Le Prix à payer - Highlander Fanfiction

Chapitre 24 : L'Homme de Paix

15792 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour il y a 5 mois

La chaleur étouffante de l’été pesait sur les plaines autour de Lutetia, alourdissant l’atmosphère déjà chargée d’anticipation. Des vagues de poussière s’élevaient sous les sabots des chevaux, tourbillonnant autour des bannières gothiques, désormais ternies par des années de campagne. Les cris des officiers résonnaient, ordonnant aux hommes de se mettre en rang. Le fracas des armures, le bruit des épées ajustées dans leurs fourreaux, tout témoignait d’une armée prête à s’emparer de ce dernier bastion.

En tête de cette force, Darius chevauchait, le dos droit, le regard fixé sur les portes massives de la ville qui restaient closes. Ses yeux, aussi durs que la lame qu’il portait à la hanche, brûlaient d’une ambition farouche. La ville, joyau stratégique et spirituel, devait devenir la capitale de son empire immortel, une ville qui, sous sa férule, rayonnerait à jamais dans l’histoire.

À ses côtés, Grayson avançait en silence, mais son esprit bouillonnait. Chaque coup d’œil vers son général renforçait l’admiration qu’il lui portait. Darius n’était pas seulement un chef de guerre : il était une force de la nature, un homme qu’il croyait invincible. Pourtant, un sentiment indéfinissable l’agitait ce jour-là. Une tension presque palpable planait sur eux, bien différente des autres campagnes qu’ils avaient menées ensemble.

Ils atteignirent une colline qui surplombait la ville, d’où les remparts de Lutetia se dessinaient clairement contre l’horizon. Là, au milieu de la plaine, une silhouette solitaire attendait.

Devant les grandes portes de la ville, un homme se tenait seul, immobile comme une statue de pierre. Un immortel. Sa robe de prêtre, en lin simple mais immaculé, flottait légèrement sous la brise. Ses cheveux gris encadraient un visage illuminé d’une sérénité profonde. Ses mains, croisées sur le pommeau de son épée, semblaient plus adaptées à la prière qu’à la guerre. Pourtant, malgré son apparente vulnérabilité, une force indéniable émanait de lui.

Darius plissa les yeux. Sans un mot, il mit pied à terre, ses bottes soulevant un nuage de poussière sèche. Son épée pendait lourdement à sa hanche, et le moindre de ses mouvements suintait la puissance contenue. Grayson, toujours vigilant, descendit également et resta à un pas derrière lui, prêt à agir si nécessaire. Darius s’approcha lentement de l’homme.

— Es-tu ici pour te rendre ? demanda-t-il, sa voix grave résonnant comme un coup de tonnerre dans le silence tendu.

— Je suis Emrys, et je suis ici pour protéger cette ville.

Le chef de guerre haussa un sourcil, surpris par le ton posé de son interlocuteur. Ce n’était ni une supplication, ni une menace enflammée. Juste une déclaration simple et assurée.

— Lutetia est à moi, répondit-il avec un sourire en coin. Tu te tiens entre moi et ce qui m’appartient de droit.

Un bref silence tomba entre eux. Les soldats, incapables de comprendre la véritable nature du défi qui venait d’être lancé, observaient en murmurant. Emrys ne détourna pas le regard.

— Alors tu devras me vaincre pour la prendre, déclara-t-il sans émotion.

Darius éclata d’un rire bref. Cet homme frêle pensait-il vraiment avoir une chance contre lui ? Le chef de guerre se sentait presque amusé par l’audace du vieil immortel.

— Tu es plus courageux que je ne le pensais, murmura-t-il. Ou peut-être simplement insensé.

Emrys ne répondit pas. Ses yeux restaient fixés sur ceux de Darius, emplis d’une sérénité inexplicable. Ce dernier fit signe à Grayson.

— Reste ici. Cela ne te concerne pas.

Son second hocha la tête, confiant. Pour lui, il ne s’agissait que d’un combat de plus, une victoire facile à ajouter au nom de son général. Il avait vu Darius terrasser bien des guerriers d’élite. Ce prêtre, aussi calme soit-il, n’était certainement pas de taille.

Sans un mot de plus, les deux hommes s’éloignèrent des soldats pour disparaître dans une clairière voisine, là où le véritable duel allait commencer.




L'air semblait chargé d'une énergie invisible, presque électrique. Les deux hommes, chacun à leur manière, portaient en eux des siècles d’histoire et d’expérience. Mais en cet instant, ils n’étaient que des immortels prêts à s'affronter, le poids du destin pesant sur leurs épaules.

Emrys dégaina une épée légère, plus cérémonielle que guerrière. Sa lame, fine et ornée de motifs gravés, semblait presque un symbole de paix plutôt qu’un instrument de mort. Ses mains, bien qu’habituées à la prière et au réconfort, tenaient la garde avec une assurance tranquille. En face de lui, Darius prit en main sa lourde épée gothique, usée par des années de conquêtes et de batailles sanglantes. Sa posture était celle d’un prédateur, mais une certaine prudence s’ajoutait à son regard.

Ils avancèrent l’un vers l’autre en silence, jusqu'à ce que leurs lames s’entrechoquent avec une force qui résonna dans la clairière. Le combat commença.

Dès les premiers échanges, Darius comprit qu’Emrys n’était pas un adversaire ordinaire. Malgré sa stature frêle, le prêtre se déplaçait avec une rapidité presque surnaturelle, son agilité désarmante rendant chacune de ses esquives gracieuse. Ses mouvements semblaient dictés par des années de discipline et de méditation. Contrairement à Darius, dont chaque coup était empreint de puissance brute, Emrys ne frappait jamais pour blesser, mais seulement pour détourner ou ralentir.

Leurs lames dansaient dans l’air, traçant des arcs d’acier et de lumière. Darius, frustré par l’absence d’intention offensive de son adversaire, accéléra son rythme. Ses frappes devinrent plus agressives, chaque coup cherchant à briser la défense d’Emrys. Pourtant, le prêtre esquivait encore et encore, un sourire doux flottant sur ses lèvres.

— Pourquoi n’attaques-tu pas ? rugit Darius, sa voix pleine de colère et de confusion.

Emrys bloqua une attaque descendante avec une aisance désarmante. Leurs regards se croisèrent, et dans les yeux du prêtre, il n’y avait ni peur ni ressentiment. Seulement une paix profonde et insondable.

— Parce que ce n’est pas moi que tu combats, répondit-il avec douceur. C’est toi-même.

Ces mots touchèrent une corde sensible en Darius, mais il chassa aussitôt ce trouble intérieur. Son esprit, forgé par des années de guerre, reprit instinctivement le contrôle. Il fixa son adversaire avec une intensité redoublée, ses muscles tendus comme un arc prêt à frapper.

Le prêtre, bien que rapide et agile, commençait à fatiguer sous la puissance des assauts répétés. Darius observa attentivement, cherchant la moindre faiblesse. Lorsqu’il vit une ouverture fugace, il n’hésita pas. Dans un mouvement fluide et implacable, il abattit sa lame avec une précision mortelle.

La tête d’Emrys tomba au sol, son corps s’effondrant dans une grâce silencieuse. Pour le guerrier, la scène se déroula comme au ralenti, chaque détail s’imprimant dans son esprit. Ce n’était pas une victoire éclatante, mais une fin teintée d’un étrange pressentiment, une sensation qu’il n’arrivait pas encore à nommer.

Le quickening qui s'ensuivit fut tout sauf ordinaire.

Des éclats de lumière jaillirent du corps sans vie avec une pureté aveuglante. Des arcs d'énergie dorée s’élevèrent dans les airs, enveloppant Darius dans une spirale lumineuse. Contrairement aux quickenings précédents, marqués par des éclairs chaotiques et une puissance brutale, celui-ci était différent. Il n'y avait ni tempête ni violence. Juste une lumière éclatante, aussi douce que le premier rayon de soleil à l’aube.

L’énergie le souleva presque du sol, ses muscles se tendant sous l’intensité des sensations. Mais au lieu de la rage ou de la frénésie habituelle, il fut envahi par une vague de paix infinie. Des émotions qu’il n’avait jamais connues déferlèrent sur lui : amour, pardon, rédemption. Chaque ressentit qu’il recevait d’Emrys était un éclat de lumière. Ces émotions s’entremêlaient aux propres souvenirs de Darius, effaçant peu à peu les chaînes de haine et de violence qui avaient forgé son être. Il revit ses conquêtes sanglantes sous un nouveau jour, et chaque cri de douleur qu’il avait provoqué résonna en lui avec une acuité insupportable.

Dans un dernier éclair de lumière, il vit le sourire d’Emrys, paisible et bienveillant. Le prêtre savait ce qu’il allait se passer en mourant. Il avait accepté son sort pour offrir à la ville, et à son adversaire une nouvelle voie.

Lorsque l’énergie s’évanouit enfin, Darius tomba à genoux, le souffle coupé. Son épée lui échappa des mains, s’enfonçant dans le sol. Les larmes qu’il n’avait jamais versées auparavant roulèrent sur ses joues sans retenue.

