières fumées des feux de cuisson et des bruits métalliques des armes préparées pour la journée. Marie, enveloppée dans une cape sombre pour se protéger du vent mordant, sortit de la tente de Darius. Son regard balayait le camp, mais ses pensées restaient en suspens, hantées par une nuit agitée, à la fois enfiévrée et lucide.

Callestina, perchée non loin sur une souche, avait tout vu. Le départ de Marie, les quelques échanges entre Darius et ses hommes, les regards discrets mais pleins de connivence que certains soldats lançaient à Marie lorsqu’elle passait. Son poing se serra imperceptiblement sous son manteau, mais elle resta immobile, le visage neutre. Elle avait appris à cacher ses émotions derrière un masque parfait de sérénité.

 

Plus tard dans la matinée, elle prit une décision. Elle n’était plus cette jeune femme naïve qui croyait qu’un sourire ou des mots doux suffiraient à conquérir un homme comme Darius. Désormais, elle voulait savoir exactement quelle place l’autre femme occupait réellement dans sa vie, au-delà des rumeurs qui circulaient dans le camp.

Elle sélectionna soigneusement des vêtements parmi ses affaires, choisissant une tunique brodée et une ceinture en cuir finement travaillée. Ce cadeau, prétexte à une visite, lui permettrait d’observer Marie de plus près tout en affichant une attitude de bienveillance apparente.

Elle traversa le campement, sa démarche élégante mais déterminée. Arrivant au quartier des hommes que l’immortelle avait ramené, elle interpella le premier soldat qu’elle croisa.

— Où se trouvent les quartiers de votre chef ? demanda-t-elle d’un ton qu’elle espérait neutre.

Le soldat leva les yeux de son affûtage, une lueur de malice dans le regard.

— Elle n’a pas de tente ici, dit-il, un sourire narquois flottant sur ses lèvres. Elle partage les quartiers de Darius.

La réponse lui fit l’effet d’un coup porté en plein ventre. Mais Callestina ne broncha pas. Elle remercia brièvement le soldat et tourna les talons, son esprit tourbillonnant de colère contenue. Elle dort avec lui. Depuis combien de temps ?

Sa détermination renforcée, elle avança à grands pas vers la tente de Darius. Lorsqu’elle posa la même question à l’un des hommes de garde, un éclat moqueur s’afficha brièvement sur son visage.

— Sa tente ? C’est celle du général, répondit-il avec un sourire retenu.

Elle sentit une pointe d’agacement lui mordre la poitrine, mais elle garda le menton haut. Elle remercia le garde d’un simple signe de tête avant de se diriger droit vers l’entrée de la tente. Elle souleva la tenture sans s’annoncer, pénétrant dans l’espace intime de Darius avec une audace qu’elle n’aurait jamais osé avoir quelques jours plus tôt.

Marie se trouvait là, assise près d’un coffre ouvert rempli d’armes, une dague tournant entre ses doigts. Elle ne sursauta pas, ne laissa rien paraître de la surprise que la jeune femme aurait voulu provoquer. Son regard se leva immédiatement vers elle, acéré, calculateur.

Leurs regards se croisèrent, et dans ce bref instant de silence, Callestina comprit qu’elle n’était pas la bienvenue ici. Lentement, Marie posa la dague à côté d’elle, comme si elle lui accordait enfin toute son attention. Un sourire s’étira sur ses lèvres, mais il n’avait rien d’innocent.

— Callestina, dit-elle d’un ton à la fois doux et piquant. Quel charmant cadeau de bienvenue.

Le regard de l’immortelle glissa vers les vêtements que la jeune femme tenait encore dans ses bras.

— Je te remercie, ajouta-t-elle en inclinant légèrement la tête, un amusement tranquille dans la voix.

Cette dernière sentit ses joues chauffer sous la tension. Il y avait dans la posture de Marie une aisance qui la dérangeait profondément. Elle était arrivée la veille, et pourtant, elle se comportait comme si cet espace lui appartenait.

— Je pensais que tu préférerais quelque chose de plus adapté à la vie ici, lâcha Callestina avec un sourire figé, tentant de reprendre le contrôle.

— C’est très aimable, répondit Marie en attachant calmement sa ceinture, un geste lent et mesuré, comme si elle savourait chaque seconde de cet échange. Mais je crois que je suis parfaitement à l’aise.

Callestina crispa les doigts sur le tissu qu’elle tenait toujours. Cette femme n’était pas seulement une amante occasionnelle de Darius. Il y avait quelque chose de plus profond entre eux, une complicité qu’elle ne parvenait pas à définir et qui lui serrait la poitrine. Un silence pesant s’étira entre elles. La jeune femme, d’ordinaire si sûre d’elle, sentit un doute s’insinuer.

