Le Prix à payer - Highlander Fanfiction

Chapitre 21 : L’Ombre d’un Homme

13208 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour il y a 5 mois

Marie se dirigeait vers l’endroit où elle savait que Darius se trouvait, son instinct guidé par une étrange connexion qui semblait défier la logique. Depuis qu’elle avait remonté le temps, un fil invisible, presque palpable, semblait la lier à lui. Elle ressentait sa présence, comme un écho dans son esprit, lui indiquant précisément où il était, où elle devait aller. Cette certitude l’avait menée jusqu’aux denses forêts d’une région sauvage, marquée par des conflits incessants, une frontière mouvante entre les terres de l’Empire romain et celles des tribus germaniques.

Cela faisait des années qu’elle attendait ce moment. Depuis le jour où elle avait activé la puce de Jehan, elle savait que tout la conduirait à lui. Elle ne doutait pas qu’il serait différent, qu’il n’aurait pas encore traversé les siècles qui feraient de lui l’homme qu’elle avait aimé. Mais une partie d’elle, irrépressible, s’accrochait à une autre idée : il la reconnaîtrait d’une manière ou d’une autre. Pas par le regard, ni par les souvenirs, mais il y aurait quelque chose. Un instinct, une impression fugace. Une certitude indéfinissable qui transcenderait le temps et les événements.

Darius, chef de guerre, avait établi son campement au cœur de cette zone stratégique, sur une colline surplombant une rivière encaissée. L’endroit offrait une vue dégagée, essentielle pour surveiller les environs, et une position défensive idéale pour préparer ses hommes à la guerre. Ses guerriers, un mélange de tribus alliées et de mercenaires aguerris, obéissaient à son commandement avec une loyauté forgée par sa force et son intelligence tactique.

 

Elle s’était attendue à ce que retrouver Darius soit difficile. Elle savait qu’il ne serait pas le même homme que celui qu’elle avait connu. Mais elle n’avait pas imaginé à quel point il serait inaccessible.

Elle le traquait depuis des semaines, suivant son avancée à travers les terres sauvages, observant de loin ses déplacements et ceux de son armée. Elle ne pouvait ni s’approcher trop près de son camp, de peur d’être repérée par ses hommes, ni se tenir trop près de lui, car il aurait ressenti sa présence comme elle ressentirait la sienne. Il fallait être patiente. Trouver le bon moment.

Elle le vit pour la première fois en haut d’une colline surplombant son camp, silhouette impassible dans la lueur du couchant. Il était en pleine discussion avec ses généraux, indiquant du doigt une carte étalée sur une table de fortune. Son visage était grave, concentré. Elle n’avait jamais douté de ses talents de stratège, mais voir à quel point ses hommes buvaient ses paroles, obéissant sans hésitation, la frappa plus qu’elle ne l’aurait cru.

Ce n’était pas l’homme qu’elle avait connu. Il n’y avait pas cette bienveillance tranquille qu’elle attendait, pas cette lueur de compréhension qui avait toujours été présente, même dans leurs conflits les plus intenses. Son regard était celui d’un homme durci par la guerre, chargé de certitudes inébranlables. Il n’était pas seulement un chef. Il était un conquérant.

 

Les jours passaient, et Marie observait Darius sans jamais s’approcher trop près. Il dirigeait son armée avec une discipline implacable, partageant les entraînements, exigeant de ses hommes une rigueur sans faille. Il ne semblait jamais se reposer. Même lorsqu’il se trouvait seul dans sa tente, il restait en alerte, dormant d’un œil, prêt à réagir au moindre bruit. Il inspirait autant de crainte que de respect, et jamais un de ses guerriers n’osait le défier ouvertement.

Elle avait d’abord cru pouvoir s’introduire dans son campement, lui parler directement, mais l’idée s’était révélée irréaliste. Ses hommes étaient trop nombreux, trop bien organisés, et Darius trop méfiant. L’approcher au milieu de ses soldats reviendrait à se jeter dans la gueule du loup. Non, elle devait l’attirer loin de son monde, en terrain neutre, là où il ne pourrait pas se retrancher derrière son armée.

L’automne était à son apogée. Les arbres de la forêt se paraient de teintes rougeoyantes, mais sous leurs branches alourdies par l’humidité, la terre était gorgée de pluie, rendant chaque pas plus silencieux. Le vent, chargé de l’odeur du froid à venir, glissait entre les troncs, apportant avec lui une tension sourde.

Elle le suivait depuis plusieurs jours, attendant le bon moment. Il chevauchait souvent en solitaire, mais jamais bien loin de ses troupes. Parfois, il supervisait un avant-poste, parfois il rencontrait des émissaires. Cette fois, il s’était aventuré seul, quittant son campement pour négocier des provisions avec un village voisin. Une tâche banale en apparence, mais vitale pour la survie de son armée.

Elle savait que c’était l’occasion qu’elle attendait. Elle ne pouvait pas l’aborder au village, trop de regards étaient braqués sur lui. Elle devait attendre son retour, quand il serait seul sur la route, loin des siens.

Elle choisit une clairière en bordure du chemin qu’il emprunterait, un endroit où la forêt s’ouvrait juste assez pour qu’il n’ait pas l’avantage du couvert. La mousse et les fougères étouffaient les bruits, les branchages formaient une protection naturelle. Elle connaissait cet homme. Elle savait qu’il s’arrêterait en voyant une silhouette l’attendre sur son passage.

Et lorsqu’il approcha, elle le sentit avant même de l’apercevoir. Ce frisson familier parcourut son être, cette vibration dans l’air qu’elle ne pouvait confondre avec rien d’autre. Son lien avec lui transcendait le temps et la raison, et pourtant, alors qu’il apparaissait entre les arbres, elle sentit une pointe d’hésitation l’envahir.

Elle ne s’était pas préparée à la froideur de son regard.

 

Marie se tint immobile alors que le cavalier s’arrêtait à quelques mètres d’elle. Le silence s’étira, alourdi par la brise froide qui soulevait les feuilles mortes autour d’eux. Il la scrutait avec méfiance, une évaluation silencieuse, méthodique, et dans l’acier de ses prunelles, elle chercha en vain la douceur qu’elle connaissait. Ce n’était pas lui. Pas encore. Un instant, elle voulut croire que ce n’était qu’une façade, qu’il allait la reconnaître d’une manière ou d’une autre, sentir ce lien qui les unissait au-delà du temps. Il ne pouvait pas être totalement différent, pas lui. Mais il n’y avait rien. Aucune réminiscence, aucun trouble dans ses traits. Seulement un homme devant une étrangère, pesant le danger qu’elle représentait.

— Darius, dit-elle simplement, d’une voix calme.

Un battement de silence. Puis il descendit lentement de son cheval, sans répondre. D’un geste fluide, il attacha les rênes à une branche basse, sans jamais la quitter du regard.

— Je t’attendais, ajouta-t-elle, mesurée.

Un sourire narquois étira les lèvres de l’immortel, une lueur d’ironie brillant dans ses yeux clairs.

— Voilà qui est surprenant, fit-il d’un ton traînant. Nous nous connaissons ?

Elle retint son souffle, espérant une étincelle, un sursaut, n’importe quoi. Mais il n’y avait que cette froideur analytique, cette façon de jauger une menace potentielle.

— Non, admit-elle. Pas encore. Mais je suis là pour toi.

Il s’approcha d’un pas lent, calculé, et porta la main à son épée. Elle ne fit pas un geste, se contentant de le fixer avec la même sérénité.

— Si tu es là pour me défier, sache que je ne laisse jamais un combat inachevé, déclara-t-il d’un ton neutre, presque indifférent.

— Je ne suis pas venue pour me battre contre toi, répondit-elle, d’un ton posé. Je suis venue te rejoindre.

— Me rejoindre ? répéta-t-il avec un mépris à peine dissimulé. Et pourquoi ferais-je une place à une inconnue dans mon armée ?

— Parce que je peux t’apporter bien plus qu’une simple épée, répliqua-t-elle sans se laisser démonter. Je ne crains ni les lames ni le temps. Je peux être ton arme la plus précieuse, celle qui ne faiblit jamais, qui peut combattre sans craindre la mort. Un soldat qui se relève toujours, un allié qui ne peut être brisé.

Il éclata d’un rire bref, sec, avant de la détailler avec une expression plus dure.

— Intéressant. Mais il y a un problème, fit-il en s’arrêtant juste devant elle. Tu es une femme. Et une femme, même immortelle, ne peut pas prétendre être l’égale d’un guerrier.

Marie sentit un sourire cynique étirer ses lèvres. C’était donc ça. Il ne la reconnaissait pas, et en plus, il la réduisait à une étrangère sans valeur. Un obstacle. Une faiblesse. Elle s’attendait à ce qu’il soit différent, mais pas à ce qu’il la regarde ainsi.

— Ce n’est pas ton genre de sous-estimer un adversaire, rétorqua-t-elle doucement en posant une main sur le pommeau de son épée. Alors, que dirais-tu d’un marché ?

Il haussa un sourcil, intrigué malgré lui.

— Un duel, reprit-elle. Si je gagne, tu m’intègres à ton armée. Si tu gagnes… libre à toi de prendre ma tête.

Le regard de Darius s’assombrit, mais une lueur d’intérêt brilla dans ses yeux.

— Tu es bien audacieuse, souffla-t-il. Comment t’appelles-tu ?

