Le Prix à payer - Highlander Fanfiction

Chapitre 20 : Le Fils de la Guerre

8372 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour il y a 3 mois

Montagnes de l’Oural, 45 apr. J.-C.

Le vent hurlait entre les crêtes enneigées, soulevant des tourbillons de poudre blanche qui griffaient la peau comme des lames de pierre. Au pied d’une falaise abrupte, un enfant seul luttait contre les rafales, son petit corps tremblant sous les guenilles trop fines pour le protéger du froid mordant. Ses cheveux châtains s’emmêlaient au gré du blizzard, et ses yeux bleus, vifs et déterminés, scrutaient l’horizon dans une quête désespérée d’abri.

Il ne savait pas pourquoi sa tribu l’avait abandonné. Était-ce une punition ? Un test ? Ou simplement une décision cruelle, dictée par des lois tribales qu’il était encore trop jeune pour comprendre ? Sa mémoire, embrouillée par la faim et le froid, ne retenait que des fragments : le regard dur de son père, les murmures de sa mère, et la silhouette de son oncle lui ordonnant de marcher, sans se retourner.

 

Pendant des jours, il erra à travers la steppe glacée, survivant à peine grâce à quelques racines gelées et de rares carcasses laissées par les loups. La nuit, il se réfugiait sous des amas de rochers, serrant ses genoux contre sa poitrine pour retenir la chaleur de son propre corps. Chaque matin, il se réveillait plus faible, son souffle formant de petits nuages blancs dans l’air glacé.

Alors que sa force l’abandonnait, il aperçut enfin des silhouettes au loin. D’abord floues, elles se précisèrent en se rapprochant : des cavaliers gothiques, lourdement vêtus de peaux épaisses, leurs lances dressées contre le ciel gris. L’enfant n’eut pas le temps de fuir. Il s’effondra dans la neige, trop épuisé pour lutter contre le destin.

Lorsqu’il ouvrit les yeux, une chaleur inconnue l’enveloppait. Une tente de cuir le protégeait du vent, et une couverture rêche était posée sur lui. Il distingua plusieurs visages au-dessus de lui, marqués par les années et les combats. L’un d’eux, un vieil homme à la barbe grise tressée, s’agenouilla près de lui.

— Tu n’es pas des nôtres, souffla-t-il en s’exprimant dans un gothique rugueux.

L’enfant ne répondit pas, incapable de comprendre tous les mots. Mais son instinct lui souffla qu’il devait prouver sa valeur, ici et maintenant. Lentement, il se redressa, ignorant les protestations de son corps meurtri, et planta ses yeux bleus dans ceux du vieillard. Il ne pleurerait pas. Il ne supplierait pas.

Les guerriers goths échangèrent des regards. Cet enfant n’était peut-être pas des leurs, mais il n’était pas faible. Et dans ce monde brutal, seule la force garantissait une place parmi les vivants.

Ainsi commença sa seconde naissance.




Les premières années parmi les Goths furent un combat de chaque instant. L’enfant, désormais appelé Mryd par ses nouveaux maîtres, devait tout apprendre : la langue, les coutumes, les codes impitoyables de la survie.

Son premier hiver dans la tribu fut une épreuve. Il devait prouver qu’il méritait sa place en gagnant son propre repas. Il apprit à tendre des pièges, à traquer les petits gibiers, et à reconnaître les empreintes laissées dans la neige. Lorsqu’il revint au campement, un lapin à la main, le vieux guerrier qui l’avait sauvé hocha la tête en signe d’approbation.

Plus tard, il apprit à monter à cheval. Au début, il chuta à maintes reprises, mais il refusait de se laisser humilier. Il s’accrochait aux crins, se relevait après chaque chute, jusqu’à ce que son équilibre devienne instinctif. La douleur, la peur, la faim… tout cela n’avait plus d’importance. Seule comptait la survie.

 

Il comprit vite que l’affection n’avait pas sa place dans ce monde. Les Goths respectaient la force et méprisaient la faiblesse. Un enfant malade était abandonné. Un guerrier blessé qui ne pouvait plus se battre était laissé à son sort. S’il voulait rester, il devrait prouver qu’il valait mieux que tous ceux qu’ils avaient déjà perdus.

Un jour, alors qu’il n’avait pas encore dix ans, un jeune guerrier du clan voulut tester sa valeur. L’adolescent, hautain et cruel, lui lança une lance aux pieds.

— Montre-nous ce que tu vaux, Sarmate. Si tu ne peux pas frapper, alors tu ne peux pas vivre.

Les hommes rirent autour du feu, s’attendant à voir le garçon fuir ou pleurer. Mais Mryd ne recula pas. Il ramassa la lance avec difficulté – elle était lourde dans ses mains maigres – et fixa son adversaire.

L’adolescent chargea. Mryd attendit. Il savait qu’il était plus petit, plus faible. Mais il avait observé les chasseurs. Il avait vu comment un loup abattait une proie plus grande que lui. Il n’attaquait pas de front. Il attendait.

L’instant où l’ennemi fut à portée, Mryd pivota et planta la hampe de la lance dans le sol, la pointe relevée. L’adolescent, emporté par son élan, s’empala sur le bois. Il s’écroula, le souffle coupé, son propre poids l’ayant vaincu.

Un silence tomba sur l’assemblée. Puis un vieil homme à la barbe grise éclata de rire.

— Il a de la ruse, ce chiot. Il survivra.

Ce soir-là, pour la première fois, Mryd mangea à la même table que les autres. Il avait gagné sa place. Mais il savait que ce n’était que le début.




Les années avaient passé, effaçant jusqu’au souvenir de l’enfant abandonné dans la neige. Mryd n’était plus un étranger au sein du clan gothique : il en était devenu un fils, un frère, un combattant. À l’âge de vingt ans, il se tenait parmi les guerriers, une épée à la main, son corps marqué par les entraînements incessants et la vie rude de la steppe.

