Le Prix à payer - Highlander Fanfiction

Chapitre 22 : Un Pas vers l'Autre

18827 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour il y a 5 mois

Le matin s’annonçait glacial, la brume flottant encore entre les tentes du camp. L’aube projetait une lueur pâle sur le terrain d’entraînement, où seuls deux hommes s’affrontaient. Darius et Grayson, pieds bien ancrés dans la terre gelée, lames nues entre leurs mains, tournaient l’un autour de l’autre avec une concentration aiguisée.

Le silence n’était troublé que par le souffle régulier des combattants et le crissement métallique de leurs épées s’entrechoquant. Darius, massif et imposant, menait le combat avec une maîtrise froide, jaugeant chaque mouvement de son élève. Grayson, plus jeune, plus vif, compensait la puissance de son maître par une agilité féline, esquivant, feintant, tentant de frapper là où il percevrait une ouverture.

Mais Darius n’offrait pas d’ouverture.

Il bloqua un coup, repoussa son adversaire d’un revers précis, et sans relâcher la pression, enchaîna une série d’attaques calculées. Grayson para avec difficulté, les bras tremblant sous l’impact. Il connaissait bien ce duel, ce jeu de force et de patience où son maître le poussait toujours un peu plus loin. Mais aujourd’hui, il refusait de plier.

Il feinta sur la gauche, chercha à déséquilibrer Darius d’un mouvement rapide. L’espace d’un instant, il crut y parvenir. Mais au moment où il porta son attaque, une douleur fulgurante lui traversa le poignet : d’un geste net, Darius venait de le désarmer. L’épée de Grayson s’enfonça dans la boue gelée. Avant qu’il ne puisse reculer, la lame de son mentor s’arrêta à quelques centimètres de sa gorge.

Un silence tendu s’installa. Puis Darius abaissa son arme, un sourire presque imperceptible flottant sur ses lèvres.

— Tu as progressé, admit-il.

Le jeune immortel passa un bras sur son front en sueur, reprenant son souffle, mais il ne détourna pas le regard.

— Pas assez, rétorqua-t-il d’un ton sec.

— Non, pas encore. Mais un jour, peut-être.

Ce simple « peut-être » sonnait comme un aveu. Grayson n’était plus un simple soldat sous son commandement. Il n’était pas encore son égal, mais il n’était plus si loin.

 

Ils ramassèrent leurs armes et quittèrent le terrain d’entraînement. Darius prit la direction de sa tente, son second sur ses talons. Un serviteur leur apporta une cruche d’eau, et ils burent en silence avant que Darius ne brise l’accalmie.

— L’attaque d’hier n’a pas suffi à briser la résistance des villages de l’Est. Ils savent qu’on approche et commencent à s’organiser.

Grayson hocha la tête, posant son épée sur une table encombrée de cartes tracées sur des peaux.

— Ils se replient vers les hauteurs, tentent d’éviter l’affrontement direct. Si nous attendons trop, ils fortifieront leurs positions et l’attaque sera plus coûteuse.

Le chef de guerre observa la carte, traçant du doigt les lignes qui représentaient les reliefs du territoire. Il connaissait ces terres, il y avait déjà combattu bien des années auparavant.

— Un siège serait trop long. Nous devons frapper avant qu’ils ne soient prêts.

Son second croisa les bras, son regard scrutant les options possibles.

— Alors nous avons deux choix : attaquer de nuit, surprendre leurs sentinelles et frapper vite… ou attendre qu’ils fassent le premier mouvement et les piéger en terrain découvert.

— Tu es impatient, Grayson.

Le plus jeune serra légèrement la mâchoire.

— Nous avons des hommes, des armes, et la supériorité tactique. Attendre trop longtemps, c’est leur donner le temps de se renforcer.

Darius prit un instant avant de répondre, observant son disciple avec attention. Il appréciait son intelligence, son esprit stratégique. Il ne se contentait pas d’obéir, il comprenait la guerre.

— Prépare les hommes. Nous attaquerons cette nuit.

Grayson acquiesça, dissimulant à peine la satisfaction d’avoir vu son avis pris en compte. Darius nota ce détail, sans en dire plus. Il savait l’importance de ces moments pour son second, la manière dont il cherchait toujours à prouver sa valeur. C’était un trait qu’il respectait, même s’il n’en faisait jamais mention.

Alors que Grayson s’apprêtait à quitter la tente, Darius ajouta d’une voix plus basse :

— Une chose encore.

Il se retourna.

— L’immortelle. Que penses-tu d’elle ?

Le visage de Grayson s’assombrit légèrement. Darius vit immédiatement la crispation dans sa posture, la manière dont son regard se durcit légèrement.

— Elle n’a pas sa place ici.

Darius s’y attendait, mais une part de lui espérait une réponse différente. Il n’en montra rien. Il fixa la carte devant lui, faisant glisser son pouce sur une pliure de peau séchée.

— Elle a pourtant gagné sa place parmi nous.

— Parce que tu l’as permise. Mais elle n’a pas prouvé qu’elle était digne de rester.

Le chef de guerre ne répondit pas tout de suite. Il savait que son second ne faisait pas que parler d’elle. Il parlait de lui aussi. De la décision qu’il avait prise. Une décision que Grayson ne comprenait pas.

Il inspira lentement, s’accrochant à ce qui lui semblait indiscutable : Marie avait gagné son droit d’être là. Il n’avait pas eu le choix. Son propre code d’honneur l’y contraignait, et il ne reniait jamais une telle règle. Mais au-delà de cette obligation… il devait bien admettre qu’elle était différente. Plus forte qu’il ne l’avait cru au départ. Il l’avait vu à l’entraînement, vu la manière dont elle tenait tête, non seulement par la force, mais par la volonté. Une ténacité qu’il reconnaissait.

— C’est ce que nous verrons.

Grayson ne répondit pas. Il savait que Darius testait Marie, tout comme il l’avait testé lui autrefois. Et cela ne lui plaisait pas. Il s’inclina brièvement avant de quitter la tente, laissant son maître seul dans la pénombre du jour naissant.




Le chef de guerre affûtait lentement la lame de son épée, son regard fixé sur l’acier alors que la pierre glissait en un mouvement lent et précis. C’était un geste mécanique, un rituel qu’il connaissait par cœur, mais son esprit, lui, était ailleurs.

De l’autre côté du camp, Marie s’entraînait avec ses généraux. Il pouvait l’entendre sans même avoir besoin de lever les yeux : le son sec des lames qui s’entrechoquaient, les pas qui glissaient sur la terre battue, la respiration mesurée des combattants. Elle tenait le rythme. Mieux que ça, elle le dictait parfois. Ce détail seul aurait dû suffire à justifier sa présence ici. Elle avait prouvé qu’elle n’était pas une intruse, qu’elle méritait sa place parmi eux.

Alors pourquoi continuait-il à douter ?

Il raffermit sa prise sur la pierre, continuant son geste avec une concentration forcée.

Il aurait dû la tuer.

C’était ce qu’il s’était dit ce soir-là, après leur duel. Ce qu’il s’était répété, encore et encore, cherchant une justification à son hésitation. Lorsqu’elle était apparue devant lui pour le défier, il n’avait pas pris la menace au sérieux. Une femme, surgie de nulle part, prétendant vouloir rejoindre ses rangs, il aurait dû la décapiter sur-le-champ pour son audace. Et pourtant, il l’avait affrontée, et elle l’avait vaincu.

Un instant fugace, une erreur, un revers brutal. Il s’était retrouvé à genoux, sa lame contre sa nuque, et il avait su qu’elle avait gagné. Elle aurait pu prendre sa tête, mais elle ne l’avait pas fait. Tout comme lui ne l’avait pas fait.

Pourquoi ?

Il aimait croire que c’était un choix stratégique, une mise à l’épreuve. Une simple curiosité, sans conséquence. Mais il savait que ce n’était pas aussi simple. Quelque chose en elle l’avait retenu. Et aujourd’hui encore, alors qu’il la voyait combattre et s’imposer, il ne pouvait s’empêcher de se poser la question.

Il releva les yeux, malgré lui.

Sur le terrain d’entraînement, Marie affrontait un des vétérans, un homme plus massif, plus fort, mais dont elle anticipait chaque attaque avec une fluidité déconcertante. Elle esquivait, feintait, tournait autour de lui avec une précision calculée, refusant l’affrontement direct. Pas par lâcheté, mais par intelligence. Elle connaissait ses propres limites, et plutôt que de lutter contre elles, elle les contournait.

Un instant, il surprit la détermination dans son regard, cette expression qu’il avait vue chez tant d’hommes avant elle, chez ceux qui refusaient de céder, qui préféraient la mort à la soumission. Et pourtant, elle s’était soumise. Elle avait baissé les bras face à lui.

Il serra la mâchoire. Ce souvenir le perturbait plus qu’il ne l’aurait voulu. Il se revoyait, après leur duel, la dominant sans qu’elle ne se débatte, sans qu’elle ne riposte. Il se souvenait du silence, de son abandon, de ce moment où elle n’avait rien fait pour lui résister.

Darius ferma brièvement les yeux, s’arrachant à ces pensées. Il ne comprenait pas cette femme. Elle n’était pas une guerrière comme les autres, elle ne réagissait pas comme ses hommes, et cela le dérangeait. Il avait vu tant d’âmes se plier sous son commandement, et pourtant elle… elle lui échappait.

Un mouvement attira de nouveau son regard. Marie s’était arrêtée un instant, le temps de reprendre son souffle. Puis, comme si elle avait senti qu’il l’observait, elle leva les yeux vers lui. Leurs regards se croisèrent. Elle ne détourna pas les yeux immédiatement, et lui non plus.

Un battement de trop, une fraction de seconde où il sentit quelque chose qu’il refusait d’analyser. Puis il détourna la tête, revenant à son épée, reprenant son geste mécanique.

Cela ne signifiait rien. Elle ne signifiait rien. Et pourtant, il savait qu’il se mentait.




Darius pénétra sous la tente principale du camp, où une grande table de bois était recouverte de cartes, de rapports et d’armes éparses. La lumière torches projetait des ombres mouvantes sur la toile, accentuant l’atmosphère pesante qui régnait toujours lorsqu’une bataille se préparait. Son second était déjà là, penché sur les cartes, son regard concentré sur les itinéraires possibles pour leur prochaine attaque.

— Nous avons reçu des éclaireurs ce matin, annonça Grayson sans lever les yeux. Le village à l’ouest s’attend à une attaque. Ils se sont retranchés et ont reçu du renfort.

Le chef de guerre s’approcha, parcourant rapidement les annotations tracées au charbon sur la carte. Il nota les nouvelles positions ennemies, les fortifications érigées à la hâte, et un léger sourire étira ses lèvres.

— Ils ont peur, conclut-il.

Grayson hocha la tête.

— Et ils ont raison.

Darius posa une main sur la table, observant les détails stratégiques avec calme. Il aimait ces moments, l’anticipation avant le chaos, l’évaluation minutieuse avant le carnage. Grayson, lui, attendait son verdict, fidèle, prêt à obéir sans questionner. C’est à cet instant qu’il ajouta d’un ton plus bas, presque détaché :

— Et qu’est-ce qu’elle fait là-dedans ?

Il ne réagit pas immédiatement.

— De qui parles-tu ?

Le jeune immortel releva les yeux vers lui, un éclat d’irritation voilé dans son regard clair.

— Marie.

Le nom flotta un instant entre eux, et Darius sentit l’agacement sous-jacent dans la voix de son second. Il attrapa une dague posée sur la table et en caressa distraitement la lame du pouce.

— Elle apprend, répondit-il simplement.

— Elle n’a rien à faire ici. C’est une étrangère. Une inconnue qui n’a aucune raison de nous suivre, répondit Grayson sans cacher son exaspération.

Darius laissa passer un silence, sans relever la tête.

— Elle s’est battue pour sa place, rétorqua-t-il enfin.

— Et alors ? grogna Grayson. Ce n’est pas parce qu’elle sait manier une épée qu’elle mérite notre confiance. Elle n’a aucun lien avec nous.

— Parce que toi, tu étais l’un des nôtres, peut-être ?

— J’ai prouvé ma loyauté. Et je n’étais pas une inconnue tombée du ciel.

L’immortel observa son second un instant. Son ton était plus tranchant qu’à l’accoutumée, et il savait pourquoi. Grayson n’avait jamais eu besoin de partager son attention avec quelqu’un d’autre. Il avait toujours été son élève, son bras droit, celui sur qui il pouvait compter sans hésitation. L’arrivée de Marie perturbait cet équilibre.

— Elle n’est pas une menace, dit Darius, reprenant son ton neutre.

— Pas encore.

Darius laissa échapper un bref rire, comme s’il trouvait l’inquiétude de son second excessive.

— Tu as peur d’elle ?

— Non. Mais je vois ce que tu refuses d’admettre.

Darius ne répondit rien, se contentant de retourner la dague entre ses doigts. Grayson avança d’un pas, baissant la voix.

— Elle te distrait.

Le sourire de Darius s’effaça aussitôt. Le silence s’étira, pesant, presque menaçant.

— Assez, trancha-t-il d’une voix froide.

Grayson ouvrit la bouche, puis se ravisa. Il savait reconnaître le moment où il ne devait pas insister. Darius reposa la dague avec calme, mais son regard était redevenu de glace.

— Prépare les hommes. Nous partons demain à l’aube.