Voyant qu’elle ne réagissait pas, il ajouta :

— J’aime connaître le nom de ceux dont je prends la tête…

Un sourire ironique illumina le visage de Marie, et elle lui répondit sans le lâcher des yeux :

— Dans ce cas, ça n’est pas aujourd’hui que tu auras ta réponse…

L’espace d’un instant, elle crut percevoir un doute dans le regard de Darius. Mais il se ressaisit vite et afficha à nouveau l’air déterminé qu’il portait depuis leur rencontre. Leurs épées ne s’étaient pas encore croisées, mais le combat avait déjà commencé, chacun étudiant attentivement l’autre : sa balance, son regard et le moindre de ses mouvements.

 

Darius ne la quitta pas des yeux en dégainant son épée, la lame sifflant légèrement dans l’air. Il n’attendit pas. D’un mouvement fluide et précis, il fondit sur elle, visant son flanc d’un coup rapide. Il ne cherchait pas à tester ses réflexes, il voulait en finir rapidement.

Ridicule.

C’était le seul mot qui lui venait en tête. Une femme qui osait lui tenir tête, qui pensait pouvoir le défier. Il ne savait pas si c’était de l’inconscience ou de l’arrogance, mais cela l’irritait. Il n’avait pas de temps à perdre. Un seul coup bien placé suffirait à lui faire comprendre sa place.

Mais Marie ne bougea pas immédiatement. Elle observa, analysa. Son instinct lui criait d’attaquer, de répondre avec la même hargne, mais elle le musela avec fermeté. La colère, l’excitation du combat, ces émotions qui avaient autrefois guidé sa lame n’avaient pas leur place ici. Ce duel n’était pas une question d’ego ni de domination. C’était une négociation où elle imposait ses termes.

Lorsqu’elle esquiva enfin, ce fut avec une précision calculée. Pas un mouvement de trop, pas un geste inutile. Sa propre lame s’éleva pour parer l’attaque suivante, sa prise ferme et assurée.

Darius haussa un sourcil, légèrement surpris. Elle avait de bons réflexes. Mais cela ne suffirait pas. Il intensifia son assaut, enchaînant les coups avec la rapidité d’un guerrier aguerri. Elle tint bon, mais il sentait sa prise fléchir sous l’impact de ses frappes. Il voyait déjà comment elle allait céder : il lui suffirait de la forcer à reculer encore un peu, de l’épuiser avant de lui porter le coup fatal.

Marie, cependant, ne se laissa pas submerger.

Il cherche à me fatiguer. Il croit que je vais craquer.

Mais elle savait déjà qu’il échouerait.

Face à lui, tout lui semblait limpide. Elle pouvait lire son corps comme un livre ouvert, sentir l’intention derrière chaque geste avant même qu’il ne l’exécute. Il attaquait, et déjà elle savait où sa lame allait frapper. Il feintait, et elle se réajustait avant qu’il ne puisse exploiter la faille. C’était une sensation troublante, une impression d’être à la fois elle-même et en lui, comme si un écho de son esprit résonnait en elle.

Darius commença à ressentir un léger agacement. Ce n’était plus une question de réflexes. Elle anticipait ses coups d’une manière qui n’avait rien d’ordinaire.

Comment fait-elle ?

Il ajusta sa posture, changea de tactique, tenta de feinter davantage, mais chaque fois qu’il croyait ouvrir une brèche, elle n’y tombait pas. Il accéléra encore, cherchant à la surprendre, mais elle s’adapta immédiatement.

Ce n’est pas possible.

Marie pivota brusquement, laissant son poids l’entraîner dans une esquive qui fit basculer Darius en avant. Il se rattrapa de justesse, redressant son épée en un arc mortel. Elle bloqua juste à temps, l’acier vibrant sous l’impact. Un sourire effleura les lèvres du guerrier.

— Pas mal, souffla-t-il.

Il recula d’un pas, ses prunelles claires braquées sur elle. Il l’évaluait, recalculait ses stratégies. Elle perçut le moment précis où le combat bascula. Il ne la considérait plus comme une simple étrangère un peu trop audacieuse. Désormais, il la jaugeait comme un adversaire sérieux.

Il attaqua à nouveau, plus mesuré cette fois. Son style changea subtilement, ses frappes devenant plus calculées, cherchant à la pousser dans un retranchement où elle commettrait une erreur. Il essayait de lui imposer son rythme, mais elle refusa de s’y plier. Elle s’adapta, modulant ses propres mouvements en réponse, jouant sur son endurance et sa vitesse.

Darius sentit son irritation grandir. Il devait la mettre à terre. Pas seulement pour gagner, mais parce qu’il refusait d’être mis en échec. Pas par elle.

Elle laissa volontairement quelques ouvertures, l’attirant dans des mouvements prévisibles avant de le surprendre par une esquive ou une parade inattendue. Chaque fois qu’il pensait avoir trouvé une faille, elle le devançait d’un souffle. Après plusieurs échanges, elle capta une ombre d’incertitude dans son regard. Il n’avait pas prévu qu’elle tiendrait aussi longtemps. Il serra les dents, intensifiant son offensive. Marie sentit un changement dans sa posture, un agacement qu’il tentait de masquer sous un contrôle parfait.

Il n’aime pas perdre le dessus.

C’était le moment qu’elle attendait.

Elle laissa venir un coup plus ample, feinta une esquive à droite avant de pivoter brutalement à gauche. Son pied crocheta le sien, et d’un coup d’épaule, elle l’envoya violemment au sol.

Darius tomba sur un genou, l’épée levée en défense, mais elle était déjà sur lui. La pointe de sa lame s’arrêta juste contre sa nuque, caressant sa peau avec une menace silencieuse.

Un silence tendu s’abattit sur la clairière. Il n’était pas seulement vaincu. Il était humilié. Et pourtant, l’immortelle ne ressentit aucun triomphe. Aucune exaltation. Ce n’était pas une victoire. C’était une preuve. Une démonstration nécessaire pour qu’il l’accepte à ses côtés. Mais lorsqu’elle plongea son regard dans le sien, elle ne vit pas la reconnaissance qu’elle espérait. Seulement une colère froide, une blessure d’orgueil.

Darius ne baissa pas les yeux. Il soutint son regard, son expression impénétrable. Qui es-tu ? Il voulait le lui demander, mais il savait qu’il n’obtiendrait pas de réponse. Il y avait en elle quelque chose qui le dérangeait, une familiarité étrange qu’il ne pouvait pas expliquer.

 

Marie recula légèrement, abaissant lentement son arme. Puis, d’un mouvement sûr, elle le désarma d’un coup sec. Son épée vola dans les feuilles, hors de portée. Darius sursauta, relevant les yeux vers elle avec une lueur dangereuse. Elle lui tendit alors la main.

— Ce n’est pas ta tête que je veux, déclara-t-elle calmement.

Il resta immobile un instant, son regard brûlant ancré dans le sien.

Elle n’a pas peur.

Il le voyait, il le sentait. Une étrangère qui l’avait vaincu, qui lui offrait sa main comme s’il n’était qu’un soldat à relever. Un frisson glacé lui parcourut l’échine. Il ne savait pas ce qui l’irritait le plus : la défaite en elle-même, ou la manière dont elle le traitait, comme si elle le connaissait déjà.

Lentement, il glissa ses doigts dans les siens.

Lorsqu’elle le tira debout, il ne lâcha pas sa main. Son étreinte était ferme, presque trop. Ses yeux bleus, perçants, la fixaient avec intensité. Elle soutint son regard, sentant dans cette proximité une tension palpable. C’était un mélange d’incertitude, de honte face à sa défaite, et d’un besoin irrépressible de restaurer son autorité.

Elle me regarde comme si elle savait déjà comment tout cela va finir.

L’orgueil de Darius bouillonnait sous la surface, une colère sourde qu’il ne parvenait pas à rationaliser. Cette femme, sortie de nulle part, avait perturbé l’ordre immuable de sa réalité. Il devait reprendre le contrôle.

Elle sentit un frisson la parcourir. Elle croyait voir une lueur familière en lui, un écho de l’homme qu’il deviendrait. Mais ce n’était qu’une illusion. L’homme qu’elle avait connu n’existait pas encore. Celui qui se tenait face à elle était un chef de guerre, forgé par la brutalité, nourri par l’ambition, insaisissable et imprévisible.

Darius resserra brusquement sa main autour de celle de Marie, lui broyant presque les doigts. Elle réprima un tressaillement, refusant de montrer la moindre faiblesse. Il l’attira soudainement contre lui, sa poigne implacable réduisant à néant la distance entre leurs corps. Son souffle, encore haletant du combat, effleura sa joue, brûlant contre sa peau froide. Il sentit la tension dans chacun de ses muscles, une vibration contenue entre rage et désir.

Je devrais la tuer.

La pensée le traversa brutalement. Elle était un danger, une anomalie qu’il ne comprenait pas.

Marie leva lentement sa main libre et effleura la joue rugueuse du guerrier. Un geste apaisant, irréfléchi, comme si elle cherchait à toucher un fantôme sous cette façade brutale. Darius se raidit. Une hésitation, fugace, traversa son regard. L’espace d’un instant, elle crut qu’il allait la lâcher. Mais cette lueur s’éteignit aussi vite qu’elle était apparue.

Elle me défie encore.

Il relâcha sa prise sur sa main, mais ce fut pour mieux l’attirer contre lui. Marie laissa tomber son épée. Elle entendit le bruit métallique résonner sur le sol couvert de feuilles, mais cela lui sembla lointain, irréel.

