Le Prix à payer - Highlander Fanfiction

Chapitre 19 : Un Nouveau Départ

8768 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour il y a 5 mois

Judée, 38 apr. J.-C.

 

Le souffle de l'air chaud caressa son visage tandis qu’Aélis ouvrait les yeux. Elle était couchée sur un sol aride et rocailleux, sous un ciel où l’aube naissante teintait l’horizon de nuances pourpres et orangées. Autour d’elle, un paysage désertique s’étendait à perte de vue, parsemé de buissons rabougris et de pierres usées par les vents. L’air était chargé d’une odeur de terre sèche et de poussière, et en arrière-plan, les montagnes du désert de Judée se dessinaient dans une lumière diffuse.

Elle se redressa lentement, groggy, et réalisa avec une gêne aiguë qu’elle était complètement nue. Le vent matinal, encore frais, mordait sa peau. Elle scruta l’environnement, les sens en alerte. Rien ni personne à l’horizon.

Elle se mit à marcher prudemment, ses pieds foulant la terre rude. Après quelques centaines de mètres, elle aperçut un vieux sac abandonné, en partie déchiré. Elle l’enroula autour de la taille pour couvrir sa nudité, nouant les extrémités du mieux qu’elle put.

 

Alors qu’elle avançait, cherchant un abri ou des signes de vie, elle aperçut au loin une silhouette féminine courbée sous le poids de jarres en terre cuite. La femme marchait lentement, suivant un chemin sinueux qui semblait mener à un puits. L’immortelle hésita, consciente de son apparence et du risque d’éveiller la méfiance. Mais elle n’avait guère le choix. Rassemblant son courage, elle s’approcha, veillant à ne pas paraître menaçante.

La femme, une figure austère mais bienveillante, releva la tête en entendant ses pas. Son visage, buriné par le soleil, portait des signes de fatigue, mais ses yeux étaient empreints de douceur. Elle s’arrêta, visiblement surprise de croiser quelqu’un ici.

— Qui es-tu ? demanda-t-elle dans une langue ancienne qu’Aélis comprit immédiatement grâce aux connaissances emmagasinées dans son esprit par les quickenings qu’elle avait reçu.

Elle marqua une pause, réfléchissant à ce qu’elle devait dire. Elle savait que révéler son vrai prénom pourrait poser problème dans le futur, si son existence venait un jour à être connue des historiens.

— Je m’appelle Marie, répondit-elle finalement, choisissant un nom intemporel qui ne susciterait pas de soupçons.

La femme la dévisagea avec curiosité, puis sembla accepter son histoire sans poser davantage de questions.

— Viens avec moi.

 

La femme, qui se présenta sous le nom de Judith, conduisit Marie à sa communauté, nichée dans un petit village aux abords du désert. Les maisons étaient construites en pierre et en torchis, simples mais robustes, et l’atmosphère qui y régnait était empreinte de calme et de recueillement. Les Esséniens, une communauté pieuse et austère, vivaient selon des règles strictes de pureté, de méditation et de travail manuel.

Marie fut accueillie avec méfiance par certains, mais Judith insista sur le fait qu’elle avait trouvé la jeune femme en détresse. On lui offrit des vêtements simples, une tunique de lin brut, et on l’invita à participer aux tâches quotidiennes en échange de nourriture et d’un toit.




Au fil des semaines, Marie s’adapta à sa nouvelle vie. Elle participa aux tâches quotidiennes, partagea les repas et observa avec attention les rituels de la communauté. Les Esséniens vivaient dans une simplicité absolue, détachés des tumultes du monde extérieur, en quête d’harmonie et de pureté. Elle suivit leur enseignement avec une application silencieuse, écouta leurs prières sans jamais y prendre part, apprit la méditation sans en chercher le sens profond. Lorsqu’elle s’asseyait sous le ciel étoilé, les jambes croisées, tentant de vider son esprit, ce n’était pas la sérénité qu’elle trouvait. C’était une silhouette à la robe brune, une voix grave murmurant des paroles qu’elle ne voulait pas oublier. Mais elle ne laissait rien paraître.

Pendant son séjour, elle chercha discrètement un moyen de se procurer une arme. Les Esséniens prônaient la non-violence, mais elle savait que leur foi ne protégerait pas leur communauté si le danger venait à les trouver. Elle réussit à convaincre un potier, qui travaillait aussi le métal, de lui façonner une lame rudimentaire en échange de son aide dans son atelier. Elle cacha l’arme sous sa couche, un secret de plus à ajouter à ceux qu’elle portait déjà.

 

Les années passèrent et, en apparence, elle faisait partie des leurs. Elle connaissait les noms de chacun, partageait leur quotidien et respectait leurs coutumes. Mais elle n’était jamais vraiment des leurs. Elle n’avait ni leur foi ni leur sérénité. Elle ne s’attachait pas.

Elle attendait. C’était ce qu’elle faisait depuis son arrivée dans ce temps lointain. Elle le savait, au fond d’elle. Elle ne construisait rien, ne se projetait pas, ne cherchait pas à s’ancrer dans ce monde. Ce refuge n’était qu’une parenthèse, un lieu de transition avant le véritable moment. Elle en était convaincue. Tout cela n’était qu’un passage obligé avant l’instant où elle retrouverait Darius.

Elle n’avait jamais révélé ce qu’elle était. L'immortalité aurait fait d’elle une étrangeté, une menace peut-être. Mais ce silence n'était pas seulement une question de survie. Jehan l'avait avertie : tuer un mortel pouvait altérer l’avenir, et elle ne pouvait pas risquer de créer un paradoxe. Alors elle se conformait aux principes des Esséniens, du moins en surface. L’idée que la violence ne soit pas la seule réponse, que la force puisse être autre chose qu’une arme, commençait à s’imposer à elle. Mais elle ne se berçait pas d’illusions. Le monde extérieur ne partageait pas ces idéaux. La violence existait, inévitable, et tôt ou tard, elle y serait confrontée.

Les années passèrent, et elle s’enfonça dans cette routine. Ses cheveux, qu’elle avait gardés courts si longtemps, poussèrent librement. Elle apprit à survivre dans ce monde ancien, à patienter, à masquer son impatience sous une fausse sérénité. Pourtant, au fil du temps, elle remarqua les regards inquisiteurs. Les femmes qui avaient eu son âge à son arrivée portaient désormais les marques du temps, alors qu’elle restait inchangée. Elle savait que son départ était inévitable. Avant que les murmures ne se transforment en soupçons, avant que sa nature immortelle ne soit découverte, elle devait partir.