— Tu es arrivée hier, reprit-elle enfin. C’est étonnant comme tu sembles… déjà chez toi.

Marie se tourna lentement vers elle, ses yeux brillant d’une lueur insaisissable.

— Il faut croire que certains endroits vous acceptent naturellement, répondit-elle simplement.

Le sous-entendu était tranchant, et il frappa Callestina de plein fouet. Elle aurait voulu répliquer, mais aucun mot ne lui vint. Marie la jaugeait avec cette tranquillité insolente, cette certitude silencieuse qui la rendait folle. Alors, d’un geste sec, elle posa les vêtements sur une chaise et tourna les talons sans un mot.

L’immortelle suivit son départ d’un regard impassible, mais lorsqu’elle se retrouva seule, son expression se ferma légèrement. Elle n’avait aucun doute sur la signification de cette visite. Callestina voulait lui rappeler qu’elle existait. Marie, elle, venait de lui faire comprendre qu’elle n’avait pas l’intention de disparaître.




Plus tard dans la journée, le camp de Darius était en pleine effervescence. Les éclats des armes, les cris d’encouragement et les ordres résonnaient dans l’air froid, témoignant de l’intensité des entraînements en cours. Marie, au centre d’un cercle de soldats, dirigeait une session de combat rapproché. Ses mouvements étaient nets, précis, et chaque commandement était suivi sans hésitation. Darius, les bras croisés, observait depuis la lisière du terrain. Son regard était attentif, presque perçant, suivant chaque mouvement de l’immortelle. À ses côtés, Grayson demeurait en silence, son expression impassible masquant à peine la fatigue de la journée.

Callestina, postée à distance, assise sur un rocher non loin, observait la scène en retrait. Elle avait vu Darius suivre des centaines d’entraînements, mais jamais avec une telle attention. Ce n’était pas seulement l’habileté de cette femme qu’il regardait. C’était elle, tout entière.

Marie désigna plusieurs partenaires pour des démonstrations. Elle choisit un soldat robuste d’Alaric, dont l’attitude désinvolte trahissait un manque de respect sous-jacent.

— Viens me montrer ce que tu vaux, lança-t-elle avec un sourire en coin.

Le soldat s’avança avec un mélange de défi et de curiosité. Mais en quelques secondes, Marie l’avait mis au sol, le désarmant avec une efficacité redoutable. Les soldats alentour éclatèrent de rire, acclamant l’humiliation de leur camarade. Darius sourit légèrement, un éclat d’amusement dans les yeux. Callestina, elle, sentit son cœur se serrer.

— Qui d’autre veut essayer ? demanda Marie, essuyant ses mains sur son pantalon de cuir.

Personne n’osa s’avancer cette fois. Le soldat désarmé se redressa en s’époussetant, puis s’inclina légèrement.

— Je n’ai rien à redire, murmura-t-il avec un respect renouvelé.

Darius hocha la tête en signe d’approbation, sans prononcer un mot. Les hommes autour reprirent naturellement l’entraînement, sous la supervision vigilante de l’immortelle. Les mouvements s’enchaînaient avec une précision accrue, comme si l’échange qu’ils venaient d’observer avait insufflé un regain d’énergie au groupe.

Callestina détourna les yeux, le cœur battant d’une colère sourde. Elle ne pouvait ignorer la manière dont Darius regardait Marie. Ce n’était pas seulement du respect, c’était quelque chose de plus profond. Une connexion qu’elle n’avait jamais réussi à établir avec lui, malgré tous ses efforts. Grayson, qui avait suivi son regard, la vit se lever brusquement et s’éloigner sans un mot. Il fronça les sourcils, mais il n’osa pas la suivre cette fois. Il comprenait, trop bien, ce qu’elle ressentait.

La jeune femme s’éloigna du terrain d’entraînement, ses pensées se percutant dans un mélange de frustration et de douleur. Cette femme n’était pas seulement une rivale. Elle était devenue un obstacle. Et les obstacles, pensa-t-elle, devaient être surmontés.




L’hiver persistait encore sur le camp, mais des signes annonciateurs du printemps pointaient doucement. La neige, qui avait enveloppé la plaine pendant des semaines, fondait en larges plaques, laissant place à une terre sombre et boueuse. Sous les arbres dénudés, de timides bourgeons s’élançaient, apportant les premières touches de verdure. Les rivières gonflées par la fonte des glaces serpentaient bruyamment à travers les collines, témoins du renouveau qui s’amorçait.