Il ne me voit même pas.

Les mains de Darius trouvèrent son corps, explorant sans douceur la courbe de ses hanches à travers le lin léger de sa robe. Il la plaqua contre le tronc rugueux d’un arbre, et cette fois, elle sentit pleinement la force brute qui émanait de lui.

Je dois lui faire comprendre.

Sa prise se resserra sur elle, non pas par désir, mais par nécessité. Elle l’avait privé d’une victoire, il devait la marquer d’une autre manière. Il n’y avait pas de douceur dans ses gestes, rien d’un échange égal. C’était une conquête, une réaffirmation de son pouvoir sur elle, sur lui-même. Ce qu’il avait devant lui, ce n’était pas une femme qu’il désirait, c’était une énigme qu’il refusait de laisser sans réponse.

Mais au fond de lui, un doute subsistait. Pourquoi n’avait-elle pas peur ? Pourquoi n’avait-elle pas fui ?

Elle resta immobile. Elle savait ce qui allait suivre. Elle l’accepta sans un mot, sans un cri, sans une lutte. Dans l’obscurité de son esprit, les mots qu’elle avait adressés à Thalia résonnèrent, tranchants comme une lame. Ne laisse jamais un homme te manquer de respect. Alors pourquoi était-elle incapable d’appliquer ses propres conseils ?

Non, Darius… ça ne peut pas être toi…

Elle aurait pu lutter. Elle aurait dû lutter. Mais elle n’en fit rien.

Elle avait tant rêvé de cet instant, d’une retrouvaille différente, d’un amour ancien qui renaîtrait sous une autre forme. Mais ce n’était pas de l’amour. Ce n’était pas la tendresse qu’elle avait espérée. Elle se laissa emporter, non pas par le désir, mais par l’absence. Son esprit s’éloigna, fuyant la réalité de cet instant. Elle n’était plus là. Plus vraiment. Dans l’obscurité de son esprit, une pensée flotta, amère et acérée : Tu n’es qu’une étrangère pour lui.

 

Darius s’écarta brutalement, comme s’il venait de se réveiller d’un état second. Il recula d’un pas, le regard fuyant, reprenant son souffle avec difficulté. Il laissa retomber ses bras le long de son corps, comme s’il prenait conscience, trop tard, de ce qu’il avait fait.

Un silence pesant s’étira entre eux. Marie s’appuya contre l’arbre, son corps encore tremblant, mais ce n’était pas de peur. Pas de colère. Juste un vide immense, un gouffre silencieux dans lequel elle sombrait sans fin.

Darius détourna les yeux, évitant son regard comme si le simple fait de la voir rendait sa faute plus réelle. Il se sentait oppressé, incapable de définir la tempête qui grondait en lui.

Je ne comprends pas.

Il ne savait pas ce qu’il ressentait. De la honte ? De la colère ? Une satisfaction glaciale d’avoir affirmé son emprise sur elle ?

Non. Rien de tout cela ne sonnait juste.

Alors, sans un mot, il remit de l’ordre dans ses vêtements, se détourna et marcha vers sa monture. Il ne la regarda pas. Il ne prononça pas une seule excuse, pas un seul mot.

Marie resta quelques secondes immobile, le regard fixé sur un point indistinct. Puis, d’un geste lent et mesuré, elle essuya machinalement les traces de leur échange avec le bord de sa robe, et se redressa.

 

Le voyage de retour se fit dans un silence absolu. Le soleil déclinait lentement, peignant l’horizon de teintes ardentes. Leurs chevaux avançaient côte à côte, mais aucun d’eux ne brisa le mutisme qui pesait entre eux. Darius regardait droit devant lui, comme si elle n’existait plus. Marie, elle, fixait l’horizon. Un battement après l’autre, elle enterrait ce qu’elle avait espéré.




Le jour déclinait, baignant la forêt d’une lumière dorée. Darius quitta soudain le sentier principal et guida son cheval vers un endroit plus isolé, s’enfonçant sous la voûte dense des arbres. Ils débouchèrent sur une clairière traversée par un ruisseau aux eaux cristallines. Il mit pied à terre et, sans un regard vers elle, déclara simplement :

— Nous passerons la nuit ici.

Marie hocha la tête sans répondre et descendit de sa monture. Le silence pesait entre eux, épais et étouffant. Depuis leur affrontement, depuis ce qui avait suivi, pas un mot n’avait été échangé. Darius ne semblait pas troublé. Pas concerné. Pas même conscient de l’abîme dans lequel il l’avait plongée.

Comme si rien n’avait eu lieu.

Il s’éloigna pour rassembler du bois, et Marie se dirigea vers le ruisseau, les membres engourdis. Ses gestes étaient mécaniques lorsqu’elle ôta sa cape, ses bottes, puis le reste de ses vêtements. L’eau était glacée lorsqu’elle s’y enfonça, mordant sa peau comme des lames invisibles. Elle ferma les yeux, laissant le froid envahir chaque parcelle de son corps, cherchant à étouffer ce qu’elle ressentait.

Elle s’était promis que jamais un homme ne lui manquerait de respect. Elle l’avait dit à Thalia. Elle en avait fait un principe. Une règle immuable. Et pourtant, elle était là, passive, incapable de réagir, de se révolter contre ce qu’il lui avait fait. Était-ce parce qu’il était Darius ? Ou parce qu’elle ne savait plus qui elle était, ni pourquoi elle s’accrochait encore à cet idéal déformé qu’elle avait gardé de lui ?

Lorsqu’elle sortit de l’eau, l’air mordant s’accrocha à sa peau, mais elle ne frissonna pas. Le guerrier était de retour près du feu, affairé à allumer les premières flammes, et son regard se posa sur elle un bref instant. Il ne fit aucun commentaire. Aucun mot. Rien. Comme si tout était normal. Comme si elle était simplement une étrangère sur sa route.

Elle s’installa près du feu, sortit deux pommes de sa besace et lui en tendit une. Il l’accepta sans un mot, sans un regard, comme si ce geste était dénué de toute signification. Le crépitement du feu emplissait le silence entre eux. Puis, sans transition, la voix du guerrier brisa enfin le silence.

— Tu ne m’as jamais répondu. Comment t’appelles-tu ?

Marie releva les yeux vers lui, sondant son regard, cherchant une trace, un signe, une fissure dans ce mur d’indifférence qu’il opposait à tout. Rien.

— Tu veux toujours prendre ma tête ? demanda-t-elle, un sourire ironique effleurant ses lèvres avant qu’elle ne réponde plus sérieusement : Marie.

Darius hocha la tête, enregistrant son prénom sans autre réaction.

— Pourquoi veux-tu rejoindre mon armée ?

Elle détourna les yeux vers les flammes, laissant le silence s’étirer avant de murmurer :

— Ce n’est pas seulement ton armée, Darius. C’est toi que je veux rejoindre.

Il resta immobile, son regard se plissant légèrement sous l’incompréhension.

— Pourquoi ? Tu n’as pas besoin d’un homme pour te protéger, ça, je l’ai bien vu.

Un rire amer manqua de lui échapper. Elle avait été incapable de se protéger elle-même, quelques heures plus tôt. Elle inspira profondément, comme si elle pouvait ravaler ce constat, et répondit doucement :

— Il y a des choses que je ne peux pas t’expliquer. Mais sache une chose : jamais je ne m’en prendrai à toi.

C’était la seule vérité qu’elle pouvait lui offrir.

Darius ne répondit rien. Il se contenta de la regarder, comme s’il pesait ses mots, comme s’il essayait de comprendre ce qu’elle cachait. Elle était assise de l’autre côté du feu, son visage détendu malgré la rudesse de la journée. Rien, dans son attitude, ne laissait transparaître une once de crainte ou de doute. Il n’avait jamais vu une femme comme elle. Trop calme. Trop assurée. Elle n’était ni soumise ni arrogante, et cette absence d’attitude attendue le dérangeait plus qu’il ne l’aurait cru. La plupart des guerriers qu’il croisait cherchaient à lui prouver quelque chose : leur loyauté, leur force, leur bravoure. Mais elle, elle n’attendait rien. Elle n’exigeait rien. Elle se contentait d’être là, et cela l’irritait.

Je devrais la tuer.

L’idée lui traversa l’esprit sans détour. Ce serait plus simple. Plus logique. Il avait tué pour moins que ça. Elle avait remporté le duel, et cela le rongeait encore. Sa lame contre sa nuque, son regard stable et inébranlable… L’humiliation cuisante de cette défaite lui brûlait encore la peau. Elle l’avait vaincu, et elle était toujours là, le regardant comme si cela n’avait aucune importance. Cela le rendait fou. Et pourtant, il ne pouvait pas lever son épée contre elle maintenant. Pas après un combat loyal. Pas alors qu’il lui avait déjà concédé la victoire. Son code d’honneur lui interdisait un tel acte.

Il se détourna légèrement, cherchant à se détacher de cette sensation désagréable. Il aurait voulu la détester, mais il n’y arrivait pas. Il aurait voulu la mépriser, mais elle ne lui en donnait pas l’occasion. Elle restait un mystère, une anomalie dans son monde de certitudes. Une étrangère qui ne le craignait pas, qui ne cherchait pas à le défier, qui ne voulait pas le séduire ni l’anéantir. Alors, qu’est-ce qu’elle voulait ?