Un matin, elle se rendit auprès de Judith. La vieille femme, assise à l'ombre d'un mur en torchis, levait vers elle un regard empli de sérénité.

— Tu pars, n'est-ce pas ? murmura Judith, sans détour.

Marie hocha la tête. Elle ne s’étonnait plus de la clairvoyance de la vieille femme.

— Je ne suis pas faite pour rester, avoua-t-elle doucement.

Judith resta silencieuse un instant, puis lui offrit un sourire triste.

— Le monde est dur pour ceux qui croient en la paix. Ici, nous avons fait le choix de nous en éloigner, mais toi, je sens que tu veux l'affronter.

Marie acquiesça lentement. Elle respectait la voie des Esséniens, mais son destin était ailleurs.

— Veille à ne pas te perdre, la prévint Judith. Parfois, même les âmes les plus sûres d’elles finissent par oublier pourquoi elles ont commencé leur quête.

L’immortelle inspira profondément.

— Je sais ce que je cherche.

— Alors j’espère que tu le trouveras.

Elle ne ressentait ni nostalgie ni regret. Juste une impatience froide, comme si enfin, après des années d’immobilité, elle pouvait reprendre son véritable chemin.

 

Sans un mot de plus, Marie tourna les talons et s’éloigna du village. Son plan était clair : remonter lentement vers le nord, explorant les terres qu’elle traverserait, apprenant de chaque rencontre et de chaque expérience. Mais au fond de son cœur, elle avait un objectif précis : retrouver Darius, ou plutôt l’homme qu’il était avant de devenir le prêtre immortel qu’elle avait connu.

Elle avait calculé que son moment viendrait dans une trentaine d’années. Lorsqu’il deviendrait immortel, elle serait là, prête à le guider dans ce nouveau monde, à le prendre comme disciple, et peut-être à combler le vide qu’avait laissé sa disparition dans le futur.

Elle se mit en marche, avec dans son cœur un mélange d’appréhension et d’espoir, prête à affronter les épreuves du passé pour façonner l’avenir qu’elle désirait.




Marie avait appris à se fondre dans cette époque rude et impitoyable, mais la vie d’une femme seule était un combat constant. Les regards appuyés, les commentaires déplacés et parfois les mains trop aventureuses des hommes faisaient de chaque journée une lutte silencieuse pour préserver sa dignité et sa sécurité. Pour éviter d’attirer l’attention, elle s’habillait de vêtements amples et modestes, adoptant une allure discrète. Lorsqu’elle voyageait, elle se mêlait aux caravanes marchandes ou se faisait passer pour une veuve endeuillée, rôle qui inspirait davantage de respect qu’une simple femme sans attaches.

Elle avait acheté une arme, une véritable épée, qu’elle conservait soigneusement dissimulée sous ses vêtements. Elle savait qu’en exhiber la lame attirerait les ennuis, mais elle trouvait un réconfort dans sa présence, une promesse silencieuse qu’elle ne serait jamais sans défense. Lorsqu’elle arrivait dans un village ou une ferme, elle offrait son aide en échange d’un repas ou d’un endroit pour dormir. Son endurance exceptionnelle, bien que masquée, ne passait pas inaperçue. Elle acceptait les tâches les plus difficiles, impressionnant souvent les employeurs par une résilience qu’ils attribuaient à une force intérieure plutôt qu’à sa véritable nature.

Elle traversait les villes et les villages comme un fantôme, spectatrice d’un monde qui n’était pas le sien. À plusieurs reprises, elle fut témoin d’injustices, d’abus, de violences ordinaires infligées aux plus faibles. Elle vit une femme rouée de coups par son mari en pleine rue, des enfants affamés refoulés du seuil d’une maison trop prospère, des marchands tricher leurs clients en toute impunité. Elle ne détourna pas les yeux, mais elle ne fit rien.

À quoi bon ?

Elle n’était pas venue pour cela. Elle n’était pas là pour changer ce monde, ni pour en corriger les travers. Ce n’était pas sa mission. Chaque jour qu’elle passait ici n’était qu’une attente déguisée en survie, une transition vers l’unique but qui comptait : retrouver Darius. Tout le reste n’était qu’un décor lointain, une fresque dont elle observait les détails sans jamais chercher à y apposer sa propre empreinte.

De temps à autre, au détour d’une rue bondée ou dans l’agitation d’un marché, elle ressentait la présence d’un immortel. Ces moments fugaces étaient marqués par une tension sourde : elle baissait les yeux, évitait le contact, et se fondait dans la foule, déterminée à ne pas être remarquée. Pourtant, certaines rencontres étaient inévitables, et elle avait dû se battre à plusieurs reprises. Souvent, être une femme lui offrait un avantage inattendu. Ses adversaires, le plus souvent des hommes, la sous-estimaient. Ils la voyaient comme une proie facile, une distraction pitoyable dans un monde de guerriers. Et elle les laissait croire. Elle attendait le bon moment, la faille. Elle masquait sa posture, retenait ses coups, feignait la fatigue. Puis, quand le doute se glissait dans leurs gestes, quand la suffisance se muait en hésitation, elle frappait. Rapide. Précise. Impitoyable. Leur surprise était toujours la même — cette fraction de seconde où ils comprenaient qu’ils avaient commis une erreur fatale. C’était dans ce silence, juste avant leur chute, qu’elle mesurait l’ironie amère de sa situation : pour une fois, c’était leur regard biaisé qui la protégeait.

 

Parfois, ses pensées la ramenaient à Methos. Elle se souvenait des soirées passées à ses côtés, des conversations à la fois légères et profondes qui semblaient suspendre le temps. Elle revoyait son sourire en coin et entendait encore ses répliques mordantes qui savaient désamorcer ses craintes ou, parfois, la faire réfléchir sous un angle qu’elle n’aurait jamais envisagé. Il avait été un roc dans sa vie, une présence apaisante et stimulante, oscillant entre un cynisme acéré et une sagesse millénaire.