Tout son être, autrefois forgé dans le feu et la rage, venait de changer. Là où la soif de conquête avait brûlé si longtemps, un désir profond de paix naissait. Pour la première fois de sa longue existence, Darius se rendit compte de ce qu’il avait fait.




Grayson arriva en courant, son souffle saccadé par l’effort. Il avait vu les éclairs de lumière jaillir de la clairière, illuminant le ciel d’une lueur surnaturelle. Lorsqu’il aperçut son chef, immobile et agenouillé au sol, une inquiétude féroce s’empara de lui.

— Darius ! Lutetia nous attend. Nous devons prendre la ville maintenant ! cria-t-il en s'approchant. Son ton était pressant, presque paniqué.

Mais ce dernier ne bougea pas. Ses mains, encore tremblantes, pendaient le long de son corps. Sa lame gisait au sol, abandonnée dans l'herbe, comme un symbole de ce qu’il avait été et de ce qu’il n’était plus. Finalement, il releva la tête. Son regard, autrefois dur et déterminé, brillait désormais d'une douceur inattendue.

— Non. Il n’y aura plus de conquête, dit-il avec une simplicité désarmante.

Grayson resta figé, incapable de comprendre les mots qu’il venait d’entendre.

— Qu’est-ce que tu racontes ? Lutetia est à nous. Nous sommes aux portes de la ville avec une armée prête à entrer. Tu ne peux pas reculer maintenant.

Darius se releva lentement, essuyant les traces de larmes sur son visage. Sa stature restait imposante, mais la force brute qui l’avait autrefois défini semblait s’être transformée en quelque chose de plus intangible : une sérénité inébranlable.

— Lutetia sera protégée, mais pas par la guerre, déclara-t-il.

Le cœur de Grayson s’alourdissait à chaque mot.

— Nous avons rêvé de bâtir un empire immortel, ensemble. Tu abandonnes tout pour… quoi ? demanda-t-il, sa voix pleine d’un mélange de désespoir et de colère.

Le général plongea son regard dans celui de son ancien second.

— Pour la paix, répondit-il simplement. Mon chemin n’est plus celui de la guerre.

Ces paroles, pourtant calmes, éclatèrent dans l’esprit de Grayson comme un coup de tonnerre.

— Pour la paix ? Mais tu es un guerrier ! rugit-il. C’est tout ce que nous avons toujours été. Tout ce que nous savons faire.

— Ce que nous étions, Grayson, murmura Darius. Mais nous pouvons devenir autre chose.

Un silence pesant s’installa entre eux. Les rêves que le jeune immortel avait nourris toutes ces années, bâtis sur des victoires et des conquêtes aux côtés de Darius, venaient de s’effondrer.

— Alors tu me laisses sans rien, souffla-t-il.

Son ton n’était plus empreint de colère, mais d’une douleur sourde.

Grayson recula d’un pas, son regard rivé sur son ancien chef. Puis, sans un mot de plus, il tourna les talons et s’éloigna. Ses pas lourds écrasaient l’herbe sous lui, mais il n’entendait plus rien, perdu dans le tumulte de ses pensées.

Darius resta seul dans la clairière. Le vent chaud caressa son visage, séchant les dernières larmes sur ses joues. Il leva les yeux vers le ciel, où les étoiles commençaient à apparaître une à une. Il sentait encore la présence d’Emrys en lui, douce et lumineuse, guidant ses pas vers un chemin qu’il n’aurait jamais cru emprunter.

— Lutetia m’attend, murmura-t-il pour lui-même. Mais cette fois, j’y entrerai en homme de paix.




Le soleil déclinait à l’horizon, projetant une lueur rouge sang sur le campement aux portes de Lutetia. Les soldats, fatigués par des mois de campagne, s’affairaient mollement autour des feux de camp. Les étendards gothiques, autrefois érigés avec fierté, flottaient désormais faiblement sous la brise. L'atmosphère était lourde d'attente, marquée par l’incertitude.

Grayson entra dans le camp, son regard sombre balayant les hommes qui l’observaient en silence. Tous attendaient des ordres, mais il n’avait rien à leur donner. Sa frustration était palpable, mais derrière sa colère, un abîme de confusion s'ouvrait.

Il se dirigea vers la grande tente de commandement, où les cartes de stratégie jonchaient encore la table centrale. Les marques de la campagne de Darius étaient évidentes : les plans détaillés pour la prise de Lutetia, les flèches indiquant les mouvements de troupes. Mais tout cela n’avait plus aucun sens désormais.

— Que faisons-nous maintenant, capitaine ? demanda un jeune soldat, s’avançant avec prudence.

Grayson serra les poings.

— Rien, répondit-il sèchement. Darius a pris sa décision.

Les mots lui laissèrent un goût amer.

Il s’avança jusqu’à la carte, ses yeux fixant les lignes fortifiées dessinées autour de Lutetia. Tout son être criait de continuer l’attaque. La ville était vulnérable. Ils avaient des forces suffisantes pour entrer, pour réaliser enfin les rêves qu’il avait nourris aux côtés de Darius depuis tant d'années. Son poing s’abattit violemment sur la table, faisant trembler les objets posés dessus.

— Nous aurions dû marcher sur cette ville, grogna-t-il. Elle était à nous.

Un officier plus âgé, l’air las, s’approcha avec précaution.

— Et maintenant ? demanda-t-il, cherchant une direction.

Grayson détourna les yeux, luttant contre le tourment intérieur qui l'assaillait. Darius n’était plus le même homme. Ce qu’il avait vu dans la clairière dépassait son entendement : un chef de guerre transformé par un simple duel, renonçant à tout ce qu’ils avaient bâti ensemble. Cette métamorphose soudaine l’avait brisé.

— Darius nous a abandonnés, murmura-t-il finalement, le regard vide.

Un silence lourd tomba sur la tente. Les soldats, habitués à voir en Darius une figure invincible, partageaient la confusion de son second.

Il passa une main sur son visage, épuisé. Une partie de lui voulait prendre le commandement et attaquer malgré tout. Mais une autre, plus profonde, savait qu’il ne pouvait pas. Lutetia n’avait plus aucun sens sans Darius à ses côtés.

— Restez ici, ordonna-t-il finalement. Maintenez le campement.

Il quitta la tente d’un pas lourd, ses bottes écrasant le sol boueux. La nuit tombait, et l'air froid n’apportait aucun réconfort. Grayson s’arrêta au sommet d’une petite colline, observant les lumières de la ville au loin. Elle semblait paisible, presque irréelle. Tout ce qu’il avait cru vouloir était là, à portée de main, mais hors d’atteinte.

Il resta immobile pendant un long moment, seul avec ses pensées tourmentées. Il savait qu’il aurait pu suivre Darius, mais son orgueil et son amertume l’en empêchaient. Le chef de guerre avait tourné la page sans lui, brisant le lien qui les unissait.

— Tu m’as laissé sans rien, murmura-t-il à la nuit silencieuse.




Quelques mois s’étaient écoulés depuis que Marie avait quitté Darius. Ses errances l’avaient menée à travers des paysages ravagés par les guerres et les conflits, mais son esprit restait fixé sur une seule destination : Lutetia.

Lorsque les premières tentes du campement apparurent à l’horizon, elle ralentit sa marche. Elle observa les étendards, autrefois dressés avec fierté sous le commandement de Darius, désormais fanés et flottant mollement sous la brise. Les soldats semblaient fatigués, désorganisés, et l’atmosphère pesante qui régnait témoignait d’une armée privée de son chef. Elle entra dans le campement, son pas assuré attirant les regards des soldats. Des murmures se propagèrent rapidement. Les plus anciens la reconnurent et s’écartèrent sur son passage, intrigués par sa réapparition soudaine.

Un soldat finit par l’aborder et la guida vers la tente de commandement. Là, elle trouva Grayson penché sur une carte, discutant à voix basse avec une silhouette féminine.

Marie sentit immédiatement la différence chez Callestina. Elle avait troqué ses robes simples contre une tenue de cuir ajustée, et une épée pendait à sa ceinture. Son visage, bien que toujours beau, était marqué par une dureté nouvelle, et son regard avait perdu la douceur qu’il avait autrefois portée. Elle était devenue immortelle, mais quelque chose en elle semblait brisé, remplacé par une amertume profonde.

Grayson, de son côté, avait ses traits burinés par la frustration et les semaines de commandement solitaire. Lorsqu’il leva les yeux et vit Marie, un sourire, bien que fatigué, illumina brièvement son visage.

— Marie, dit-il avec un sourire mesuré. Voilà une visite que je n’attendais pas.

— Grayson, répondit-elle en inclinant légèrement la tête. Lutetia est sur ma route. Il semblait naturel de passer par ici.

Callestina, qui s’était jusque-là contentée d’observer, intervint d’un ton acéré :

— Peut-être que Lutetia n’est pas prête pour une telle invitée.

Marie ignora la pique, gardant un ton neutre.