Il la regarda de nouveau, détaillant ses traits à la lumière du feu. Sa posture était détendue, mais il devinait la vigilance sous-jacente dans chaque ligne de son corps. Une guerrière, aguerrie par des combats dont il ne connaissait rien. Il la jaugea un instant de plus, cherchant un indice, une faille, quelque chose qui lui permettrait de la comprendre. Mais elle ne lui offrit rien.

Alors il garda le silence. Et il attendit.

 

Marie observa la lueur du feu danser sur le visage du guerrier, illuminant les angles durs de ses traits. Il était là, assis en face d’elle, et pourtant, il lui semblait plus lointain que jamais. Elle brisa enfin le silence :

— Tu montes la première garde et tu me réveilles lorsque tu voudras dormir ?

Il haussa un sourcil, intrigué.

— Tu n’as pas peur que je prenne ta tête pendant ton sommeil ?

Elle esquissa un sourire, mais cette fois, il n’atteignit pas ses yeux.

— Je connais tes valeurs, Darius. Jamais tu ne prendrais la tête d’un autre immortel en dehors d’un combat à la loyale. La seule chose que tu puisses faire, c’est partir pendant que je dors. Mais je sais où se trouve ton campement…

Un éclat furtif traversa le regard de l’homme. Un semblant d’amusement. Une fraction de seconde. Puis plus rien.

Marie s’enroula dans sa cape et s’allongea près du feu. Elle ne savait pas si elle réussirait à dormir, mais elle ferma les yeux, espérant que la nuit l’emporterait ailleurs.

 

Au matin, les premiers rayons du soleil perçaient à travers les branches. Elle ouvrit les yeux lentement, et son regard se posa sur lui. Darius était exactement au même endroit. Immobile. Silencieux. Observant. Il ne dit rien.

— Tu n’es pas parti, murmura-t-elle, sa voix à peine audible.

Il se leva, s’éloigna vers son cheval et déclara simplement :

— Allons-y. Je veux atteindre le camp avant la tombée de la nuit.

Pas un mot sur ce qu’il s’était passé. Pas un regard en arrière. Marie se redressa et le suivit, le silence entre eux plus lourd que jamais.




Le retour de Darius au camp ne passa pas inaperçu. Comme toujours, des éclaireurs l’avaient précédé, portant la nouvelle de son arrivée bien avant qu’il ne franchisse les premières lignes de défense. À l’entrée du campement, une silhouette se détachait dans la lumière déclinante : Grayson, son second, l’attendait.

Marie sentit la vibration caractéristique au creux de son crâne, annonçant la présence d’un immortel. Mais Darius, lui, n’avait pas eu besoin de ce signal pour reconnaître son élève.

Grayson était là, droit et immobile, les bras croisés sur sa poitrine. Fin et élancé, son port était celui d’un guerrier aguerri, d’un homme sûr de sa place. Ses cheveux blonds, presque dorés sous les derniers rayons du soleil, encadraient un visage anguleux où l’assurance le disputait à une froide intelligence. Ses yeux d’un bleu pâle fixèrent Darius avec attention, mais glissèrent presque aussitôt sur sa compagne de route.

Il n’esquissa aucun geste de salutation, se contentant d’observer la femme qui accompagnait son mentor. Il n’eut pas besoin de la vibration subtile pour comprendre ce qu’elle était. Il le savait déjà. Il le voyait dans sa posture, dans la manière dont elle se tenait en selle, le dos droit, la main posée sur sa monture avec une aisance calculée. Une immortelle. Son expression se durcit imperceptiblement. Darius, quant à lui, ne laissa planer aucune ambiguïté. Il arrêta sa monture à hauteur de son disciple et déclara d’un ton glacial :

— Voici Marie. Elle va rejoindre nos rangs.

Cette dernière inclina légèrement la tête en guise de salut.

Il répondit d’un signe bref, mais son regard restait pesant. Il n’avait pas l’habitude que Darius prenne des décisions sans l’en informer au préalable. Encore moins lorsqu’il s’agissait d’un nouvel immortel. Sans ajouter un mot, il pivota et leur fit signe de le suivre à travers le camp.

 

L’endroit était un foisonnement d’activités, un camp militaire en perpétuel mouvement. Des hommes s'affairaient autour des feux, d'autres entretenaient leurs armes ou réparaient les équipements endommagés. L’odeur du cuir, de la sueur et du sang flottait dans l’air, entremêlée aux relents de bois brûlé.

À leur passage, les regards se tournèrent vers eux. Marie sentit l’attention des guerriers se poser sur elle, certains curieux, d’autres méfiants. Une femme, et une étrangère de surcroît. Elle savait ce que ces regards signifiaient : une mise à l’épreuve était inévitable.

Ils traversèrent le camp sans un mot jusqu'à atteindre une zone légèrement en retrait, où les tentes des combattants se dressaient en rangs serrés. Darius arrêta son cheval et désigna un espace dégagé d’un geste sec.

— Installe-toi ici.

Puis, sans attendre de réponse, sans même un regard, il tourna les talons et s’éloigna. Elle l’observa disparaître entre les ombres du campement, puis descendit de cheval.

— Il n’offre pas souvent l’hospitalité, lança Grayson d’un ton neutre, mais où perçait une pointe d’ironie.

Elle haussa un sourcil avant de répondre simplement :

— Je n’en attendais pas plus.

Un silence flotta entre eux, pesant. Puis il hocha imperceptiblement la tête et s’éloigna à son tour.

Marie tourna son attention vers l’espace qui lui avait été attribué. Elle remarqua que les hommes alentour l’observaient encore du coin de l’œil, certains murmurant entre eux. Elle les ignora et s’attela à monter son abri. Plutôt que de s’installer dans une tente de toile comme celles des autres guerriers, elle opta pour une structure plus rudimentaire. Des branches solides, des peaux tendues et liées par des cordes. Une construction simple, efficace, qu’elle avait apprise lors de ses voyages.

Son choix n’échappa pas à Grayson, qui, revenu sans un bruit, s’arrêta à quelques pas d’elle.

— Tu comptes dormir sous ça ? demanda-t-il avec un rictus à peine voilé.

Elle continua son travail sans relever la tête.

— Ça suffira.

Il l’observa encore un instant, avant de tourner les talons sans un mot.




Darius était accroupi dans un coin de sa tente, rangeant méthodiquement les quelques affaires qu’il avait ramenées de son voyage. Son épée, soigneusement nettoyée, reposait à portée de main, et une carte partiellement déroulée attendait sur une table de bois brut. Il s’affairait en silence, concentré sur des gestes précis, lorsqu’une ombre s’étira à l’entrée de la tente.

— Tu es revenu avec une étrangère.

La voix de Grayson était posée, sans accusation directe, mais le poids de la question sous-jacente était clair. Darius ne s’interrompit pas immédiatement. Il termina de fixer la boucle d’un sac de cuir avant de se redresser, faisant face à son second.

— Oui, répondit-il simplement.

Ce dernier l’observa un instant, ses traits marqués par une interrogation prudente.

— Qui est-elle ?

— Une guerrière, répondit Darius. Elle sait manier une épée.

Le ton était neutre, presque détaché. Pourtant, Grayson ne se laissa pas convaincre par cette réponse évasive. Son regard glissa vers l’extérieur, où la silhouette de Marie était encore visible, installant son abri de fortune à l’écart des autres soldats.

— Et tu la penses digne de confiance ?

Darius fixa son second sans répondre immédiatement. Il aurait préféré ne pas avoir à répondre à cette question. Elle a gagné. Je n’avais pas le choix.

— Elle a prouvé sa valeur.

Le jeune immortel resta silencieux un moment, jaugeant cette réponse. Il fit un pas dans la tente, baissant légèrement la voix, sans chercher à masquer la tension sous-jacente.

— Tu ramènes rarement des inconnus au camp. Encore moins des immortels.

Darius détourna brièvement le regard. Il savait que Grayson cherchait à comprendre, à percer le malaise qu’il devinait en lui. Lui-même ne pouvait nier une forme d’incertitude face à cette femme. Elle n’était pas une simple vagabonde en quête de protection. Il l’avait vu dans son regard. Elle était là pour lui.

— C’est une alliée, répondit-il enfin.

— Pour combien de temps ?

— Aussi longtemps qu’elle le décidera.

Le silence s’étira entre eux. Grayson n’aimait pas cette réponse, mais il n’insista pas. Darius lui-même n’était pas certain de ce qu’il attendait de cette femme. Il aurait dû la chasser, comme il l’avait fait avec d’autres. Mais il ne l’avait pas fait. Le jeune immortel croisa les bras.

— Si elle reste, nous devrons la surveiller.

— Je m’en occuperai, trancha Darius d’un ton qui n’invitait pas à la discussion.

Grayson inclina légèrement la tête, signe qu’il avait compris le message. Mais la méfiance restait visible dans son regard. Le chef de guerre détourna finalement la conversation vers des sujets plus pragmatiques.

— Les vivres que j’ai obtenus du village voisin permettront de tenir un mois de plus. Les négociations ont été plus simples que prévu.

Son second comprit qu’il n’obtiendrait rien de plus ce soir. Il hocha la tête, masquant son insatisfaction.

— Je vais faire le point avec les intendants.

Il quitta la tente, laissant Darius seul.