Elle savait qu’il était ici, quelque part, dans cette temporalité. Le simple fait de savoir qu’il foulait les mêmes terres qu’elle, qu’il respirait ce même air, lui apportait un étrange réconfort. Mais ce fil d’espoir s’enroulait autour d’une résignation qu’elle ne pouvait ignorer : elle ne devait pas chercher à le retrouver. Methos appartenait à un autre temps, à une histoire qui n’était pas celle-ci. Leur lien, précieux et indéniable, ne devait pas interférer avec la mission qui l’avait conduite ici.

Chaque jour, elle s’accrochait à cette conviction, même si son cœur vacillait parfois. Car aussi tentant que cela puisse être de le retrouver, elle savait que ce n’était pas ce que le destin ou le devoir exigeaient d’elle. Alors, elle avançait. Les ombres du passé étaient derrière elle, celles du futur encore hors de portée. Entre les deux, il ne restait qu’une route tracée par son propre aveuglement, et elle s’y engouffrait, incapable de voir tout ce qu’elle laissait derrière.




Ce fut lors d’un de ses voyages, après plusieurs années d’errance, qu’elle atteignit une région connue sous le nom de Mésie inférieure. En longeant une route bordée de forêts denses, Marie expérimenta une vibration très particulière, lui rappelant celle ressentie lorsqu’elle était en présence d’un autre immortel, mais beaucoup plus subtile. Elle se remémora aussitôt les mots de Darius, après sa fuite de l’entrepôt où l’avait retenue Kronos : « Nous ressentons également la présence des immortels en devenir, tu ressentiras peut-être ça un jour toi aussi. »

En s’approchant, elle remarqua une silhouette frêle recroquevillée près d’un tronc abattu.

C’était une enfant, seule, d’une dizaine d’années tout au plus, les cheveux bruns emmêlés et le visage marqué par la fatigue et la saleté. Ses vêtements étaient en lambeaux, révélant une maigreur alarmante. Lorsque Marie s’approcha doucement, la petite sursauta, les yeux écarquillés de peur.

— N’aie pas peur, murmura-t-elle en s’accroupissant. Je ne te veux aucun mal.

L’enfant resta figée un instant, scrutant l’immortelle avec méfiance. Puis elle murmura d’une voix brisée :

— Ils ont tout pris… mes parents, ma maison…

Marie comprit immédiatement. Une attaque de brigands, une épidémie, ou peut-être simplement la cruauté de l’époque avaient laissé cette enfant seule au monde.

— Comment t’appelles-tu ? demanda-t-elle doucement.

— Thalia, répondit l’enfant d’une voix faible.

Marie sentit une vague de compassion l’envahir. Elle se souvenait trop bien de ce que c’était que de se retrouver seule, vulnérable.

— Viens avec moi, Thalia. Je vais m’occuper de toi.

 

Marie et Thalia s’installèrent dans un village isolé de la région, où personne ne posait trop de questions. Marie se présenta comme une veuve ayant recueilli une orpheline, un mensonge si anodin qu’il finit par sonner comme une vérité. Les deux femmes vivaient simplement : Marie travaillait comme couturière et parfois comme guérisseuse, tandis que Thalia aidait aux tâches quotidiennes.

Les premiers jours, l’immortelle se surprit à observer la petite fille d’un œil critique, cherchant une raison de la laisser derrière. Elle n’avait jamais eu l’intention de s’encombrer d’une enfant, encore moins dans un monde où chaque attachement était une faiblesse. Prendre soin d’elle, veiller sur elle, c’était une responsabilité qu’elle n’avait pas demandée, une complication qu’elle n’était pas certaine de vouloir.

Mais Thalia la regardait avec une confiance silencieuse, une dépendance muette qui creusait un espace inattendu en elle. La fillette la suivait partout, sans un mot, comme si elle attendait qu’on la rejette, comme si elle savait que Marie pouvait disparaître du jour au lendemain. Et malgré elle, malgré cette volonté d’indépendance qui avait toujours guidé ses pas, Marie se surprit à vérifier que Thalia mangeait suffisamment, qu’elle dormait bien, qu’elle ne restait pas trop longtemps à fixer le vide lorsque la solitude l’envahissait.

Les semaines passèrent et Marie réalisa, avec une pointe d’étonnement, qu’elle avait cessé de penser à son propre fardeau avec la même intensité. Elle n’avait pas oublié Darius, non. Il était toujours là, en filigrane, tapi dans l’ombre de ses pensées. Mais il ne la hantait plus avec la même violence. Lorsqu’elle marchait aux côtés de Thalia, lorsqu’elle la guidait sur les routes ou lui montrait comment tresser des filets de pêche pour survivre, elle se surprenait à être simplement dans le présent. Une illusion, peut-être. Un répit, sûrement. Mais un répit dont elle ne chercha pas à se défaire.

Les premières années furent marquées par une routine paisible. Thalia, qui avait été si craintive au départ, retrouva progressivement le sourire. Marie devint pour elle une mère de substitution, et la voir grandir combla une part du vide qu’elle n’avait jamais osé affronter.




À l’aube de ses quinze ans, Thalia était devenue une adolescente gracieuse et vive. Sa curiosité pour le monde grandissait, tout comme sa force. Elle suivait Marie partout, absorbant chaque geste, chaque parole. Dans ses yeux brillait une admiration absolue, presque aveugle. Pour elle, Marie était invincible, une guerrière sans faille qui avait réponse à tout.

C’est à cette époque que l’immortelle décida qu’il était temps de lui enseigner les bases du combat. Elle voulait que sa protégée ne soit pas prise au dépourvu le jour où son heure viendrait. Mais devait-elle lui dire ?

Parfois, alors que Thalia riait sous le soleil, insouciante, Marie sentait son cœur se serrer. Elle se revoyait, des siècles plus tôt, avant sa propre première mort. L’illusion d’une vie ordinaire, brisée en un instant.

Elle se souvenait de la colère qu’elle avait ressentie envers Darius, de la trahison brûlante en découvrant qu’il savait qu’elle deviendrait immortelle et qu’il ne lui avait rien dit. Certaines vérités ne peuvent se dévoiler que d’elles-mêmes, lui avait-il dit, impassible. À l’époque, elle avait refusé d’accepter cette réponse, persuadée qu’il lui avait volé son droit de comprendre, de choisir.

Mais aujourd’hui, en observant la jeune fille, elle comprenait enfin.