Cependant, l’atmosphère au campement demeurait tendue. La rumeur d’un sac imminent de Rome circulait parmi les soldats, attisant à la fois l’excitation et la nervosité. Les entraînements s’intensifiaient chaque jour : les hommes s’appliquaient à aiguiser leurs armes et à fortifier leur esprit pour l’épreuve à venir.

Marie supervisait ces exercices avec sa rigueur habituelle. Elle veillait à la coordination entre les différents groupes, renforçant la discipline qui faisait la force de cette armée. Les soldats l’écoutaient avec un respect mêlé de fascination, conscients de sa place privilégiée aux côtés de Darius.

Car oui, elle partageait toujours les quartiers du chef de guerre. Contrairement aux fois précédentes, elle n’avait pas installée sa propre tente à l’écart. Cette fois, elle était restée. Son choix n’avait rien d’un simple confort. Il était délibéré, réfléchi. Une manière silencieuse de marquer son territoire, d’affirmer la place qu’elle occupait auprès de Darius. Une manière aussi d’empêcher Callestina d’approcher trop facilement.

Marie savait que cela ne changerait rien au fond. Sa rivale était toujours là, tapie en périphérie, usant de sa patience et de son charme pour attirer à nouveau l’attention de l’immortel. Il lui arrivait encore de la visiter, des absences brèves mais régulières, que Marie feignait d’ignorer tout en sentant chaque fois une morsure cuisante de jalousie. Mais au moins, ici, dans cette tente, elle avait une emprise qu’elle refusait de céder.

Darius, bien sûr, n’était pas dupe. Il voyait la tension, comprenait parfaitement le jeu silencieux qui se jouait entre les deux femmes. Mais il ne disait rien. Il ne s’y opposait pas non plus. Si Marie voulait rester, il ne voyait aucune raison de l’en empêcher. Sa présence lui plaisait, il en profitait simplement, sans chercher à analyser davantage ce que cela signifiait.

Quant à Callestina, elle n’avait pas renoncé. Même si elle ne dormait plus sous le même toit que Darius, elle trouvait toujours un moyen de se rappeler à lui. Un sourire, un regard appuyé, une présence calculée au bon moment, au bon endroit. Marie voyait clair dans son jeu. La jeune femme jouait une partie où chaque mouvement était une tentative de reconquête, et elle ne se contenterait pas d’un rôle secondaire.

La guerrière observait tout cela en silence, mais en elle, la jalousie grandissait, insidieuse. Callestina n’était pas qu’un caprice passager. Elle représentait quelque chose que Marie refusait de nommer, une menace diffuse qui lui hérissait la peau.

Et elle le savait : tôt ou tard, l’affrontement serait inévitable.




Ce soir-là, Marie se tenait dans la tente qu’elle partageait avec Darius, les mains posées sur la table de travail encombrée de cartes et de notes stratégiques. La fraîcheur nocturne s’insinuait à travers les interstices des parois, mais elle n’y prêtait guère attention. Son esprit était accaparé par des pensées sombres qu’elle ne parvenait pas à chasser.

La tenture s’écarta, laissant entrer Darius. Elle leva les yeux vers lui, son regard dur et fermé. Elle savait d’où il revenait. Le silence qui pesait entre eux lorsqu’il franchit enfin le seuil de la tente en disait plus que n’importe quel aveu. Il se délesta de son manteau avec la même nonchalance maîtrisée qui lui était coutumière et s’installa sur un banc, saisissant son épée pour en inspecter la lame d’un geste méthodique. Comme s’il n’avait pas conscience du poids de son absence. Comme si rien, dans cette nuit, n’avait eu la moindre conséquence.

Elle le regarda faire, sa mâchoire se crispant légèrement. Elle aurait voulu ne rien dire, contenir cette aigreur qui menaçait de la submerger. Mais la tension qui pesait sur ses épaules devint insupportable, et finalement, elle rompit la distance d’une voix maîtrisée, mais teintée de reproche :

— Je pourrais prendre mes quartiers ailleurs si tu veux passer plus de temps avec elle.

Darius releva la tête, ses doigts s’immobilisant sur la lame. Il l’observa, ses yeux plissés d’un léger étonnement, comme si cette remarque était la dernière chose à laquelle il s’attendait.

— Pourquoi ferais-tu ça ? demanda-t-il enfin.

Son ton n’était ni moqueur ni accusateur, simplement intrigué. Il reposa son épée sur ses genoux et la scruta avec cette intensité désarmante qui lui était propre.