Le jeune immortel inclina légèrement la tête, mais son expression restait tendue. Il tourna les talons et quitta la tente sans un mot de plus.

Son mentor le suivit du regard, son visage impassible, mais intérieurement, un doute subsistait. Peut-être que Grayson avait raison. Ou peut-être refusait-il simplement de voir ce qui était en train de se produire.




L’aube teinta le ciel d’un gris pâle lorsque l’armée de Darius s’ébranla, avançant à travers la brume matinale qui s’accrochait aux collines comme un voile spectral. Marie chevauchait en arrière du groupe, le regard fixé sur la route qui s’étendait devant eux.

Elle savait que quelque chose n’allait pas. Darius ne lui avait rien dit, se contentant de lui ordonner de se préparer au départ. Contrairement aux raids précédents, elle n’avait reçu aucune instruction, aucune explication sur ce qu’ils allaient affronter. Et pourtant, il avait insisté pour qu’elle vienne.

Un test. Elle en était certaine.

Ils atteignirent leur cible avant midi : un village fortifié niché au creux d’une vallée encaissée, protégé par des remparts de bois et des barricades de fortune. Contrairement aux précédentes attaques qu’elle avait connues, il ne s’agissait pas d’un simple hameau sans défense. Ces villageois avaient choisi de se battre.

Elle aperçut des hommes en armes postés sur les palissades, des archers aux aguets. Une préparation bien plus poussée que ce à quoi elle s’attendait.

Darius, en tête, fit signe à son armée d’avancer. Aucun discours, aucun avertissement. Le combat commencerait sans négociation.

Un cor retentit. Puis l’enfer s’abattit sur eux. Les premiers projectiles sifflèrent dans l’air, fauchant plusieurs hommes autour d’elle. Les guerriers de Darius se dispersèrent immédiatement, certains se ruant contre les portes du village, d’autres tentant d’escalader les remparts. Marie dégaina son épée, son cœur battant furieusement dans sa poitrine.

Elle n’eut pas le temps de réfléchir. Un homme surgit devant elle, une hache levée au-dessus de sa tête. Instinctivement, elle leva son arme et para le coup, l’impact résonnant jusque dans ses épaules. Le villageois n’hésita pas. Il recula d’un pas et attaqua de nouveau, son souffle rauque s’échappant en nuages dans l’air froid.

Elle riposta. Son corps se souvenait. Ses réflexes, affinés par des décennies d’entraînement, prirent le dessus. Elle esquiva, feinta, contre-attaqua. Mais elle ne frappait pas pour tuer, seulement pour désarmer. Jusqu’à ce qu’elle réalise que ce ne serait pas suffisant.

Son adversaire ne faiblissait pas. Blessé, il continuait à se battre, ses yeux emplis d’une détermination désespérée. Il n’avait pas peur de mourir. Un autre homme surgit sur sa gauche, un poignard visant ses côtes. Elle recula d’un bond, évitant de justesse la lame. Son premier adversaire en profita pour l’attaquer à nouveau. Elle n’eut plus le choix. D’un mouvement fluide, elle esquiva et riposta sans réfléchir. Sa lame trancha net la gorge de l’homme. Un geyser de sang éclaboussa la terre, et il s’effondra à ses pieds, les mains crispées sur sa blessure.

Marie se figea. Tout s’arrêta autour d’elle. Le bruit du combat devint lointain, irréel. Elle regarda le corps au sol, les yeux du villageois encore ouverts, figés dans un dernier sursaut de vie. Ses doigts se crispèrent sur le manche de son épée, tremblants. Elle venait de tuer. Encore. Cette fois, personne ne lui avait ordonné de le faire. Elle l’avait fait parce qu’elle n’avait pas eu d’autre option. Parce qu’elle ne pouvait pas perdre. Parce qu’elle devait protéger son secret.

Une ombre s’étira sur le sol devant elle. Elle leva lentement les yeux. Darius, toujours à cheval, l’observait. De loin, il avait tout vu. Il ne dit rien, mais un sourire en coin étira ses lèvres. Un sourire satisfait.

Elle sentit une vague glacée lui parcourir le corps. Il avait su que ça arriverait. Il l’avait attendue, observée, patiemment, jusqu’à ce qu’elle cède. Elle détourna le regard, sentant une nausée lui tordre l’estomac. Elle n’avait plus d’excuse. Plus d’illusion. Elle était l’une des leurs, désormais, qu’elle le veuille ou non.




Le campement était silencieux, à peine troublé par les murmures des guerriers soignant leurs blessures ou partageant le butin. L’odeur de sang et de cendres flottait encore dans l’air, vestige du chaos qui s’était abattu sur le village.

Marie, elle, s’était isolée à la lisière du camp, agenouillée près d’un ruisseau à demi gelé, ses doigts crispés autour d’un morceau de tissu qu’elle s’acharnait à nettoyer, frottant le lin entre ses paumes comme si l’eau froide pouvait effacer la souillure qui lui collait à la peau. Mais le sang était là, incrusté sous ses ongles, ancré dans chaque fibre de son être, et plus elle frottait, plus elle avait l’impression de l’étaler au lieu de le faire disparaître.

La vibration familière la fit sursauter. Elle ne se retourna pas tout de suite.

— Darius veut te voir.

Sa main se crispa, et le tissu glissa de ses doigts pour sombrer dans l’eau trouble. Elle releva brusquement la tête. Grayson se tenait à quelques pas, les bras croisés, son regard froid ancré dans le sien Il n’attendit pas de réponse, se contentant d’un sourire moqueur avant de pivoter sur ses talons, certain qu’elle suivrait.

Le trajet jusqu’à la tente de du chef lui parut plus long qu’il ne l’était en réalité. À chaque pas, son estomac se serrait un peu plus, une tension sourde enroulée autour de sa colonne vertébrale. Elle se força à respirer profondément, à maîtriser l’agitation fébrile qui menaçait de l’envahir. Elle savait que ce moment viendrait. Elle savait qu’il ne la laisserait pas tranquille après ce qu’elle avait fait aujourd’hui.

La toile de la tente s’écarta devant elle, révélant un intérieur faiblement éclairé par quelques lampes à huile projetant des ombres tremblantes sur les tapis épais couvrant le sol. Darius se tenait debout, penché sur une table où une carte était déployée, mais il ne semblait pas la consulter. Il leva à peine les yeux lorsqu’elle entra. Le silence s’étira. Lorsqu’il daigna enfin relever la tête, ce fut pour l’observer longuement, comme on jauge une arme après l’avoir éprouvée au combat.

— Pourquoi es-tu encore là, Marie ?

Elle fronça légèrement les sourcils, mais ne répondit pas immédiatement.

— Tu as voulu faire partie de cette armée, te voilà soldat. Mais est-ce vraiment ce que tu voulais ?

Elle soutint son regard, cherchant à déceler ce qu’il attendait d’elle, mais il n’y avait rien, ni colère, ni satisfaction, seulement cette neutralité énigmatique qui lui donnait toujours l’impression d’être analysée, disséquée. Il s’approcha lentement, chacun de ses pas mesuré, calculé.

— Je t’ai observée aujourd’hui.

Il s’arrêta à quelques centimètres d’elle, suffisamment près pour qu’elle sente la chaleur de son corps malgré l’air froid qui régnait sous la tente.

— Tu as hésité. Mais tu as tué.

Elle se raidit.

— Parce que je n’avais pas le choix.

— C’est ce que tu te dis ?

Elle ne recula pas, refusant de céder du terrain.

— Ils allaient me tuer.

— Et tu as fait ce qu’il fallait, conclut-il doucement.

Il la contourna lentement, sa présence presque oppressante alors qu’il la frôlait du bout des doigts, effleurant son bras, son épaule, une caresse fantôme à peine perceptible.

— Tu as tué, répéta-t-il à voix basse, comme s’il voulait imprimer ces mots en elle. Une deuxième fois.

— Ça ne veut rien dire.

— Oh, mais si.

Il s’arrêta juste derrière elle, son souffle effleurant presque sa nuque.

— Ça veut dire que tu es des nôtres, maintenant.

Elle ferma les yeux une seconde, cherchant à contenir la colère et le trouble qui montaient en elle.

— Je ne suis pas comme vous.

Darius rit doucement, un rire sans joie.

— Dis-moi, Marie… Qu’est-ce qui te différencie de nous, exactement ?

— Je ne tue pas par plaisir.

— Mais tu tues quand même.

Il revint face à elle, croisant les bras, la dominant de toute sa hauteur.

— Tu peux continuer à te raconter toutes les histoires que tu veux, à prétendre que tu es différente, que tu as des principes… Mais la vérité est là.

Il tendit la main et passa lentement son pouce sur sa joue, un geste presque tendre s’il n’était pas si calculé.

— Ton visage est propre. Mais je sais ce que tu essaies d’effacer.

Elle serra la mâchoire, sentant la brûlure de son regard sur elle, cette attention qui pesait, qui fouillait trop loin.

— Qu’attends-tu de moi, Darius ?

Il sembla réfléchir un instant, puis son sourire s’effaça, laissant place à une expression plus indéchiffrable encore.

— Je veux savoir jusqu’où tu es prête à aller.

Un frisson invisible la parcourut, mais elle tint bon.

— Et si je dis que je ne suis pas prête à aller plus loin ?

— Alors tu mens.

Il inclina légèrement la tête, jaugeant sa réaction.

— Tu crois encore que tu peux être ici sans être des nôtres ? Que tu peux jouer à l’illusion du contrôle alors que, chaque jour, tu deviens un peu plus comme nous ?

Elle ouvrit la bouche, prête à répliquer, mais il ne lui en laissa pas le temps.

— Quand tu es arrivée, tu prétendais ne jamais vouloir tuer. Tu te croyais différente. Mais aujourd’hui, tu as agi avant même qu’on ne t’y force. C’est ça qui t’effraie, n’est-ce pas ? Pas ce que je veux de toi. Ce que toi, tu es en train de devenir.

Les mots la percutèrent plus violemment qu’elle ne l’aurait cru. Elle aurait voulu le contredire. Mais ce serait mentir. Il la sentit vaciller. Alors, d’un ton plus bas, presque doucereux, il ajouta :

— Tu vois, Marie… Je n’ai pas besoin de t’ordonner quoi que ce soit. Je me contente d’observer. Et tu fais exactement ce que je sais que tu finiras toujours par faire.

Puis il se détourna, retournant vers la table d’un pas tranquille, comme si la conversation n’avait jamais eu plus d’importance qu’une autre discussion stratégique.

— Dors un peu. Nous partons à l’aube.

Elle resta un instant figée sur place, sentant le sol crouler sous ses certitudes. Puis elle quitta la tente, le cœur lourd, incapable de se départir de cette voix qui résonnait encore dans son esprit.




L’aube n’était encore qu’une lueur blafarde à l’horizon lorsque le camp s’anima dans un silence discipliné. Le vent froid portait avec lui l’odeur de la terre gelée et du bois brûlé, s’infiltrant sous les capes épaisses des guerriers qui préparaient leurs montures. Darius avait donné l’ordre de partir sans attendre, et Marie, encore hantée par leur échange de la veille, avait suivi le mouvement, dissimulant sa tension sous un masque impassible.

Ils chevauchèrent pendant des heures à travers les plaines couvertes de givre, avançant vers leur cible avec la précision implacable d’un prédateur en chasse. Le camp romain qu’ils visaient était une petite garnison isolée, suffisamment éloignée des grandes routes pour ne pas recevoir de renforts immédiats. L’objectif était clair : frapper vite, récupérer les provisions et repartir avant que l’ennemi ne puisse réagir.

Lorsque l’escouade approcha du campement ennemi, Darius divisa ses forces. Il envoya un groupe plus restreint en éclaireurs, sous prétexte de couper une éventuelle retraite romaine ou d’intercepter des messagers. Marie resta avec la force principale, concentrée sur l’attaque.

L’assaut fut bref et efficace. Profitant du sommeil des sentinelles, ils s’infiltrèrent avant de frapper en plein cœur du camp. Le chaos éclata en quelques secondes, les cris des Romains réveillés en sursaut se mêlant aux ordres aboyés par les envahisseurs. Marie se battit aux côtés des guerriers, ses gestes précis et mesurés, chaque coup porté avec une froide efficacité. Mais malgré la brutalité du combat, elle s’efforça encore d’éviter de tuer, privilégiant les blessures incapacitantes.

Lorsque le signal du repli fut donné, elle suivit le mouvement, pensant que l’opération s’achevait comme prévu. Ce ne fut qu’au retour, alors qu’ils rejoignaient le campement, que quelque chose lui parut étrange. Le second détachement les attendait déjà. Certains hommes étaient blessés, d’autres portaient des traces de lutte qui ne correspondaient pas à celles d’un simple affrontement militaire. Des sacs de butin, bien plus lourds que ce qu’un camp romain aurait pu contenir, pendaient aux flancs des chevaux. L’odeur âcre de la fumée s’accrochait à leurs vêtements, et lorsqu’elle entendit l’un d’eux plaisanter sur les « bonus de la victoire », un mauvais pressentiment s’empara d’elle.

Elle échangea un regard rapide avec Grayson, qui observait la scène en silence, la mâchoire serrée. Il savait. Lui aussi voyait l’anomalie. Ils avaient fait plus que frapper le camp romain.