Comment pouvait-elle lui dire une chose pareille sans briser son innocence ? Comment lui expliquer qu’elle connaîtrait la mort avant de renaître, qu’elle serait condamnée à l’éternité ? Si elle lui révélait la vérité, elle risquait d’empoisonner sa jeunesse avec une peur insurmontable. Darius avait eu raison. Certaines vérités ne peuvent être entendues avant qu’elles ne deviennent réalité.

Marie détourna le regard et inspira profondément. Non, elle ne dirait rien. Elle veillerait sur elle, elle lui apprendrait à survivre, mais elle lui laisserait le droit de vivre son présent, tant qu’il durerait.

 

Un matin, après avoir partagé leur maigre petit-déjeuner, elle déposa une vieille épée émoussée sur la table.

— Thalia, il est temps que je t’apprenne quelque chose d’important.

La jeune fille la regarda avec surprise.

— Une épée ? Pourquoi aurais-je besoin de ça ?

— Parce que le monde est dangereux, répondit Marie. Je ne serai pas toujours là pour te protéger.

Les premières leçons eurent lieu dans une clairière à l’écart du village. Marie commença par lui enseigner comment tenir correctement une épée, puis les mouvements de base. Thalia, bien que maladroite au départ, montra rapidement une détermination et une agilité prometteuses. Elle absorbait chaque instruction avec ferveur, s’appliquant avec une intensité presque excessive.

— Rappelle-toi, lui disait l’immortelle entre deux exercices, un guerrier ne frappe pas par colère, mais par nécessité.

C’était devenu leur rituel. Chaque séance commençait par cette phrase, que Thalia répétait avec sérieux, comme un serment. Pourtant, Marie voyait bien qu’elle la considérait comme une déesse de guerre, un modèle à atteindre. Elle s’en inquiéta.

Un jour, alors qu’elles s’entraînaient sous le soleil brûlant, Thalia la regarda avec un sourire fier après avoir réussi un enchaînement difficile.

— Je serai comme toi un jour, affirma-t-elle avec une certitude absolue.

Marie s’arrêta et la fixa.

— Tu n’as pas à être comme moi, Thalia. La force n’est rien sans intelligence. Se battre ne fait pas de nous des êtres supérieurs.

Cette dernière fronça les sourcils, visiblement troublée par la réponse.

— Mais si nous avons la force, alors nous pouvons protéger ceux qui en ont besoin, non ?

— Oui, mais la force seule ne suffit pas. Il faut savoir quand l’employer et pourquoi. Sinon, on devient ce que l’on combat.

Ce jour-là, Thalia ne répondit rien, mais Marie sentit que quelque chose avait changé. L’admiration aveugle commençait à se fissurer, remplacée par un questionnement grandissant.

 

Au fil des mois, l’apprentissage du maniement de l’épée devint un moment de complicité entre les deux femmes. Parfois, Marie surprenait son élève en train d’imiter ses gestes en dehors de l’entraînement, répétant des attaques à vide ou s’observant dans le reflet de l’eau avec son arme à la main.


Un jour, alors qu’elles partageaient un de ces instants de légèreté, riant après un duel particulièrement animé, une pensée frappa l’immortelle de plein fouet.

Depuis combien de temps n’avait-elle pas pensé à Darius ?

Un frisson remonta le long de son dos. Instinctivement, elle chercha dans son esprit l’image familière qu’elle avait toujours portée en elle : le visage grave du prêtre immortel, son regard empli de sagesse et de tristesse. Mais elle ne trouva que le présent. Thalia, son rire, la chaleur du soleil sur sa peau, l’instant suspendu entre elles.

L’espace d’une seconde, une étrange sensation l’envahit. Ce silence intérieur, cette absence de l’ombre qui la hantait depuis des siècles… Elle aurait dû s’en réjouir. Mais au soulagement diffus se mêlait un vide inattendu, comme si elle trahissait une partie d’elle-même en détournant les yeux de son obsession.

Elle inspira profondément, chassant ces pensées.

Pourtant, malgré ce trouble fugace, elle s’accrochait à ce qu’elle avait construit ici. Ces années étaient devenues une pause bienvenue dans sa quête. Revoir Darius attendrait ; elle avait encore du temps. Pour l’instant, elle s’accrochait à une autre certitude, plus tangible, plus immédiate : offrir à Thalia un avenir aussi sûr que possible, dans un monde où les dangers ne manquaient jamais.




Les jours d’été en Mésie inférieure étaient souvent paisibles, rythmés par les travaux des champs et les rires des enfants jouant près des maisons de bois et de torchis. Mais depuis quelques jours, une inquiétude latente flottait dans l’air.

Cela avait commencé par des rumeurs, murmurées par les marchands et les voyageurs de passage. Des villages entiers mis à sac, des familles massacrées ou réduites en esclavage. Un homme était arrivé une semaine plus tôt, épuisé, le regard fou. Il parlait d’une attaque à l’aube, de cavaliers venus de nulle part, de femmes et d’enfants emmenés dans des cages comme du bétail.

Marie avait écouté, les muscles tendus, sans rien dire. Les autres voulaient croire qu’ils étaient trop insignifiants pour attirer l’attention de tels pillards. Mais elle savait que c’était faux.

Puis, il y avait eu cette silhouette. Deux jours auparavant, alors qu’elle revenait du puits avec Thalia, elle avait aperçu un homme à la lisière de la forêt. Il n’avait pas cherché à se cacher. Il était resté là, immobile, l’observant. Lorsqu’elle avait fait un pas dans sa direction, il s’était fondu dans l’ombre des arbres.

Elle n’avait rien dit à sa protégée, mais une tension sourde s’était installée dans son ventre.

Alors, ce matin-là, quand elle entendit le martèlement des sabots au loin, son sang se glaça avant même qu’elle ne voie le nuage de poussière. Elle se redressa brutalement, interrompant son travail. Le temps sembla ralentir.

Les cavaliers apparurent bientôt, des dizaines, silhouettes sombres se détachant sur le ciel brûlant. L’écho de leur galop résonna sur la plaine. L’effroi figea un instant les villageois, avant que la panique ne s’empare d’eux. Marie attrapa instinctivement le bras de Thalia et l’attira contre elle.

— Cours, murmura-t-elle à son oreille.

Mais il était déjà trop tard. Les guerriers avars déferlèrent sur le village comme une tempête. Les premiers cris s’élevèrent quand les ils brandirent leurs armes. Un homme tenta de fuir, mais une lance le transperça de part en part. Un autre se jeta sur un des assaillants avec une fourche, avant qu’une lame ne lui ouvre la gorge. Marie agrippa Thalia, cherchant un passage à travers la foule affolée. Mais la masse humaine en fuite les sépara.