— Tu as changé, Callestina. L’immortalité te sied mieux que je ne l’aurais imaginé.

Cette dernière esquissa un sourire froid mais garda le silence. Grayson, sentant la tension, fit un geste pour inviter Marie à s’asseoir.

 

Le second de Darius fit alors part à Marie des récents événements. Elle connaissait déjà l’histoire dans les grandes lignes, mais se laissa conter les détails par l’immortel, attentive à son récit.

Après le sac de Rome, où Callestina avait trouvé sa première mort dans la tourmente, l’armée de Darius avait pris la route de Lutetia. L’objectif de leur chef était ambitieux : faire de la ville la capitale d’un royaume immortel, un havre de pouvoir et de pérennité.

Mais la victoire de Darius sur Emrys avait tout changé. Privé de son chef, Grayson avait dû reprendre les rênes. Il avait consolidé les restes de l’armée, tout en prenant Callestina sous son aile pour l’aider à comprendre son immortalité naissante. L’amertume était palpable. La trahison de Darius, selon lui, avait affaibli leur cause et laissé un vide que lui-même ne parvenait pas à combler.

— Tu devrais aller le voir, conclut-il, le regard chargé de reproches.

Marie hésita avant de répondre, pesant ses mots.

— Je doute que cela change quoi que ce soit.

— Alors je vais devoir l’affronter. Je ne peux pas tolérer qu’il continue ainsi à propager ses idées.

— Si tu prends sa tête, Grayson, tu deviendras comme lui. Est-ce vraiment ce que tu veux ?

Il resta silencieux un moment, le visage fermé, puis finit par secouer la tête.

— Non, murmura-t-il. Mais je ne peux pas rester inactif.

Marie hocha la tête en signe de compréhension.

— Je vais aller lui parler, dit-elle simplement.

Elle ne souhaitait pas révéler la profondeur de ses véritables intentions. Elle voulait apaiser Grayson, détourner sa colère avant qu’elle ne se transforme en un acte irréversible. Elle savait que sa promesse de discuter avec Darius était plus une diversion qu’un engagement réel, mais pour l’instant, c’était tout ce qu’elle pouvait offrir.

Grayson ne répondit pas, mais ses yeux semblaient exprimer à la fois espoir et résignation. Peu après, Marie quitta le campement.

 

En approchant des portes de Lutetia, elle sentit son cœur battre plus fort, un mélange d’émotions contradictoires l’envahissant. Excitation, angoisse, et une pointe de peur se disputaient en elle. Elle inspira profondément, cherchant à calmer les battements frénétiques de son cœur. Chaque pas la rapprochait un peu plus de cet instant décisif, de cette rencontre qui, elle le pressentait, allait redéfinir leur relation à jamais.

Au loin, les tours de Lutetia s’élevaient, fières et immuables, comme si elles avaient été les témoins silencieux de ce bouleversement. Elle releva la tête, raffermissant sa prise sur son sac. Quelles que soient les épreuves, elle était prête à affronter ce qui l’attendait.

Darius, l’homme de paix. Celui pour lequel elle avait fait tout ce chemin.




Les rayons du soleil perçaient à travers les nuages, baignant la ville d’une lumière douce et dorée. Marie avançait dans les rues animées, ses pieds foulant les pavés irréguliers où se mêlaient boue et poussière. La cité semblait en pleine métamorphose : des maisons de bois et de torchis s’entassaient autour des temples romains vieillissants, vestiges d’une grandeur passée. Des artisans martelaient la pierre, des marchands vantaient leurs produits, et des enfants couraient entre les étals. Une odeur mêlant épices, pain chaud, et fumée emplissait l’air.

Mais malgré cette agitation, une tension sourde résonnait en elle. Son cœur battait à un rythme presque douloureux. Elle avait attendu ces retrouvailles pendant ce qui lui semblait être une éternité. Pendant deux siècles, elle avait vécu avec cette certitude tenace : un jour, elle le retrouverait tel qu’elle l’avait connu.

Elle l’avait toujours su.

Elle l'avait aimé, ce guerrier insatiable, ce chef impitoyable. Il l'avait marquée bien plus profondément qu'elle ne voulait se l'admettre. Mais il n'était pas celui qu'elle avait cherché. Pas celui qui l'avait accueillie dans un sanctuaire de pierre et de silence, le regard empli de cette sagesse tranquille qui lui avait semblé inébranlable.

Darius avait été son ancre à une époque où elle se croyait perdue. Un guide, un repère, une présence qui, en quelques années seulement, avait façonné une part d’elle-même. Elle l’avait connu si peu de temps avant qu’il ne disparaisse… et pourtant, il était devenu une obsession dont elle n’avait jamais réussi à se défaire. Peut-être parce qu’en prenant son quickening, elle avait emporté avec elle une parcelle de son esprit. Peut-être parce que son absence, loin de la libérer, l’avait enfermée dans une quête qu’elle ne pouvait plus abandonner. Mais ce Darius-là ne pouvait pas exister en pleine guerre. Tant que l’acier et le sang guideraient ses pas, tant qu’il porterait encore en lui cette violence implacable, il ne pourrait être l’homme qu’elle avait connu. Elle n’avait jamais espéré qu’il change de lui-même. Elle avait cessé d’y croire bien avant de le quitter. Pourtant, elle savait que ce moment arriverait malgré tout. Une autre force s’en chargerait.

Le quickening d’Emrys.

Elle s’arrêta un instant, le vent soulevant la poussière autour d’elle. C’était cette pensée qui l’avait portée jusqu’ici. Cette conviction profonde que lorsqu’elle reviendrait, Darius ne serait plus un conquérant. Il ne serait plus ce chef de guerre insaisissable qu’elle avait poursuivi pendant deux siècles. Il serait enfin celui qu’elle attendait. Celui qu’elle avait cherché à travers toutes ses errances.

Lutetia s’étendait devant elle, vivante, vibrante d’un avenir en construction. Et au cœur de cette ville, Darius l’attendait.

Elle était prête.

 

Elle s’arrêta pour demander son chemin à un vieil homme assis près d’un étal de fruits. À l’évocation de Darius, il baissa les yeux avec un sourire respectueux, presque révérencieux. D’autres passants, intrigués par sa question, échangèrent des regards et chuchotèrent entre eux. Tous parlaient de lui avec une admiration teintée de mystère, comme si l’homme qu’elle recherchait était devenu une figure presque divine.

Guidée par les indications, elle arriva devant un ancien temple dédié à Esculape et Hygie, dieux de la médecine et de la santé. Le bâtiment, bien que modeste, conservait une certaine majesté. Ses colonnes de pierre blanche étaient partiellement effritées, mais des offrandes de fleurs et de fruits déposées devant l’entrée témoignaient de son usage encore actuel. Une douce odeur d’herbes médicinales flottait dans l’air, mêlée à celle de la cire des bougies allumées ça et là.

Marie ressentit sa présence familière avant même de franchir le seuil. Elle entra lentement, son regard se posant sur les murs ornés de fresques vieillies et sur les tables où étaient posées des fioles et des plantes séchées.

 

Au fond de la salle, Darius se tenait penché au chevet d’un vieillard. Il portait une simple tunique de lin beige, et ses cheveux, plus longs qu’elle ne s’en souvenait, encadraient un visage apaisé mais grave. Son regard était empreint d’une douceur nouvelle, mais aussi d’un poids invisible.

Marie s’arrêta un instant, l’observant avec une attention fébrile. Elle savait qu’elle ne retrouverait pas l’ancien chef de guerre, et elle ne le voulait pas. Mais ce n’était pas non plus l’homme qu’elle avait connu plus tard, celui qui l’avait accueillie dans son église avec une bienveillance teintée d’intimité, celui dont les silences avaient toujours dit plus que les mots.

Lorsqu’il se redressa et croisa son regard, son cœur se serra. Il lui souriait doucement, et ce sourire était sincère, indéniablement sincère. Il y avait en lui cette même douceur, cette patience infinie qui l’avait autrefois tant apaisée. Mais alors pourquoi avait-elle l’impression que quelque chose lui échappait ?

Ils s’avancèrent l’un vers l’autre en silence, leurs pas résonnant doucement sur le sol de pierre. L’atmosphère semblait suspendue, comme si le temps lui-même retenait son souffle. À quelques centimètres l’un de l’autre, ils s’arrêtèrent, leurs regards s’accrochant dans une intensité muette. Darius fut le premier à rompre cette immobilité, levant lentement une main vers Marie. Ses doigts effleurèrent sa joue avec une douceur presque solennelle, un geste empreint de gravité et de tendresse. Ses yeux, plus profonds et calmes qu’elle ne se souvenait, la scrutaient comme s’il cherchait à lire en elle ce qui avait changé, ce qui était resté.

— Marie, murmura-t-il, sa voix basse et apaisante.