En arrivant au campement, l’agitation se propagea rapidement. Le retour de la troupe aurait dû être une réussite éclatante, mais le tonnerre dans le regard de Darius indiquait clairement que ce n’était pas le cas. Il attendait déjà, debout devant sa tente, les bras croisés, son expression froide comme la neige sous leurs pieds.

Donatus, qui avait été chargé de mener le second groupe, s’approcha, la main pressée contre une entaille profonde sur son flanc. Il s’avança vers son chef, et le silence tomba aussitôt sur l’assemblée.

— Je t’ai donné des ordres précis, Donatus, déclara Darius d’un ton glacial. Tu devais frapper le camp romain, rien de plus. Explique-moi ce carnage.

Marie vit le dos de l’homme se raidir. Le général était un vétéran, un homme respecté et craint parmi les siens, mais sous le regard brûlant de Darius, il n’était plus qu’un soldat ayant failli.

— Nous avons trouvé un village à quelques lieues du camp… commença-t-il, mais il s’interrompit sous le poids du silence oppressant.

Darius haussa un sourcil, son expression se durcissant encore.

— Un village.

Donatus déglutit, se rendant compte trop tard que sa justification était inutile.

— Nous étions exaltés par la victoire, les hommes voulaient célébrer…

— Célébrer ?

Le mot fut répété d’une voix si basse que Marie en eut des frissons. Darius fit un pas en avant, chaque muscle de son corps tendu sous le contrôle qu’il s’imposait.

— Par ta faute, nous risquons de provoquer des représailles bien pires que ce que nous pouvons affronter.

Sa voix n’avait pas changé de ton, mais il n’y avait rien de plus menaçant que le chef de guerre qui parlait doucement lorsqu’il était en colère.

— Tu crois que je peux tolérer cela ?

Donatus, malgré la douleur évidente de sa blessure, se redressa et serra les dents.

— Nous avons ramené des vivres, des armes. Le village ne représentait rien…

Darius s’approcha encore, cette fois si près que Marie crut qu’il allait le frapper. Mais il n’en fit rien. Il le dépassa lentement, lui accordant un regard froid.

— Les Romains peuvent tolérer une attaque sur une garnison isolée. Ils peuvent même mettre du temps à réagir. Mais quand un village disparaît, quand des civils meurent, cela devient une question d’honneur. Son ton était cinglant.

— Tu viens de leur offrir une raison de nous traquer.

Marie, postée en retrait, assista à la scène sans un mot. Il y avait quelque chose de cruel dans cette humiliation publique, mais en même temps, elle comprenait l’importance de la discipline que Darius imposait. Une erreur de jugement pouvait condamner toute l’armée.

Lorsqu’il estima avoir assez parlé, Darius se détourna de Donatus et posa son regard sur Marie.

— Soigne-les.

Elle s’attendait à un ordre plus sec, plus bref, mais ce fut la phrase suivante qui la fit tiquer.

— Le strict nécessaire. Rien de plus. Chacun doit répondre de ses actes et accomplir ses devoirs, blessé ou non.

Un silence pesant s’installa. Elle savait qu’il ne changerait pas d’avis. Il attendait d’elle qu’elle obéisse, qu’elle applique sa sentence sans poser de questions. Elle acquiesça finalement, mais en silence, sa frustration enfouie sous une obéissance feinte. Darius, lui, n’attendit pas davantage. Sans un regard en arrière, il tourna les talons et s’éloigna dans la nuit.

Marie inspira profondément avant de se diriger vers Donatus et les autres blessés. Elle appliquerait les ordres. Mais une part d’elle commençait à se demander si elle finirait un jour par les accepter.




L’après-midi touchait à sa fin, plongeant le campement dans une obscurité froide. Marie, assise dans la salle d’armes, s’affairait en silence, les mains occupées à nettoyer et ranger les épées laissées en désordre après le raid. Ses gestes étaient précis, presque mécaniques, tandis que ses pensées tournaient en boucle autour des événements de la journée. Elle aurait dû se sentir soulagée d’être toujours en vie, d’avoir prouvé sa valeur une fois encore, mais tout en elle était crispé, comme si quelque chose d’essentiel lui échappait.

Avant même d’entendre ses pas, elle sentit la vibration caractéristique qui parcourait l’air, ce frisson subtil qu’elle connaissait trop bien. Son corps réagit avant son esprit, une tension instinctive se nouant dans ses muscles alors qu’elle redressait imperceptiblement la tête. Il était là. Elle le savait avant même qu’il ne franchisse le seuil. Lorsqu’elle se retourna, Darius était debout dans l’encadrement de la porte, son ombre projetée par la lumière des torches. Son regard était insondable, mais quelque chose dans son expression lui donna immédiatement envie de se mettre sur la défensive.

— Ce n’est pas à toi de t’occuper de ça.

Sa voix était basse, presque tranquille, mais Marie n’était pas dupe. Elle sentit l’orage sous-jacent dans ces quelques mots. Elle ne leva pas les yeux, poursuivant calmement son travail.

— Il est blessé, Darius. Il doit se reposer.

Elle n’eut pas le temps de terminer sa phrase. En quelques pas, il fut sur elle, arrachant brutalement l’épée de ses mains avant de la jeter au sol dans un bruit métallique qui résonna dans la pièce.

— De son fait.

Il la dominait de toute sa hauteur, sa voix vibrante d’une colère maîtrisée.

— Il n’a pas suivi mes ordres. Il a mis cette armée en danger. Il n’a que ce qu’il mérite.

Ses yeux brillaient d’une lueur glaciale alors qu’il continuait, chaque mot chargé d’un mépris acéré.

— C’est ainsi qu’on tient une armée, Marie. Si les hommes ne te craignent pas, ils font ce qu’ils veulent. Et toi…

Il marqua un temps d’arrêt, la jaugeant avec cette intensité troublante qui la déstabilisait toujours autant.

— Tu ferais mieux de m’obéir si tu ne veux pas subir le même sort.

Il pensait l’intimider. Il pensait qu’elle allait reculer, se soumettre sous la pression de son autorité écrasante. Mais au lieu de cela, un sourire froid étira imperceptiblement les lèvres de l’immortelle, un éclat de défi dans le regard.

— Tu ne devrais pas traiter tes hommes comme ça.

Sa voix était calme, mais chaque syllabe était une provocation calculée.

— L’exemple que tu donnes, c’est celui d’un tyran, pas d’un chef. Tes soldats ne te suivent pas par loyauté, mais par peur. Crois-moi, Darius, la crainte est une arme fragile. Un jour, elle se retourne contre celui qui l’emploie.

Elle le fixait droit dans les yeux, attendant une réaction. Elle pensait l’atteindre, fissurer cette armure impénétrable qu’il portait en permanence.

Ce fut sa gifle qui lui répondit.

Un éclair de douleur traversa son visage lorsqu’il la frappa, un geste rapide, brutal, précis. Elle vacilla sous l’impact, mais elle ne recula pas, se contentant de tourner lentement la tête pour revenir planter son regard brûlant dans le sien. Le silence qui s’installa était plus oppressant que n’importe quelle parole.

Darius la dévisagea, la mâchoire serrée, les poings crispés comme s’il luttait contre une colère plus vaste que cette simple confrontation.

— De quel droit oses-tu me dire qui je dois être ?

Sa voix était rauque, grondante, chargée d’un ressentiment qu’elle ne s’expliquait pas encore totalement.

— Tu arrives ici, tu imposes ta présence, tu défies mes ordres, et maintenant tu prétends savoir mieux que moi comment on gouverne une armée ?

Marie inspira profondément, chassant la douleur lancinante sur sa joue. Elle ne le lâcha pas du regard.

— Je sais qui tu es.

Darius rit. Un rire bas, amer, sans aucune joie.

— Non. Tu sais qui tu aimerais que je sois.

Il fit un pas de plus, réduisant l’espace entre eux jusqu’à ce qu’elle sente la chaleur de son corps contre le sien. Son regard l’emprisonna, une mer glaciale où ne subsistait que l’ombre d’un homme qu’elle peinait à reconnaître. Il était en colère, mais elle savait que cette rage ne venait pas seulement de ses paroles. Il luttait contre quelque chose qu’il refusait de nommer, une tension sous-jacente qu’il s’acharnait à refouler. Et alors, sans réfléchir, sans même comprendre pourquoi, les mots s’échappèrent d’eux-mêmes.

— Tu me détestes, Darius, je le sais. Parce que c’est tout ce que tu t’autorises à ressentir à mon égard. Tu as peur de ce que je représente pour toi, peur de perdre le contrôle. Alors tu m’éloignes, tu me repousses, parce que c’est plus facile que d’admettre ce que tu ressens.

Aussitôt, elle regretta.

Pourquoi avait-elle dit ça ? Pourquoi ce besoin de s’accrocher à un fantôme du passé, à une image de lui qu’il ne reconnaîtrait même pas ? Elle s’était laissé emporter, comme si, l’espace d’un instant, elle avait voulu croire qu’il y avait encore une faille en lui, un éclat de ce qu’il avait été autrefois.

La prise brutale de Darius sur sa mâchoire la ramena violemment à la réalité.

— Tu crois encore être importante pour moi ?

Son souffle était court, sa prise légèrement tremblante. Mais ce ne fut pas un aveu de faiblesse. Seulement une brève seconde où quelque chose en lui semblait vaciller avant qu’il ne s’oblige à retrouver son masque d’impassibilité.

— Tu n’es rien.

Les mots claquèrent comme un couperet. Il la relâcha avec un mépris délibéré, reculant d’un pas, son regard d’acier fixé sur elle.

— Tu resteras ici jusqu’à ce que les blessés soient rétablis. Ensuite, tu partiras. Partout mais pas ici.

Un silence assourdissant tomba entre eux. Marie le fixa, son cœur battant furieusement contre sa poitrine, chaque fibre de son être refusant d’accepter ce qu’il venait de dire. Mais Darius n’attendit pas de réponse. Il tourna les talons et quitta la salle d’armes d’un pas lent et mesuré, sans un regard en arrière.

Elle resta figée, le souffle court, incapable de bouger. Son esprit se battait contre ses émotions, cherchant à comprendre si elle venait réellement de perdre tout espoir… ou si ce rejet brutal était la preuve qu’elle avait touché quelque chose qu’il s’efforçait désespérément d’enterrer. Elle baissa les yeux sur l’épée qu’il avait jetée à terre, son reflet tremblant sur la lame ternie. Peut-être que tout était déjà terminé. Ou peut-être venait-elle enfin d’atteindre la faille.




La nuit était tombée sur le camp, mais l’agitation de la confrontation avec Marie continuait de résonner en lui. Il marchait d’un pas mesuré entre les tentes, son regard fixé droit devant, mais son esprit ailleurs. Il avait voulu clore cette discussion, lui imposer une distance définitive, mais les mots de l’immortelle s’accrochaient à lui comme une lame enfoncée trop profondément pour être ignorée.

"Tu as peur de ce que je représente pour toi."

Non. Il ne craignait rien. Il n’avait jamais cédé à la peur, et ce n’était pas aujourd’hui que cela commencerait. Mais alors pourquoi ressentait-il encore cette tension insupportable, ce besoin irrépressible de se persuader qu’elle n’avait aucune importance ?

Il s’arrêta au bord du campement, scrutant l’horizon sans vraiment le voir. Il inspira lentement, cherchant à canaliser le trouble insidieux qui menaçait de fissurer son contrôle. Elle se trompait. Ce n’était pas elle qui l’ébranlait. C’était son insistance, son regard brûlant de certitudes qu’il ne pouvait accepter.

Darius n’avait jamais permis à quiconque de le déchiffrer. Il dirigeait par la force et la discipline, sans jamais laisser entrevoir autre chose que ce qu’il choisissait de montrer. Même Grayson, son plus proche conseiller, ne connaissait que l’homme qu’il avait construit au fil des batailles. Il ne tolérait pas l’incertitude, encore moins qu’un autre puisse prétendre voir en lui ce qu’il s’efforçait d’enterrer.

Et pourtant, Marie…

Elle était différente. Pas seulement parce qu’elle était immortelle. Pas seulement parce qu’elle savait se battre. Mais parce qu’elle refusait de plier. Il pouvait l’humilier, la menacer, la repousser encore et encore, elle restait debout. Et ce soir, elle avait osé mettre des mots sur ce qu’il refusait de nommer.

Il serra les mâchoires, repoussant cette idée avant qu’elle ne prenne racine. Ce n’était rien. Une provocation de plus. Une erreur qu’il rectifierait en la faisant partir au plus tôt.




Le vent froid sifflait à travers les pieux, soulevant par instants des volutes de poussière qui venaient se mêler à la fumée des flammes. L’ambiance était plus lourde que d’habitude, comme si le silence pesait davantage après la tension des derniers jours.

Marie restait en retrait, assise sur une souche un peu à l’écart, son regard perdu dans les ombres mouvantes du camp. Elle observait, sans le vouloir vraiment, le cercle des officiers réunis autour du feu principal. Darius était là, au centre, une présence immanquable malgré son mutisme. Grayson, toujours à sa droite, échangeait quelques paroles avec des soldats, mais Darius lui-même ne participait guère. Il semblait ailleurs, son regard traversant les flammes comme s’il cherchait quelque chose au-delà.