— Elle a été une distraction, ajouta-t-il après un court silence. Une manière de m’occuper en ton absence.

Marie détourna le regard, les mâchoires serrées. Elle ne devait pas réagir. Elle le savait. Pourtant, quelque chose en elle se fissurait. Ce n’était pas tant la brutalité de ses mots qui la touchait, elle s’y était préparée. C’était leur facilité, cette évidence glaciale avec laquelle il balayait l’importance de sa rivale. Comme si cela ne méritait même pas qu’il s’y attarde. Comme si elle n’existait pas. Cela aurait dû la rassurer. Mais cela ne faisait que creuser un vide en elle. Elle inspira lentement, tentant de garder le contrôle.

— Si elle compte si peu pour toi, pourquoi continues-tu à la voir ? demanda-t-elle enfin.

Sa voix était posée, mais Darius ne s’y trompa pas. Il perçut la pointe de reproche sous son apparente maîtrise. Il posa son épée et s’adossa au banc, croisant les bras avec une décontraction feinte. Un sourire effleura ses lèvres, teinté d’un amusement distant qu’elle trouva insupportable.

— Parce qu’elle est là. Et qu’elle ne pose pas de questions.

Cette fois, la brûlure en elle devint insoutenable. Elle aurait dû s’arrêter là. Elle aurait dû tourner les talons, quitter la tente et ravaler cet amer sentiment de jalousie qui la consumait. Mais les mots lui échappèrent avant qu’elle ne puisse les retenir, brisant les dernières barrières qu’elle s’efforçait de maintenir entre elle et lui.

— J’ai peur qu’elle prenne ma place.

Elle s’entendit parler avant même d’avoir pleinement conscience de ce qu’elle venait d’avouer. L’instant d’après, elle regretta déjà. Elle savait que Darius méprisait la faiblesse. Elle savait qu’il n’aimait pas ceux qui quémandaient, ceux qui suppliaient, ceux qui se laissaient gouverner par leurs émotions. Pourtant, en cet instant précis, elle venait de lui offrir sa plus grande vulnérabilité sur un plateau d’argent.

Le silence qui suivit fut lourd. Darius haussa un sourcil, son expression impénétrable, puis, contre toute attente, il éclata de rire. Un rire bref, spontané, qui résonna dans l’espace confiné de la tente. Un rire qui n’avait rien d’ironique ou de cruel, mais qui la prit au dépourvu.

— Callestina ? Ne sois pas ridicule, dit-il en secouant la tête, un sourire encore accroché à ses lèvres. Elle n’est qu’un passe-temps.

Il se leva et s’approcha d’elle avec cette aisance tranquille qui le caractérisait, s’arrêtant juste devant elle. Marie aurait voulu reculer, détourner les yeux, masquer ce trouble qu’il venait d’éveiller en elle. Mais elle resta ancrée à sa place, son regard brûlant planté dans le sien, cherchant à comprendre ce qu’il voyait, ce qu’il pensait.

— Si ce n’est qu’un passe-temps, pourquoi ? insista-t-elle. Pourquoi te distraire avec elle alors que je suis là ?

Darius se pencha en avant, et plongea son regard dans le sien. Cette fois, son ton était plus sérieux, presque accusateur, mais une lueur troublée brillait dans ses yeux.

— Parce que c’est facile. Elle ne demande rien. Mais toi, Marie… tu es tout sauf facile.

Il marqua une pause, son regard s’attardant sur elle comme s’il pesait ses mots.

— Et c’est ça qui fait ton intérêt. Les choses simples ne m’attirent pas longtemps. Une bataille sans défi n’a pas de saveur.

Son aveu, bien qu’indirect, résonna profondément en elle. Elle devinait derrière ses mots une reconnaissance qu’il ne formulerait jamais directement. Elle sentit son cœur vaciller entre colère et espoir, incapable de répondre. Peut-être que Darius n’avouerait jamais clairement ce qu’il ressentait. Mais ce soir-là, elle comprit que, malgré ses silences et ses provocations, il ne voyait pas en elle une simple distraction. Elle représentait un défi, une force qui l’intriguait et qu’il respectait, même s’il ne l’exprimait qu’à demi-mot. Et cela, bien que loin de la certitude qu’elle espérait, suffisait à raviver une étincelle en elle.

 

Callestina, cependant, n’était pas dupe. La tension entre les deux femmes s’intensifiait, perceptible dans les regards appuyés et les mots à double sens qu’elles échangeaient. Pourtant, forte de la confiance qu’elle tirait des paroles, même évasives, de Darius, Marie décida de ne plus laisser ces rivalités la troubler. Le printemps approchait, et avec lui, des batailles bien plus importantes à mener.