Elle s’autorisa enfin à bouger, à franchir les derniers centimètres qui les séparaient. Lorsqu’il ouvrit les bras pour l’accueillir, elle se laissa aller contre lui, son visage contre son épaule. Elle ferma les yeux, cherchant à retrouver une émotion familière, un écho de ce qui les avait liés dans un autre temps. Mais l’étreinte qu’il lui offrit était différente. Il ne s’y abandonnait pas.

Marie n’aurait su dire ce qui clochait exactement. L’homme qu’elle avait connu était un homme de foi, lui aussi. Mais dans cette foi, il y avait toujours eu un espace où elle pouvait exister pleinement. Un doute, parfois. Une fêlure discrète, qui faisait de lui un homme avant d’être un guide. Là, elle ne sentait que la plénitude. Une paix absolue. Et ce fut précisément cela qui lui fit comprendre que ce n’était toujours pas lui.

Elle recula légèrement, cherchant son regard, espérant y trouver cette vulnérabilité qu’elle avait un jour perçue, cette part d’humanité qu’il lui avait toujours laissée entrevoir. Mais Darius la regardait avec une infinie bienveillance, une sérénité déconcertante.

— Tu as changé, dit-elle finalement, rompant le silence.

Il tourna la tête vers elle, ses yeux bleus s’ancrant dans les siens avec une intensité troublante.

— Je sais, murmura-t-il. Et parfois, j’ai peur que tu m’en veuilles pour ça.

Elle fronça légèrement les sourcils, déconcertée par cette confession.

— Pourquoi t’en voudrais-je, Darius ?

Il détourna le regard, fixant un point invisible devant lui.

— Grayson m’en veut. Il dit que je suis devenu faible. Que je ne suis plus moi-même.

Il ne disait pas cela avec regret. Il ne cherchait pas à se justifier. Il constatait simplement, avec cette paix intérieure qui la dérangeait de plus en plus. Marie posa une main sur la sienne, cherchant inconsciemment à le ramener vers quelque chose de plus concret, de plus humain.

— J’ai vu Grayson avant de venir, confia-t-elle. Nous avons parlé. Il est… lui-même, c’est certain. Mais je ne suis pas Grayson, Darius.

Il releva les yeux vers elle, surpris par la douceur de ses mots.

— Pour moi, tu es toujours toi. Plus que jamais, même.

Son ton était sincère, mais elle choisit de ne pas révéler qu’elle avait toujours su que ce moment arriverait. Il lui sourit légèrement, comme apaisé par ses paroles.

Le temps passa sans qu’aucun d’eux n’éprouve le besoin de combler le silence. Pour elle, cet instant semblait trop fragile pour être perturbé par des paroles inutiles. Mais au fond de son cœur, elle sentait que leur véritable confrontation n’était pas encore arrivée.




Le soir était tombé sur la ville. À l’intérieur du temple, la lumière des chandelles éclairait doucement les murs de pierre. Marie, adossée au chambranle de la porte, observait Darius en silence. Il s’affairait avec une attention méticuleuse, étalant des couvertures épaisses et disposant une simple couche de paille dans un coin de la pièce. C’était un geste si anodin, et pourtant, elle y percevait une tendresse contenue, une prévenance qui éveillait en elle une chaleur douce et familière. Son cœur, qui battait lourdement dans sa poitrine depuis leur première rencontre, se fit plus léger. Elle avait craint un mur entre eux, une distance infranchissable. Mais dans cette simplicité, dans ces gestes pleins de sollicitude, elle crut percevoir un signe, une preuve que, malgré tout, il restait quelque chose d’eux.

Darius releva la tête et lui adressa un sourire paisible.

— Tu pourras dormir ici. Tu as besoin de repos après ton voyage.

Sa voix, douce, empreinte d’une tranquillité inébranlable, éveilla en elle une vague d’émotions contradictoires. Elle hocha doucement la tête, son regard ancré dans le sien.

— Merci.

Un silence confortable s’installa tandis qu’il achevait d’ajuster les couvertures. Puis, d’un geste lent, il s’approcha d’une étagère pour éteindre quelques chandelles. La lumière s’affaiblit, enveloppant la pièce d’une lueur tamisée qui rendait l’atmosphère plus intime, presque irréelle.

Marie sentit une tension imperceptible naître en elle. Le cadre était posé. Tout était en place. Une scène tranquille, une solitude partagée, une proximité retrouvée. Le moment où les choses pouvaient enfin redevenir ce qu’elles avaient été. Elle fit quelques pas vers lui, le cœur battant d’un espoir qu’elle n’osait pas nommer. Ses gestes étaient lents, hésitants. Elle s’était promis de ne pas précipiter les choses, de lui laisser le temps… Mais maintenant qu’ils étaient là, seuls, elle ne pouvait plus lutter contre l’envie de briser la distance entre eux.

Darius, absorbé dans ses pensées, ne sembla pas remarquer sa présence jusqu’à ce qu’elle soit juste derrière lui. Elle posa doucement une main sur son bras. La chaleur de sa peau sous ses doigts la ramena à une autre époque, à une autre nuit, des siècles plus tard, où il l’avait serrée contre lui dans une église silencieuse, où ses mots avaient été empreints d’une tendresse teintée de regrets.

Il se tourna lentement vers elle. Son expression était toujours calme, mais ses yeux s’étaient légèrement assombris. Elle y perçut quelque chose d’indéfinissable, un éclat fugace qui lui donna le courage d’aller plus loin. Elle leva les yeux vers lui, un léger frisson parcourant son dos.

— Darius…

Elle ne finit pas sa phrase. D’un geste presque inconscient, elle se rapprocha davantage. Sa main glissa de son bras à son torse, un contact à peine esquissé, un effleurement fragile, incertain. Et il ne recula pas. Elle sentit son souffle, lent et mesuré, caresser sa peau. Son cœur accéléra, une vague de soulagement la submergea. Ce n’était pas un rejet immédiat. Il la laissait approcher. Il la laissait être là, avec lui. Un instant, elle crut que tout cela avait été une illusion. Que ses craintes, ses doutes n’avaient été que le fruit de son propre désespoir. Que rien n’était perdu.

Lentement, elle se hissa sur la pointe des pieds, ses lèvres effleurant les siennes. Et Darius ne bougea pas. Il ne l’encouragea pas. Il ne répondit pas. Mais il ne la repoussa pas immédiatement. Ses lèvres étaient immobiles sous les siennes, figées dans un silence qu’elle n’arrivait pas à interpréter. Il ne la rejetait pas… mais il n’y avait aucune réponse non plus. Puis, avec douceur, il recula. Ce mouvement fut presque imperceptible. Une fraction d’espace, une barrière invisible qu’il venait de dresser entre eux. Marie sentit son cœur se contracter violemment. Ce n’était pas un rejet brutal. Ce n’était pas une fin arrachée avec violence. C’était pire. Un refus tranquille, empreint d’une tendresse qui rendait le coup encore plus cruel.

Elle recula à son tour, incapable de masquer la douleur qui lui brûlait la poitrine. Son souffle était court, ses doigts encore crispés là où elle l’avait touché. Darius la regardait toujours, ses traits paisibles, sa posture détendue. Comme si rien de ce qu’il venait de faire ne lui coûtait réellement. Comme si tout cela n’avait jamais été une possibilité pour lui.

Il tendit une main vers elle, mais cette fois, elle hésita. Elle voulait croire qu’il y avait encore un espoir. Que ce n’était qu’une hésitation, qu’il fallait juste du temps. Mais lorsqu’il referma ses doigts sur les siens, lorsqu’il les serra avec cette douceur infinie, elle comprit que tout était déjà terminé. Il ne détourna pas les yeux, même devant la douleur visible dans le regard de Marie. Il inspira lentement, conscient que le moment qu’il redoutait depuis sa transformation était enfin là. La paix qu’il avait trouvée en lui n’effaçait pas les blessures qu’il devait maintenant infliger.

— Marie… murmura-t-il.

Sa voix était basse, empreinte d’un calme implacable. Elle baissa les yeux sur leurs mains entrelacées, comme si ce contact pouvait lui donner une réponse qu’il refusait de formuler. Pourquoi ce ton ? Pourquoi cette douceur glacée qui me brûle plus qu’un rejet violent ?

— Ce n’est pas toi, continua-t-il avec une patience douloureuse. C’est moi qui ai changé.

Elle se mordit l’intérieur de la joue pour ne pas laisser éclater l’émotion qui lui montait à la gorge.

— Tout ce que j’étais… tout ce que nous étions… appartient à une vie que je ne peux plus poursuivre.

Le poids de ces mots tomba sur elle comme une sentence. Elle ouvrit la bouche pour parler, pour contredire, pour s’accrocher à la moindre faille. Mais il n’y en avait pas. Darius la regardait avec la même tendresse qu’un frère pour sa sœur, qu’un guide pour son disciple. Il l’aimait, elle en était certaine. Mais plus comme avant. Plus comme elle l’avait espéré.

— Mon chemin est celui de la paix, souffla-t-il enfin. Du renoncement. Je n’ai plus de place en moi pour ces désirs.