Elle ne pouvait pas dire s’il l’avait remarquée, mais elle sentait son attention flotter dans sa direction, par intermittences, comme un fil tendu entre eux. C’était subtil, imperceptible pour quiconque ne l’aurait pas connu. Mais elle le connaissait. Elle voyait le léger raidissement de ses épaules, la façon dont il jouait distraitement avec le bord de sa coupe, l’imperceptible hésitation avant qu’il ne détourne les yeux.

Puis, comme s’il décidait brusquement de briser ce moment suspendu, il attrapa la main d’une servante qui passait et la tira contre lui. Le geste était rapide, presque mécanique, et pourtant il semblait parfaitement étudié. La jeune femme, surprise, bafouilla quelques mots avant de se taire sous son regard. Il se leva sans précipitation, la tenant fermement par la taille, et l’entraîna sans un mot vers sa tente.

Le silence tomba autour du feu. Quelques éclats de rire étouffés se firent entendre parmi les officiers, mais l’attention de Darius n’était pas sur eux. Il passa non loin de Marie, et dans l’obscurité entrecoupée de lumière, leurs regards se croisèrent.

Ce n’était pas un regard indifférent. Ni un regard de désir. C’était une provocation, claire et calculée. Il voulait voir si elle réagirait. Mais elle ne bougea pas. Elle maintint son visage impassible, détournant lentement les yeux comme si cela n’avait aucune importance. Pourtant, ses doigts se crispèrent légèrement sur le tissu de sa tunique.

Dans la tente, elle n’entendit rien, et pourtant chaque détail de la scène lui semblait gravé dans son esprit.

 

Les jours suivants, ce manège se répéta. Presque chaque soir, Darius choisissait quelqu’un — un jeune homme, une femme — et, toujours, il passait à proximité d’elle avant de disparaître dans sa tente. Il ne lui adressait aucun mot, aucun regard explicite, mais tout, dans son attitude, transpirait l’intention derrière le geste. Ce n’était pas seulement pour satisfaire un besoin physique. C’était un test. Mais un test de quoi ?

Marie ne lui donna pas la satisfaction d’une réaction. Elle savait ce qu’il faisait, et elle refusait de jouer à ce jeu. Alors, nuit après nuit, elle resta impassible. Elle s’occupait, polissait ses armes, participait aux rondes sans jamais montrer un intérêt particulier pour ce rituel. Mais à l’intérieur, la tension montait. Ce n’était pas de la jalousie — du moins, elle refusait de le croire. Ce n’était pas non plus de la colère. C’était autre chose. Une frustration sourde, une impression d’être prise dans un jeu dont elle ne comprenait pas toutes les règles.

Et pourtant, il continuait. Jusqu’à ce qu’un soir, sans prévenir, il s’arrête.

Marie le remarqua immédiatement. Ce soir-là, alors que le camp s’apaisait, que les discussions s’étouffaient autour des feux mourants, il ne choisit personne. Il se leva sans un mot et rejoignit seul ses quartiers, sans même un regard vers les serviteurs qui, d’ordinaire, se tenaient prêts à répondre à ses ordres. Un silence inhabituel pesait sur sa démarche, comme si une décision avait été prise sans qu’il ne cherche à la justifier.

Ce fut pour elle le signe qu’il était temps d’agir.

 

Elle était restée à l’écart toute la soirée, le regard perdu dans les flammes qui crépitaient devant elle. Le camp s’endormait lentement, les discussions s’éteignaient une à une, mais en elle, tout était encore en suspens. Sa confrontation avec Darius résonnait dans son esprit comme une blessure à peine refermée. Elle revoyait ses yeux d’un bleu tranchant, son expression glaciale, sa voix dure lorsqu’il lui avait craché qu’elle ne représentait rien.

Mais s’il voulait vraiment la réduire à l’état de néant, pourquoi continuait-il ? Pourquoi ce jeu absurde, ces serviteurs qu’il choisissait chaque soir sous ses yeux, ce rituel implacable qu’il répétait encore et encore ? C’était une démonstration. Un message silencieux mais limpide : elle n’avait aucun pouvoir sur lui.

Elle en avait assez. Assez d’être testée. Assez d’attendre qu’il daigne voir ce qu’elle représentait vraiment. Assez de son mépris et de cette tension invisible qui les liait sans qu’il l’admette.

Bientôt, elle ne serait plus là.

Le temps des blessures était presque écoulé, et avec lui, son dernier prétexte pour rester. Bientôt, il la renverrait. Il l’oublierait. Elle ne serait qu’un visage de plus dans cette existence de conquêtes et de batailles. Elle aurait dû accepter cette fin : tourner la page, abandonner cette quête absurde, le laisser sombrer dans la violence et l’indifférence qu’il avait choisies. Mais quelque chose en elle refusait. Une rage sourde, un désir d’ébranler cette certitude glacée qu’il s’était forgée.

Pourquoi la repoussait-il s’il se fichait réellement d’elle ? Pourquoi ces regards furtifs, ces tests, cette obsession à vouloir la voir plier ? Il la rejetait, la méprisait, la testait comme un jouet dont il mesurait la résistance. Et pourtant, dans ses silences, dans ces éclats de regard qu’il pensait invisibles, elle percevait autre chose. Une faille. Elle le sentait dans la façon dont il oscillait entre la provocation et l’indifférence, dans sa manière d’attendre une réaction d’elle, sans jamais la formuler. Il voulait la repousser, mais il continuait de la sonder, cherchant… quelque chose.

Elle n’en pouvait plus.

Elle avait enduré son mépris, son cynisme, ses tests incessants. Elle avait accepté de tuer sous ses ordres, de plier sans rompre, de prouver sa valeur encore et encore. Et malgré tout cela, il continuait de la traiter comme une étrangère, un pion qu’il observait d’un regard distant, un élément dont il ne savait que faire.

Elle en avait assez d’être spectatrice, assez de se heurter à son mépris, assez d’attendre un signe qui ne viendrait jamais. Il ne voulait pas voir ce qu’elle représentait. Il refusait de l’admettre. Alors elle allait l’y contraindre.

Elle se leva brusquement, chassant l’hésitation qui l’avait retenue jusqu’ici. Pourquoi maintenant ? Pourquoi ce soir ?

Elle n’avait rien à perdre.

Si elle échouait, alors qu’importe ? Il la rejetterait une fois de plus, et elle partirait, comme prévu. Mais si elle parvenait à fissurer son masque, à faire bouger quelque chose en lui, alors elle aurait au moins prouvé qu’elle n’avait pas rêvé ces éclats de doute, ces moments furtifs où il semblait vaciller. Elle ne cherchait pas une victoire. Juste un impact.

Et lorsqu’elle se dirigea vers sa tente, d’un pas lent mais résolu, elle sut qu’il était trop tard pour reculer.

 

 

Elle se lava longuement, s’attardant sur chaque geste comme pour effacer quelque chose d’invisible sur sa peau. Puis elle enfila une robe de lin bleu, simple mais élégante, ajustée à la taille par une fine ceinture, un vêtement à la fois anodin et soigneusement choisi. Chaque détail était maîtrisé, chaque pas qu’elle s’apprêtait à faire l’était tout autant.

Lorsqu’elle sortit de sa tente, le vent frais de la nuit souleva légèrement les pans du tissu, mais elle ne ralentit pas. Ses pas étaient sûrs, mesurés, et son regard, fixé droit devant elle, ne tremblait pas. Pourtant, à peine avait-elle traversé l’espace qui séparait son abri des quartiers de Darius qu’une ombre se détacha des tentes environnantes.

Grayson.

Il s’avança lentement, son regard acéré glissant sur elle avec suspicion. Il ne dit rien, mais l’intensité de son observation suffisait à exprimer son désaccord.

— Je vais voir Darius, déclara-t-elle simplement, sa voix calme, sans appel.

Il la toisa un instant, comme s’il évaluait s’il devait l’en empêcher. Finalement, il s’écarta sans un mot, la laissant poursuivre son chemin. Mais Marie sentit son regard peser sur elle jusqu’à ce qu’elle disparaisse sous les plis du rideau de la tente du chef de guerre. Elle entra sans hésitation, laissant l’étoffe retomber derrière elle, refermant l’espace autour d’eux.

 

Darius était là, une lame en main, aiguisant méthodiquement le fil de l’acier d’un geste lent et précis. Il ne leva pas immédiatement les yeux, mais elle savait qu’il l’avait sentie avant même qu’elle ne franchisse l’entrée.

— Que veux-tu ?

Sa voix était calme, sans chaleur, sans surprise. Marie s’approcha, son regard fixé sur lui, et, d’une voix ferme, elle répondit :

— Je veux t’apprendre la douceur.

Le mouvement de sa main s’arrêta net, la pierre à aiguiser suspendue au-dessus de la lame. Il tourna lentement la tête vers elle, l’observant avec une intensité nouvelle, une lueur indéchiffrable passant brièvement dans ses yeux avant qu’un sourire ironique ne vienne effacer toute trace de trouble.

— Je n’ai pas besoin de toi pour ça, répliqua-t-il, son ton empreint de sarcasme.

Mais elle ne recula pas. Elle avança au contraire, réduisant la distance entre eux, chaque pas mesuré, maîtrisé, un défi silencieux lancé à l’homme qu’il était devenu.

— Alors montre-moi, murmura-t-elle, la tension entre eux se resserrant comme un étau.

Elle leva lentement la main et, du bout des doigts, effleura sa joue. Darius la saisit brusquement, ses doigts encerclant son poignet avec force, comme pour la maintenir à distance, comme pour lui rappeler qu’il ne se laissait pas toucher sans son consentement. Mais son regard trahissait une hésitation fugace, une faille imperceptible.

— Je sais être doux, si je le souhaite, gronda-t-il, comme une défense plus qu’une affirmation.

Elle ne recula pas. Au contraire, elle posa son autre main sur sa poitrine, glissant lentement vers son cou, sa peau brûlante sous ses doigts. Darius ne la lâcha pas tout de suite, mais son étreinte se détendit imperceptiblement, sa respiration se faisant plus lente, plus mesurée.

Alors, d’un geste infiniment léger, Marie encadra son visage entre ses mains.

Ses doigts glissèrent sur son front, ses tempes, effleurant ses paupières closes, puis descendant lentement jusqu’à ses lèvres. Elle sentait la tension sous sa peau, l’indécision qui le traversait, cette lutte intérieure qu’il menait contre un souvenir qu’il ne comprenait pas encore. Et enfin, elle se pencha légèrement, approchant son visage du sien, jusqu’à ce que leurs souffles se mêlent, jusqu’à ce que leurs lèvres se touchent à peine, une caresse fragile, suspendue dans l’instant.

C’est alors que cela arriva. Un éclair dans son esprit. Vif. Furtif. Un instant volé à un autre temps.

Elle le revit, bien plus tard, dans cette église où ils s’étaient retrouvés après tant de siècles. Le poids des interdits, la douceur teintée de regrets, la force de cet amour qu’ils n’avaient pas pu vivre autrement. L’émotion explosa en elle comme une onde de choc, la ramenant brutalement à la réalité.

Et Darius recula, soudainement, comme frappé par une force invisible.

— Qu’est-ce que c’était ?!

Sa voix était rauque, son regard brûlant d’un trouble qu’il ne parvenait pas à dissimuler.

Marie ouvrit la bouche, mais aucun son n’en sortit immédiatement. Son cœur battait trop vite, sa gorge était sèche.

— Tu l’as ressenti… toi aussi ? murmura-t-elle, bouleversée.

Il porta une main à sa poitrine, comme s’il pouvait encore sentir la trace de ce moment fugace gravée en lui.

— Je nous ai vus… souffla-t-il, son regard perdu dans le vide.

Il releva brusquement les yeux vers elle, cherchant des réponses dans les siens, mais Marie, prise de panique, détourna le regard.

Non. Il ne devait pas savoir.

Si elle restait, s’il posait les bonnes questions, elle finirait par répondre, par briser un équilibre fragile dont elle ne mesurait même pas toutes les conséquences.

— Darius… Je…

Mais elle ne termina pas sa phrase. D’un geste précipité, elle se détourna et quitta la tente, la respiration saccadée, incapable d’affronter son regard une seconde de plus.

 

Darius resta immobile un instant, les doigts crispés sur le bord de la table, ses pensées en plein tumulte. Qu’est-ce que c’était ?

Il pouvait encore sentir la chaleur de ses mains sur sa peau, la douceur de son contact. Ce n’était pas la première fois qu’une femme tentait de l’approcher, et d’ordinaire, il savait exactement comment réagir. Repousser, ignorer, ou prendre ce qu’on lui offrait sans y attacher d’importance. Mais là… quelque chose s’était imposé à lui, l’arrachant à son propre contrôle. Il n’aurait jamais dû la laisser s’approcher ainsi. Il le savait. Et pourtant, il s’était figé, comme pris dans un piège qu’il n’avait pas vu venir. Sa manière de le toucher, sans peur, sans soumission, l’avait déstabilisé plus qu’il ne voulait l’admettre. Elle ne s’offrait pas comme les autres. Elle avait décidé qu’elle pouvait le toucher, et elle l’avait fait. Avec une audace qui aurait dû le mettre en colère. Il aurait pu la repousser dès le premier contact. Il ne l’avait pas fait.