La future immortelle, quant à elle, avait d’autres plans.




Depuis l’arrivée de Marie au camp, Callestina avait soigneusement observé, analysé chaque interaction. Elle savait que la jalousie ouverte ou les affrontements directs ne mèneraient à rien avec Darius. S’il respectait Marie, c’était précisément parce qu’elle ne se laissait jamais impressionner. Non, si elle voulait reprendre le contrôle, il lui fallait une autre approche.

Callestina, bien qu’encore jeune et en apparence naïve, avait grandi dans les cercles politiques et militaires des Wisigoths. Elle connaissait l’art de semer le doute, de manipuler subtilement les émotions des autres pour obtenir ce qu’elle voulait. Et cette fois, elle voulait rendre sa rivale indésirable aux yeux du chef de guerre sans qu’il ne comprenne son rôle dans l’affaire.

 

Un soir, elle approcha subtilement un sergent influent, l’un des hommes les plus respectés parmi les soldats d’Alaric. Le campement était plongé dans une semi-obscurité, les feux mourants projetant des ombres longues sur la terre boueuse. Le sergent affûtait son épée en silence lorsqu’elle s’assit à quelques pas de lui.

— Tu sembles préoccupé, dit-elle d’un ton doux, presque maternel.

Le sergent leva les yeux, surpris de sa présence.

— Juste l’attaque à venir, répondit-il. Beaucoup comptent sur nous.

Elle hocha la tête avec compréhension.

— Et certains doutent de cette loyauté, murmura-t-elle, les yeux baissés comme si elle confiait un secret involontaire.

Le sergent fronça les sourcils.

— Que veux-tu dire ?

Elle fit mine d’hésiter, puis soupira profondément.

— Je ne devrais rien dire… mais j’ai entendu des choses. Des remarques faites à voix basse, des critiques sur la discipline des troupes d’Alaric. Et elles venaient de celle qui s’entraîne si souvent avec Darius.

— Marie ? s’étonna-t-il.

Callestina baissa la voix, le ton empreint d’une fausse inquiétude.

— Je suis sûre qu’elle ne voulait pas mal faire. Mais tu sais, certains mots peuvent être mal interprétés…

Elle posa une main légère sur son bras avant de se lever.

— Ce camp a besoin d’unité avant tout. Peut-être devrais-tu lui parler pour clarifier les choses.

Le sergent hocha la tête, son esprit déjà troublé par les doutes que la jeune femme avait semés.

 

Le lendemain, Callestina se promena près du terrain d’entraînement, veillant à ce que tout se déroule comme prévu. Elle s’assura que Darius serait présent en encourageant subtilement un officier à lui parler de la « tension » qui planait entre certains soldats.

Sur le terrain, Marie supervisait une série de mouvements défensifs avec son habituelle assurance. Le sergent s’approcha, suivi de quelques soldats, leurs regards durs et méfiants.

— Nous devons parler, dit-il sans préambule.

L’immortelle haussa un sourcil, surprise par le ton accusateur.

— À quel sujet ?

— Des rumeurs courent, répondit-il. Que tu aurais critiqué notre discipline.

Autour d’eux, les entraînements cessèrent peu à peu, les soldats cessant leurs exercices pour observer la scène. Darius resta en retrait, croisant les bras sans intervenir. Marie se redressa, son regard acéré balayant les hommes devant elle.

— Des rumeurs, répéta-t-elle. Et qui en est à l’origine ?

Le sergent hésita, jetant un coup d’œil à ses camarades.

— Peu importe d’où elles viennent. Si tu as des choses à dire sur nous, dis-le maintenant.

Un silence lourd tomba sur le terrain. Les hommes attendaient une confrontation, et Callestina, légèrement en retrait, observait avec un plaisir dissimulé. Marie ne bougea pas.

— Je n’ai jamais douté de la discipline des soldats de ce camp, répondit-elle calmement. Et si quelqu’un prétend le contraire, il se trompe ou manipule.

Mais son explication, bien que calme et sincère, ne semblait pas suffire. Le sergent fronça les sourcils, ses poings serrés, et une rumeur sourde traversa le groupe. Callestina, légèrement en retrait, intervint alors, sa voix douce et faussement bienveillante, chaque mot ciselé pour amplifier la tension.

— Voyons, Marie, explique-toi. Nous savons tous que tu viens d’un autre monde, que ta vision est… différente. Peut-être qu’il s’agit simplement d’un malentendu culturel ?