— Thalia ! hurla-t-elle.

Elle l’aperçut un instant, luttant pour se frayer un chemin. Puis une explosion de douleur la frappa au visage : un cavalier venait de la heurter du coude. Elle tomba lourdement, sa vision brouillée par l’impact. Lorsqu’elle releva la tête, elle vit Thalia. Un homme l’avait attrapée par les cheveux, la tirant violemment en arrière.

L’immortelle tenta de se relever, mais une botte l’écrasa au sol. La poussière et le sang lui brûlaient la gorge tandis qu’elle se débattait, ses ongles cherchant à lacérer la peau de son agresseur. Mais il était plus fort, bien plus lourd. Son esprit hurlait, non pour elle-même, mais pour sa protégée.

Un cri perça le chaos. Marie tourna la tête juste à temps pour voir la jeune fille se débattre comme une furie, son visage tordu par la peur et la rage. L’adolescente frappa son agresseur de toutes ses forces, ses poings et ses pieds martelant son torse en une tentative désespérée d’échapper à son emprise. Elle parvint même à attraper une pierre au sol et, dans un geste impulsif, l’écrasa contre le visage de l’homme. Un craquement sourd résonna. Un filet de sang coula le long de sa joue.

L’homme recula d’un pas, titubant légèrement. Puis il porta une main à son visage, la retirant couverte de rouge. L’instant suivant, le guerrier rugit de colère. D’un geste fulgurant, il attrapa la jeune femme par le poignet et la jeta brutalement au sol. Avant même qu’elle ne puisse se relever, il posa un genou sur son torse et lui saisit la main droite. Thalia se débattit violemment, hurlant, griffant, tentant d’arracher son bras à l’étreinte de fer qui le maintenait.

— Lâche-la ! cria Marie, une terreur glaciale la traversant.

Mais son propre agresseur lui enfonça le visage dans la terre, étouffant son cri. La lame brilla sous le soleil. Marie sentit son corps tout entier se tendre.

— Non !

D’un mouvement sec et cruel, le mercenaire abaissa son poignard. Un cri d’agonie éclata dans l’air, strident, inhumain. Le corps de Thalia se cambra sous la douleur, ses muscles tendus dans un spasme de souffrance absolue. Du sang jaillit sur le sol poussiéreux, éclaboussant la peau et les vêtements de l’adolescente. Sa main mutilée tremblait convulsivement, ses doigts sectionnés gisant à quelques centimètres d’elle, comme des morceaux de chair sans vie.

Marie, en proie à une panique absolue, se débattit comme une possédée, creusant la terre sous ses ongles, cherchant une issue, une arme, n’importe quoi. Les rires fusèrent autour d’elles.

— Elle se débattait comme un chat sauvage, ricana l’un des hommes. Voyons si elle sait encore se battre maintenant !

Thalia tremblait, le regard rivé sur son poignet ensanglanté. Ses yeux, d’ordinaire si vifs, n’étaient plus que des puits de douleur insondable.

Marie hurla son nom, mais elle ne répondit pas. Puis tout devint flou. La douleur. La honte. La terreur. Et enfin, l’obscurité.




Marie ouvrit les yeux, un goût de sang dans la bouche et un poids immense sur sa poitrine. Elle inspira profondément et se redressa, sentant immédiatement la douleur sourde des blessures qui cicatrisaient déjà. Un silence pesant régnait autour d’elle, troublé par le crépitement des derniers foyers mourants et l’odeur âcre de la chair brûlée. Puis elle se souvint. Son cœur se serra alors qu’elle scrutait frénétiquement les alentours.

— Thalia…

Son regard s’arrêta sur un corps frêle, étendu à quelques mètres, à moitié recouvert de terre et de cendres. Son souffle se coupa. Elle rampa jusqu’à elle, l’estomac noué, et effleura son épaule du bout des doigts.

— Thalia, murmura-t-elle.

Rien.

Marie sentit une vague de panique monter en elle. Elle pressa la main mutilée de la jeune fille, serrant ses doigts froids entre les siens.

— Non, non, ne me fais pas ça…

Puis, soudain, un frisson. Une vibration. Un râle s’échappa des lèvres pâles de Thalia, son torse se soulevant dans un spasme brusque, son corps rejetant la mort elle-même. Ses yeux s’ouvrirent. Elle inspira violemment, son regard errant dans le vide. Son souffle était heurté, saccadé, comme si elle avait couru pendant des heures.

— Qu’est-ce…

Sa main valide s’agrippa à la terre, cherchant un point d’ancrage. Ses doigts glissèrent sur ses vêtements souillés de sang séché. Puis son regard descendit lentement vers sa main droite. Elle se figea. Ses doigts. Ou plutôt, ce qu’il en restait.

— Non…

Sa respiration devint erratique. Elle tenta de bouger sa main, mais la douleur fulgura jusque dans son bras, lui arrachant un cri.

— Non, non, non, non…

Elle laissa tomber son bras et recula brusquement, ses yeux écarquillés passant du sol souillé aux corps sans vie autour d’elle.

— Pourquoi je suis encore en vie ?!

Sa voix était brisée, un mélange de colère et de terreur. Marie s’approcha lentement, comme si un geste trop brusque pouvait la faire sombrer encore plus dans l’horreur.

— Thalia…

— Ne me touche pas !

La violence du rejet laissa l’immortelle figée sur place. Thalia porta ses mains à sa tête, se balançant légèrement d’avant en arrière, murmurant dans un souffle saccadé.

— Je devrais être morte…

Ses yeux brillèrent d’une détresse insondable. Marie la laissa faire. Elle savait qu’il n’y avait rien à dire. Pas encore. Elle devait laisser le choc passer, laisser Thalia lutter contre l’inconcevable avant d’essayer de l’en arracher.

Les minutes s’étirèrent, longues et silencieuses, entrecoupées seulement par la respiration haletante de la jeune fille. Puis, lentement, elle releva la tête.

— Pourquoi ?

Sa voix était plus calme, mais ce calme n’était qu’un abîme prêt à céder sous le poids de l’incompréhension. Marie prit une inspiration.

— Ce qui t’est arrivé… ça ne t’arrivera pas qu’une seule fois.

— Tu as changé Thalia.