Son regard ne flancha pas. Ce n’était pas un choix qu’il hésitait à faire. C’était un choix qu’il avait déjà fait. Il parle de renoncement, mais c’est moi qu’il abandonne. Marie retira lentement sa main de la sienne, sentant ses doigts glisser comme du sable entre les siens. Le silence qui suivit fut plus terrible que tout. Et cette fois, elle ne chercha plus d’explications. Elle avait compris.

 

L’immortelle resta figée, son regard fixé sur Darius sans réellement le voir. Les mots qu’il venait de prononcer résonnaient encore en elle, échos douloureux d’une déception qu’elle n’avait jamais envisagée. Ses mains tremblaient légèrement, des spasmes incontrôlables trahissant la tempête intérieure qui venait de se lever.

Le silence s’épaissit entre eux. Darius, immobile, l’observait avec une douceur empreinte de tristesse. Il ne bougeait pas, comme s’il savait que tout geste supplémentaire risquerait de la briser complètement. Marie, quant à elle, était incapable de pleurer. La douleur était trop profonde, trop vive, pour s’exprimer autrement qu’en cette paralysie glacée qui s’était emparée d’elle.

— Je comprends, murmura-t-elle d’une voix rauque, mais ces mots ne reflétaient rien de sa véritable souffrance.

Elle recula d’un pas, puis d’un autre. Chaque mouvement était lent, mécanique, comme si son corps agissait indépendamment de sa volonté. Ses yeux ne quittaient pas Darius, cherchant désespérément un signe, une fissure dans cette façade de paix qu’il lui opposait.

Rien.

Elle recula encore jusqu’à atteindre la porte en bois du temple. Sa main chercha à tâtons la poignée, tremblante, hésitante, avant de finalement la saisir. Le bruit sourd du loquet résonna dans la pièce vide, amplifiant la solitude qui pesait déjà sur elle.

Elle ouvrit lentement la porte et la brise fraîche de la nuit s’engouffra dans la pièce. Elle resta là, un instant, figée sur le seuil, le regard perdu. Puis, sans un mot de plus, elle franchit la porte et disparut dans l’obscurité. Le vent la referma derrière elle, coupant le dernier lien tangible entre eux.

Darius resta seul, le regard toujours fixé sur l’entrée. Sa main retomba lentement, mais il ne tenta pas de la retenir. Il savait que c’était ce qu’il devait faire, mais la douleur qu’il ressentait à cet instant était un rappel cruel que certaines décisions, même prises pour le bien, laissaient des cicatrices indélébiles.




Elle marcha sans but précis, ses pas lourds résonnant sur les pavés inégaux de Lutetia.  Ses pensées tournaient en boucle, chaque mot prononcé par Darius s’enfonçant un peu plus profondément dans son cœur. « Tout ce que nous étions, appartient à une vie que je ne peux plus poursuivre. » La phrase résonnait en elle, implacable, comme un glas qui annonçait la fin de tout ce qu’elle avait espéré.

Elle longea les murs de pierre usés par le temps, ses doigts effleurant distraitement la surface rugueuse. L’obscurité semblait peser sur ses épaules, rendant chaque pas plus difficile. Le poids de sa déception était presque insupportable. Ce qu’elle avait perdu ce soir-là était bien plus qu’un homme. C’était un espoir, une croyance obstinée qu’elle pouvait retrouver l’amour et la sécurité dans ce nouveau Darius.

Les larmes, longtemps retenues, vinrent enfin. Elles coulaient silencieusement, traçant des sillons froids sur ses joues. Marie s’arrêta au milieu d’une ruelle déserte, le souffle coupé par l’intensité de sa douleur. Ses jambes fléchirent sous elle, et elle s’effondra à genoux, ses mains crispées sur les pavés froids. Le monde autour d’elle semblait s’effacer, se rétrécir jusqu’à ne devenir qu’un voile de chagrin et de solitude. Ses épaules tremblaient, mais aucun sanglot n’éclata. Tout ce qui émanait d’elle était un silence brisé, le cri muet d’une âme écorchée.

Elle resta ainsi un long moment, immobile sous la lueur distante des étoiles. Le vent s’engouffrait dans les ruelles, soulevant doucement les pans de sa cape. Pourtant, malgré le froid, elle ne bougea pas. Elle n’avait nulle part où aller, aucun refuge où elle pourrait panser cette blessure qui semblait plus profonde que toutes celles qu’elle avait connues. Au fond d’elle, une petite voix lui soufflait de se relever. Mais cette voix était étouffée par la douleur, encore trop vive, trop fraîche. Elle ferma les yeux, espérant que la nuit puisse la recouvrir entièrement, qu’elle disparaisse avec elle dans l’obscurité silencieuse de Lutetia.




Les premières lueurs de l’aube commençaient à poindre à l’horizon lorsque Marie, épuisée, finit par retrouver le chemin du temple. Ses jambes, alourdies par la fatigue et le chagrin, peinaient à avancer. Elle ne savait même pas pourquoi elle revenait. Chaque pas vers Darius semblait un paradoxe cruel, une douleur qu’elle choisissait pourtant d’affronter à nouveau.

La porte de bois, usée par le temps, se dressait devant elle. Elle hésita un instant, les doigts tremblants effleurant la poignée froide. Un souffle de vent s’engouffra dans les plis de sa cape, comme une invitation muette. Finalement, elle poussa lentement la porte.

L’intérieur du temple était baigné d’une lueur douce et pâle. La pièce principale, habituellement paisible, semblait figée dans une attente silencieuse. Au centre, Darius se tenait assis sur un banc de pierre, ses coudes appuyés sur ses genoux, le regard perdu dans la pénombre. Lorsqu’il entendit le grincement de la porte, il releva lentement les yeux. Il n’y avait ni surprise ni reproche dans son expression. Juste une calme compréhension, teintée d’une tristesse qu’il ne cherchait pas à masquer. Il resta immobile, la laissant venir à lui.

Marie entra en silence, refermant la porte derrière elle. Ses pas étaient lents, incertains, comme si chaque mouvement était un effort douloureux. Lorsqu’elle atteignit enfin le centre de la pièce, elle s’arrêta, incapable de soutenir son regard plus longtemps.

— Marie… murmura-t-il doucement.

Ce seul mot, prononcé avec une infinie douceur, brisa les dernières défenses qu’elle avait érigées. Une vague irrépressible de douleur la submergea. Ses épaules tremblèrent violemment, et les larmes qu’elle avait déjà trop versées revinrent avec une force nouvelle.

Darius se leva lentement, ses mouvements mesurés, empreints d’une délicatesse presque sacrée. Il s’approcha d’elle, mais sans la presser. Lorsqu’il fut à quelques centimètres, il tendit doucement les bras, lui laissant le choix. Marie n’hésita qu’un instant. Puis, dans un élan désespéré, elle se précipita contre lui. Ses mains s’agrippèrent à sa tunique, comme si elle craignait qu’il disparaisse s’il s’éloignait à nouveau. Sa tête se posa contre son épaule, et ses sanglots éclatèrent enfin, bruyants, incontrôlables, emplissant tout l’espace autour d’eux. Darius referma ses bras autour d’elle, son étreinte ferme mais paisible. Il ne prononça pas un mot, ne chercha pas à l’apaiser avec des phrases inutiles. Il resta simplement là, immobile, offrant sa présence comme une ancre au milieu de la tempête qui la dévastait.

Le temps sembla s’arrêter. Les minutes s’étirèrent dans un silence uniquement brisé par les pleurs de Marie. Peu à peu, la violence de ses sanglots s’atténua. Ses respirations, haletantes et saccadées, devinrent plus profondes, plus régulières. Elle ne bougea pas, restant blottie contre lui, incapable de quitter cet abri temporaire qu’il lui offrait. Il n’y avait plus de colère en elle, juste un vide douloureux qu’elle ne savait comment combler.

Darius, le regard fixé sur un point invisible devant lui, sentit son cœur se serrer. Il n’y avait aucune satisfaction dans ce moment. Juste une immense compassion pour la femme qu’il tenait dans ses bras. Une femme qu’il respectait profondément, mais à laquelle il ne pouvait offrir ce qu’elle cherchait.

Lorsqu’elle leva enfin la tête, ses yeux étaient rougis, mais un peu plus clairs. Elle le fixa longuement, cherchant une réponse qu’il ne pouvait lui donner. Pourtant, elle n’essaya pas de parler. Il n’y avait rien à dire. Darius passa une main apaisante sur ses cheveux, puis se recula légèrement, lui laissant l’espace nécessaire pour respirer. Elle hocha doucement la tête, un geste presque imperceptible, mais qui marquait une forme d’acceptation.

Le jour se levait pleinement, illuminant peu à peu l’intérieur du temple. La lumière nouvelle projetait leurs ombres sur les murs de pierre, témoins silencieux de ce moment de douleur partagée et d’humanité brute.