Ses mots, déguisés en conciliation, étaient comme un poison subtil, jetant sur l’immortelle une lumière d’étrangère arrogante, incapable de comprendre les subtilités du groupe. Les soldats murmurèrent entre eux, et elle sentit leur méfiance croître, alimentée par la perfidie déguisée de Callestina.

Elle chercha instinctivement le soutien de Darius, mais il restait silencieux. Debout en retrait, les bras croisés, il observait la scène avec un visage impassible, semblant peser chaque détail. Son regard, énigmatique, était un mélange d’attente et de curiosité, comme s’il voyait cette confrontation comme une épreuve que Marie devait affronter seule.

— Je n’ai jamais méprisé vos compétences, dit-elle enfin, son regard se posant tour à tour sur chacun des soldats. Je respecte ce que vous faites ici, et je ne me permettrais jamais de le dénigrer.

Le sergent sembla hésiter, mais le doute était semé. Callestina, satisfaite, posa une main légère sur l’épaule du soldat, comme pour le calmer, avant de murmurer :

— Peut-être que ce malentendu n’était pas si grave, après tout. Mais tu comprendras, Marie, qu’ici, nous avons tous besoin de confiance mutuelle.

Un sourire presque invisible effleura ses lèvres tandis qu’elle s’éloignait. La scène se dissipa, laissant la guerrière seule dans un camp où les regards, bien que moins accusateurs, restaient chargés de méfiance.




Ce soir-là, dans la tente qu’elle partageait avec Darius, elle ne chercha pas à masquer sa frustration. Les mots qu’elle avait gardés en elle tout au long de la journée jaillirent sans préambule.

— Je vais partir, annonça-t-elle, ses mains tremblantes mais sa voix ferme.

Darius, penché sur sa lame qu’il affûtait distraitement, releva la tête, surpris.

— Partir ? Pourquoi ?

Son ton trahissait une pointe d’inquiétude qu’il ne masquait pas entièrement. Il la scrutait avec intensité, cherchant à comprendre si l’appel des voyages, qu’il savait fort en elle, avait déjà repris. Elle inspira profondément, cherchant à ordonner ses pensées avant de répondre.

— Parce que je ne peux pas rester là où je suis perçue comme une menace. Là où toi, surtout toi, tu me regardes comme une étrangère.

Darius fronça les sourcils, son expression se durcissant légèrement.

— Je ne te regarde pas comme une étrangère, répliqua-t-il d’un ton calme mais défensif.

Elle eut un rire sans joie, secouant la tête.

— Non ? Et aujourd’hui ? Quand ils m’ont accusée de choses absurdes, tu n’as rien dit. Tu m’as laissée me débrouiller seule, comme si tu n’avais aucun doute sur ma culpabilité.

Darius posa son épée sur ses genoux, se redressant lentement.

— Tu n’avais pas besoin de moi pour régler ça, dit-il, croisant les bras comme pour se protéger de ses propres émotions.

— Ce n’est pas une question de besoin, rétorqua-t-elle. C’est une question de choix. Et tu as choisi le silence.

Un silence pesant s’installa entre eux. L’immortelle, submergée par une tristesse qu’elle refusait de montrer, s’avança pour saisir ses affaires. Ses gestes étaient précis, déterminés, mais empreints d’une lourdeur qu’elle ne parvenait pas à dissimuler.

— Je partirai demain, déclara-t-elle, sans le regarder.

Darius, d’ordinaire si prompt à argumenter ou à riposter, resta figé. Son regard, rivé sur elle, semblait peser chaque mot, chaque décision. Il n’essaya pas de la retenir, mais l’expression de son visage trahissait un conflit intérieur qu’il ne parvenait pas à résoudre.

Marie, elle, savait qu’elle aurait de toute façon quitté le campement dans les semaines à venir. Elle l’avait décidé, convaincue qu’elle devait laisser le destin agir. Pour retrouver un jour l’homme qu’elle avait connu, le prêtre empreint de sagesse et de paix, elle devait s’effacer et lui permettre de suivre son propre chemin, celui qui le mènerait à prendre la tête d’Emrys.

Mais alors qu’elle rassemblait ses affaires, un pincement au cœur l’envahit, plus fort qu’elle ne l’aurait imaginé. Pour retrouver Darius le prêtre, elle allait devoir perdre Darius le chef de guerre. Cet homme qu’elle avait appris à aimer malgré elle, malgré sa rudesse et ses silences. Malgré cette impression lancinante de ne jamais pouvoir l’atteindre totalement.