Un rictus amer effleura ses lèvres alors qu’il passait une main sur son visage, tentant de chasser le trouble qui l’habitait. Toujours cette maudite immortelle. Depuis son arrivée, elle s’insinuait dans son esprit, comme une anomalie qu’il ne parvenait pas à résoudre. Il pensait la comprendre. Une guerrière arrogante, persuadée d’avoir sa place parmi eux. Une femme qui refusait de se soumettre, qui cherchait à le provoquer sans même s’en rendre compte. Mais il y avait quelque chose en elle qui sonnait faux, une dissonance entre son discours et ses actes. Comme si elle n’appartenait pas vraiment à ce monde. Et voilà qu’elle venait de lui en donner la preuve.

Ce qu’il avait vu, ce qu’il avait ressenti… Il ne pouvait pas l’expliquer. Ce n’était pas un simple vertige, pas un souvenir enfoui. C’était autre chose.

Et elle, elle avait fui.

Il serra les poings. Elle savait ce qui venait de se produire et elle avait préféré s’échapper plutôt que de lui répondre. Et ça, il ne pouvait pas le tolérer.

Darius n’aimait pas les mystères. Il n’aimait pas les questions sans réponses, encore moins quand elles le concernaient directement. Son esprit pragmatique exigeait des faits, des explications tangibles. Il n’avait jamais cru aux présages, aux signes du destin. Tout s’expliquait, tout se décortiquait, tout se maîtrisait. Alors il comprendrait.

Il inspira profondément, forçant son souffle à se calmer. Ce n’était rien. Rien qu’une illusion, un artifice qu’il finirait par élucider. Il n’allait pas se laisser troubler par une simple femme qui pensait pouvoir jouer avec lui. Mais la prochaine fois, ce ne serait pas elle qui poserait les questions.




La nuit fut une prison d’incertitudes. Marie, tourmentée, lutta contre un sommeil agité où Darius apparaissait tour à tour comme un allié bienveillant et un adversaire insaisissable. Elle revoyait son regard brûlant, sa main qui l’avait saisie, ses mots tranchants comme une lame. Chaque fois qu’elle sombrait dans l’inconscience, son esprit la ramenait à lui, à ce moment dans sa tente, à cette faille qu’elle avait cru entrevoir avant qu’il ne la referme brutalement. Lorsqu’elle se réveilla, le corps engourdi par le froid du matin, une seule certitude lui apparut : elle devait renoncer.

Elle s’était bercée d’illusions. Elle s’était imaginée pouvoir le toucher, éveiller en lui quelque chose qu’il n’était pas encore prêt à comprendre. Mais cet homme n’était pas celui qu’elle avait connu. Il ne le serait peut-être jamais. À quoi bon s’accrocher à un espoir aussi insensé ? Peut-être aurait-elle dû, dès le départ, se contenter de soigner les blessés et d’attendre le moment de repartir, sans chercher à infléchir le cours de l’histoire. Cette mission lui échappait, glissant entre ses doigts comme du sable.

 

Le matin venu, elle prit une décision. Elle cessa de participer aux entraînements, ignora les regards des soldats, se consacra exclusivement aux soins des blessés. Elle troqua ses vêtements de combat pour une robe simple, celle qu’elle avait portée la veille, comme pour marquer une rupture avec l’illusion qu’elle avait voulu se créer. Plus encore, elle évita Darius. Elle évitait son regard, sa présence, sa voix. Elle passait le plus clair de son temps hors du camp, prétextant la recherche de plantes médicinales ou de sources d’eau. Mais en vérité, elle fuyait.

À la tombée du jour, incapable de supporter plus longtemps l’oppression du camp, elle s’éloigna encore, marchant jusqu’à une clairière bordée d’un ruisseau. Le murmure de l’eau sur les pierres lui apporta un semblant de répit, mais son esprit restait assiégé. Assise sur un rocher, elle effleura machinalement son poignet gauche, là où, sous sa peau, se cachait la technologie qui lui permettrait de fuir définitivement cette époque.

Tout était devenu trop lourd. L’ampleur de la mission la dépassait. Elle n’était pas seulement venue pour Darius. Et pourtant, malgré toutes ces précautions, malgré tous les avertissements de Jehan, elle avait échoué. Elle s’était laissée entraîner trop loin, s’était impliquée trop profondément. L’homme qu’elle avait aimé n’existait pas encore. Et rien ne disait qu’il existerait un jour.

Elle sentit son cœur se serrer sous cette pensée. Était-elle réellement en train de le perdre, ou bien ne l’avait-elle jamais retrouvé ? Elle expira lentement, comme si cela pouvait alléger la douleur dans sa poitrine. Elle savait ce qu’elle devait faire. Elle connaissait la seule issue raisonnable. Elle n’avait plus sa place ici.

Alors, dans un souffle, elle murmura à elle-même :

— Je dois partir. Il est hors de portée.

Une vibration familière interrompit brutalement ses pensées. L’écho d’une présence immortelle. Son instinct se tendit avant même qu’elle n’entende les bruits de pas dans la nuit. Elle redressa légèrement la tête, les sens en alerte, et tourna son regard vers les ombres qui s’étiraient à la lisière des arbres.

Grayson.

Sa silhouette élancée se découpa contre l’obscurité, son port toujours aussi rigide, son expression impassible. Il avança avec cette assurance tranquille qui le caractérisait, ses yeux froids se posant sur elle comme s’il voyait au travers de ses pensées.

— Darius veut te voir, déclara-t-il d’un ton neutre.

Marie sentit son estomac se nouer. Elle hésita, scrutant le visage de Grayson, mais il ne laissa rien transparaître.

— Pour quelle raison ? demanda-t-elle enfin, sa voix teintée d’une prudence instinctive.

Il haussa imperceptiblement un sourcil, comme si la question était inutile.

— Je ne sais pas, répondit-il simplement. Suis-moi.

Elle inspira profondément avant d’acquiescer d’un mouvement de tête.

Alors qu’elle se levait pour le suivre, ses pensées s’emballèrent de nouveau. Pourquoi Darius voulait-il la voir, après leur étrange interaction de la veille ? Était-ce une confrontation qu’il cherchait ? Un dernier affrontement avant de lui ordonner de partir ? Ou bien… voulait-il autre chose ? Elle aurait voulu croire que rien ne la rattacherait plus à lui. Mais chaque pas en direction du campement prouvait le contraire.

 

Le retour vers le camp se fit dans un silence pesant, seulement troublé par le bruissement du vent dans les feuillages et le craquement des pas sur la terre humide. Grayson avançait d’un pas régulier, jetant parfois un regard furtif en direction de Marie. Quelque chose, dans son attitude, éveillait en lui une méfiance sourde. Elle n’avait pas reparu de la journée, et Darius, inhabituellement agité, l’avait envoyé la chercher sans donner plus d’explications. Il n’avait pas précisé s’il s’agissait d’un ordre ou d’une nécessité, mais l’immortel avait perçu une tension inhabituelle dans sa voix, une impatience contenue qui ne lui ressemblait pas.

Il écarta le rideau de la tente et fit un signe de tête à Marie pour l’inviter à entrer. Elle hésita une fraction de seconde, puis franchit le seuil. Derrière elle, Grayson se retira sans un mot, lançant néanmoins un dernier regard en direction de son chef avant de s’éclipser.

L’intérieur de la tente était baigné d’une lueur douce, projetée par les lampes à huile accrochées aux piliers de bois. Darius se tenait debout, de dos, les bras croisés, vêtu d’une simple tunique de lin et d’une armure légère en cuir. Il ne se retourna pas immédiatement à son entrée, comme s’il évaluait encore la nécessité de cette entrevue.

— Je ne t’ai pas vue de la journée, dit-il enfin, sa voix grave rompant le silence.

Marie resta figée près de l’entrée, incapable de répondre. Son cœur battait trop fort, cognant dans sa poitrine comme un tambour. Elle sentait l’attente suspendue dans l’air, cette tension invisible qui les avait suivis depuis la veille.

Il pivota lentement, son regard sombre trouvant le sien. Ce qu’il y vit sembla le troubler. Elle ne le défiait pas cette fois, elle ne l’affrontait pas avec cette détermination farouche qui la caractérisait. Son visage était fermé, presque fragile, comme si elle portait sur ses épaules un poids qu’elle ne savait plus comment supporter.

— Tu as raison, Darius, murmura-t-elle. Je n’ai rien à faire ici.

Il s’approcha d’un pas lent, mesuré, cherchant à lire ce qui se cachait derrière ses mots.

— Que s’est-il passé hier ?

Elle détourna légèrement les yeux, prise dans un tumulte intérieur qu’elle ne pouvait lui expliquer.

— Je ne sais pas…

C’était un mensonge, ou du moins une vérité incomplète. Elle ignorait pourquoi cette vision s’était imposée à eux, mais elle savait ce qu’elle signifiait. Elle ne pouvait pas lui dire. Darius la scruta un instant, puis soupira, visiblement partagé entre l’incompréhension et une frustration sourde.

— Je veux comprendre.

Il s’approcha encore, mais à peine eut-il réduit la distance entre eux qu’elle recula instinctivement, heurtant la tenture derrière elle.

— Ne m’approche pas ! lâcha-t-elle brusquement, la voix légèrement tremblante.

Elle baissa les yeux, hésita une seconde avant de murmurer :

— Je n’aurais pas dû t’embrasser…

Il s’arrêta à quelques centimètres d’elle, l’observant en silence. Puis, avec une lenteur calculée, il tendit la main et attrapa doucement ses poignets. Son geste n’était ni brutal ni oppressant, mais il portait en lui une fermeté qui la força à se redresser, à ne plus fuir son regard.

— Maintenant, embrasse-moi, dit-il avec calme.

Ses yeux s’écarquillèrent. Elle secoua la tête, le souffle coupé par l’appréhension. Elle ouvrit la bouche pour protester, mais il ne lui en laissa pas le temps.

La main du guerrier glissa le long de sa mâchoire, relevant légèrement son visage vers le sien. Marie sentit son souffle chaud frôler sa peau, son cœur s’emballa, non par anticipation du baiser, mais par la peur irrationnelle d’une nouvelle vision. Elle voulut détourner la tête, mais la pression de sa main l’en empêcha.

— Ce ne sont que des chimères, murmura-t-il contre ses lèvres.

Puis il l’embrassa.

Ce fut d’abord un contact à peine appuyé, une pression douce mais insistante, sans violence, sans brusquerie. Il s’attendait presque à un choc, à cette même déflagration d’images qui l’avait assailli la veille, mais il n’y eut rien. Rien d’autre que la sensation de ses lèvres contre les siennes, la chaleur diffuse de son corps si proche.

Pourquoi cette fois ne voyait-il rien ?

Il approfondit légèrement le baiser, testant, cherchant à provoquer cette faille. Mais toujours rien. Juste elle, juste ce contact qui aurait pu être anodin, s’il ne portait pas en lui quelque chose de plus insidieux.

Marie s’attendit à être submergée d’images, à sentir son esprit chavirer sous le poids du temps, mais il n’en fut rien. Il n’y avait que lui, que cette chaleur diffuse qui l’enveloppait, que cette proximité troublante qu’elle n’avait pas anticipée. Elle se sentit vaciller, mais Darius la retint, approfondissant lentement le baiser, testant sa réaction. Elle ne le repoussait pas. Pourtant, elle ne répondait pas non plus. Il pouvait sentir son hésitation, cette lutte intérieure qu’elle menait contre elle-même.

Lorsqu’il s’écarta, elle garda les yeux clos un instant, comme figée dans un espace suspendu où le temps lui-même semblait hésiter à reprendre son cours. Son souffle était court, sa poitrine se soulevait encore sous l’intensité du moment.

— Tu vois ? souffla-t-il, sa voix grave résonnant entre eux comme une évidence. Rien n’est venu troubler cet instant.

Marie rouvrit lentement les yeux. Son regard accrocha le sien, cet abîme insondable où elle cherchait sans cesse une vérité qui lui échappait. Il ne bougea pas, ne recula pas. Il la fixait avec cette intensité troublante, mélange d’assurance et d’incertitude, comme s’il la testait encore, même dans cette proximité brûlante.

Son cœur vacilla. Il était là, tangible, enfin accessible. Pas un mirage, pas un souvenir déformé par l’attente. Juste lui, bien réel, et cette fois, il ne la rejetait pas. Une chaleur diffuse s’empara d’elle, mélange de soulagement et d’un désir trop longtemps contenu. Elle n’avait cessé de le chercher, de vouloir raviver en lui quelque chose de l’homme qu’elle avait connu. Et pour la première fois, elle croyait l’atteindre.

Darius, lui, aurait dû s’éloigner. Ce baiser n’avait été qu’un test, un moyen d’arracher à Marie une vérité qui lui échappait encore. Il s’était persuadé que ce contact n’avait rien d’autre qu’un objectif précis : provoquer une vision, comprendre ce qu’il s’était passé la veille. Mais maintenant qu’il savait que rien ne viendrait, que ce toucher ne lui apporterait aucune réponse, une autre question s’imposa brutalement à lui.

Pourquoi ne se reculait-il pas ?

Il aurait pu briser ce moment. Il aurait dû. Mais lorsqu’elle combla de nouveau l’espace entre eux, lorsqu’elle l’embrassa cette fois sans hésitation, sans confusion, il ne trouva pas la force de la repousser.