Il n’était pas le plus grand ni le plus fort, mais il était rapide, rusé et méthodique. Il observait, analysait, trouvait les failles chez ses adversaires. Il savait que dans un duel, ce n’était pas la puissance brute qui comptait, mais la patience, la capacité à anticiper le mouvement de l’autre.

C’est cette intelligence qui lui permit de survivre à son premier duel important.

 

L’épreuve se déroulait au centre du camp, sous le regard attentif des anciens et des combattants du clan. Mryd, torse nu, faisait face à un homme bien plus massif que lui, un guerrier nommé Hadrek.

Hadrek était connu pour sa brutalité. Il avait déjà prouvé sa valeur sur le champ de bataille et, pour lui, affronter le jeune homme relevait de la formalité.

— Tu n’as pas ta place parmi nous, Sarmate. Retourne creuser des fosses pour les chevaux.

Les rires fusèrent autour d’eux, mais Mryd ne broncha pas. Il fixa le guerrier avec un calme absolu.

Le combat commença. Hadrek attaqua le premier, un coup puissant qui aurait pu briser les os de Mryd s’il l’avait encaissé de plein fouet. Mais l’agilité du jeune homme lui permit d’esquiver de justesse. Il tourna autour de son adversaire, étudiant ses mouvements, attendant le bon moment pour frapper.

Hadrek, frustré, redoubla d’agressivité. Il chargea, balançant son épée de toutes ses forces. Mryd feinta à gauche, puis pivota soudainement à droite, laissant son adversaire s’élancer dans le vide. Un instant de déséquilibre. Une faille. Mryd frappa. Pas pour tuer, pas encore. Il fit glisser la lame le long des côtes d’Hadrek, suffisamment fort pour lui arracher un cri de douleur, mais pas assez pour l’achever.

Le combat aurait pu s’arrêter là, mais le guerrier, humilié, refusa d’abandonner. Il hurla et revint à la charge, furieux. Cette fois, le jeune homme ne recula pas. Il se baissa sous le coup et, d’un mouvement précis, lui faucha les jambes. Hadrek s’écroula dans la poussière.

Un silence s’abattit sur l’assemblée. Mryd plaça le tranchant de son épée contre la gorge du guerrier vaincu.

— Dis-moi que je n’ai pas ma place ici, murmura-t-il.

Hadrek ne répondit pas. Son souffle court était la seule réponse dont le jeune guerrier avait besoin. Il abaissa son arme et se releva. Il n’avait pas tué. Il n’en avait pas eu besoin. Les anciens hochèrent la tête. Il avait gagné son droit d’être appelé guerrier.




Les combats d’entraînement n’étaient qu’une préparation. La véritable épreuve vint quelques mois plus tard, lors d’un raid contre un village voisin.

Mryd chevauchait au sein de la colonne, le cœur battant d’excitation. Il avait vu ses frères d’armes parler des batailles avec un éclat particulier dans les yeux, comme si la guerre était la seule chose qui donnait un sens à leur existence.

L’attaque fut brutale. Les Goths, rapides et impitoyables, balayèrent les quelques hommes qui tentaient de défendre leur village. Mryd, lui, était pris dans un état second. Il frappait, esquivait, blessait. Son corps se mouvait avec une précision presque instinctive. Il ne pensait pas : il survivait.

Ce n’est qu’une fois la victoire assurée qu’il prit conscience de ce qui se passait autour de lui. Les maisons en flammes. Les hurlements des femmes et des enfants. L’odeur du sang et du bois brûlé. Il vit un vieillard à genoux, suppliant un guerrier goth de l’épargner. L’instant d’après, une lame s’enfonça dans son ventre. Il sentit son estomac se tordre.

Une femme se débattait sous un autre guerrier, hurlant sa détresse. Il détourna les yeux. Il n’avait pas ressenti de remords en tuant les hommes armés, mais il y avait quelque chose dans ce massacre qui le dérangeait. Il se força à chasser ce malaise. Il ne pouvait pas paraître faible. La guerre était ainsi. Les vaincus n’avaient pas de droits. Pourtant, quelque chose en lui s’était fissuré ce jour-là.

Les années passèrent, et Mryd devint l’un des guerriers les plus redoutés de son clan. Il perfectionna son art du combat, forgea des alliances, et gagna le respect de ses pairs. Mais il ne trouva jamais d’exaltation dans la violence comme certains de ses frères d’armes. Il se battait parce qu’il le devait, parce que c’était ainsi que le monde fonctionnait.




Alwina était l’une des plus belles femmes du clan. Une brune aux yeux clairs, aussi vive qu’un faucon, dont le rire cristallin résonnait parfois entre les tentes, aussi tranchant qu’une lame bien aiguisée. Mais elle n’était pas qu’un simple trophée, pas une femme soumise attendant qu’on la réclame. Elle marchait avec assurance, le port droit, la démarche rapide et fluide, comme si le monde autour d’elle n’avait pas d’emprise sur sa course. Les guerriers lui jetaient des regards en coin, certains avec convoitise, d’autres avec prudence. Car Alwina n’était pas qu’une belle femme. Elle était la fille d’un chef, une héritière dont la parole comptait autant que les exploits des hommes.

Mryd l’avait remarquée bien avant que l’idée du mariage ne traverse son esprit. Il la croisait parfois au camp, lorsqu’elle venait porter des vivres aux guerriers ou observer les entraînements. Son regard bleu, perçant et imperturbable, le troublait d’une manière qu’il n’aimait pas admettre. Il l’avait vue entraîner les chevaux, manier les rênes avec une précision que peu savaient maîtriser. Il l’avait surtout vue croiser son regard sans jamais détourner les yeux.

Elle le regardait autrement que les autres femmes. Pas avec peur, ni avec déférence. Ni même avec cet éclat admiratif que certaines affichaient en l’apercevant. Non, Alwina le regardait comme si elle cherchait à percer ce qu’il était vraiment, à jauger ses forces et ses failles. Comme si elle aussi, de son côté, essayait de comprendre ce qui le rendait différent.

Cela l’avait d’abord irrité. Puis intrigué.