Elle se redressa, son regard glissant brièvement vers lui. Darius était immobile, ses mains posées sur ses genoux, le regard perdu. Une part d’elle espérait encore qu’il dise quelque chose, qu’il fasse un geste. Mais il n’en fit rien.




Le matin était encore jeune lorsque Marie se prépara à quitter le camp. L'air frais portait avec lui les bruits d’une vie guerrière qui s’éveillait, les cliquetis des armes et les voix des soldats. Darius l’attendait à l'écart, près des écuries, l’ombre imposante de son armure atténuée par l’éclat du jour naissant.

Lorsqu'elle s'approcha, il semblait plus vulnérable qu'elle ne l'avait jamais vu. Pas physiquement — Darius était toujours ce guerrier imposant, le chef charismatique dont la simple présence suffisait à commander le respect — mais dans son expression, il y avait une hésitation inhabituelle. Il tenait quelque chose dans sa main, caché comme un secret qu'il n'était pas certain de vouloir révéler.

— Tu pars vraiment, alors, murmura-t-il, sa voix grave portant une note qu’elle n’avait encore jamais entendue : un mélange de regret et de résignation.

Marie hocha la tête.

— C’est mieux ainsi. Pour toi, pour moi… et pour Callestina.

Il grimaça légèrement à l’évocation du nom de la sœur d'Alaric, mais n’ajouta rien. Depuis le début, Callestina avait joué un rôle trouble, oscillant entre rivalité et jalousie envers Marie. Sa proximité avec Alaric, et son influence subtile sur le groupe, avaient contribué à alimenter des tensions qui semblaient insolubles.

Au lieu de répliquer, Darius fit un pas en avant et lui tendit un objet qu'il avait visiblement gardé serré dans sa main.

— Avant que tu partes, dit-il, la voix un peu plus basse qu’à l’accoutumée, je veux te donner ceci.

Dans sa paume se trouvait un bracelet en cuir tressé. Les entrelacements précis révélaient un soin méticuleux, chaque lanière serrée avec une patience et une attention qui contrastaient avec la nature brutale de leur environnement. Le cuir était souple mais solide, teinté d’une riche teinte brune qui capturait la lumière du soleil.

— Tu avais raison, reprit-il, d’un ton calme mais grave. Je devrais te traiter avec respect et considération. J’espère que ce bracelet te le rappellera, tout comme il me rappellera ma promesse chaque fois que je le verrai à ton poignet.

 

Elle prit doucement l’objet, ses doigts effleurant le cuir, puis elle leva les yeux vers lui. Elle sentit un poids d’émotion dans ses paroles, plus puissant que si le guerrier avait tenté de verbaliser ce qu’il ressentait. Ce geste, dans sa simplicité et sa retenue, était une manière détournée mais indéniable de lui exprimer son attachement.

Elle observa les tressages précis, reconnaissant instinctivement son "style". Le bracelet ressemblait à celui qu’il lui offrirait bien plus tard, après qu’elle serait devenue immortelle. Cette pensée la troubla un instant, mais elle la repoussa, ne laissant rien paraître.

— Merci, dit-elle simplement, attachant le bijou à son poignet.

Darius hocha la tête, satisfait de la voir l’accepter. Aucun d’eux ne trouva nécessaire d’ajouter autre chose. Ils se contentèrent d’un long regard, chargé de tout ce qu’ils ne pouvaient ou ne voulaient pas dire.

— Prends soin de toi, Darius, finit-elle par murmurer, sa voix vibrante d’une émotion contenue.

— Et toi, répondit-il, aussi sobrement qu’elle, mais ses yeux la suivaient avec une intensité qu’il ne tentait pas de dissimuler.

Marie monta à cheval, prenant une profonde inspiration pour chasser le pincement au cœur qui l’étreignait. Tandis qu’elle quittait le camp, elle sentit le cuir du bracelet contre sa peau. Ce départ était nécessaire, elle le savait. Mais elle ne pouvait s’empêcher de regretter que, pour retrouver l’homme qu’il deviendrait, elle doive perdre une part de celui qu’elle laissait derrière elle.

 

Quand elle jeta un dernier regard en arrière, Darius se tenait toujours là, immobile, tel une statue. Pour lui, ce départ était une continuité, rien de plus qu’un nouveau voyage. Pourtant, une partie de lui semblait hésiter, comme s’il devinait sans le savoir qu’il s’agissait d’un adieu à une époque révolue.

Marie détourna les yeux et pressa son cheval au trot. Le futur les attendait, chacun de leur côté.




Avec le départ de Marie, Callestina crut un instant avoir gagné. L’absence de sa rivale ouvrait une brèche qu’elle comptait exploiter. Convaincue que son charme et sa position pouvaient combler le vide laissé par la guerrière, elle tenta de se rapprocher de Darius.