Le silence s’étira à nouveau, oppressant. Marie continua doucement.

— Tu ne vieilliras plus. Tu ne tomberas plus malade. Et si on te tue… tu reviendras. Toujours.

Elle vit Thalia cligner des yeux, son cerveau cherchant à assimiler ces mots.

— C’est… impossible.

— Je sais.

— C’est une malédiction…

Marie tendit la main pour la rassurer, mais cette fois, Thalia ne recula pas. Elle ne tremblait plus. Son souffle était plus posé. Ses pensées s’ordonnaient enfin. Puis elle posa les yeux sur Marie. Quelque chose changea dans son regard. Lentement, la compréhension fit son chemin.

— Tu le savais.

L’immortelle se raidit.

— Thalia…

— TU LE SAVAIS !

La jeune fille se leva d’un bond, vacillant à peine sous la fatigue.

— Depuis combien de temps ?!

Marie sentit son estomac se nouer.

— Depuis toujours, avoua-t-elle.

Thalia recula d’un pas, puis d’un autre.

— Tu savais… et tu ne m’as rien dit.

Elle secoua la tête, le regard hanté.

— Tu m’as laissée mourir.

— Je ne pouvais pas te dire.

— Pourquoi ?!

— Parce que tu n’aurais pas compris. Parce que certaines vérités doivent être vécues.

Marie entendit ses propres paroles, et la voix de Darius résonna dans son esprit. Certaines vérités ne peuvent être dévoilées que par elles-mêmes. Elle avait maudit ces mots lorsqu’elle les avait entendus la première fois. Aujourd’hui, elle comprenait.

Thalia serra les poings.

— Je te faisais confiance…

Sa voix se brisa. Elle fit un pas en arrière, puis s’effondra sur ses genoux, vidée. Marie s’approcha et s’agenouilla à son tour.

— Je sais ce que tu ressens.

— Non, tu ne peux pas savoir…

— Si. Parce que je l’ai vécu aussi.

Elle attendit que Thalia lève enfin les yeux vers elle.

—J’étais comme toi. Une jeune fille ordinaire. Jusqu’au jour où j’ai été tuée.

La jeune femme ouvrit légèrement la bouche, mais aucun son n’en sortit. Marie poursuivit d’une voix douce.

— Quand je suis revenue, j’étais seule. Je n’ai eu personne pour me dire ce qui m’arrivait. Pas tout de suite.

Elle tendit la main, et cette fois, Thalia la laissa faire. L’immortelle serra son bras doucement.

— Tu n’es pas seule, Thalia.

Un silence, plus lourd encore que le précédent. Puis, lentement, Thalia hocha la tête. Pas par acceptation. Mais parce qu’elle n’avait plus la force de lutter. Marie l’attira contre elle, et cette fois, la jeune femme ne résista pas. Elle sanglota longuement contre son épaule, vidant enfin toute la terreur, toute la colère qui l’avaient consumée. Marie lui caressa les cheveux, murmurant doucement.

— On va prendre le temps qu’il faudra.

Elle serra Thalia un peu plus fort.

— Mais je ne te laisserai pas tomber.




Les collines bordant le village voisin devinrent leur terrain d’entraînement. Chaque jour, les deux immortelles se rendaient dans une clairière isolée, où l’écho des lames s’entrechoquant résonnait à travers les bois avant de se perdre dans le silence. Pour Marie, cet endroit représentait bien plus qu’un lieu de combat ; c’était une école de résilience, où elle espérait transmettre à son élève les outils nécessaires pour survivre dans un monde qui ne leur ferait aucun cadeau.

L’entraînement était rigoureux, presque spartiate. Chaque matin, bien avant l’aube, Thalia s’éveillait au son de la voix ferme de sa mentore. Elle courait pieds nus à travers les sentiers escarpés, sentant le froid mordant de la rosée sur sa peau et la rugosité du sol rocailleux sous ses pas. Ce n’était pas seulement un exercice physique, mais une épreuve de caractère. Marie, inflexible, l’encourageait sans lui laisser de répit.

L’après-midi était consacré au maniement de l’épée. Marie, patiente mais exigeante, commença par enseigner les bases : la garde, les parades, les attaques simples. Progressivement, les mouvements devinrent plus complexes, exigeant équilibre et anticipation. La main droite de Thalia étant hors d’usage, Marie lui apprit à utiliser sa main gauche.

— Cela te donne un avantage, expliqua-t-elle en ajustant la position de Thalia. La plupart des adversaires s’attendent à des attaques droitières. Ils ne verront pas venir les tiennes.

Elle la poussa sans ménagement à intégrer cette nouvelle réalité, frappant sans retenue pour l’obliger à bloquer ou esquiver.

Le soir, l’entraînement changeait de forme. Elle enseignait à sa protégée le combat à mains nues. Elle lui montrait comment désarmer un adversaire plus fort, comment utiliser son propre poids pour le déstabiliser, et où frapper pour maximiser l’efficacité de ses attaques.

 

Mais l’entraînement physique n’était qu’une partie de la formation. Dans les moments de calme, Marie partageait avec Thalia la mythologie immortelle, tout comme Darius l’avait fait avec elle. Elle lui parlait du Jeu, de ses règles tacites, et des codes d’honneur. Elle racontait les batailles épiques, les alliances improbables, et les tragédies qui jalonnaient l’histoire des leurs.

— Nous sommes liés par un destin étrange, expliqua-t-elle un soir, les yeux perdus dans la lumière du feu. Le Jeu n’est pas qu’une question de victoire ou de survie. C’est un miroir de ce que nous sommes : capables du pire comme du meilleur.

Thalia écoutait avec fascination, absorbant chaque mot. Ces récits lui donnaient un sentiment d’appartenance, une compréhension plus profonde de ce qu’elle était devenue.

Les semaines devinrent des mois, et avec le temps, la jeune immortelle gagna en habileté et en assurance. Ses mouvements étaient plus précis, son regard plus alerte. Dans ses yeux brillait une nouvelle lumière, celle de la confiance.

Marie, quant à elle, se surprit à redécouvrir ses propres limites, les repoussants jours après jour. Enseigner à Thalia lui avait permis d’affiner sa propre maîtrise, mais plus encore, cela lui rappelait l’importance de transmettre, de préparer la génération suivante à affronter un monde impitoyable. Parfois, lorsqu’elle la corrigeait avec patience ou l’encourageait après un mouvement réussi, elle se surprenait à éprouver une forme de satisfaction qu’elle n’avait plus ressentie depuis longtemps. Une chaleur discrète, fugace, mais indéniable.