Le silence régnait, troublé par le bruissement des étoffes alors que Marie préparait ses affaires. Chaque mouvement était précis, méthodique, comme si elle s’accrochait à cette routine pour ne pas s’effondrer à nouveau. Elle avait à peine dormi, l’esprit agité par des pensées tumultueuses. La douleur de la veille était toujours là, mais elle s’était figée, glacée sous une couche de détermination froide. Elle savait qu’elle ne pouvait pas rester. Pas ici. Pas avec lui.

Pourtant, une autre douleur, plus profonde et plus insidieuse, la rongeait. Alors qu’elle nouait les sangles de son sac, son esprit s’égara. Elle s’était immiscée dans la vie de Darius, convaincue qu’elle retrouverait l’homme qu’elle avait aimé dans son passé à elle. Mais celui qu’elle avait connu n’existait pas. Il était différent, pas encore façonné par les expériences et les choix qu’il ferait bien plus tard. Et elle avait refusé de le voir.

Elle avait cru qu’une fois devenu un homme de paix, il serait ce qu’elle avait attendu, ce qu’elle avait toujours espéré retrouver. Mais ce n’était pas le même homme. Ce Darius-là portait déjà les marques de ses propres combats intérieurs, mais il n’avait pas emprunté exactement le chemin qu’elle avait imaginé. Ce qu’elle voyait aujourd’hui, c’était une version de lui qu’elle ne reconnaissait pas. Une version plus jeune, encore incomplète, tournée vers un idéal de sérénité qu’elle n’avait pas anticipé.

Comment avait-elle pu être aussi aveugle ? La nostalgie l’avait poussée à poursuivre un fantasme. Elle s’était accrochée à une image figée du passé, sans tenir compte du fait que les âmes évoluent, que les chemins se croisent parfois sans jamais revenir au même point. La vérité était brutale : elle avait projeté sur Darius ses propres attentes, ses propres blessures, espérant qu’il les comblerait par sa seule présence.

Elle serra les poings, le souffle tremblant sous le poids de ses pensées. Les larmes, qu’elle croyait taries, menaçaient à nouveau de jaillir, mais elle s’y refusa. Ce n’était pas à lui de guérir ses plaies. Ce n’était pas à lui de porter le poids de ses espoirs brisés. Il ne restait plus qu’une chose à faire : partir. Non pas pour fuir, cette fois, mais pour accepter qu’elle devait se retrouver seule. Qu’elle devait apprendre à aimer l’homme qu’il était devenu, même si cela signifiait le laisser partir.

 

Darius était déjà éveillé. Il se tenait debout près de la porte, observant la scène en silence. Son regard, calme et profond, semblait porter le poids de la compréhension. Pourtant, il ne fit aucun geste pour s’interposer. Il n’y avait ni surprise ni tristesse visible dans son expression. Juste une résignation tranquille.

Elle boucla la sangle de son sac et se redressa lentement. Elle évita son regard, craignant que le moindre contact visuel ne fasse vaciller sa résolution.

— Je vais partir, dit-elle d’une voix rauque mais ferme. Les mots étaient simples, dépourvus d’émotion, mais la brisure sous-jacente était évidente.

Darius resta immobile un instant, comme s’il pesait ses propres mots. Puis il hocha lentement la tête.

— Je comprends, murmura-t-il.

Ce n’était pas un adieu théâtral ni une tentative de la retenir. Il respectait son choix, conscient que rester ici ne ferait que prolonger sa souffrance.

Marie serra la sangle de son sac, cherchant quelque chose à ajouter, un mot qui exprimerait la tempête intérieure qu’elle vivait. Mais rien ne vint. Tout avait déjà été dit. Le poids du rejet, de l’espoir brisé, était trop lourd pour être exprimé en quelques phrases.

Elle se dirigea vers la porte, chaque pas résonnant dans le temple vide. Juste avant de franchir le seuil, elle marqua une brève pause. Son cœur battait avec violence, un dernier sursaut d’émotion qu’elle refoula rapidement. Sans se retourner, elle quitta le temple. Les rues encore désertes de Lutetia s’ouvraient devant elle, embrassées par les premiers rayons du soleil. Chaque pas l’éloignait de Darius, mais la douleur qu’elle portait en elle semblait s’intensifier à chaque foulée. Pourtant, elle continua d’avancer, sans regarder en arrière.




La nuit enveloppait le campement d’un voile épais. Les braises rougeoyantes d’un feu de camp éclairaient faiblement les visages fatigués des quelques soldats encore éveillés. Grayson, assis sur un tronc d’arbre usé, fixait les flammes sans les voir. Son esprit était ailleurs, perdu dans un tourbillon de souvenirs et de doutes. Les rires et les rêves de conquête partagés autrefois avec Darius semblaient maintenant appartenir à une autre vie.

Callestina apparut en silence. Elle portait un manteau sombre qui dissimulait ses formes, mais son regard brillait d’une intensité calculée. Elle s’assit à côté de Grayson sans demander la permission, ses gestes empreints d’une familiarité qu’elle avait peu à peu instaurée entre eux.

— Tu es encore là, murmura-t-elle. Tu dors de moins en moins, on dirait.

Il releva la tête mais ne répondit pas immédiatement. Ses traits étaient tendus, son regard fatigué. Callestina l’observa en silence quelques instants avant de reprendre :

— C’est lui, n’est-ce pas ? Tu penses encore à Darius.

Son ton était doux, presque compatissant, mais ses mots portaient une charge émotionnelle subtilement dirigée.

— Il n’est plus le même, répondit Grayson après un long silence. Ce n’est pas l’homme que j’ai suivi toutes ces années.

Elle hocha lentement la tête, jouant la carte de la compréhension.

— Il t’a abandonné, toi et tous les autres.

— Je sais qu’il a changé. Mais je ne peux pas croire qu’il nous ait vraiment trahis, rétorqua Grayson, la voix emplie d’un mélange de frustration et de loyauté résiduelle.

Callestina croisa les bras, son regard se perdant dans les flammes.

— Peut-être qu’il ne s’en rend même pas compte lui-même. Mais regarde la réalité en face. Il a laissé son armée derrière lui pour… quoi ? Des mots sur la paix ? Un rêve idéaliste qui n’a jamais sauvé personne.

L’immortel détourna les yeux, mal à l’aise.

— Il croit qu’il peut protéger Lutetia sans armes, ajouta-t-elle avec un sourire désabusé. Mais tu sais aussi bien que moi que la violence finit toujours par rattraper ceux qui s’y refusent.

— Ce n’est pas si simple, murmura-t-il.

— Rien ne l’est. Mais ce que je sais, c’est que les hommes que nous avons formés n’ont plus de chef. Et que la ville elle-même est plus vulnérable que jamais sous sa protection illusoire.

Ses paroles, tranchantes comme des lames, pénétrèrent lentement dans l’esprit de Grayson. Chaque doute qu’il avait refoulé, chaque sentiment d’abandon qu’il avait essayé d’étouffer, remontait à la surface avec une force dévastatrice.

— Lutetia dépend de lui. Mais que se passera-t-il lorsqu’il échouera à protéger ses habitants ? Quand ils comprendront qu’il ne peut pas les sauver ?

— Que veux-tu dire ? demanda-t-il avec prudence.

— Je veux dire qu’il faut ouvrir les yeux. Darius n’est plus digne de confiance. Et un homme qui refuse de voir ses propres failles peut devenir un danger pour ceux qu’il prétend protéger.

Un silence pesant s’installa. Grayson sentait son cœur tiraillé entre la loyauté qui avait toujours guidé ses actions et les vérités dérangeantes que sa compagne murmurait à son oreille.

— Je veux seulement te protéger, toi aussi, ajouta-t-elle doucement.

Le poids de ces mots, et la manière dont elle les prononça, le laissa sans voix. Callestina se redressa lentement, ses doigts glissant doucement sur son bras avant de se retirer complètement.

— Réfléchis-y, conclut-elle avant de disparaître dans l’ombre.




La nuit était silencieuse, à peine troublée par le souffle régulier de Grayson, profondément endormi à ses côtés. Callestina, allongée sur le dos, fixait le plafond de la tente, mais son esprit était loin du campement. Les souvenirs refirent surface, brutaux et implacables. La nuit où Darius l’avait rejetée publiquement restait gravée en elle comme une blessure ouverte. Elle revoyait son regard froid, ses mots tranchants comme des lames. Chaque détail était gravé dans sa mémoire : le silence pesant après ses paroles, les visages des soldats qui avaient assisté à la scène, mi-moqueurs, mi-méprisants. Elle s’était sentie nue, exposée devant tous. La douleur qu’elle avait ressentie ce soir-là n’était pas seulement celle d’un cœur brisé. C’était une humiliation totale. Elle n’était plus la femme forte et séduisante qui pensait pouvoir conquérir le cœur du chef de guerre. Elle était devenue un objet de pitié, réduite à une distraction sans importance dans l’esprit de l’homme qu’elle avait idolâtré.

Ses mâchoires se serrèrent involontairement. La colère qu’elle avait refoulée depuis des mois bouillonnait sous la surface. Mais elle savait que cette rage venait de plus loin que son amour non partagé. Ce n’était pas seulement Darius qui l’avait rejetée. C’était le monde qu’il représentait : celui du pouvoir, de l’admiration, et du statut qu’elle avait cru avoir acquis.