Pendant plusieurs jours, elle usa de ses stratagèmes habituels : un sourire enjôleur, des gestes subtils, des conversations à double sens où elle laissait entendre qu’ils formaient déjà un duo naturel. Mais si Darius répondait avec courtoisie, il restait froid, distant, comme imperméable à ses tentatives.

Un soir, près du feu de camp central, Callestina vit une dernière occasion. Les soldats étaient dispersés autour du campement, certains discutant à voix basse, d’autres prenant leur tour de garde. Darius, lui, observait les flammes, perdu dans ses pensées. La jeune femme s’approcha doucement et s’assit à ses côtés, son regard fixé sur le feu pour masquer son trouble.

— Darius, murmura-t-elle, sa voix douce mais légèrement tremblante. Avec elle partie… peut-être pourrions-nous envisager autre chose ?

Elle tendit la main et effleura son bras, une caresse subtile mais chargée d’intentions. Il tourna lentement la tête vers elle. Son regard, d’abord impassible, s’assombrit. Lorsqu’il parla enfin, sa voix était froide, tranchante.

— Callestina, tu n’as jamais été qu’une distraction. Agréable, certes, mais sans importance.

Le silence qui suivit fut plus cruel que ses mots. Elle sentit son cœur se serrer, mais avant qu’elle ne puisse répondre, Darius ajouta :

— Et si tu insistes, tu perdras même cela.

Elle recula légèrement, comme si ses paroles avaient été un coup porté en plein cœur. Autour d’eux, les conversations s’étaient estompées. Quelques soldats les observaient en silence, leurs regards furtifs amplifiant son humiliation.

Callestina redressa la tête avec une fierté feinte. Son sourire n’était qu’une façade, mais elle refusait de montrer la moindre faiblesse.

— Je comprends, murmura-t-elle finalement, avant de se lever lentement.

Elle tourna les talons et s’éloigna dans la nuit, mais son esprit, lui, bouillonnait. Cette humiliation publique, elle ne l’oublierait pas. Et elle ne pardonnerait pas.

 

Grayson avait observé la scène depuis la lisière du camp, les poings serrés. Voir Darius humilier Callestina en public avait éveillé en lui une colère sourde, mais aussi une profonde tristesse. Depuis qu’il l’avait rencontrée, il avait été captivé par elle. Sa beauté discrète, son ambition parfois maladroite, sa ténacité à vouloir exister dans un monde dirigé par des hommes… Tout cela l’avait irrésistiblement attiré.

Mais Grayson savait aussi qu’il n’avait jamais eu la moindre chance. Callestina n’avait jamais regardé que Darius, et son second s’était résigné à rester dans l’ombre, à cacher ses sentiments derrière son rôle de soldat loyal.

Lorsque la jeune femme quitta la scène, visiblement ébranlée, l’immortel sentit son instinct le pousser à la suivre. Il la trouva un peu plus loin, adossée contre un arbre, le regard perdu dans le vide.

— Callestina, dit-il doucement, s’arrêtant à quelques pas d’elle.

Elle tourna lentement la tête, ses yeux brillant d’un mélange de colère et de honte mal contenue.

— Quoi ? Tu es venu te moquer, toi aussi ? lança-t-elle, acerbe.

— Non, jamais, répondit-il rapidement. Je voulais juste savoir si tu allais bien.

Un silence pesant s’installa. Elle détourna les yeux, mais ne lui ordonna pas de partir. Grayson s’assit à une distance respectueuse, laissant la tension se dissiper lentement.

— Darius est un homme compliqué, murmura-t-il. Il est fort, mais il est aussi aveugle à bien des choses. Tu ne devrais pas laisser ses mots te définir.

Callestina le regarda, surprise par la sincérité de ses paroles. Une part d’elle était tentée de réagir avec cynisme, mais quelque chose dans la douceur de son regard la désarma.

— Pourquoi tu fais ça ? demanda-t-elle, sa voix soudain plus fragile.

— Parce que tu mérites mieux, répondit-il sans hésiter.

Ces mots, simples mais honnêtes, laissèrent la jeune femme sans voix. Elle baissa les yeux, son cœur vacillant entre rancune et gratitude.

— Merci, murmura-t-elle finalement, presque à contrecœur.

Grayson sentit une chaleur douce naître en lui. Ce n’était qu’un pas minuscule, mais c’était un pas dans sa direction. Et, pour la première fois, il crut entrevoir une brèche dans le mur qu’elle dressait autour d’elle.

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