Un matin, alors qu’elle observait sa protégée exécuter une série de mouvements avec une aisance nouvelle, elle sentit une pensée la traverser, aussi soudaine qu’inattendue.

Et si c’était ça, finalement, ma véritable mission ?

Elle resta figée un instant, troublée par cette idée. Pendant des décennies, son existence n’avait été qu’une longue quête, une fuite perpétuelle vers un passé qu’elle ne pouvait rattraper. Et pourtant, ici, maintenant, elle bâtissait quelque chose. Elle créait du réel, du tangible. L’instant passa, balayé par l’habitude. Marie détourna le regard et s’avança pour corriger la posture de Thalia.

Dans cette clairière, au cœur de la nature sauvage, une guerrière était en train de naître.




Malgré le lien profond qui les unissait, une ombre persistait dans l’âme de Marie : une colère sourde, profonde, qui ne s’éteignait pas.

Les mots de Jehan, lui rappelant de ne pas prendre de vie humaine, résonnaient encore en elle, mais la douleur surpassait tout. Ce n’était plus seulement ce qu’elles avaient vécu. C’était toutes les autres. Celles qui n’avaient pas survécu. Celles qu’on ne vengerait jamais.

Les barbares avars qui avaient détruit leur village étaient introuvables, volatilisés dans l’immensité du monde. Mais d’autres hommes perpétuaient les mêmes horreurs. D’autres monstres rôdaient, profitant du chaos pour écraser les faibles, réduisant les femmes à des objets dont on se servait avant de les jeter. Une rumeur persistante parlait d’un groupe de pillards opérant près des frontières de l’Empire romain d’Orient. Ils frappaient dans l’ombre, brûlant des hameaux, massacrant les hommes et s’appropriant les survivantes.

Marie s’était promis de ne jamais tuer un mortel. En quittant la communauté essénienne, elle s’était convaincue que la force pouvait être autre chose qu’un instrument de destruction. Mais accroupie dans l’obscurité d’une ruelle, sa lame entre les doigts, elle n’était plus certaine de rien.

La rage et la souffrance de Thalia résonnaient en elle comme un écho amer. Ce qu’elle s’apprêtait à faire n’avait rien à voir avec la justice. Ce n’était pas une protection. Ce n’était même pas une leçon. C’était un avertissement. Une sentence. Une vengeance. Et la question qu’elle repoussait depuis des jours revint la hanter, lui brûlant les lèvres comme une morsure acide : Est-ce vraiment pour Thalia ? Ou pour moi ?

 

Elles avaient tendu un piège. Elles avaient attendu, patiemment, traquant leur proie comme des chasseuses guettant le moment parfait. À présent, les hommes étaient à genoux devant elles, les poignets liés, la bouche bâillonnée pour étouffer leurs supplications. La peur les avait déjà gagnés.

Marie sentit Thalia frémir à côté d’elle, le souffle court, les doigts crispés sur le manche de son poignard.

— Ils ne méritent pas de vivre, murmura-t-elle.

Sa voix était tranchante, implacable, mais l’immortelle y perçut autre chose. Une tension. Une attente. Elle voulait qu’elle dise oui. Elle voulait qu’elle donne l’ordre. Elle prit une lente inspiration, le poids de son épée soudain trop lourd dans sa main.

— La mort est trop facile, finit-elle par répondre. Ils doivent comprendre. Ressentir ce qu’ils ont infligé.

Thalia comprit immédiatement.

— Les priver de ce qu’ils ont utilisé pour briser tant de femmes.

Elle dégaina lentement son poignard, savourant l’instant. Marie, elle, sentit un frisson la traverser. Pas de peur. Pas d’hésitation. Juste une certitude glacée : elle aurait dû voir ce moment venir.

Elles procédèrent méthodiquement, sans un mot de plus. Pas de cris. Pas d’éclats de violence incontrôlée. Juste une froide précision. Quand tout fut terminé, elles relâchèrent les hommes, les laissant partir en titubant, leur humiliation gravée dans leur chair à jamais. Alors que leurs silhouettes disparaissaient dans l’obscurité, Thalia essuya calmement le sang sur ses mains avant de lever les yeux vers sa mentore.

— Pourquoi ne pas les avoir tués ? demanda-t-elle d’une voix posée, presque trop calme.

Cette dernière, fixant les flammes du feu de camp, répondit doucement, mais fermement :

— Parce qu’un homme mort n’apprend rien. Ils porteront cette honte jusqu’à leur dernier souffle, et chaque femme qu’ils croiseront verra ce qu’ils sont devenus. Ce sera leur malédiction.

Elle posa une main sur l’épaule de Thalia, cherchant à accrocher son regard.

— Ne laisse jamais personne te manquer de respect, surtout un homme. Souviens-toi de ça.

Thalia hocha la tête, mais quelque chose, dans son silence, glaça Marie jusqu’à l’os. Elle venait de lui donner une force. Elle pria pour ne pas lui avoir donné une arme.




Chaque fois, elles laissaient une marque. Une entaille en forme de croissant sur l’intérieur du poignet, gravée lentement dans la chair des survivants. Une façon de signaler à tous qu’ils avaient été jugés, marqués, rendus impuissants. Mais alors que les nuits passaient et que d’autres représailles s’enchaînaient, Marie observa un changement. Thalia devenait plus froide, plus méthodique.

Lors de leur troisième vengeance, elle ne se contenta pas de mutiler. Elle s’attarda, savourant la terreur, traçant des lignes sinistres sur le torse d’un des hommes avant de frapper. Marie dut intervenir.

— Ça suffit, Thalia.

Elle tourna vers elle un regard brûlant, presque exalté.

— Pas encore.                            

Marie lui attrapa fermement le poignet.

— Si.

Elles s’affrontèrent du regard un instant. Puis la jeune femme relâcha sa lame, qui tomba dans la poussière avec un bruit sourd. Sans un mot, elle se détourna, quittant la ruelle à pas lents. Marie la suivit, le doute s’insinuant en elle. Elle avait cru lui offrir une force, une justice.

Mais et si elle était en train de créer un monstre ?