Les autres femmes de son peuple se montraient respectueuses devant lui. Certaines tentaient de le séduire par des œillades ou des paroles mielleuses, d’autres baissaient simplement la tête lorsqu’il passait. Mais Alwina n’avait jamais cherché à lui plaire. Elle semblait n’accorder aucune importance à son statut de guerrier, à sa réputation croissante.

Elle n’avait peur de rien. Pas même de lui.

Un jour, alors qu’il affûtait sa lame sous un arbre, il perçut un mouvement derrière lui. Une ombre fluide, une démarche assurée. Il n’avait pas besoin de lever les yeux pour savoir qui c’était.

— Tu es toujours aussi sérieux ?

Il releva lentement la tête et la trouva là, bras croisés, son regard clair posé sur lui avec une pointe d’amusement. Son sourire n’était pas moqueur, mais il portait cette lueur qu’il avait appris à reconnaître chez elle : une curiosité sincère, peut-être même une forme de défi.

— Un guerrier sans discipline est un guerrier mort, répondit-il d’un ton neutre.

Elle sourit légèrement, puis s’accroupit devant lui, ses yeux fixés sur l’arme qu’il aiguisait.

— Donne-moi.

Il hésita. Ce n’était pas la première fois qu’on lui demandait d’examiner son arme, mais dans sa bouche à elle, la demande sonnait autrement. Il observa sa main tendue comme s’il s’agissait d’un piège. Puis il lui confia son épée.

Alwina la fit tourner dans sa paume, la soupesant, testant son équilibre. Son expression resta impassible, concentrée.

— Trop lourde, constata-t-elle enfin.

Mryd arqua un sourcil.

— Elle tranche pourtant très bien, répliqua-t-il avec un sourire en coin.

— Peut-être, répondit-elle en haussant légèrement les épaules. Mais une lame trop lourde fatigue le bras avant l’ennemi.

Elle la lui rendit sans un mot de plus, mais lorsqu’il referma ses doigts sur la garde, il sentit la chaleur qu’elle y avait laissée.

Elle se releva d’un mouvement souple et s’éloigna, mais pas immédiatement. Juste avant de tourner les talons, elle lui jeta un dernier regard en biais, un regard qui aurait pu être une provocation… ou un aveu.

Mryd sentit un frisson d’irritation le parcourir. Et pourtant, ce n’était pas de la colère.

Ce n’est qu’après plusieurs rencontres de ce genre qu’il comprit. Ce n’était pas seulement son assurance qui le troublait. Ni sa beauté. Ni même son intelligence. C’était cette impression d’être face à quelqu’un qu’il ne pouvait ni dominer ni conquérir.

Mais plus encore, c’était cette question qui naissait en lui à chaque échange : et si, derrière son regard acéré, Alwina se posait la même question à son sujet ?

Il désirait cette femme, mais ce désir n’était pas fait que de chaleur et de chair. Il voulait la voir céder, non par soumission, mais parce qu’elle l’aurait choisi. Parce qu’elle aurait reconnu en lui autre chose qu’un guerrier. Et cette idée le hantait plus que n’importe quelle bataille.




Lorsqu’il évoqua son désir d’épouser la jeune femme, les anciens du clan hochèrent la tête avec approbation. Une alliance avec la fille d’un chef renforcerait sa position, assurant son ancrage parmi les siens. Mais ce genre d’union ne se décidait pas à la seule volonté du prétendant.

— Il faut respecter les traditions, lui rappela un aîné au visage buriné par le temps. Tu devras d’abord complimenter les chevaux de son père.

Mryd réprima un soupir. Il trouvait ce rituel archaïque, détaché de ce qui comptait réellement dans une alliance. Un cheval, même le plus fougueux, n’avait rien à voir avec une femme. Mais il savait aussi que l’honneur du clan reposait sur ces coutumes. Le respect des traditions n’était pas une option.

Le soir du festin donné en l’honneur d’une récente victoire, il se leva parmi les convives et s’avança vers le père d’Alwina, un homme au regard acéré qui l’observa approcher en silence. Tous se turent autour d’eux. C’était un moment solennel, un échange qui valait bien une bataille.

Mryd sentit un regard peser sur lui. Instinctivement, il chercha Alwina du coin de l’œil. Elle se tenait à quelques pas, assise parmi les femmes du clan. Mais contrairement aux autres, qui chuchotaient entre elles ou suivaient la scène avec amusement, elle observait. Droite, impassible, mais avec cette lueur attentive dans ses yeux clairs.

Il se tint droit, mesurant ses mots avant de parler.

— J’ai vu bien des chevaux dans ma vie, mais aucun ne court avec autant de noblesse que ceux de ta lignée.

Un murmure parcourut l’assemblée. Le vieil homme haussa un sourcil, évaluant ses paroles. Il prit le temps de boire une gorgée d’hydromel avant de répondre.

— Les chevaux ne sont pas que des bêtes de charge, jeune guerrier. Ils portent l’homme plus loin que ses jambes ne le pourraient jamais. Ils sont son souffle en plein hiver, sa fierté sur le champ de bataille. Tu dis que mes chevaux sont nobles. Sais-tu seulement ce que cela signifie ?

Mryd ne se déroba pas sous le regard scrutateur du chef.

— Un cheval noble n’est pas seulement rapide ou robuste. Il est loyal. Il ne se brise pas au premier obstacle. Il ne fuit pas au premier cri. Il connaît la main de son maître et ne le trahit pas.

Un silence s’installa, plus dense cette fois. Le vieil homme hocha lentement la tête, et un sourire en coin effleura ses lèvres.

— Un guerrier qui reconnaît la valeur d’un destrier sait ce qui fait un chef.

Puis, d’un ton plus grave, il ajouta :

— Mais un cheval mal monté devient un danger sur le champ de bataille. Un cavalier indigne le condamne à la chute.

Les paroles résonnèrent, lourdes de sens. Ce n’était pas seulement une leçon sur l’art de l’équitation. Mryd comprit le message. Il ne suffisait pas de demander sa fille, il fallait encore prouver qu’il la méritait.