Et puis il y avait eu Grayson.

Elle tourna la tête pour l’observer dans la faible lumière. Sa silhouette était détendue, ses traits endormis adoucis par la quiétude du sommeil. Il n’avait jamais eu le charisme de Darius, ni sa froide intensité. Mais il avait été là, toujours. Après sa chute, il avait tendu la main sans poser de questions. Elle l’avait accepté, au début, par nécessité. Il était son refuge, un moyen de combler le vide béant laissé par Darius.

Pourtant, avec le temps, elle avait commencé à voir plus que cela. Grayson l’avait soutenue avec une patience et une loyauté qui l’avaient d’abord agacée, puis réconfortée. Il n’exigeait rien, ne cherchait pas à l’utiliser comme un pion dans ses ambitions. Il l’aimait simplement, sans conditions ni attentes.

Mais ce qu’elle ressentait pour lui ? Était-ce réel, ou n’était-ce qu’un autre moyen de retrouver une forme de contrôle ?

Son cœur hésitait. Elle ne savait plus si l’affection qu’elle commençait à éprouver pour lui venait de la sincérité ou d’un besoin désespéré de se sentir à nouveau désirée et importante. Une vague de confusion et de frustration l’envahit. Elle était piégée entre deux réalités : celle d’une femme blessée qui cherchait à panser ses plaies, et celle d’une manipulatrice prête à tout pour reprendre le pouvoir qu’elle avait perdu.

Un soupir échappa à ses lèvres, mais elle resta immobile, incapable de trouver le repos. Ses yeux se fermèrent, mais le sommeil refusait de la prendre. Callestina était en guerre, non seulement contre Darius, mais aussi contre elle-même.




Le soleil déclinait lentement sur Lutetia. Les tours de pierre de la cité se détachaient avec netteté sur le ciel bleu pâle, leur silhouette immuable semblant veiller sur ses habitants. À la lisière du campement de Grayson, l’atmosphère était lourde de tension. Callestina avait convoqué une réunion avec les capitaines et lieutenants des forces désœuvrées qui avaient autrefois servi Darius.

Rassemblés dans une clairière ombragée, à l’abri des regards indiscrets, les hommes attendaient en silence, les bras croisés ou les mains posées sur la garde de leurs épées. Leurs visages étaient durs, marqués par des mois d’inaction et de frustration grandissante. Ils avaient tous été les fidèles du chef de guerre, prêts à le suivre dans les batailles les plus désespérées. Mais aujourd’hui, ils étaient perdus, leurs ambitions écrasées sous le poids du pacifisme imposé par Darius.

L’immortelle se tenait au centre du cercle, droite et imposante malgré sa petite taille. Ses yeux étaient animés d’une lueur glaciale, et sa voix, lorsqu’elle prit la parole, était tranchante comme une lame.

— Nous avons tous vu ce que Darius est devenu, dit-elle d’une voix basse mais ferme. Un homme de paix. Un chef qui a abandonné ses armes et, avec elles, son honneur.

Les soldats échangèrent des regards sombres.

— Nous étions son armée, continua-t-elle. Nous l’avons suivi dans des batailles impossibles, et nous avons gagné parce que nous croyions en lui. Mais maintenant, il nous a tourné le dos. Il a laissé Lutetia sans véritable défense, se fiant à des citoyens qui n’ont jamais combattu.

Un murmure d’approbation s’éleva.

— Lutetia n’a plus de véritable chef, reprit Callestina, ses yeux étincelant d’une rage contenue. Nous devons reprendre ce qui nous appartient. Si Darius refuse de redevenir celui qu’il était, alors nous le forcerons. Nous attaquerons la ville, et il n’aura d’autre choix que de reprendre les armes pour protéger ceux qu’il prétend aimer.

Un soldat massif, un vétéran des anciennes campagnes, hocha la tête.

— Si Darius refuse, Lutetia tombera facilement, dit-il avec un sourire cruel.

Grayson, jusque-là resté en retrait, se redressa. Son visage était un mélange de doute et de conflit intérieur.

— Callestina, tu es en train de franchir une ligne, dit-il d’un ton grave. Darius a choisi la paix. Pourquoi ne pas simplement partir et construire autre chose ailleurs ?

Elle se tourna vers lui, ses yeux brillant d’une lueur glaciale.

— Parce que partir, c’est accepter la défaite. Et je refuse de perdre. Pas encore une fois.

Grayson serra les poings. Il voulait l’arrêter, lui faire comprendre qu’elle se trompait. Mais il voyait la détermination dans ses traits, une force brute qui le fascinait autant qu’elle le terrifiait.

— Tu n’es pas obligée de faire ça, murmura-t-il, presque suppliant. Il y a encore un chemin différent.

Un éclat de mépris traversa son regard.

— Je n’ai pas besoin d’être sauvée, Grayson, dit-elle avec une froideur implacable. Si tu n’es pas avec moi, reste en arrière.

Un silence pesant s’installa. Les soldats restaient immobiles, pris entre la loyauté qu’ils devaient encore à leur ancien chef et la fascination que Callestina exerçait sur eux par sa force brute. Grayson détourna les yeux, incapable de répondre.

— Lutetia connaîtra bientôt la puissance de ceux qu’elle a négligés, conclut Callestina en se tournant à nouveau vers ses partisans. Préparez-vous. L’aube apportera la justice que nous méritons.




La nuit enveloppait Lutetia d’un silence trompeur. Callestina, drapée dans une cape sombre, rassemblait ses partisans à la lisière de la ville. Les visages autour d’elle étaient tendus, marqués par la rancune et la frustration. Les discours enflammés qu’elle avait tenus sur la prétendue faiblesse de Darius avaient trouvé un écho chez ces hommes désabusés. Certains étaient d’anciens soldats, d’autres des mercenaires prêts à tout pour un semblant de gloire. L’immortelle, le regard acéré, donna l’ordre d’attaque. Leur objectif était simple : semer la terreur, mettre à feu et à sang les rues de Lutetia, et obliger Darius à reprendre les armes pour défendre ses protégés.

Les assaillants se glissèrent dans les ruelles sombres, torches à la main. Quelques maisons furent incendiées, et des cris résonnèrent dans la nuit paisible. Cependant, avant que la panique ne s’installe complètement, des signaux lumineux apparurent aux quatre coins de la ville. Les éclaireurs avaient repéré les mouvements suspects et alerté les habitants. Des barricades de fortune furent érigées, des braseros allumés pour éclairer les rues. Les citoyens, bien que non entraînés, improvisaient avec une détermination farouche. Les femmes et les enfants se réfugièrent dans les temples, tandis que les hommes formaient des groupes de défense, armés de tout ce qu’ils pouvaient trouver.

Callestina observait la scène depuis une ruelle en hauteur. Son regard suivait chaque mouvement avec une satisfaction mêlée de frustration. Elle espérait encore voir Darius arriver, épée à la main, pour défendre ses idéaux avec la violence qu’elle cherchait à provoquer. Mais ce qu’elle vit dépassa ses attentes. L’immortel apparut sur la place principale, vêtu de sa simple tunique de lin, le regard calme mais résolu. Sa présence seule semblait suffire à imposer l’ordre. Il leva les bras, sa voix résonnant au-dessus du tumulte.

— Protégez les plus vulnérables. Éteignez les feux. Lutetia ne tombera pas cette nuit.

Son ton, bien que ferme, portait une douceur apaisante. Les citoyens, galvanisés par ses paroles, redoublèrent d’efforts. Les torches furent arrachées des mains des assaillants et jetées au sol. Les incendies furent maîtrisés, et les enfants pleurant dans les temples furent ramenés à leurs familles. Les attaquants, voyant que leur tentative de semer la terreur échouait, commencèrent à battre en retraite. Certains furent capturés, d’autres prirent la fuite dans l’obscurité.

Grayson, resté en arrière au début de l’attaque, avait tout observé. Il n’avait pas levé la main contre la ville, mais il n’avait pas non plus empêché Callestina d’agir. Lorsqu’il vit Darius rétablir l’ordre sans violence, un mélange de soulagement et de honte s’installa en lui. Ses yeux cherchèrent la jeune immortelle, et lorsqu’il la trouva, il lut dans son regard une haine féroce. Elle ne semblait pas touchée par l’échec. Au contraire, son esprit déjà calculateur s’activait déjà à trouver un autre plan.

Elle évita de justesse les patrouilles qui cherchaient les responsables de l’attaque. Protégée par ses derniers partisans, elle disparut dans la nuit sans laisser de traces. Grayson, bien qu’hésitant, ne fit rien pour la dénoncer. Son attachement à elle, aussi tordu soit-il, l’empêchait encore de trahir cette femme qu’il avait appris à aimer malgré ses ambitions destructrices.

Hors de portée, Callestina, les poings serrés, observait Lutetia au loin. La lumière des braseros illuminait encore les rues, mais l’agitation s’apaisait.