Les deux immortelles continuèrent leur chemin, voyageant à travers un territoire encore marqué par les remous de l’Antiquité tardive. Pendant plus d’un siècle, elles arpentèrent des villages, des routes commerciales et des zones frontalières, traquant ceux qui abusaient de leur pouvoir pour opprimer les femmes.

Les récits de leurs exploits commencèrent à circuler parmi les paysannes et les servantes, à moitié légendes, à moitié vérités : deux guerrières mystérieuses qui apparaissaient dans l’obscurité pour punir les oppresseurs. On disait qu’elles étaient des esprits vengeurs, que leurs lames portaient la justice que les dieux eux-mêmes avaient abandonnée. Mais si ces histoires inspiraient la peur et l’admiration, elles ne racontaient pas tout. Car la rage de Thalia ne s’était pas calmée.

D’année en année, son regard brillait toujours du même feu, sa main ne tremblait jamais. Là où Marie frappait avec mesure, elle frappait avec passion. À chaque nouvel adversaire, elle semblait chercher quelque chose qu’elle ne trouvait jamais. Et Marie s’inquiétait.

Un soir, après un affrontement contre des brigands, elle la surprit encore à s’acharner sur un homme déjà à terre, le frappant avec une froide intensité.

— Thalia, arrête.

Pas de réaction. Marie s’approcha, lui saisit le bras.

— Ça suffit.

La jeune femme tourna la tête vers elle, les traits crispés, la respiration haletante.

— Pourquoi ? souffla-t-elle.

Son regard brillait d’une lueur trouble.

— Pourquoi ça ne suffit pas ?

Marie ne sut quoi répondre.

 

Les années passèrent.

Thalia devint une combattante accomplie, son style à l’épée agile et précis, presque dansant, contrastant avec la brutalité plus directe de sa mentore. Ensemble, elles formaient un duo imparable. Mais peu à peu, Marie remarqua un changement.

Au début, c’était presque imperceptible. Moins de tension dans ses épaules après un combat. Moins d’amertume dans sa voix. Puis un jour, après avoir libéré un village d’un groupe de brigands, alors qu’elles étaient assises près du feu, Thalia brisa le silence.

— Marie… Penses-tu qu’il existe quelque chose de plus que ça ?

Cette dernière releva les yeux de la lame qu’elle était en train d’affûter.

— Plus que quoi ?

— Plus que la vengeance, plus que la colère.

Elle marqua une pause, contemplant les étoiles.

— Peut-être que tout ça ne suffit plus.

Marie la regarda, attentive. La jeune femme, qui n’avait jamais eu l’occasion de vivre une jeunesse normale, semblait maintenant aspirer à autre chose.

— La colère peut t’emmener loin, répondit-elle après un instant. Mais elle n’est pas éternelle.

Thalia serra les mâchoires.

— J’ai eu l’impression que c’était tout ce qui me restait.

— Ce n’est pas une faiblesse de vouloir autre chose, Thalia. Si c’est ce que tu ressens, tu devrais le suivre.

La jeune femme garda le silence, et Marie ne chercha pas à insister.




Quelques années plus tard, lors d’un passage dans un petit village niché dans une vallée verdoyante, la jeune immortelle rencontra un jeune forgeron du nom d’Edwin.

Grand et timide, il avait des mains marquées par le travail, mais un sourire sincère. Au début, elle n’y prêta pas attention. Les hommes avaient toujours été une distraction passagère, des silhouettes sans importance. Mais Edwin était différent. Il ne cherchait pas à l’impressionner. Il ne craignait pas non plus son regard acéré ni son attitude parfois distante. Il l’observait simplement, avec une patience qu’elle n’avait jamais rencontrée auparavant.

Leurs premiers échanges furent maladroits, presque hésitants, comme si Thalia elle-même ne savait plus comment exister autrement qu’en guerrière. Mais peu à peu, Marie la vit changer. Son rire, autrefois rare, devint plus fréquent. Ses traits, toujours durs après un combat, s’adoucirent.

Une nuit, alors qu’elles étaient assises près du feu, Thalia laissa échapper une pensée qu’elle n’aurait jamais osé formuler auparavant.

— Je crois que je veux rester.

— Avec Edwin ?

La jeune femme hocha lentement la tête.

— Je ne sais pas ce que ça signifie pour moi. Mais avec lui, je n’ai pas besoin d’être en colère.

Marie la regarda longuement.

— Et le jour où il mourra ?

Le silence s’étira entre elles. Thalia baissa les yeux vers ses mains, hésitante.

— Alors je continuerai. Mais en attendant… pourquoi ne pourrais-je pas essayer ?

L’immortelle sourit doucement, posant une main sur le bras de sa protégée.

— Alors vis, Thalia. On ne devient pas immortel pour ne connaître que la douleur.

Thalia la fixa, absorbant ces mots. Puis, dans un élan rare, elle serra Marie dans ses bras. Une étreinte qui parlait de gratitude, de respect, et d’un amour profond entre deux âmes liées par leur passé commun.

 

Le lendemain, Thalia et Edwin prirent la route vers un nouveau village où ils espéraient s’établir. Avant de partir, Marie lui donna un dernier conseil.

— Souviens-toi : ne laisse jamais personne te manquer de respect. Et n’oublie pas ce que tu es capable de faire.

Thalia hocha la tête, mais son regard n’était plus celui d’une élève cherchant l’approbation de son maître.

— Je ne l’oublierai pas, Marie. Je te dois tout.

— Tu ne me dois rien. Maintenant, va vivre ta vie.

Elle observa la jeune femme s’éloigner, une épée à sa hanche, un sourire sur ses lèvres. Elle l’avait entraînée à être une guerrière. Aujourd’hui, elle la voyait partir en tant que femme libre. Mais alors que Thalia disparaissait au loin, un vide étrange s’installa en elle. Elle n’était plus une mentore. Elle n’était plus une guide. Elle était à nouveau seule.

 

Marie resta encore quelques jours dans le village, errant sans but précis, avant de comprendre que le silence qui l’habitait n’était pas du repos, mais une attente. Depuis des années, elle avait mis de côté sa quête de retrouver Darius. Mais maintenant, il n’y avait plus d’excuses.

— Il est temps de te retrouver, murmura-t-elle en regardant les montagnes à l’horizon.

Le lendemain, elle rassembla ses affaires, vérifia l’état de son épée, et partit à cheval en direction des terres où elle savait que Darius, encore jeune et impulsif, commençait à bâtir son propre chemin.

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