Un instant, il sentit de nouveau ce regard sur lui. Cette fois, il se tourna franchement vers Alwina. Elle ne détourna pas les yeux. Un battement de silence s’écoula entre eux, imperceptible aux autres, mais chargé d’une tension sourde. Il crut voir, fugitivement, la naissance d’un sourire au coin de ses lèvres avant qu’elle ne reporte son attention ailleurs, comme si elle ne voulait pas lui laisser le loisir d’en être certain.

Les négociations commencèrent. Il y eut des présents échangés, des engagements pris. Mais ce ne fut pas cela qui importait à Mryd. Ce qui comptait, c’était sa réponse à elle.

Et il savait, désormais, qu’elle avait déjà commencé à la lui donner.

 

Le soir venu, il la trouva près du ruisseau, là où elle venait souvent se laver et s’éloigner du tumulte du camp. Elle se retourna à son approche, sans surprise.

— Alors ? demanda-t-elle d’une voix calme.

Son regard clair se posa sur lui, pas aussi tranchant qu’à l’accoutumée. Il y avait quelque chose de différent ce soir-là. Une lueur plus douce, peut-être même une attente, comme si, pour la première fois, elle cherchait à deviner ce qu’il ressentait réellement.

— Ton père a donné son accord, répondit-il, attentif à la moindre nuance sur son visage.

Alwina inclina légèrement la tête, l’observant comme on jauge un adversaire avant un duel. Pourtant, cette fois, ce n’était pas un défi qu’elle lançait, mais une question plus intime, plus fragile.

— Et toi ? Est-ce vraiment ce que tu veux ?

Il s’approcha lentement, conscient du bruit feutré de ses pas sur l’herbe humide. La distance entre eux se réduisit, et avec elle, l’espace qu’ils avaient toujours maintenu entre eux, cet équilibre fragile fait d’échanges piquants et de retenue inavouée.

— Oui.

Il aurait voulu en dire plus. Lui expliquer ce qui le poussait vers elle, ce qui le troublait dans son regard et le fascinait dans son indépendance. Mais les mots lui manquaient. Il n’était pas homme à parler de ce qu’il ne comprenait pas encore totalement lui-même. Le silence entre eux s’étira. Puis, doucement, Alwina fit un pas vers lui.

— Alors nous verrons bien si tu es digne de moi, dit-elle enfin, mais sa voix n’avait plus la même certitude.

Elle détourna légèrement le regard, comme si elle venait de s’aventurer sur un terrain qu’elle-même ne maîtrisait pas entièrement. À cet instant, Mryd sut qu’il venait de s’engager dans un combat bien plus difficile que n’importe quelle guerre.

 

Le mariage fut célébré en l’an 61 et dura une semaine entière. Le vin coulait à flots, les chants résonnaient sous le ciel noir, et les flammes des bûchers dansaient dans la nuit. Mryd, qui n’avait jamais été homme à s’attarder aux festivités, se surprit à savourer ces instants. Il prenait plaisir à voir Alwina rire, à sentir sa main effleurer la sienne lorsqu’ils dansaient autour du feu. Parfois, il surprenait son regard posé sur lui, non plus avec cette froide acuité qu’elle réservait aux guerriers du camp, mais avec une chaleur discrète, presque fugitive.

Les premières années furent heureuses. Elle était sa compagne, son égale. Il aimait sa vivacité d’esprit, la fermeté avec laquelle elle s’adressait aux hommes du clan, son rire franc qui éclatait sans retenue. Lorsqu’il revenait des batailles, couvert de poussière et de sang, il trouvait du réconfort dans sa présence, dans ces nuits fiévreuses où elle chassait les ombres de la guerre. Ils partageaient plus que leur couche : des discussions animées, des silences complices sous la lueur des étoiles.

Mais les saisons passèrent, et aucun enfant ne vint.

Les murmures commencèrent à s’élever dans l’ombre des tentes. On disait qu’un guerrier sans héritier était comme un arbre sans racines, un mauvais présage. Certains blâmaient les dieux, d’autres regardaient Alwina avec méfiance, murmurant que peut-être elle n’était pas faite pour donner la vie. Un sorcier fut consulté, des herbes brûlées, des prières murmurées sous le clair de lune. Mais rien ne se produisit.

Alwina ne se plaignit jamais. Elle ne pleura pas, ne supplia pas les dieux. Elle continua à marcher la tête haute, indifférente aux regards, comme si rien ne l’atteignait. Mais Mryd voyait ce qui échappait aux autres. Il la voyait, certaines nuits, assise à l’écart du camp, les yeux perdus dans la lueur des flammes. Il la sentait plus distante, non pas en colère, mais différente. Comme si quelque chose en elle s’était refermé, lentement, sans bruit.

Il aurait voulu croire que cela n’avait pas d’importance. Qu’ils pourraient continuer ainsi. Mais lorsqu’il chevauchait à la tête de ses hommes, le vent fouettant son visage, il se demandait parfois si le destin ne lui réservait pas un autre chemin.

C’était une pensée dangereuse, qu’il enterrait sous l’odeur du sang et des flammes.




À quarante-cinq ans, Mryd n'était plus simplement un guerrier goth : il était un chef de guerre, un seigneur respecté et craint. Il commandait désormais ses propres troupes, des hommes aguerris qui le suivaient non par loyauté aveugle, mais parce qu’il remportait bataille après bataille.

Son ascension ne s’était pas faite sans violence. Il avait dû tuer ceux qui se dressaient sur son chemin, écraser ses rivaux au sein même de son propre clan. À chaque combat, à chaque victoire, il consolidait son pouvoir, imposant sa stratégie et sa vision : dominer ou être écrasé.

Ses campagnes l’avaient mené loin, bien au-delà des frontières de son peuple. Il s’était battu contre les Romains sur des terres dévastées par la guerre, il avait négocié des alliances fragiles avec d’autres tribus gothiques et germaniques. Mais une menace persistait, un ennemi qui refusait de plier : les Teutons.

Ces guerriers féroces, indomptables, restaient une épine dans son ambition. Tant qu’ils existeraient, ils remettraient en question son autorité. Et Mryd ne pouvait tolérer cela.