L’immortel resta immobile quelques instants, puis, lentement, reporta son attention sur la carte devant lui. Il traça du doigt une route dessinée à l’encre, mais son esprit était ailleurs. Là, dehors, sous un abri de fortune, une étrangère dormait parmi eux. Et il ne savait toujours pas pourquoi il l’avait laissée rester.




La nuit s’était étirée, et avec elle, l’ombre des flammes sur les visages fatigués des guerriers. Marie s’approcha du feu central, là où les vétérans partageaient leur repas et leurs histoires. Elle savait que son intégration ne serait pas immédiate, mais elle voulait observer, comprendre la hiérarchie tacite qui régissait ces hommes. L’ambiance était lourde, chargée de l’odeur du cuir, de la sueur et de la viande grillée. Certains soldats riaient bruyamment, d’autres nettoyaient leurs armes en silence. Elle sentit plusieurs regards peser sur elle tandis qu’elle s’asseyait en retrait. Ils jaugeaient son comportement, guettant la moindre faille.

Un groupe de quatre hommes, déjà éméchés, se détacha du cercle. Ils s’approchèrent lentement, leurs sourires s’étirant dans une expression qui n’avait rien d’amical.

— C’est généreux de la part de Darius de nous ramener une distraction, lança l’un d’eux avec un ricanement gras.

Marie ne broncha pas, mais son regard se durcit légèrement.

— Je suis ici pour combattre, déclara-t-elle d’une voix calme, sans menace, mais sans la moindre trace d’hésitation.

Les hommes éclatèrent de rire.

— Pour combattre ? Toi ? se moqua l’un d’eux. Alors pourquoi t’as pas droit à une vraie tente comme nous ?

Un autre hocha la tête, un sourire mauvais aux lèvres.

— Peut-être qu’elle préfère dormir dehors… en attendant qu’on lui tienne compagnie.

L’instinct de la guerrière s’aiguisa. Elle connaissait ce type de regard, cette attitude où la provocation masquait une intention plus sombre. Ils voulaient tester ses limites, voir jusqu’où ils pouvaient aller avant qu’elle ne réagisse. Elle resta immobile, impassible.

— Laissez-moi, ou vous le regretterez.

Sa voix était un avertissement. Mais les hommes ne la prirent pas au sérieux. L’un d’eux avança et tendit la main vers ses cheveux, effleurant une mèche entre ses doigts.

Il n’alla pas plus loin. En une fraction de seconde, Marie bougea. Son bras se leva et attrapa son poignet avec une brutalité maîtrisée. Dans le même mouvement, elle fit pivoter son autre bras et frappa du coude un deuxième soldat en pleine mâchoire, le projetant au sol.  Les deux autres se jetèrent sur elle, mais elle les esquiva avec une fluidité presque nonchalante. Elle balaya les jambes de l’un, le faisant chuter sur le dos, et repoussa l’autre d’un coup de genou au ventre. En quelques secondes, les quatre hommes gisaient à terre, gémissant de douleur.

Un silence s’abattit sur le camp. Ceux qui avaient assisté à la scène fixaient Marie avec une surprise mêlée de prudence. Un guerrier plus âgé se leva lentement et s’approcha. Il portait une armure légère marquée par le temps et la bataille. Son visage buriné par les ans exprimait une autorité naturelle. L’immortelle comprit instantanément qu’il s’agissait d’un des généraux de Darius.

— Que se passe-t-il ici ? gronda-t-il d’une voix grave.

Elle ne répondit pas. Elle n’avait rien à justifier. L’un des soldats à terre grogna en se tenant les côtes, incapable de formuler la moindre explication cohérente. Un autre homme, témoin de la scène, s’exprima à leur place.

— Elle est arrivée avec Darius.

Le général haussa un sourcil avant de poser son regard perçant sur elle.

— Qui es-tu ?

Elle soutint son regard sans ciller.

— Marie.

Un sourire moqueur effleura les lèvres du général.

— Et qu’est-ce que tu fais ici, Marie ?

— J’ai rejoint cette armée.

Il éclata de rire, rapidement suivi par plusieurs autres guerriers.

— En tant que fille de joie, peut-être ?

Elle ne réagit pas. Elle savait qu’ici, seule la force parlait. Elle balaya du regard les hommes à terre avant de répondre, sa voix calme tranchant avec le tumulte ambiant.

— Je sais me battre.

Cette fois, il y eut un silence. L’évidence était là, étalée sur le sol. Le général jeta un regard en biais à l’un de ses hommes.

— Va chercher Darius.

 

L’attente fut brève. Le seigneur de guerre arriva, suivi de près par Grayson. Il s’arrêta face à la scène, balayant d’un regard les corps affalés, les visages crispés de douleur et Marie, droite et impassible au centre du cercle. Un soupir agacé lui échappa. Il n’était pas surpris. Il avait anticipé que l’arrivée d’une femme dans son camp susciterait des réactions, mais il ne s’attendait pas à ce qu’elle impose son statut aussi brutalement.

Il détailla la scène, évaluant l’expression de ses hommes. Certains avaient encore un sourire goguenard aux lèvres, d’autres la fixaient avec une nouvelle forme de respect, teintée de prudence.

— Qu’est-ce qui me vaut d’être dérangé ? demanda-t-il d’un ton las.

Le général expliqua brièvement la situation. Darius écouta sans montrer la moindre réaction, puis son regard revint sur l’immortelle. Elle n’attendit pas qu’on parle à sa place.

— Ces hommes m’ont prise pour une prostituée.

Un éclat de rire général s’éleva dans l’assemblée. Darius esquissa un sourire en coin, amusé malgré lui. Ce n’était pas tant la situation qui le divertissait, mais plutôt son aplomb. Il s’était douté que ses hommes testeraient la nouvelle venue, mais il ne s’attendait pas à ce qu’elle leur donne une telle leçon.

Un guerrier secoua la tête, encore hilare.

— Elle s’est bien défendue !

Le chef de guerre reposa enfin son regard sur elle, détaillant son attitude, la tension retenue dans son corps. Pas de peur. Pas de supplication. Juste une froide assurance. Elle n’était pas comme ces femmes qu’il voyait parfois suivre ses soldats, cherchant protection ou profit. Il le savait déjà. Mais ce soir, elle le confirmait d’une manière plus explicite. Elle voulait s’intégrer, non pas par les faveurs, mais par la force.

Un instant, il songea à la facilité qu’il y aurait à se débarrasser d’elle. Une étrangère dans son camp était une inconnue dangereuse. Il aurait pu l’exécuter sur-le-champ, sans que personne ne le remette en question. C’aurait été logique. Et pourtant, il ne le ferait pas. Parce qu’il respectait la force. Parce qu’elle s’était imposée et qu’il ne pouvait l’ignorer. Il se détourna lentement et déclara d’un ton indifférent :

— Elle s’entraînera avec vous. Traitez-la comme l’une des vôtres.

Puis, sans attendre de réponse, il tourna les talons.

Grayson, resté en retrait, échangea un dernier regard avec l’immortelle avant de suivre son maître. Darius n’accéléra pas le pas, sachant pertinemment que Grayson viendrait avec ses propres questions. Mais lui-même n’avait pas toutes les réponses. Il était pragmatique. Il ne prenait pas de risques inutiles. Pourtant, en la laissant rester, en lui accordant une place dans ses rangs, il allait à l’encontre de ses propres règles. Elle n’était qu’une inconnue, et il laissait son instinct lui dicter une décision. Il n’aimait pas ça.

Marie les regarda s’éloigner. Elle comprenait maintenant. Darius n’accordait ni faveurs, ni protection. Il ne s’interposait pas, il ne prenait pas parti. Il lui avait donné une place, mais c’était à elle de la défendre. Le respect de ces hommes ne se gagnait ni par les paroles, ni par l’autorité d’un chef. Elle allait devoir l’arracher.




Le lendemain, elle quitta sa tente vêtue d’une tunique masculine, nouée à la taille par une ceinture de cuir. Elle avait compris que, si elle voulait s’intégrer, elle devait faire oublier son apparence et prouver sa valeur autrement. Son épée battait doucement contre sa hanche tandis qu’elle rejoignait le terrain d’entraînement, où les hommes s’échauffaient déjà sous l’œil attentif des officiers.

Darius était là, impassible, observant ses guerriers avec l’indifférence d’un seigneur de guerre qui ne voyait en eux que des armes façonnées pour servir ses desseins. Il ne lui adressa pas un regard lorsqu’elle s’approcha, se contentant d’un bref signe de tête vers Grayson, qui dirigeait l’exercice. Marie serra les dents. Il n’y avait pas un mot, pas un échange, comme si leur duel, sa victoire, et tout ce qui s’était passé ensuite n’avaient aucune importance à ses yeux.

 

Mais elle tint bon. Pendant des semaines, elle se jeta dans l’entraînement avec une détermination farouche, repoussant ses limites, subissant les regards sceptiques et les commentaires mordants. Chaque coup, chaque parade, chaque chute était une leçon qu’elle intégrait avec la patience d’un artisan sculptant la pierre. Peu à peu, certains commencèrent à reconnaître sa valeur. Elle n’était pas la plus forte, mais elle compensait par une rapidité et une précision que peu pouvaient égaler. Sa maîtrise du combat rapproché, héritée de son apprentissage avec Zafira, lui permettait de déstabiliser des adversaires plus imposants.