Un silence dense s’étira entre eux, troublé par le bruissement du vent contre la toile de la tente. Cette fois, il ne se contenta pas de subir son baiser. Ses lèvres s’entrouvrirent sous les siennes, et un frisson le traversa en sentant l’écho immédiat de son propre désir. Il l’attira contre lui, ses mains glissant lentement sur sa taille, comme s’il pesait encore chacun de ses gestes, incapable de nommer cet instinct qu’il luttait pourtant à contenir. Il ne cherchait pas à s’imposer, ne cherchait même pas à prendre le contrôle. C’était un jeu silencieux, incertain, où aucun d’eux ne mettait encore de mots sur ce qui se tramait entre eux.

Marie le sentait, cette retenue, ce mur invisible qu’il persistait à maintenir malgré leur proximité. Mais elle s’en moquait. Il la touchait. Il la laissait être là, contre lui. C’était suffisant. Elle laissa ses doigts effleurer sa mâchoire, descendre le long de sa gorge, jusqu’à la naissance de son torse. Il frissonna sous son contact mais ne s’éloigna pas. Un souffle plus profond souleva sa poitrine, comme s’il se laissait aller, juste un instant, à ce qu’ils étaient en train de créer.

Était-ce une faille dans son contrôle, ou un simple abandon au moment ? Marie n’aurait su le dire. Tout ce qu’elle savait, c’est qu’il ne l’ignorait plus. Il ne la défiait plus. Il était là.

Darius, lui, ne cherchait rien d’autre qu’un moment plaisant. Il avait connu des étreintes sans passion, des corps soumis par l’obéissance ou la crainte, des serviteurs qui se pliaient à ses désirs sans jamais y prendre part. Avec elle, c’était différent. Elle le voulait. Il pouvait le sentir dans chaque geste, dans la façon dont elle s’abandonnait à lui avec une ardeur qu’il n’avait pas besoin d’exiger. Elle était agréable. Son souffle court, sa chaleur contre lui, sa peau frémissante sous ses doigts. Il apprécia la fermeté de son étreinte, l’assurance avec laquelle elle le touchait, cette absence totale de retenue. C’était un contraste saisissant avec la docilité à laquelle il était habitué. Ses lèvres étaient pleines, avides, sa silhouette fine mais sculptée par l’entraînement. Elle n’était ni fragile, ni effacée. Et pourtant, en cet instant, elle se donnait à lui sans attente, sans calcul.

C’était différent. Et c’était plaisant. Rien de plus.

Il se laissa glisser dans cette chaleur sans chercher à en comprendre le sens. Pas d’attachement. Pas d’émotions qui dépassent le simple plaisir du moment. Elle était là, elle s’offrait à lui, et il n’avait aucune raison de refuser.

La tension entre eux se mua en quelque chose de plus insaisissable, de plus trouble. Il ne disait rien, ne faisait aucune promesse, mais il ne fuyait pas non plus. Pour Marie, c’était une victoire. Une preuve qu’elle avait enfin retrouvé une brèche en lui, un écho du passé. Pour Darius, ce n’était qu’une nuit volée au reste du monde, une illusion fragile qui, il le savait déjà, ne tiendrait sans doute pas jusqu’au matin.

 

Elle resta un long moment allongée à ses côtés, les pensées en désordre, incapable de définir ce qu’elle ressentait vraiment. Elle se tourna légèrement vers lui, cherchant à capter une expression sur son visage, une vérité dans son regard, mais elle n’y trouva que cette barrière qu’il semblait toujours maintenir entre eux. Un doute insidieux s’insinua en elle. Avait-elle vraiment franchi une étape, ou n’était-ce qu’une autre illusion ?

Elle se redressa lentement, cherchant sa robe du bout des doigts, mais avant qu’elle ne puisse s’éloigner, une main chaude et ferme se referma doucement autour de son poignet. Elle sursauta légèrement et releva la tête vers Darius. Il la fixait, son regard plus intense qu’elle ne l’avait jamais vu.

— Reste.

Un simple mot, mais chargé d’un poids qu’elle ne comprenait pas entièrement. Sa voix n’avait rien d’un ordre, ni d’une demande pressante. C’était une invitation, une rare vulnérabilité qu’il laissait entrevoir, un instant fugace où il ne jouait plus aucun rôle.

Elle sentit son cœur vaciller. Pendant un bref instant, elle crut voir l’ombre de celui qu’il deviendrait un jour. L’homme qu’elle avait tant aimé, celui qu’elle avait suivi à travers les siècles. Une chaleur douce l’envahit, un espoir ténu qu’elle s’efforçait pourtant d’ignorer.

— S’il te plaît, ajouta-t-il dans un souffle.

Ce fut cette phrase qui fit ployer ses résistances. Elle laissa retomber sa robe, puis, dans un geste fluide, elle se glissa à nouveau contre lui. Sa peau était chaude, et lorsqu’il referma ses bras autour d’elle, elle sentit pour la première fois quelque chose qui ressemblait à de la paix.

 

Cette nuit-là, il n’y eut ni provocation, ni affrontement, seulement ce fragile équilibre où aucun d’eux ne cherchait à prendre l’ascendant sur l’autre. Le silence de l’obscurité fut troublé à plusieurs reprises par leurs soupirs et leurs murmures, par la lenteur mesurée de leurs gestes, par ce besoin irrépressible d’oublier, pour quelques heures, tout ce qui les opposait.




L’aube filtrait à travers les tentures, une lumière pâle glissant sur les étoffes épaisses de la tente. L’air était encore empreint de la chaleur de la nuit, du souffle partagé, des murmures à peine échappés. Marie était allongée contre Darius, sentant la respiration lente et régulière du guerrier sous sa paume posée sur son torse. Ses doigts effleuraient machinalement sa peau, savourant le silence et la rare tranquillité de cet instant.

Darius, lui, était éveillé depuis un moment déjà. Il observait le plafond de la tente sans vraiment le voir, perdu dans un silence intérieur qu’il ne savait pas nommer. Il se souvenait encore du jour où il lui avait demandé de partir, quelques semaines plus tôt. Elle devait rester jusqu’à ce que les blessés soient rétablis, pas plus. Il avait été catégorique.

Et pourtant, elle était encore là.

Il aurait dû le lui rappeler. Il aurait dû profiter de cet instant pour lui dire que son temps parmi eux était révolu, qu’il était temps qu’elle poursuive son chemin. Il aurait dû, mais il n’en avait pas envie. Et il ne savait pas pourquoi.

Il laissa courir une main distraite dans ses cheveux avant de se redresser, rompant le fragile équilibre qui s’était installé entre eux. Il sentait son regard sur lui alors qu’il quittait la chaleur du lit et retrouvait l’air plus froid de la tente. Il ne voulait pas s’attarder. Il refusait de donner à cette nuit une signification qu’il n’était pas prêt à affronter.

Elle le regarda se lever, l’observant alors qu’il ajustait son armure de cuir, celle-là même qu’elle lui avait ôtée quelques heures plus tôt. Il attachait les sangles avec une efficacité mesurée, comme si chaque geste avait pour but d’éloigner définitivement la langueur de la nuit.

— Tu seras à l’entraînement aujourd’hui ? demanda-t-il sans détour, sans même la regarder.

Sa voix n’avait rien d’un ordre, mais elle n’était pas non plus une invitation. Il voulait simplement rétablir un semblant de normalité, lui faire comprendre que tout devait reprendre son cours, comme si rien n’avait changé.

Marie se redressa lentement, laissant le drap glisser sur sa peau encore marquée par leur échange.

— Suis-je toujours la bienvenue parmi vous ?

Il s’arrêta un bref instant, relevant enfin les yeux vers elle. Il aurait pu lui répondre qu’elle n’avait jamais été la bienvenue, qu’il n’avait pas changé d’avis sur sa présence ici. Mais ce n’était pas vrai. Une ombre de sourire effleura ses lèvres, fugace, presque imperceptible.

— Jusqu’à preuve du contraire.

Elle soutint son regard, cherchant dans cette réponse l’esquisse d’un engagement, d’un aveu. Mais il n’y avait rien d’aussi simple avec lui. Un sourire malicieux se dessina alors sur ses lèvres tandis qu’elle se leva, enroulant un tissu autour d’elle.

— Et que vont penser tes hommes ?

Cette fois, il laissa échapper un bref rire, un éclat rare, aussi fugace que la lumière du matin.

— Ils n’oseront rien dire. Apparemment, je suis froid et cruel…

Marie ne put s’empêcher de sourire en entendant ses propres mots lui être renvoyés avec cette ironie subtile qu’il maîtrisait si bien.

Mais elle le connaissait assez pour voir ce qui se jouait réellement dans ses yeux. Il ne la chassait pas, mais il ne l’ouvrait pas non plus à lui. Il n’avait pas encore décidé ce qu’elle représentait pour lui, et cela l’agaçait autant que cela le fascinait.

Il ne s’attarda pas davantage. En quelques instants, il était prêt et quitta la tente sans un regard en arrière, comme si rien ne s’était passé. Comme si la nuit qu’ils avaient partagée n’avait été qu’un interlude, une parenthèse qui n’avait pas sa place à la lumière du jour.

 

L’immortelle sentit immédiatement les regards posés sur elle en sortant à son tour. Les gardes postés non loin évitaient soigneusement de croiser son regard, mais elle percevait leur silence, ce mutisme pesant chargé de non-dits. Le soleil matinal dissipait peu à peu les vestiges de la nuit, mais il ne pouvait effacer ce que chacun savait déjà.

Elle avança sans ralentir, regagnant sa propre tente pour se préparer. Sur le chemin, elle croisa Grayson. Il ne dit rien, ne marqua aucune réaction visible, mais son regard, lui, était plus éloquent que n’importe quelle remarque. Il était froid, tranchant, chargé d’un mélange d’agacement et de mépris silencieux. Elle savait ce qu’il pensait. Il n’avait pas besoin de l’exprimer.

Sur le terrain d’entraînement, Darius n’afficha aucun changement d’attitude. Il était implacable, méthodique, aussi indifférent à elle qu’il l’avait toujours été devant les autres. Pas de regards appuyés, pas de gestes subtils, rien qui puisse laisser transparaître ce qu’ils avaient partagé. C’était comme s’il traçait une frontière nette entre la nuit et le jour, entre ce qu’il se permettait dans l’intimité et ce qu’il affichait au grand jour.

Marie comprit.

Elle ne chercha pas à le revoir ce soir-là. Épuisée, elle s’abandonna à un sommeil sans rêve, ignorant volontairement le poids d’une absence qu’elle ne voulait pas reconnaître.

 

Le lendemain soir, ce fut lui qui vint la chercher.

Elle sentit sa présence avant même qu’il ne parle. Elle ne releva pas immédiatement les yeux. Elle le laissa attendre, juste une seconde de plus, savourant l’idée qu’elle pouvait, pour une fois, lui imposer son propre rythme.

Darius, lui, observait l’obscurité de la tente, devinant la silhouette assise dans la pénombre. Il n’aimait pas attendre. Il n’avait jamais été un homme patient. Mais ce soir-là, il ne chercha pas à combler le silence immédiatement. Il était venu la chercher, sans se poser trop de questions. Il en avait envie, et c’était suffisant.

— Tu n’es pas venue hier soir, lança-t-il finalement d’un ton neutre.

Marie tourna lentement la tête vers lui, un sourire à peine esquissé sur les lèvres.

— J’étais fatiguée. Et tes hommes aussi, je pense.

Il haussa un sourcil, et elle perçut une lueur furtive dans son regard, un éclair d’amusement presque imperceptible.

— Et ce soir ? demanda-t-il simplement.

Elle soutint son regard un instant, cherchant à déchiffrer ce qu’il attendait exactement. Mais comme toujours, il ne laissait rien paraître. Elle savait pourquoi il était venu. Ce n’était pas compliqué, pas sentimental. Juste un besoin, un désir qu’il jugeait légitime et qu’il comblait avec la même précision froide que lorsqu’il menait ses batailles. Elle se leva, s’approcha de lui sans se presser et attrapa le col de sa chemise, l’attirant à elle avec une lenteur calculée.

— Je crois que mes voisins sont assez reposés, murmura-t-elle avec un sourire en coin. Une nuit agitée ne les tuera pas…

Darius sentit la chaleur de son souffle contre sa peau, la tension dans ses doigts alors qu’elle refermait sa prise sur lui. Il pouvait voir dans son regard qu’elle testait les limites, qu’elle jouait à son propre jeu. Il n’aimait pas être défié. Alors il lui ôta cette illusion de contrôle en un instant. Il la fit basculer contre lui avec une rapidité déconcertante, ses lèvres s’écrasant contre les siennes dans un baiser qui n’avait plus rien de la retenue de la nuit précédente. Cette fois, il n’attendit pas qu’elle vienne à lui. Il la prit, sans ambiguïté, sans laisser d’espace à l’hésitation.

Marie sentit son corps s’embraser sous l’assaut. Il n’y avait ni brutalité ni précipitation, mais une intensité nouvelle, plus brute, plus viscérale. Il ne cherchait pas à comprendre ce qu’elle représentait, pas plus qu’elle ne voulait s’interroger sur ce que ce moment signifiait pour elle. Ils s’abandonnèrent à cette fièvre, à cette tension qu’ils nourrissaient depuis trop longtemps sans la nommer.

L’immortel savourait l’instant, comme il savourait chaque chose qui lui apportait satisfaction. Son esprit ne s’égarait pas en considérations inutiles. Elle était là, sous lui, offerte sans contrainte ni calcul, et il en profitait. Son corps contre le sien était agréable, ses gestes empreints d’une sincérité qu’il ne rencontrait pas souvent. Elle ne jouait pas un rôle, elle ne cherchait pas à lui plaire pour obtenir quelque chose. C’était peut-être ça, le détail qui faisait la différence. Mais ce n’était qu’un détail. Rien de plus.