L’hiver approchait, mais la guerre ne connaissait pas de saison. Le chef de guerre avait rassemblé ses hommes, une armée de cavaliers goths et de fantassins aguerris, forgés dans le feu des batailles. Depuis des années, ils traquaient les Teutons, ravageant leurs terres, les repoussant toujours plus loin. Cette fois, il ne s’agissait plus d’une simple escarmouche. Il comptait les anéantir.

Les éclaireurs rapportèrent qu’un contingent ennemi s’était retranché près d’une rivière bordée d’épaisses forêts. Un choix stratégique : les bois offraient un terrain idéal pour les embuscades, et le courant empêchait toute retraite facile. Mryd connaissait ces terres, mais il avait grandi sur des steppes ouvertes, là où l’on affrontait l’ennemi à découvert. Ici, chaque ombre cachait une menace. Il aurait dû être prudent.

Le matin de la bataille, un ciel bas, chargé de neige en suspens, recouvrait le champ de guerre d’une lumière blafarde. Lorsque le premier cri résonna, la plaine se couvrit d’un fracas assourdissant. Les épées s’entrechoquèrent, les hurlements s’élevèrent dans l’air glacé. Mryd menait l’assaut en première ligne, comme il l’avait toujours fait, son épée fendant chairs et os, son cheval piétinant les blessés. Il n’était pas un chef de guerre qui dirigeait à distance. Il était un prédateur, une ombre insaisissable dans la mêlée.

L’ennemi reculait. Les Teutons cédaient du terrain, forcés de se replier contre la rivière. Il voyait la victoire. Encore quelques minutes, un dernier assaut, et ils seraient écrasés.

Puis tout bascula. Un sifflement fendit l’air. Puis un autre. Une secousse brutale explosa dans son dos. Il vacilla, son souffle coupé net. Il ne comprit pas immédiatement ce qui s’était passé. Puis une chaleur poisseuse se répandit sous son armure. Il baissa les yeux. Une flèche était fichée entre ses côtes.

Avant qu’il ne puisse réagir, une autre le frappa. Son cheval se cabra. Il tenta de s’accrocher à la selle, mais ses forces l’abandonnaient déjà. Son corps bascula, sa chute amortie par la boue trempée de sang.

Allongé sur le sol glacé, il sentit le froid l’envahir lentement. L’odeur de terre humide et de chair meurtrie emplissait ses narines. Il entendait encore, faiblement, les cris de ses hommes. Puis tout devint silence. Le monde s’effaça.




Un vent glacial fouettait son visage. L’odeur de sang séché et de chair en décomposition s’infiltra dans ses poumons. Un hoquet brutal souleva sa poitrine. Son corps se crispa dans un réflexe instinctif, cherchant l’air comme un noyé remontant à la surface. Il ouvrit les yeux, et le ciel nocturne lui apparut, noir et infini, parsemé d’étoiles immobiles.

Il inspira profondément. C’était impossible.

Il tenta de bouger, mais son corps était engourdi, sa chair raidie par la mort. La douleur vint ensuite, fulgurante. Il se souvint des flèches, du choc contre le sol, du froid qui l’avait englouti. Il aurait dû être mort. Il était mort.

Autour de lui, des cadavres jonchaient la terre. Des corps empilés, brisés, abandonnés à la pourriture. Ses guerriers. Ses ennemis. Il était allongé parmi eux, un mort parmi les morts. Son estomac se retourna sous l’odeur de la chair en décomposition. Il roula sur le côté, suffoquant, ses doigts s’accrochant à la boue, cherchant un point d’ancrage à cette réalité absurde. Son cœur battait. Il porta la main à sa poitrine, cherchant le trou laissé par les flèches. Rien. Pas même une cicatrice.

Un frisson lui parcourut l’échine. Un murmure résonnait au fond de son esprit. Une question terrifiante. Qu’est-ce que je suis ?

Il s’arracha du charnier, trébuchant sur les cadavres alors qu’il titubait vers la rivière. Il devait fuir. Il devait comprendre.




Pendant des semaines, Mryd erra à travers les plaines désolées et les forêts sombres, cherchant un sens à ce qui lui arrivait. Son corps, pourtant meurtri après la bataille, semblait ignorer les lois naturelles. Ses plaies se refermaient sans laisser de cicatrices, la douleur s’estompait en quelques heures, et chaque matin, il se réveillait aussi fort que la veille, comme si la mort elle-même l’avait rejeté. Intrigué et terrifié, il mit son immortalité à l’épreuve, s’entaillant volontairement la peau pour observer, fasciné et inquiet, la chair se reconstituer sous ses yeux. Mais plus encore que ce phénomène incompréhensible, ce fut le silence qui le tourmenta.

Il n’avait plus d’armée. Plus de guerre. Plus de but.

L’homme qu’il avait été était mort avec son dernier souffle sur le champ de bataille, mais celui qui s’était relevé au milieu des cadavres n’avait plus de place dans le monde. Il tenta de retrouver sa tribu gothique, mais rien n’était plus pareil. Leur regard sur lui avait changé, et le sien sur eux aussi. Il se sentait… différent. Étranger. Comme s’il appartenait désormais à un autre ordre.

Alors il reprit la route, son errance le menant toujours plus loin vers l’est, là où les terres changeaient, où les langues se faisaient plus dures et les visages inconnus. Peut-être trouverait-il enfin des réponses.

Après des mois de solitude et de marches interminables, il atteignit une cité-frontière de l’Empire parthe, une plaque tournante pour les marchands, les mercenaires et les exilés de toutes origines. Là, parmi la poussière des routes commerciales et le tumulte des négociations, il tenta de renouer avec ce qu’il connaissait le mieux : la guerre. Si son passé ne lui appartenait plus, alors un nouveau combat pourrait lui redonner un but.

Il avançait parmi la foule bruyante lorsque cela se produisit. Un bourdonnement sourd s’insinua dans son crâne, une vibration inexplicable, étrange, qui résonna jusque dans ses os. La sensation, oppressante et fulgurante, lui fit plisser les yeux de douleur, et instinctivement, il porta les mains à sa tête. Il vacilla légèrement, cherchant à comprendre ce qui lui arrivait.