Grayson, lui, la toisait toujours avec cette lueur de défi voilée. Il ne lui faisait pas confiance. Elle ne cherchait pas à le convaincre. Darius, quant à lui, ne commentait jamais ses performances. Il se contentait de la regarder parfois, furtivement, son regard impénétrable la scrutant comme s’il cherchait à déchiffrer quelque chose en elle. Mais dès qu’elle captait son attention, il détournait les yeux.

Tous n’étaient pas prêts à l’accepter.

 

Un jour, alors que l’entraînement se déroulait comme à l’accoutumée, un homme massif, à la barbe blonde tressée et aux épaules aussi larges qu’un chariot, la fixa avec une hostilité à peine contenue. Bjorn. Il ne parlait pas beaucoup, mais depuis le premier jour, Marie avait senti son animosité. Elle n’y avait prêté aucune attention. Jusqu’à ce qu’il décide de ne plus se contenter de la mépriser à distance.

L’exercice du jour consistait en des duels à l’épée, un à un, sous le regard des officiers. L’immortelle observait ses futurs adversaires s’affronter, analysant leurs forces et leurs faiblesses. Elle n’avait rien à prouver. Elle savait qu’elle était capable de les battre, mais une part d’elle espérait que Darius finirait par le voir aussi. Qu’il finirait par la voir.

Quand son tour vint, Bjorn se leva immédiatement, s’avançant vers elle avec un sourire carnassier. Il n’attendait que ça. Marie ne répondit pas. Elle se mit simplement en garde.

Le combat commença. Dès les premiers échanges, elle comprit qu’il ne jouait pas. Ses attaques étaient rapides et puissantes, portées avec une brutalité qui n’avait rien d’un simple entraînement. Il voulait l’écraser, l’humilier, lui faire comprendre qu’elle n’avait pas sa place ici. Mais elle ne recula pas.

Elle esquiva ses assauts avec une aisance frustrante pour lui, ses mouvements précis et mesurés, forçant Bjorn à redoubler d’agressivité. Chaque coup qu’il portait laissait transparaître une frustration croissante. Ce n’était plus un simple exercice.

Darius observait, les bras croisés. Il n’avait rien dit lorsque Bjorn s’était porté volontaire, mais il savait que ce combat n’était pas une démonstration ordinaire. Le guerrier ne la testait pas, il cherchait à l’écraser. Darius n’avait pas empêché cela. S’il voulait voir si cette femme pouvait vraiment tenir sa place parmi eux, il devait la laisser se débrouiller seule.

Mais ce qui le dérangeait le plus n’était pas ce combat en lui-même. C’était la façon dont elle bougeait. Elle ne se battait pas comme une étrangère découvrant un nouveau camp. Elle lisait dans le combat, devinait les failles avec une acuité qui lui rappelait certains de ses propres vétérans. Darius ne savait pas ce qui l’agaçait le plus : son aisance ou le fait qu’elle semblait parfois anticiper les coups avant même qu’ils ne soient donnés.

Sur le terrain, Bjorn feinta sur la gauche et frappa violemment sur la droite. Marie para, mais l’impact la fit reculer. Il profita de cette ouverture pour tenter de la projeter à terre. Erreur. D’un mouvement fluide, elle attrapa son bras gauche et fit pivoter son corps dans une prise qu’elle avait apprise auprès de Zafira. Sa main exerça une pression brutale sur son poignet dans un angle précis. Bjorn vacilla sous la douleur.

— Abandonne, gronda-t-elle.

Il grogna, tenta de forcer contre elle. Elle poussa plus fort. Un craquement sinistre retentit. Bjorn hurla et s’effondra à genoux, tenant son bras meurtri contre lui. Un silence écrasant tomba sur l’assemblée. Marie recula d’un pas, le souffle court, son corps encore tendu par l’adrénaline.

Un mouvement soudain attira son attention. Darius. Il fendit la foule d’un pas rapide et lui agrippa violemment le bras pour la repousser.

— Qu’est-ce que tu as fait ?! Sa voix était froide, tranchante.

Elle redressa les épaules, tentant d’ignorer la douleur de sa poigne sur sa peau.

— Je me suis défendue, répondit-elle d’un ton qui se voulait maîtrisé.

Darius la fixa un instant, ses yeux bleus brûlant d’une colère silencieuse. Elle ne détourna pas le regard. Elle voulait qu’il comprenne qu’elle n’avait pas cherché ce combat, mais qu’elle ne s’était pas non plus laissée faire. Pourtant, il ne vit que l’affront. C’était donc ça, pensa-t-elle avec une amertume cinglante. Il n’en avait rien à faire d’elle.

Darius, lui, bouillonnait. Pas à cause de Bjorn – cet idiot avait mérité sa blessure –, mais à cause d’elle. Parce qu’elle lui compliquait encore les choses. Parce qu’elle était là, droite et impassible, comme si elle attendait quelque chose de lui. Comme si elle espérait un signe qu’il n’avait aucune intention de lui donner.

Finalement il se tourna vers le soldat blessé, jetant un regard à son bras tordu dans un angle anormal.

— Occupez-vous de lui, ordonna-t-il aux soldats.

Puis, sans un mot de plus, il fit demi-tour. Quelque chose en Marie se brisa.

— Darius !

Il s’arrêta net.

Quelque chose céda en elle. C’était plus fort qu’elle, plus profond qu’un simple désir de reconnaissance. Depuis qu’elle l’avait retrouvé, elle avait espéré un regard, un signe, n’importe quoi qui prouverait qu’il la voyait vraiment. Mais il n’y avait rien. Rien que cette indifférence glaciale qui la consumait plus sûrement que la colère. Et alors, sans réfléchir, sans même chercher à retenir ses mots, ils lui échappèrent dans un souffle presque désespéré :

— Qu’est-ce que je dois faire pour mériter ton attention ?!

Aussitôt, elle se mordit la lèvre. L’impulsion retomba brutalement, laissant place à un vertige de honte. Pourquoi avait-elle dit ça ? Pourquoi s’était-elle exposée ainsi ? C’était ridicule, pathétique, indigne d’elle.

Il pivota lentement vers elle, et dans son regard, elle vit non plus seulement de la colère, mais un mépris glacé. Son cœur se serra. Elle aurait voulu ravaler ses mots, effacer cet instant, mais il était trop tard.

— Certainement pas blesser mes hommes.

Il s’avança, et avant qu’elle ne puisse reculer, il la saisit par le bras, l’entraînant hors du cercle de spectateurs. Son étreinte était de fer, ses doigts s’enfonçant dans sa chair alors qu’il la traînait à l’écart. Lorsqu’il la relâcha enfin, son ton n’avait rien perdu de sa froideur.

— Tu as choisi d’être ici. Cela implique que tu respectes mes ordres. Si tu me défies encore devant mes hommes, tu ne seras plus la bienvenue.

Le reproche tomba comme un couperet. Marie baissa les yeux, sa respiration saccadée. Elle ne s’attendait pas à ce qu’il l’accueille les bras ouverts, mais pas à ce mépris pur et simple. Darius s’apprêtait à s’éloigner quand elle retrouva sa voix.

— Je peux le soigner.

Il s’arrêta net.

— Je sais comment réparer son bras. Laisse-moi m’en occuper.

Il la dévisagea, son regard semblant peser chaque mot. Pourquoi s’embêterait-elle à aider un homme qui voulait la voir échouer ?

Darius avait appris à ne pas faire confiance aux étrangers. Et pourtant… Elle l’avait vaincu en duel. Elle n’avait jamais tenté de s’en prendre à lui en traître. Elle n’avait aucune raison de vouloir arranger la situation, et pourtant elle le proposait. Un instinct qu’il ne comprenait pas lui souffla qu’elle disait la vérité. Après un instant de silence, il hocha brièvement la tête.

Marie sentit la tension dans son corps se relâcher à peine. Ce n’était pas une victoire, juste un sursis. Mais c’était mieux que rien.

 

Elle ne perdit pas de temps. Tandis que des soldats transportaient Bjorn dans une hutte, elle rassembla ce dont elle avait besoin : de l’eau, du tissu, de l’alcool. Elle se souvenait des leçons de Methos, de ses méthodes précises, mais aussi de l’ingéniosité dont il fallait faire preuve avec les moyens du bord. Bjorn ne coopéra pas. Elle n’attendit pas son accord. Un coup derrière la tête le fit sombrer dans l’inconscience.

Darius resta là, appuyé contre l’encadrement de la tente, les bras croisés. Il ne disait rien, mais elle sentait son regard peser sur elle à chaque mouvement. Elle ignora cette présence oppressante et se concentra sur son travail. Les os fracturés furent remis en place, les plaies nettoyées, une attelle improvisée nouée avec de solides bandes de lin.

Lorsqu’elle eut terminé, elle se redressa, essuyant ses mains pleines de sang sur un tissu usé. Elle croisa brièvement le regard de Darius avant de quitter la tente, son silence plus lourd que n’importe quelle parole.




La nuit était tombée depuis longtemps sur le camp. Autour des feux, les hommes partageaient des récits de batailles, riaient d’histoires anciennes ou s’échangeaient des morceaux de pain rassis et de viande séchée. Certains buvaient, d’autres affûtaient leurs armes, conscients que le prochain combat viendrait tôt ou tard. Darius, lui, était seul.

Il se tenait à l’écart, accoudé à une barrière de bois surélevée qui surplombait une partie du camp. D’ici, il pouvait tout voir. Chaque tente, chaque regroupement de soldats, chaque ombre mouvante dans l’obscurité. Il savait exactement où étaient postées ses sentinelles, quelles zones étaient les plus vulnérables, où un assaut pourrait être tenté. Mais ce n’était pas cela qui retenait son regard ce soir.