Marie, elle, ne parvenait pas à se convaincre que ce n’était qu’un moment comme un autre. Elle savait qu’il ne restait pas. Qu’il ne promettait rien. Mais cette fois, elle avait l’impression d’avoir franchi un pas de plus, d’avoir effleuré quelque chose en lui qu’il ne voulait pas admettre.

Lorsqu’ils furent apaisés, elle resta immobile, le souffle court, à l’écoute du silence qui s’installait. Darius se redressa presque aussitôt. Il rassembla ses affaires sans un mot, ses gestes précis, dénués de toute hésitation. Pas une caresse de plus, pas un regard sur elle. Il était déjà ailleurs.

Elle le regarda faire, figée. Alors c’était tout ?

Il quitta la tente sans un regard en arrière, s’éloignant dans la nuit comme si rien ne s’était passé. Comme si elle n’avait été qu’une parenthèse.

Elle aurait dû s’y attendre. Elle s’était juré de ne rien espérer, de ne rien attendre de lui. Et pourtant, alors qu’elle sentait encore la chaleur de sa peau contre la sienne, un vide amer s’étendait en elle, et cette impression fugace qu’il lui glissait toujours entre les doigts, quoi qu’elle fasse.




Après cette nuit, une nouvelle routine s’imposa entre eux, tacite, inaltérable.

Le jour, Marie s’entraînait avec les généraux de Darius, absorbée par l’exigence des exercices et la rudesse du quotidien militaire. Elle ne cherchait plus à prouver quoi que ce soit, pas à Darius, pas aux autres. Elle se fondait dans les rangs, absorbant la discipline, perfectionnant chaque mouvement avec une rigueur presque obsessionnelle. Elle n’était ni privilégiée ni écartée, simplement une guerrière parmi d’autres, et c’était exactement ainsi qu’elle voulait être perçue.

Mais la nuit, tout basculait. Derrière les tentures épaisses, loin des regards indiscrets, elle retrouvait Darius. Rien n’était jamais prémédité, jamais annoncé. Il venait la chercher ou elle s’imposait à lui, et chaque nuit recommençait comme une évidence. Dans l’obscurité, il n’y avait ni défi, ni affrontement, seulement une étreinte brûlante, silencieuse, où chacun trouvait une forme d’apaisement qu’il refusait d’admettre à voix haute.

Elle s’accrochait à ces instants avec une ferveur qu’elle n’osait pas nommer. Elle voulait croire que quelque chose, quelque part, s’était fissuré en lui. Qu’il n’aurait pas continué de la chercher si elle ne comptait pas un minimum. Qu’elle n’était pas qu’une distraction de plus.

Mais Darius, lui, ne pensait pas en ces termes. Il appréciait ses nuits avec elle. Il ne le niait pas. C’était un plaisir simple, sans complications, et il prenait ce qu’il avait envie de prendre sans se poser plus de questions. Marie était une femme forte, sûre d’elle, et il respectait cela. Il n’y avait plus de jeu entre eux, plus de volonté de la tester ou de la provoquer. Elle était là, et elle savait ce qu’elle voulait. Il respectait ça aussi.

Pourtant, au-delà de ces nuits volées, rien n’avait véritablement changé. Sur le terrain d’entraînement, il la traitait comme n’importe lequel de ses hommes. Il ne cherchait ni à la rabaisser ni à la ménager. Elle connaissait maintenant les règles et il n’avait pas à les lui rappeler. Son regard, impénétrable, ne trahissait ni complaisance ni indulgence. Il n’y avait rien de personnel, rien qui aurait pu laisser croire que leurs nuits ensemble avaient la moindre incidence sur la façon dont il la percevait en plein jour.

 

Leur liaison ne tarda pas à devenir un secret de polichinelle. Les murmures se propageaient à voix basse, mais aucun soldat n’osa ouvertement questionner la nature de leur relation. Darius inspirait trop de crainte pour que quiconque se risque à de vaines spéculations. Et Marie, de son côté, ne laissait aucune prise aux rumeurs. Elle ne revendiquait rien. Elle n’exigeait rien.

Elle voulait croire qu’elle acceptait cette règle tacite. Mais parfois, dans la fatigue d’une journée harassante, elle se surprenait à guetter un signe. Un regard, un mot, n’importe quoi qui lui prouverait que, quelque part, elle existait pour lui autrement qu’entre deux nuits volées. Mais rien ne venait jamais.




Le soleil commençait à décliner sur le campement. Les soldats terminaient leurs exercices, éreintés mais disciplinés, sous l’œil attentif des généraux. Marie, malgré la fatigue qui alourdissait chacun de ses muscles, n’avait pas encore quitté l’aire d’entraînement. Elle répétait inlassablement les mêmes mouvements, peaufinant chaque geste, perfectionnant chaque parade.

Grayson l’observait depuis plusieurs minutes, adossé à un râtelier d’armes, les bras croisés. Son regard froid détaillait chacun de ses gestes, analysant sans un mot. Jusqu’ici, il avait préféré l’ignorer, la reléguant au rang d’une anomalie passagère. Mais jour après jour, il la voyait s’intégrer, se tailler une place parmi eux, et cela ne lui plaisait pas. Elle n’avait rien à faire ici.

— Tu espères impressionner qui, exactement ? lâcha-t-il enfin d’un ton traînant.

Elle ne se retourna pas immédiatement, achevant une série d’attaques avant de relâcher la tension dans ses épaules.

— Pourquoi cette soudaine curiosité, Grayson ? Tu ne m’as jamais accordé autant d’attention.

Il esquissa un sourire ironique et décroisa lentement les bras.

— Je me demande juste combien de temps tu tiendras avant de comprendre que tu n’es qu’une distraction.

Cette fois, elle pivota pour lui faire face.

— C’est amusant. J’aurais cru que celui qui se targue d’être le plus loyal des soldats de Darius saurait mieux que quiconque qu’il ne garde rien ni personne auprès de lui sans raison.

L’immortel s’approcha lentement, réduisant l’espace entre eux avec une précision calculée.

— Darius garde ce qui lui est utile, répliqua-t-il d’un ton plus bas, mais je crois que nous savons tous les deux ce qu’il attend vraiment de toi.

Son regard glissa lentement sur elle, sans la moindre équivoque, et Marie sentit la tension monter d’un cran. Il ne parlait pas du champ de bataille. Il voulait la rabaisser à ce rôle, la réduire à ce qu’elle était aux yeux des soldats. Elle soutint son regard, impassible.

— Alors peut-être que c’est toi qui manques de vision.

Un éclat de colère traversa les yeux de Grayson. Avant qu’elle ne puisse anticiper son geste, il saisit une épée d’entraînement sur le râtelier et l’abattit violemment vers elle.

Marie eut à peine le temps de lever sa garde avant l’impact. L’acier rencontra l’acier dans un claquement sonore, projetant des éclats de lumière dans l’air chargé de poussière.

Le second de Darius ne retenait pas ses coups. Il attaquait avec la brutalité froide d’un guerrier cherchant à dominer, et non à instruire. Marie, prise de court, recula sous l’impact des premiers assauts, mais rapidement, elle trouva son rythme. Elle connaissait son style : une force implacable, une technique affûtée, mais un excès de confiance qui le rendait prévisible.

Les soldats alentours cessèrent progressivement leurs exercices pour les observer. L’affrontement n’avait rien d’un entraînement habituel, et tous le savaient.

Grayson chercha à la faire reculer encore, mais elle pivota brusquement, évitant un coup qui aurait pu lui fendre l’épaule. Elle riposta avec rapidité, profitant de son agilité pour déséquilibrer son adversaire. Il para de justesse, leurs lames s’entrelaçant dans un grincement métallique.

— Un simple entraînement, vraiment ? souffla-t-elle entre deux passes.

— Un avertissement, corrigea-t-il en serrant les dents.

Il feinta sur la gauche avant de frapper sur la droite. Marie anticipa le mouvement et dévia le coup, glissant sous sa garde. En un éclair, elle inversa la dynamique, inversant la pression, et d’un mouvement habile, elle fit glisser sa lame contre la sienne, jusqu’à ce que la pointe touche sa gorge.

Le silence tomba sur le terrain. Grayson ne bougea pas, son regard de glace planté dans celui de Marie. Elle maintint la position un instant, assez pour lui prouver qu’elle avait gagné, avant d’abaisser lentement son épée.

— J’espère que l’avertissement vaut dans les deux sens, murmura-t-elle en s’écartant.

Elle lui tourna le dos, refusant d’attendre une quelconque réaction.

Darius, qui avait assisté à la scène depuis l’entrée du terrain, ne fit aucun commentaire. Mais un bref éclat d’intérêt brilla dans son regard tandis que Marie rangeait son arme et quittait le cercle sous les murmures à peine retenus des soldats.

Grayson, lui, n’avait pas bougé, son épée encore serrée entre ses doigts. Mais dans son regard, une certitude naissait : elle n’abandonnerait pas. Et cela le dérangeait plus qu’il ne voulait l’admettre.




La nuit était tombée depuis un moment déjà. Grayson se tenait à l’écart, appuyé contre un poteau de bois près du terrain d’entraînement déserté, une épée encore en main. Il n’avait pas bougé depuis leur duel.

Il repassait la scène dans son esprit, encore et encore, incapable d’ignorer la sensation du métal froid contre sa gorge, l’éclat de triomphe dans le regard de Marie lorsqu’elle l’avait désarmé. Une femme. Une étrangère. Elle n’aurait pas dû le vaincre. Un goût amer lui restait sur la langue, un mélange de frustration et de quelque chose d’autre, plus insidieux. De la colère, peut-être.

Grayson avait gagné sa place à la sueur de son front. Darius l’avait vu. Il l’avait façonné, forgé au gré des batailles, jusqu’à faire de lui son plus fidèle bras droit. C’était lui qui lui avait enseigné à survivre, qui avait fait de lui autre chose qu’un simple immortel égaré. Sous sa tutelle, il avait appris à manier une lame, à commander, à comprendre que le pouvoir ne se gagnait pas par la simple force brute, mais par l’intelligence et la maîtrise. Il avait fallu des années pour bâtir cette loyauté, pour imposer son autorité auprès des hommes, pour mériter enfin sa place. Et voilà qu’une femme, sortie de nulle part, prétendait s’insinuer dans cet équilibre.

Elle n’avait rien de commun avec les autres. Trop sûre d’elle, trop calme face au chaos, comme si elle savait déjà ce qui allait se passer avant même que les choses ne se produisent. Grayson ne croyait pas aux présages ni aux mystères du destin, mais il savait reconnaître un élément perturbateur. Et Marie en était un.

Il lui avait d’abord accordé peu d’importance, persuadé qu’elle disparaîtrait aussi vite qu’elle était apparue. Mais non. Jour après jour, elle s’accrochait, s’intégrait, gagnait du terrain. Et maintenant, elle partageait la tente de Darius.

Il aurait voulu se convaincre que cela ne comptait pas. Darius avait connu d’autres femmes, d’autres amants, et jamais aucun d’eux n’avait eu d’influence sur lui. Il ne s’attachait pas. Il prenait, puis il passait à autre chose. C’était la loi tacite du camp, un fait que tous acceptaient sans le questionner. Alors pourquoi Marie était-elle toujours là ? Pourquoi n’avait-elle pas encore été reléguée au rang de souvenir, comme tous les autres ?

L’immortel serra les dents, la mâchoire crispée sous l’effet d’une contrariété qu’il refusait de nommer. Il n’était pas jaloux. Ce n’était pas une question de désir ou de rivalité. Ce qu’il voyait, c’était une anomalie, une menace à cet équilibre qu’il avait contribué à bâtir aux côtés de Darius. Parce que son chef avait changé. Subtilement, imperceptiblement, mais il avait changé.

Oh, il restait le même stratège impitoyable, le même chef implacable. Mais Grayson n’était pas dupe. Il le voyait dans ces instants où son regard s’attardait un peu trop sur elle. Dans la manière dont il la testait, encore et encore, comme s’il cherchait à la cerner, à comprendre quelque chose qu’il ne parvenait pas à définir lui-même.

Et ça, il ne l’acceptait pas. Il ne pouvait pas se permettre de voir son chef perdre pied. Darius était leur fondation, leur point d’ancrage, et si quelque chose venait à l’ébranler, c’est toute leur armée qui en pâtirait. Cette femme représentait une faille. Une brèche invisible que seul lui semblait percevoir. Et si elle ne partait pas d’elle-même, alors peut-être allait-il devoir s’en charger.

D’un geste sec, il rengaina son épée, rejetant l’inconfort de ses pensées. Il ne la laisserait pas ébranler ce qu’il avait mis tant d’années à bâtir. Darius finirait par ouvrir les yeux. Et si ce n’était pas le cas… alors Grayson les lui ouvrirait.




Mois après mois, Marie s’imposa parmi les hommes, non plus comme une étrangère à tolérer, mais comme une guerrière dont la place n’était plus contestée. Ses victoires aux entraînements, sa discipline rigoureuse et sa capacité à encaisser sans jamais se plaindre finirent par imposer un respect tacite, même chez les plus sceptiques.