Et c’est alors qu’il le vit. De l’autre côté du marché, un homme l’observait. Grand, imposant sans être massif, vêtu d’une armure légère finement ouvragée, il semblait à la fois à l’aise et hors de place dans ce chaos ambiant. Ses cheveux noirs encadraient un visage aux traits marqués par l’expérience et la sagesse, mais ce furent ses yeux qui frappèrent Mryd : un regard perçant, intelligent, presque amusé.

L’inconnu se fraya un chemin à travers la foule, avançant avec une assurance tranquille. Lorsqu’il fut à quelques pas de lui, il esquissa un sourire.

— Tu es jeune.

Mryd, encore sonné par l’étrange vibration qui venait de l’envahir, le fixa sans comprendre.

— La première fois, c’est toujours déroutant.

La voix de l’homme était calme, posée, avec une pointe d’amusement contenu. Il observa le jeune homme un instant, puis posa une main sur son épaule.

— Je suis Ahasuerus.

Il marqua une pause, scrutant le moindre tressaillement sur le visage du jeune immortel.

— Je peux t’expliquer ce que tu es devenu.

Mryd, encore engourdi par cette rencontre aussi soudaine qu’inexplicable, ne savait pas encore qu’il venait de trouver son premier maître.




Ahasuerus l’emmena loin du tumulte de la ville, guidant son cheval à travers des plaines rocailleuses jusqu’à un campement installé aux pieds des collines. Les tentes de cuir sombre formaient un cercle discret, protégées par la nature environnante. Au centre, la plus grande d’entre elles, richement décorée de motifs persans et drapée de soieries, trônait comme un sanctuaire au milieu du désert.

Mryd y pénétra sans un mot, scrutant d’un regard méfiant l’intérieur. Des tapis recouvraient le sol, un brasero diffusait une chaleur bienvenue, et plusieurs coupes de métal finement ciselées trônaient sur une table basse. Un parfum d’encens flottait dans l’air, contrastant avec l’austérité du monde extérieur.

Ahasuerus, impassible, s’installa avec la lenteur d’un homme qui n’avait jamais eu à se presser. Il versa du vin rouge sombre dans deux coupes avant d’en tendre une au jeune immortel.

— Tu es immortel maintenant, déclara-t-il simplement.

Mryd prit la coupe sans y toucher. Il la fixa un instant avant de relever les yeux vers son hôte.

— Qu’est-ce que cela signifie ?

L’homme prit une gorgée de son vin avant de poser sa propre coupe sur la table.

— Cela signifie que tu ne vieillirais plus, que tu ne peux pas mourir de maladie ni de blessure. Qu’un homme pourrait te trancher la gorge, te percer le cœur ou te briser tous les os, et que tu guérirais, encore et encore. Mais il existe un moyen de nous tuer.

Il laissa le silence planer, testant la réaction de son invité. Mryd resta impassible, mais son regard se fit plus perçant.

— La décapitation, souffla-t-il finalement. Seule la lame d’un autre immortel peut mettre fin à notre existence. Et c’est ainsi que nous vivons : en nous chassant les uns les autres. Nous sommes liés à une loi ancestrale, un Jeu auquel nous n’avons pas le choix que de participer.

Mryd fronça les sourcils.

— Un Jeu ?

— Un combat éternel. Un cycle de duels, de trahisons, de fuites et de victoires. Un jour, tu seras traqué, et tu devras te battre. Si tu gagnes, tu prendras la force de ton adversaire. Si tu perds…

Il laissa la fin de sa phrase en suspens, haussant légèrement les épaules. Le jeune homme posa enfin sa coupe et s’appuya sur la table, les yeux brûlants d’intensité.

— Pourquoi attendre ? Pourquoi ne pas traquer les autres en premier ?

Ahasuerus sourit, un sourire discret, presque indulgent.

— Voilà une question qui trahit ta jeunesse, répondit-il en se redressant légèrement. La force seule ne suffit pas. Un immortel avisé apprend à observer, à choisir ses batailles. Trop se montrer attire les ennemis.

Mryd grimaça. Ces paroles sonnaient comme une faiblesse.

— Tu préfères te cacher ?, lâcha-t-il avec mépris.

Le vieil immortel éclata d’un rire bref, secouant légèrement la tête.

— Je préfère vivre longtemps, répondit-il simplement.




Les jours suivants furent une succession d’épreuves, d’apprentissage et d’humiliations. Ahasuerus n’était pas seulement un guerrier accompli : il était un stratège, un philosophe, un joueur d’échecs dont chaque mouvement semblait calculé des années à l’avance. Il n’enseignait pas seulement l’art du combat, mais aussi celui de la patience.

Chaque matin, Mryd s’entraînait au maniement de l’épée sous le regard critique de son maître. Il connaissait déjà la guerre, les duels, la force brute. Mais un combat entre immortels était différent.

— Un duel contre l’un des nôtres ne ressemble à aucun autre combat, expliqua Ahasuerus, l’épée posée négligemment sur son épaule. Nous sommes égaux en force, en vitesse, en endurance. Ce n’est pas la puissance qui nous départage, mais l’intelligence. Ceux qui survivent sont ceux qui réfléchissent.

Mryd serra la mâchoire. Cela lui semblait absurde. Il n’avait jamais eu besoin de prudence pour gagner ses batailles. Il avait mené des hommes à la victoire, piétiné ses ennemis sous les sabots de ses chevaux. Pourquoi ces règles devaient-elles être différentes ?

Mais Ahasuerus ne lui laissait pas le choix. Lorsqu’ils combattaient, il le forçait à attendre, à analyser, à prévoir les mouvements de son adversaire avant d’attaquer.

— Si tu frappes le premier, tu t’exposes.

— Si je frappe assez fort, l’adversaire n’aura pas le temps de répondre, répliqua le jeune immortel avec arrogance.

— Tu crois cela ? Très bien.