Il songeait à son propre parcours. Autrefois, il avait été un simple soldat parmi tant d’autres. Son ascension avait été rapide, bâtie sur le sang et l’acier, sur une ambition froide et méthodique. Il n’avait jamais cru aux hommes qui se faisaient une place dans l’histoire par la clémence. Les royaumes tombaient entre les mains de ceux qui avaient la volonté de les prendre. C’est ainsi qu’il était devenu un seigneur de guerre.

Il menait ses hommes avec discipline, mais sans illusions. La loyauté n’était jamais acquise, elle devait être forgée par la crainte et le respect. Il ne recherchait pas l’amour de ses guerriers, seulement leur obéissance. Et tant qu’ils avaient foi en ses victoires, tant qu’ils savaient qu’il pouvait les mener à la gloire et aux richesses, ils le suivraient. Mais parfois… Il se demandait ce qu’il y avait après.

La conquête n’avait de sens que lorsqu’elle était perpétuelle. Chaque ville prise, chaque ennemi vaincu, chaque victoire célébrée n’était qu’un pas de plus vers la suivante. Il n’y avait jamais de fin. Un conquérant qui s’arrêtait devenait vulnérable, et un homme vulnérable ne restait pas longtemps au sommet. Et pourtant, il y avait quelque chose en lui, une infime voix qu’il préférait ignorer, qui lui soufflait que ce cycle éternel de guerre finirait par le lasser. Il serra les mâchoires et secoua la tête. Ce n’était pas le moment pour ce genre de pensées.

Un bruit léger attira son attention. Son regard se porta sur la silhouette qui se tenait un peu plus loin, à l’orée du cercle des tentes. Elle était seule. Occupée à préparer ses affaires, silencieuse, mais présente.

L’immortelle.

Il l’avait observée plus qu’il ne voulait l’admettre. Elle s’était intégrée sans jamais vraiment le faire. Les hommes la testaient, la défiaient, cherchaient à l’écraser. Elle résistait. Non pas par provocation, mais avec cette détermination inébranlable, comme si elle était incapable d’accepter la défaite. Elle lui rappelait quelqu’un.

Il fronça les sourcils, agacé. Il n’aurait jamais dû l’autoriser à rester. Elle n’avait pas de place ici. Et pourtant, il ne l’avait pas chassée. Il tourna les talons, quittant son poste d’observation. Demain, ils partiraient en raid. Et il verrait enfin ce dont elle était vraiment capable.




Le vent soufflait avec une intensité glaciale, soulevant des tourbillons de poussière sur le chemin accidenté qu’ils suivaient. Marie serrait les rênes de sa monture, suivant le mouvement de l’armée qui avançait en silence à travers les collines. Ce soir, ils attaqueraient un village frontalier, une cible modeste mais stratégique. Darius n’avait rien dit, ne lui avait donné aucune instruction particulière. Il voulait voir comment elle se comporterait, comment elle réagirait face à la réalité de la guerre telle qu’il la concevait.

Elle savait que c’était un test. Elle le sentait dans la façon dont il la regardait parfois, une fraction de seconde de plus que nécessaire, comme s’il cherchait à percer ses pensées à jour. Puis il détournait les yeux, son expression redevenant impénétrable.

Grayson chevauchait non loin de Darius, silencieux, mais son regard lançait à Marie des éclairs voilés de mépris. Elle n’avait toujours pas gagné sa confiance, et il ne se privait pas de le lui rappeler à chaque occasion.

Lorsque le village fut en vue, Darius leva le bras, donnant le signal d’arrêt. Le murmure du vent remplit le silence tendu de l’attente. Il balaya les troupes du regard, puis fixa Marie.

— Ce soir, nous prenons ce qui nous revient. Pas d’exception.

Elle soutint son regard sans répondre, les mâchoires serrées. Puis le chaos se déchaîna.

Les cris fusèrent à travers la nuit lorsque la première vague de cavaliers s’abattit sur le village. Les portes rudimentaires furent enfoncées, les feux renversés dans les ruelles étroites transformant l’obscurité en un théâtre mouvant de flammes et d’ombres. Les villageois couraient en tout sens, cherchant à fuir ou à protéger leurs biens dérisoires.

Pourquoi es-tu encore là, Marie ?

La question lui traversa l’esprit avec une brutalité sourde. Pourquoi marches-tu à ses côtés, pourquoi acceptes-tu de porter son ombre sur tes pas ? Elle n’avait pas de réponse. Seulement le poids invisible de quelque chose qu’elle n’osait pas nommer.

Marie combattit, se battit avec férocité. Mais elle ne tua pas. Elle frappait vite et fort, désarmant, blessant, faisant chuter ses adversaires, mais elle ne portait jamais le coup fatal. Elle maîtrisait parfaitement la violence, la dosait, refusant de franchir la ligne qu’elle s’était elle-même imposée. Elle avait promis, il y a bien longtemps, de ne jamais ôter la vie à un mortel.

Mais elle sentait le regard de Darius. Il l’observait. Il l’évaluait. Et il comprenait.

Quand l’assaut fut terminé, le village réduit à des cendres fumantes et les survivants dispersés, L’immortelle reprit son souffle, ses mains crispées sur la garde de son épée. Autour d’elle, les guerriers achevaient les blessés, pillaient les maisons encore debout.

Darius s’approcha sans bruit.

— Pourquoi ?

Sa voix était calme, posée, mais il n’y avait aucune douceur en elle. Marie se tourna lentement vers lui, son cœur battant trop fort. Elle ne répondit pas. Il fit un pas de plus, son ombre s’étirant sous la lumière tremblante des flammes.

— Pourquoi ne les as-tu pas tués ?

Elle sentit un frisson parcourir son dos. Il savait. Il avait vu chacun de ses gestes, analysé chacun de ses coups. Elle pouvait mentir, inventer une excuse, prétendre que ce n’était qu’une stratégie. Mais elle savait qu’il n’y croirait pas. Alors elle choisit la vérité.

— Je me suis juré de ne jamais prendre la vie d’un mortel.

Un silence. Darius la fixa, impassible, comme s’il pesait ses mots avant de parler.

— Une promesse inutile.

Elle soutint son regard, refusant de détourner les yeux.

— Ce n’est pas à moi de décider de leur mort.

Un sourire sans joie effleura les lèvres du guerrier.

— C’est précisément à nous de le faire.

Il tourna autour d’elle, lentement, comme un prédateur jaugeant une proie.

— Les mortels naissent pour mourir. Ils se battent, se soumettent, disparaissent. Ils ne sont qu’un passage éphémère dans un monde que nous seuls avons le pouvoir de façonner. Tu es immortelle, Marie. Cela signifie que tu es au-dessus d’eux.

— Ce n’est pas une raison pour leur ôter ce qu’ils ont.

Il s’arrêta derrière elle. Sa voix tomba, un murmure glacial.

— La faiblesse n’a pas sa place à mes côtés.

Elle sentit un poids sur sa poitrine, une tension sourde dans son ventre. Il ne s’agissait plus seulement de cet instant, de cette nuit. C’était un avertissement. La prochaine fois, il ne la laisserait pas faire.




La prochaine fois vint plus tôt qu’elle ne l’aurait cru.

Deux jours après le raid, alors que le camp se réorganisait, Darius fit amener un prisonnier au centre du rassemblement. L’homme était à genoux dans la boue, les poignets liés dans le dos, le visage marqué par la fatigue et les coups. Il n’était ni jeune ni vieux, mais son corps amaigri trahissait des années de labeur. Un chef, peut-être, ou simplement quelqu’un qui s’était interposé.

Marie sentit le bourdonnement de l’agitation autour d’elle. Les soldats murmuraient, riaient par endroits, habitués à ces mises à mort publiques. Un rite banal. Un avertissement pour les survivants. Pour elle, pourtant, ce n’était pas anodin.

Elle chercha Darius du regard et le trouva, assis sur une pierre plate à quelques mètres de là, observant la scène avec son calme habituel, comme un roi présidant un jugement déjà rendu. Lorsqu’il croisa enfin son regard, il se redressa légèrement et, sans un mot, fit un simple signe de tête dans sa direction. L’ordre était clair. Elle sentit son estomac se nouer.

 

Le chef de guerre n’avait jamais aimé ces exécutions. Mais il les considérait comme nécessaires. Un avertissement. Un moyen de s’assurer que la peur étoufferait toute velléité de rébellion. Il aurait pu s’en charger lui-même, comme il l’avait déjà fait tant de fois. Mais aujourd’hui, c’était un test.

Il voulait voir comment elle réagirait.

Marie n’était pas une simple étrangère égarée. Il l’avait acceptée parmi eux, non par choix, mais par nécessité. Il n’aurait jamais dû lui laisser cette place. Mais elle l’avait prise, d’abord en le défiant, puis en prouvant qu’elle savait se battre. Elle s’était imposée, non par faveur, mais par la seule force de son épée. Il avait vu la façon dont elle affrontait ses adversaires lors des entraînements, la rapidité de ses gestes, la maîtrise implacable de son corps. Elle était l’égale des soldats, et souvent même plus forte. Cela, il le respectait.

Mais le respect ne suffisait pas.