Darius, fidèle à lui-même, n’émit aucun commentaire sur ses progrès. Pourtant, Marie percevait les changements subtils dans son attitude : il ne l’observait plus avec méfiance, mais avec une forme d’évaluation silencieuse, comme s’il cherchait à mesurer précisément jusqu’où elle pouvait aller. Il ne l’encourageait pas, ne la complimentait pas, mais il ne l’entravait plus non plus. Lorsqu’un jour, il lui confia la tâche de superviser l’entraînement de certaines recrues, elle comprit que, sans le dire, il reconnaissait ses compétences.

Ce fut d’abord une poignée d’hommes qu’on lui assigna, des jeunes guerriers encore inexpérimentés à qui elle enseigna patience et précision. Puis, à mesure que ses méthodes portaient leurs fruits, d’autres se joignirent aux entraînements, curieux de ses techniques inhabituelles. Contrairement aux styles martiaux bruts et puissants des soldats de Darius, l’immortelle leur apprit l’importance de la fluidité, de l’adaptabilité. Elle introduisit des esquives rapides, des frappes ciblées, des désarmements fulgurants qu’elle avait appris lors de ses voyages à travers les époques.

Bientôt, ses séances d’entraînement devinrent aussi respectées que redoutées. Elle était exigeante, intransigeante sur la rigueur, refusant la moindre complaisance. Mais elle était juste. Elle prenait le temps d’expliquer, de corriger, de pousser chaque homme à tirer le meilleur de lui-même. Les soldats commencèrent à la voir autrement : non plus comme une étrangère imposée par Darius, mais comme une instructrice digne de leur attention.

Cette évolution, si elle était discrète, ne passa pas inaperçue. Grayson, en particulier, la suivait du regard avec un agacement de plus en plus manifeste. Il voyait son influence croître, son rôle s’étendre, et ce qui l’irritait plus encore, c’était que son chef ne faisait rien pour l’arrêter. Pire, il l’autorisait à prendre ces responsabilités, comme s’il testait délibérément jusqu’où elle pourrait aller.

Marie, elle, ne s’en préoccupait pas. Elle se concentrait sur ce qu’elle savait faire : se battre, apprendre aux autres à se battre. Peu importait ce que Grayson pensait d’elle. Peu importait même ce que Darius voyait en elle.

Elle voulait simplement prouver qu’elle méritait sa place.




La nuit était tombée depuis longtemps, enveloppant le camp d’un silence relatif, seulement troublé par le crépitement des feux et les éclats de voix lointains des soldats encore éveillés. Dans la tente de commandement, Darius se tenait devant une carte rudimentaire du territoire, tracée sur une large peau de bête. Il étudiait les différentes routes, cherchant la meilleure approche pour une future attaque.

Grayson entra sans attendre d’y être invité, son pas ferme trahissant une irritation contenue. Il resta un instant à observer son mentor en silence, puis, d’une voix froide, lâcha :

— Tu la laisses aller trop loin.

Darius ne releva pas immédiatement la tête. Il fit glisser son doigt sur un tracé sinueux avant de répondre d’un ton neutre :

— De quoi parles-tu, exactement ?

— Ne joue pas à ça avec moi, Darius.

Le jeune immortel s’avança, posant les mains sur la table, son regard dur accroché à celui du chef de guerre.

— Cette femme. Elle s’impose parmi nous, elle prend des libertés que tu ne devrais pas lui accorder. Tu lui laisses entraîner nos hommes, tu la traites presque comme l’un de tes officiers. Pourquoi ?

Darius haussa légèrement un sourcil, comme amusé par la ferveur de son second.

— Elle est compétente. Ce serait du gâchis de ne pas exploiter ses talents.

— Ses talents, répéta Grayson avec un rire sans joie. Tu crois que c’est pour ça qu’elle est là ? Qu’elle veut simplement sa place parmi nous ?

Darius ne répondit pas tout de suite. Il savait où son second voulait en venir. Ce dernier reprit, sa voix plus basse, plus contenue, mais non moins incisive :

— Elle ne sera jamais l’une des nôtres. Elle n’a pas grandi dans cette armée, elle n’a pas versé son sang pour elle. Elle n’a pas sa place ici, et tu le sais.

— Et pourtant, elle est encore là.

— Parce que tu la laisses faire. Tu crois que je ne vois pas ton petit jeu ? Tu joues avec elle, comme un chat avec une proie.

Darius sourit légèrement, mais il n’y avait rien de chaleureux dans cette expression.

— Et si c’était le cas ?

Grayson le fusilla du regard.

— Tu fais une erreur, Darius.

Le sourire s’effaça aussitôt. D’un geste lent mais assuré, Darius contourna la table et s’arrêta face à lui. Il parlait d’un ton bas, mais chaque mot était chargé de cette autorité glaciale qui ne souffrait aucune contestation.

— Je ne fais jamais d’erreur, Grayson.

Son second ne cilla pas, mais il ravala sa colère, comprenant qu’il n’obtiendrait pas plus d’explications. Pourtant, au fond de lui, un doute persistait.

Darius n’avait jamais accordé de place à quiconque sans une raison valable. Et si lui-même ne comprenait pas encore pourquoi il tolérait la présence de Marie, c’était peut-être parce qu’elle représentait quelque chose qu’il n’était pas prêt à admettre. Le jeune immortel le savait, et c’est précisément ce qui l’inquiétait.




L'entraînement battait son plein sous le soleil de midi, les soldats s’affrontant par binômes sous le regard attentif de leurs instructeurs. Marie supervisait un groupe de recrues, corrigeant leurs postures, affinant leurs mouvements, démontrant avec précision les gestes à adopter. Son intégration progressait, lentement mais sûrement, et certains soldats commençaient même à lui accorder un certain respect.

C’est à cet instant que Grayson intervint. D’un pas tranquille mais déterminé, il s’approcha du cercle d’entraînement et observa un moment en silence. Puis, sans prévenir, il s’adressa aux soldats d’un ton froid et moqueur :

— C’est donc ça, vos nouvelles leçons ? Apprendre à se battre comme une femme ?

Un léger rire parcourut l’assemblée, mais il n’était pas unanime. Certains détournèrent les yeux, mal à l’aise. D’autres, au contraire, observaient la scène avec curiosité. Marie, elle, resta impassible.

— Une femme qui t’a déjà battu, il me semble, répliqua-t-elle sans ciller.

Un silence s’abattit sur le groupe. Grayson esquissa un sourire sans joie, puis s’approcha encore, réduisant délibérément l’espace entre eux.

— C’est vrai, admit-il en croisant les bras. Mais est-ce que ça fait de toi un soldat ?

Il tourna la tête vers les recrues, comme s’il s’adressait à elles.

— Vous croyez vraiment qu’une femme, aussi douée soit-elle, peut vous apprendre ce que nous, hommes de guerre, avons mis des années à maîtriser ? Vous pensez qu’elle sait ce que c’est, la vraie violence ?

Marie ne réagit pas immédiatement. Elle connaissait trop bien ce jeu. Il voulait la faire sortir de ses gonds, lui faire perdre pied devant les autres. Mais elle n’allait pas lui offrir ce plaisir.

— La violence, murmura-t-elle, je la connais mieux que toi.

Grayson haussa un sourcil, un rictus effleurant ses lèvres.

— Alors prouve-le, lança-t-il.

Et sans autre avertissement, il attaqua.

Ce n’était pas un duel loyal. Ce n’était même pas un combat d’entraînement. C’était une agression déguisée en leçon. Grayson frappa avec brutalité, visant ses appuis, cherchant à la faire chuter, à l’obliger à se défendre dans l’urgence. Il voulait l’exposer, la pousser à la faute, la ridiculiser. Mais Marie tint bon. Elle esquiva, bloqua, para avec une maîtrise implacable. Son corps réagit avant même que son esprit ne puisse analyser les attaques. Elle sentait la rage sous-jacente dans chacun de ses coups, une colère froide qu’il dissimulait derrière un masque de contrôle.

Les soldats s’étaient regroupés autour d’eux, fascinés par l’affrontement. Puis Grayson passa à un autre niveau.

D’un geste vif, il feinta une attaque haute pour mieux la déséquilibrer en balayant ses jambes. Marie chuta, et avant qu’elle ne puisse se relever, il s’abattit sur elle, son avant-bras pressé contre sa gorge, son poids maintenant son corps au sol.

— Alors ? demanda-t-il à voix basse, son souffle court. Toujours convaincue que tu es des nôtres ?

Marie planta son regard dans le sien. Elle ne chercha pas à lutter immédiatement. Elle vit le mépris dans ses yeux, l’envie qu’il avait de la voir abandonner, de la voir reconnaître sa défaite. Alors, elle sourit. Un éclat bref, ironique, qui eut l’effet d’un coup de poignard. Profitant de son trouble, elle utilisa la force de son propre corps contre lui. En un mouvement sec, elle le fit basculer et inversa leur position. Son genou s’enfonça dans sa poitrine, sa main encerclant sa gorge.

— Tu devrais savoir que la vraie violence, c’est de ne jamais sous-estimer son adversaire, murmura-t-elle.

Grayson la fusilla du regard, sa mâchoire crispée sous l’humiliation. Mais il ne tenta pas de se dégager. Marie, consciente du silence pesant qui les entourait, relâcha lentement sa prise et se redressa. Les soldats les observaient, certains avec admiration, d’autres avec prudence, mais aucun n’intervint. Elle n’avait remporté qu’un simulacre de victoire.

Elle savait désormais que ce combat n’était pas qu’une altercation de plus. Ce qu’elle avait pris pour du mépris chez Grayson s’était mué en une hostilité froide, définitive. Ce n’était pas un rival qu’elle venait de se faire, mais un ennemi irréconciliable.

Elle avait cru, un instant, qu’à force de ténacité, elle pourrait s’intégrer pleinement à cette armée, s’imposer sans effacer ce qu’elle était. Mais l’affrontement de ce soir venait de dissiper ses dernières illusions. L’attitude de Grayson, l’indifférence prudente des soldats, le silence de Darius qui n’intervenait jamais… Tout cela lui renvoyait une vérité qu’elle ne pouvait plus ignorer.

Elle n’appartiendrait jamais vraiment à ce camp.

Darius l’avait acceptée dans sa tente, dans son lit, mais jamais dans son monde. Il lui accordait une place en périphérie, un statut précaire, toléré mais jamais pleinement reconnu. Elle pouvait affronter ses hommes, braver leur méfiance, tenir tête à Grayson… mais cela ne changerait rien. Elle restait une anomalie. Une étrangère, ici comme partout ailleurs.

Et elle savait ce qu’elle devait faire.




Les jours qui suivirent, Marie sentit la tension autour d’elle s’épaissir. Les soldats la respectaient, mais elle devinait une réserve chez certains, comme si son ascension était allée trop vite. Quant à Grayson, il s’était muré dans un mutisme glacial, ne lui adressant plus que des remarques sèches et détachées. Il ne cherchait plus à la provoquer directement, mais sa présence seule suffisait à alourdir l’atmosphère.

Elle ne voulait pas être un point de discorde entre Darius et son second. Elle ne voulait pas devenir la fracture qui affaiblirait ce qu’ils avaient construit ensemble. Alors, un soir, alors qu’elle se trouvait dans l’intimité feutrée de la tente du chef, elle prit enfin sa décision.

— Je vais partir quelque temps, déclara-t-elle, son regard fixé sur les ombres projetées par la flamme des torches.

Elle sentit Darius se raidir légèrement à côté d’elle. Il était allongé sur le dos, l’air détendu en apparence, mais elle connaissait assez ses silences pour savoir qu’il pesait déjà ses mots avant de répondre.

— Pourquoi cette décision soudaine ? demanda-t-il, sa voix calme, mesurée, mais teintée d’une curiosité prudente.

Elle hésita. Comment formuler ce qu’elle ressentait ? Elle ne voulait pas qu’il y voie une fuite. Pourtant, c’en était une, en partie.

— J’ai besoin de retrouver un peu d’indépendance, dit-elle enfin, presque à contrecœur. Et… je pense que mon départ soulagera certaines tensions ici.

Elle n’avait pas besoin de dire son nom. Darius comprit immédiatement.

— Grayson, murmura-t-il.

Son regard s’assombrit légèrement, mais il ne chercha pas à la contredire. Elle attendit une réaction, peut-être un ordre, une interdiction déguisée sous son habituel pragmatisme, mais il n’en fit rien. Un léger soupir s’échappa de ses lèvres, et après un moment de réflexion, il hocha lentement la tête.

— Très bien, fit-il finalement. Fais comme bon te semble.

Son ton était distant, presque indifférent. Une froide acceptation. Rien qui ne trahisse une quelconque attache. Marie sentit son cœur se serrer malgré elle. Elle s’était attendue à cette réaction, et pourtant, une part d’elle espérait autre chose.

Elle se leva lentement, attrapant son manteau. Lorsqu’elle atteignit l’entrée, sa main effleura la tenture de peau, prête à quitter la tente sans se retourner. Mais la voix de Darius s’éleva une dernière fois.

— Tu reviendras.

Elle s’arrêta un instant, le souffle suspendu.

— Je le sais.

Elle ferma les yeux une seconde, puis reprit sa marche sans répondre.

Dehors, la nuit était glaciale. Elle inspira profondément l’air mordant, cherchant à chasser l’étrange poids qui pesait sur sa poitrine. Elle ignorait si Darius avait raison. Mais elle savait une chose : partir était la seule option qui lui restait.

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