Et sur ces mots, Ahasuerus lui fit comprendre ce qu’était l’expérience. En quelques passes, il désarma Mryd, le projeta au sol et lui plaça une lame sous la gorge.

— Tu es fort. Mais pas assez. Un autre aurait déjà pris ta tête.

Le chef de guerre rageait intérieurement. Mais il apprenait.




Mryd était un élève brillant, rapide, acharné. Il assimilait chaque leçon avec une facilité déconcertante, perfectionnant son maniement de l’épée, affinant sa perception du combat, apprenant à anticiper les mouvements d’un adversaire avec une précision chirurgicale. Mais derrière cette discipline implacable se cachait une impatience brûlante, une frustration grandissante. Il voyait l’immortalité comme un don à exploiter, une arme qui le plaçait au-dessus des simples mortels. Pourquoi se cacher parmi eux alors qu’il pouvait les gouverner ?

Un soir, alors qu’ils observaient les feux d’un village au loin, il laissa enfin éclater son incompréhension.

— Pourquoi nous cacher ? Nous pourrions les dominer, prendre ce qui nous revient de droit. Ils nous craindraient. Nous respecteraient.

Ahasuerus, assis en tailleur près des braises mourantes de leur feu de camp, poussa un soupir las, comme s’il avait déjà entendu cette question mille fois auparavant.

— Ou ils nous traqueraient. Nous extermineraient.

Mryd le fixa, incrédule.

— Ils sont faibles. Ils ont besoin de chefs, pas de dieux invisibles.

Le vieil immortel se détourna légèrement du feu, scrutant la nuit comme s’il y voyait l’écho d’un lointain souvenir.

— Ils craignent ce qu’ils ne comprennent pas, rétorqua-t-il d’un ton calme. Nous sommes les premiers monstres de leurs légendes. Pourquoi crois-tu que tant de rois et d’empereurs finissent assassinés par ceux qui les servent ? Parce que le pouvoir ne se prend pas, il se prête. Les mortels ne supportent pas ce qu’ils ne contrôlent pas. Nous ne sommes pas destinés à régner. Seulement à survivre.

Mryd serra la mâchoire. Ces mots ne faisaient aucun sens à ses yeux. Son maître était puissant, il aurait pu écraser quiconque se dressait sur son chemin. Mais il parlait de prudence, de discrétion, de patience. Autant de concepts qu’un guerrier n’avait pas besoin d’entendre. À ses yeux, Ahasuerus n’était qu’un lâche.




Cette nuit-là, il prit sa décision.

Il attendit qu’Ahasuerus dorme. Il connaissait ses leçons : frapper quand l’ennemi est vulnérable, sans hésitation ni remords. L’ombre de la tente se découpait sous la lueur de la lune tandis qu’il s’avançait sans un bruit, son épée serrée dans sa main. D’un geste mesuré, il écarta le tissu de l’entrée et glissa à l’intérieur.

Son maître dormait paisiblement, allongé sur une natte de soie. Le bras sur le ventre, la respiration calme, il était l’incarnation de la vulnérabilité. Un seul coup. Un geste rapide, net, précis. Mryd leva son arme. Mais au moment où il abaissa sa lame, deux yeux noirs s’ouvrirent dans l’obscurité.

— Trop impatient, murmura Ahasuerus, sans même bouger.

Mryd hésita une fraction de seconde, puis frappa. L’acier fendit l’air, mais Ahasuerus esquiva avec une fluidité déconcertante. Avant même que Mryd ne comprenne ce qui se passait, son maître roulait déjà hors du lit, attrapant son épée dans le même mouvement.

Le duel fut bref. Mryd attaqua sans relâche, cherchant une faille, mais Ahasuerus parait chaque coup avec une aisance frustrante. Il reculait juste assez, esquivait d’un pas fluide, contre-attaquait par touches précises, mesurées, sans jamais chercher à blesser.

En quelques passes, il désarma son élève. L’épée de Mryd voltigea dans l’obscurité et alla s’écraser à terre dans un bruit sourd. D’un mouvement fluide, Ahasuerus le projeta au sol et posa le fil de sa lame contre sa gorge.

Le silence tomba sur la tente, seulement troublé par leur respiration haletante. Ahasuerus l’observa longuement, puis poussa un soupir avant d’abaisser son arme.

— Tu es doué, mais tu es stupide, déclara-t-il d’un ton posé.

Mryd, les poings serrés, refusa de détourner le regard.

— Je voulais voir si j’étais prêt, gronda-t-il.

Son maître esquissa un sourire.

— Tu l’es.

Il rengaina son épée et se détourna.

— Je n’ai plus rien à t’apprendre, dit-il simplement en s’éloignant. Pars. Fais ce que tu veux. Mais souviens-toi d’une chose : la force seule ne te sauvera pas.

Le jeune immortel resta immobile, le souffle court, ses muscles encore tendus par le combat. Il venait d’échouer. Mais il n’avait pas perdu.

Au matin, il quitta le campement sans un regard en arrière. Il abandonnait plus qu’un lieu : il laissait derrière lui son passé, son nom, l’homme qu’il avait été. Désormais, il ne serait plus Mryd. Il serait Darius, en hommage aux grands rois perses, à ces souverains qui avaient forgé des empires et marqué l’histoire par leur puissance. Et un jour, il prouverait qu’il n’avait pas besoin de maître.




Le monde antique était en perpétuel chaos, un vaste échiquier où seuls les plus forts pouvaient imposer leur volonté. Darius, désormais libéré de tout maître, s’empara de cette vérité avec avidité. Il voyagea sans relâche, forgeant son propre empire, non pas fait de terres et de murailles, mais d’alliances et de conquêtes.

En Italie, il combattit aux côtés de mercenaires, vendant sa lame aux cités en guerre, apprenant les subtilités de la diplomatie et de la trahison. À Rome, il observa les sénateurs, ces hommes aux langues affûtées comme des dagues, et comprit que le pouvoir ne se résumait pas à la force brute. En Grèce, il se mesura aux stratèges, étudiant les batailles d’Alexandre et les leçons des philosophes, même si leur obsession pour la morale le laissait froid. En Égypte, il vit l’éclat des pharaons déchus, la splendeur fanée d’un empire qui avait cru pouvoir défier le temps. Chaque culture lui apporta quelque chose : un art de gouverner, une manière de tuer, un regard plus vaste sur l’histoire des mortels.