Si elle voulait rester, elle devait le mériter. Elle devait comprendre ce que signifiait être l’un des leurs. Il ne voulait pas d’une idéaliste, encore moins d’une femme cherchant à faire plier ses principes à sa volonté. Il voulait une guerrière, une véritable combattante capable de survivre aux réalités de la guerre. Si elle échouait ici, alors elle n’avait pas sa place dans son armée.

 

Lentement, sous les yeux attentifs des guerriers, elle s’avança jusqu’à se retrouver face au prisonnier. Ce dernier leva les yeux vers elle, et elle s’attendit à y lire de la peur, de la colère, peut-être même de la supplication. Mais il n’y avait rien de tout cela. Seulement une résignation muette.

Elle perçut alors un mouvement à sa droite. Un des hommes de Darius s’approcha et lui tendit une épée, sa propre lame ayant été retirée plus tôt, comme s’il s’agissait d’un test auquel elle ne pouvait pas échapper.

— Tue-le, ordonna Darius.

Un silence écrasant s’abattit sur l’assemblée. Marie baissa les yeux vers l’arme, sa main hésitant à se refermer autour du pommeau. Son souffle s’accéléra. Ce n’était qu’un geste, une simple pression des doigts, et pourtant, il lui semblait franchir un gouffre invisible.

— Montre-moi que tu as ta place ici, ajouta Darius, d’un ton trop calme pour être innocent.

Il savait ce qu’il lui demandait. Il savait qu’elle ne voulait pas. Elle voulait lui répondre, lui dire que ce n’était pas ce qu’elle était venue chercher, qu’elle n’avait jamais voulu ça. Mais les mots restèrent bloqués dans sa gorge.

 

Darius l’observait attentivement. Elle hésitait. Trop longtemps. Il sentit l’agacement poindre, mais il le réprima. Ce n’était pas une question de cruauté. Ce n’était pas une vengeance gratuite. Il voulait voir si elle pouvait apprendre, si elle pouvait comprendre ce que signifiait vraiment être à ses côtés. Elle voulait jouer dans le monde des hommes, mais acceptait-elle d’en suivre les règles ? Il vit sa main trembler, l’espace d’un instant. Elle pensait encore avec son cœur. Un soupçon de lassitude le traversa. Peut-être avait-il perdu son temps avec elle.

 

Elle sentit tous les regards posés sur elle. Ceux des guerriers, curieux et moqueurs, attendant de voir si elle était à la hauteur. Ceux de Grayson, qui scrutait la scène avec un mépris à peine voilé. Et enfin, celui de Darius. Froid. Impénétrable.

Elle pensa à Thalia. À ce qu’elle lui avait dit. Alors pourquoi était-elle incapable de se défendre ici ? Pourquoi sa voix ne trouvait-elle pas la force de s’élever ? Son cœur tambourinait dans sa poitrine, chaque battement résonnant comme un cri d’alarme. Elle pouvait encore refuser. Poser l’épée à terre. Tourner les talons. Mais alors, elle serait une étrangère à jamais dans ce camp. Une intruse, peut-être tolérée, mais jamais acceptée.

Elle chercha une échappatoire, un miracle. Mais il n’y en avait pas. Puis elle croisa de nouveau le regard du prisonnier. Il ne l’implorait pas. Il ne cherchait pas à fuir. Il savait. Et c’est là qu’elle comprit. Il était déjà mort. Que ce soit elle ou un autre, son destin était scellé.

Elle serra les doigts autour de la garde de son épée, et dans l’instant glacé qui précéda l’inévitable, une pensée surgit, acérée, dirigée vers Darius, comme une accusation muette.

Pourquoi, Darius ? Pourquoi me fais-tu ça ? Ce n’est pas toi. Pas celui que j’ai espéré retrouver. Où est-il, l’homme que j’ai connu ?

Son bras se leva. Le temps sembla ralentir. Une fraction de seconde, elle espéra qu’une main se poserait sur son poignet, qu’une voix interromprait cet instant, qu’on lui dirait que c’était une erreur, un test, qu’elle n’avait pas besoin d’aller jusqu’au bout. Mais il n’y eut rien.

Elle abattit la lame. Un éclair d’acier. Un cri étouffé. Le sang éclaboussa ses mains, chaud et poisseux. L’homme s’effondra. Le silence fut plus terrifiant encore que le bruit du corps heurtant le sol.

Marie ne bougea pas, incapable de détourner les yeux du cadavre à ses pieds. Un voile se déposa sur son esprit, une brume opaque où les pensées se déformaient, se heurtaient sans trouver d’issue. Elle venait de franchir la ligne. Celle qu’elle s’était jurée de ne jamais franchir. Une partie d’elle espérait ressentir quelque chose de fort, une nausée irrépressible, une douleur poignante. Mais ce fut pire que ça. Elle ne ressentit rien. Elle aurait voulu pleurer. Hurler. Mais il n’y avait que le silence. Elle sentit une présence derrière elle et se tourna lentement.

Darius vit l’instant où elle cessa de respirer. Elle restait figée, le regard vide, comme si son esprit cherchait désespérément un moyen de réécrire la scène. Il avait déjà vu ce genre de réaction auparavant. Chez des hommes qui tuaient pour la première fois. La question était de savoir ce qu’elle ferait maintenant. Si elle s’effondrait, elle n’avait rien à faire ici. Si elle acceptait, elle deviendrait peut-être quelque chose d’autre.

Il s’approcha lentement. Elle chercha quelque chose dans ses yeux, une reconnaissance, un signe qu’il comprenait ce qu’elle venait de perdre en cet instant. Mais il n’y avait rien. Rien qu’une acceptation silencieuse. Elle avait passé l’épreuve.

— C’est terminé, déclara-t-il simplement avant de détourner le regard.

C’était fini. Autour d’elle, les soldats reprenaient leurs activités, comme si rien ne s’était passé. Comme si elle n’avait pas été écartelée de l’intérieur.

Grayson croisa son regard, son mépris mêlé d’une pointe de curiosité. Peut-être s’attendait-il à la voir vaciller. Elle ne lui en donna pas l’occasion. Le pas lourd, les muscles tendus, elle s’éloigna lentement du corps sans vie. Elle avait gagné sa place parmi eux. Mais elle n’était plus certaine d’en vouloir une.




Les semaines suivantes, Marie se fit discrète. Elle s'entraîna avec une rigueur presque obsessionnelle, exécutant chaque exercice avec une discipline implacable. Le moindre instant de répit était consacré aux soins de Bjorn, dont le bras récupérait lentement sous son attention méthodique. Elle ne cherchait ni pardon ni reconnaissance, seulement à prouver qu’elle méritait sa place, même si une part d’elle doutait encore de l’avoir vraiment gagnée.

 

L’hiver s’installa progressivement sur le camp, recouvrant les tentes et les sentiers d’un manteau blanc qui alourdissait les pas et glaçait les armes. La rudesse du climat imposait une forme de trêve dans les campagnes guerrières, et les hommes passaient davantage de temps à l’entraînement, à la chasse ou aux récits contés près des feux. Darius, fidèle à lui-même, n’exprimait ni approbation ni reproche, mais elle sentait parfois son regard peser sur elle. Un frisson d’incertitude la parcourait chaque fois que leurs regards se croisaient : était-ce de l’évaluation ? Une simple curiosité ? Ou autre chose, de plus trouble et indéchiffrable ?

Puis, un soir, alors qu’elle regagnait sa tente, une silhouette familière l’attendait devant l’entrée. Grayson. Il se tenait là, bras croisés, l’observant avec une neutralité teintée d’agacement.

— Prends tes affaires, ordonna-t-il d’un ton dénué d’émotion.

Marie arqua un sourcil mais obéit sans discuter. Elle rangea ses maigres possessions dans un sac de toile, puis lui emboîta le pas à travers le camp plongé dans une obscurité hivernale. Il la mena jusqu’à un nouveau secteur, plus proche des quartiers des généraux. Ici, les tentes étaient plus grandes, mieux isolées du froid, signe d’un statut supérieur. Grayson s’arrêta devant l’une d’elles et lui fit signe d’entrer.

— Darius a décidé que tu devais être ici, déclara-t-il, sa voix trahissant une pointe d’irritation contenue.

Elle le fixa un instant, tentant de deviner ce qui l’agaçait le plus : sa présence parmi eux ou le fait que Darius l’ait imposée ainsi.

— Tu le remercieras toi-même, ajouta-t-il avant de tourner les talons, la laissant seule devant son nouveau logement.

 

Le soir même, alors qu’elle traversait le camp, elle aperçut Darius assis près du feu commun, les flammes projetant des ombres mouvantes sur son visage impassible. Une impulsion soudaine la poussa à s’arrêter à sa hauteur.

— Merci… pour la tente, lâcha-t-elle simplement.

Il ne leva pas immédiatement les yeux vers elle, comme s’il jugeait insignifiant ce qu’elle venait de dire. Mais lorsqu’il parla enfin, son ton était tranchant, sans équivoque.

— En vérité, je n’ai plus rien à t’apprendre.

Il marqua une courte pause, puis ajouta :

— Dès demain, tu t’entraîneras avec les généraux.

Marie demeura immobile un instant, mesurant la portée de ces mots. Elle n’était plus une étrangère tolérée, ni une simple recrue mise à l’épreuve. Elle était l’une des leurs.

Un sourire imperceptible effleura ses lèvres, mais elle ne répondit rien. Juste un bref hochement de tête, et elle s’éloigna dans la nuit. Un premier pas était franchi. Mais à quel prix ?

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