Mais peu à peu, il se détacha d’eux. Il cessa de les voir comme des hommes et les considéra comme des instruments. Des pions. Ils vivaient et mouraient si vite qu’ils en devenaient insignifiants. Il leur parlait, les commandait, mais au fond de lui, il ne les respectait plus. Pourquoi s’attacher à ceux qui disparaîtraient en un battement de cils ?

Il ne cherchait plus à comprendre les mortels. Il cherchait à les utiliser. Et lorsqu’il prit la tête de ses propres troupes, ce fut avec la froideur d’un stratège et la brutalité d’un conquérant.

Darius était devenu une légende. Son nom se murmurait dans les camps de soldats, dans les palais des rois et sur les routes des marchands. Il était un seigneur de guerre sans attache, un cavalier aux yeux d’acier, qui ne servait personne d’autre que lui-même. Son armée était composée de déserteurs, de renégats, d’hommes brisés qui n’avaient plus d’autre but que la destruction. Il n’offrait ni honneur ni promesses de gloire, seulement la certitude d’un combat et d’un butin.

Et il ne laissait derrière lui que cendres et cadavres.

 

L’hiver de l’an 165 après J.-C. était particulièrement rude sur les terres de Dacie. Le vent soufflait entre les collines, emportant avec lui l’odeur de la neige et du bois brûlé. Darius et ses hommes campaient près d’une rivière gelée lorsqu’un éclaireur revint avec une information : une ferme isolée, faiblement gardée, abritant des réserves de nourriture et de bétail.

Ils attaquèrent à l’aube. Les combats furent brefs. Les fermiers, pris au dépourvu, tentèrent de fuir, mais la cavalerie de Darius les rattrapa en quelques instants. Les maisons furent pillées, les vivres récupérées, les survivants laissés à leur sort. Ce n’était pas une grande bataille, juste un saccage de plus sur leur route.

Mais alors qu’il arpentait la cour principale, son regard s’arrêta sur une scène qui éveilla son instinct. Un homme gisait sur le sol boueux, écrasé sous le poids d’un cheval mort. Son torse se soulevait encore faiblement, signe qu’il respirait toujours, mais sa jambe était tordue dans un angle anormal, broyée par la chute. Il avait une trentaine d’années, un corps solide malgré la maigreur due à l’hiver, et ses yeux mi-clos trahissaient un mélange d’agonie et d’incompréhension.

Darius s’agenouilla près de lui, détaillant ses traits avec attention. Il connaissait cette sensation. Un frisson léger, un murmure dans ses os, une vibration presque imperceptible. Il avait déjà ressenti cela une seule fois auparavant : face à Ahasuerus.

Cet homme allait revenir. Un pré-immortel.

Darius observa un instant le blessé, jaugeant les possibilités. Il aurait pu le laisser mourir là, attendre que la nature fasse son œuvre, voir s’il se réveillerait seul. Mais cela aurait été une perte de temps. Il saisit son épée et, d’un geste net, lui trancha la gorge.

Le silence s’abattit sur la cour. Les soldats qui avaient assisté à la scène reculèrent, mal à l’aise. Ce n’était pas un meurtre de guerre. Ce n’était pas une exécution. C’était autre chose.

Darius resta accroupi près du cadavre, attendant. Quelques minutes plus tard, le corps se raidit. Puis un spasme violent le parcourut. L’homme ouvrit soudainement la bouche dans un cri muet, ses doigts s’accrochant à la boue, son torse se soulevant dans une inspiration brutale. Il revint à la vie. Et dans ses yeux agrandis par l’effroi, Darius lut exactement ce qu’il avait ressenti lui-même des années plus tôt : l’incompréhension, la terreur, le refus de croire ce qui venait de se passer.

L’homme porta la main à sa gorge, sentant sa peau intacte. Il chercha une blessure, du sang… mais il n’y avait rien. Il n’y avait plus rien.

— Bienvenue parmi nous, déclara Darius d’un ton tranquille.

L’homme releva des yeux écarquillés, tremblant, incapable de formuler un mot.

— Tu es immortel maintenant, ajouta Darius en se relevant.

Il se détourna, laissant l’homme suffoquer dans sa propre confusion.

— Si tu veux comprendre ce qui t’arrive, suis-moi. Sinon, tu peux rester ici et attendre que d’autres viennent te tuer pour de bon.

Puis il s’éloigna sans se retourner, il savait déjà que l’homme le suivrait.

Il s’appelait Claudianus. C’est ainsi qu’il se présenta une fois la panique retombée, assis près du feu du campement, le regard encore hanté par son réveil impossible. Darius, qui n’avait jamais eu de patience pour les hésitations, lui expliqua sans détour ce qu’il était désormais : un être qui ne pouvait mourir que par la lame d’un autre immortel. Un soldat d’un nouveau genre.

Il lui raconta les règles du Jeu, les duels, les siècles à venir. Il lui expliqua ce que cela signifiait d’être un prédateur dans un monde de proies. Claudianus l’écouta, d’abord avec méfiance, puis avec fascination. Et lorsque Darius lui offrit un choix – partir seul et errer dans l’incompréhension, ou jurer allégeance et apprendre à survivre – la réponse fut immédiate.

Il prêta serment. Il devint son élève, son bras droit. Darius lui donna un nouveau nom : Grayson. Et ensemble, ils devinrent un duo redoutable. Là où Darius frappait avec la force d’un conquérant, Grayson était l’ombre qui achevait ceux qui tentaient de fuir. Là où Darius construisait des armées, Grayson traquait les faibles et les isolés. Ils semèrent la terreur à travers l’Europe antique, accumulant victoires et massacres, leur seule loyauté étant celle du plus fort.

Et sous l’œil de Darius, Grayson apprit vite.

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