— Darius, murmura-t-elle avec un mélange de rage et de détermination. Tu as peut-être gagné cette nuit, mais je te briserai.

Elle jura de ne pas renoncer. La force brute avait échoué, mais il existait d’autres moyens. Des moyens plus subtils, plus insidieux. Et la prochaine fois, elle frapperait là où il serait le plus vulnérable.




Marie avait quitté Lutetia sans un regard en arrière. Chaque pas sur le chemin boueux l’éloignait un peu plus de Darius, mais aussi de l’espoir qu’elle avait nourri pendant tant d’années.

Son errance commença par des routes inconnues, des villages sans noms, des paysages qu’elle traversait sans véritable but. L’Allemagne, les collines d’Italie, les côtes de la Bretagne... Les jours s’étiraient en une succession d’images floues, tandis qu’elle cherchait désespérément à combler le vide en elle. Pourtant, aucune destination ne parvenait à apaiser sa douleur.

Dans chaque ville qu’elle traversait, elle se laissait parfois séduire par des hommes et des femmes croisés dans des auberges, sur les marchés ou lors de fêtes populaires. Ces relations éphémères, aussi passionnées qu’elles pouvaient être sur le moment, la laissaient toujours plus vide. Elle fuyait avant l’aube, laissant derrière elle des draps froissés et des cœurs confus. Chaque tentative d’oublier Darius la ramenait finalement au même point de départ : seule, face à ses souvenirs et ses regrets.

Parfois, elle s’arrêtait au bord d’une rivière, observant son reflet troublé par le courant. La femme qui la regardait n’était plus la guerrière intrépide qu’elle avait été, ni la jeune immortelle pleine d’espoir. Elle voyait ses yeux fatigués, marqués par les blessures invisibles de son âme.

Une nuit, alors qu’elle campait sous un chêne centenaire au bord d’une clairière, la vérité éclata en elle avec une clarté brutale. Ce n’était pas le rejet de Darius qui la consumait, mais les attentes irréalistes qu’elle avait projetées sur lui. Elle avait espéré retrouver en lui un refuge, une sécurité qu’il n’avait jamais promis. Et en lui imposant ce rôle, elle s’était elle-même enfermée dans une prison de douleur.

Les larmes coulèrent librement cette nuit-là, mais elles n’étaient plus les mêmes. Elles portaient une part de libération. Pour la première fois depuis des mois, Marie sentit son esprit s’apaiser, ne serait-ce qu’un peu.

Au petit matin, elle prit une décision. Elle cesserait de fuir. Elle cesserait de chercher des distractions éphémères ou des réponses chez les autres. Désormais, elle voyagerait non pour oublier, mais pour se retrouver. Chaque pas sur la route serait une façon de se réconcilier avec elle-même.

 

Son chemin la mena dans les montagnes reculées d’Asie Mineure, où elle vécut parmi des ermites, apprenant la méditation et la guérison par les plantes. Elle séjourna dans des monastères perdus, écoutant les récits des sages sur la résilience et l’acceptation. Peu à peu, les fissures de son cœur commencèrent à se refermer.

Le temps n’effaça pas complètement sa douleur, mais il lui permit de la comprendre, de l’apprivoiser. Marie n’était plus la femme qui avait quitté Lutetia. Elle était devenue quelqu’un de plus fort, de plus apaisé, prête à affronter le monde avec une nouvelle sérénité. Et un jour, elle sut que l’heure était venue d’y retourner. Pas pour Darius, mais pour elle-même.




Darius ressentit l’appel du voyage bien après avoir trouvé une certaine stabilité à Lutetia. Bien que respecté et admiré, un feu couvait encore au fond de son être. Sa transformation spirituelle amorcée par le quickening d’Emrys l’avait conduit à renoncer à la violence, mais une part de lui restait inassouvie. Chaque nuit, dans le silence de ses méditations, des questions sans réponse murmuraient à son esprit. Ce n’était pas simplement la paix extérieure qu’il cherchait, mais une paix intérieure qu’il n’avait pas encore atteinte. Il sentait que pour se libérer totalement de son passé de chef de guerre, il devait partir.

Un matin, après une nuit d’intense réflexion, il prit la décision de quitter Lutetia. Sans fanfare ni explication, il laissa derrière lui la ville qui avait été le berceau de son vœu de paix. Ses pas le menèrent d’abord à travers l’Europe, où il traversa des terres dévastées par la guerre, des villages où les souvenirs de ses propres campagnes resurgissaient à chaque détour de chemin. Mais ces paysages, familiers et hantés par son passé, ne lui apportèrent aucune réponse.

Son voyage le mena finalement à l’est, vers l’Inde, une terre dont les récits avaient éveillé sa curiosité. On parlait de sages méditant dans des grottes perdues, de temples où les secrets de l’âme étaient murmurés au vent, de montagnes sacrées où le temps semblait suspendu. Il arriva à l’aube d’un jour brumeux, le regard levé vers les temples aux flèches élancées qui perçaient le ciel. La terre semblait vivante sous ses pieds, chaque souffle d’air chargé d’une énergie mystérieuse.

Les premiers mois furent marqués par l’observation. Il errait de ville en ville, absorbant chaque détail avec une curiosité insatiable. Les marchés grouillants, les processions colorées en l’honneur de divinités inconnues, les récits d’anciens assis à l’ombre des banyans... Chaque rencontre ajoutait une pierre à l’édifice intérieur qu’il cherchait à bâtir.

Dans les montagnes du nord, il trouva un monastère bouddhiste isolé. Les moines, vêtus de robes safran, l’accueillirent sans poser de questions. Darius apprit à méditer, à se plonger dans le silence et à observer ses pensées sans jugement. Les premières semaines furent un défi. Son esprit, habitué au tumulte des batailles et aux stratégies complexes, résistait au calme imposé. Mais peu à peu, les couches de son ancienne identité se fissurèrent.

Les enseignements du Bouddha résonnèrent profondément en lui. La souffrance, expliquait-on, naissait des désirs et des attachements. Pour atteindre la paix, il fallait apprendre à lâcher prise. Darius comprit que son passé de chef de guerre n’était pas seulement une série d’événements, mais une chaîne qu’il portait encore. Chaque victoire, chaque perte, chaque vie qu’il avait prise pesait sur lui comme un fardeau invisible. Mais ici, dans ces montagnes silencieuses, il trouva la clé pour commencer à se libérer.

Les mois devinrent des années. Darius s’immergea dans les pratiques spirituelles, vivant simplement, méditant au lever et au coucher du soleil, aidant aux travaux du monastère. La violence, qui avait été la pierre angulaire de son existence, s’effaçait peu à peu, remplacée par une sérénité fragile mais grandissante. Il se rapprocha de la nature, observant le cycle des saisons comme une métaphore de la vie elle-même : tout naît, tout meurt, tout renaît.

Un jour, alors qu’il méditait au sommet d’une colline surplombant une vallée verdoyante, une clarté intérieure s’imposa à lui. La paix qu’il cherchait n’était pas un état extérieur, ni même une destination. C’était une décision. Accepter son passé, ses erreurs, ses pertes, et choisir chaque jour de marcher sur le chemin de la non-violence. Ce n’était pas une fuite, mais un engagement profond.

Il se leva, le regard fixé sur l’horizon. Il savait qu’il était temps de retourner à Lutetia. Il n’y revenait pas comme un homme changé par des expériences extérieures, mais comme quelqu’un qui avait enfin trouvé son propre centre. Ce que la ville lui avait offert jadis – le respect, la stabilité, l’admiration – n’avait plus la même importance. Ce qu’il lui apporterait désormais était sa propre lumière intérieure.




Sur le chemin du retour, il traversa de nombreux villages isolés, nichés au cœur des montagnes et des forêts épaisses. Bien qu’il se sente en paix après ses années de méditation et d’introspection en Inde, il savait que le monde extérieur n’avait pas changé. La violence, la peur et la souffrance persistaient tout autour de lui. Mais il s’était fait une promesse : ne plus jamais prendre les armes, peu importe les circonstances.

Un soir, alors que le soleil se couchait derrière les collines, il atteignit un petit village aux maisons de pierre et aux toits de chaume. La fumée s’échappait des cheminées, et les champs de blé ondulaient sous le vent doux de l’été. Tout semblait paisible, mais une tension imperceptible flottait dans l’air. Les villageois qu’il croisa évitaient son regard, et les enfants, d’habitude si curieux des voyageurs, restaient cachés derrière les murs de pierre.

Une vieille femme, courbée par l’âge mais les yeux perçants, s’avança pour lui parler. Elle lui expliqua d’une voix tremblante que des pillards, menés par un homme redoutable, étaient apparus il y a quelques jours. Ils avaient promis de revenir au crépuscule pour s’emparer des provisions du village et punir quiconque tenterait de résister.

La femme lui demanda s’il pouvait les aider, mais il secoua la tête doucement.

— Je ne combats plus, murmura-t-il avec gravité. Je ne veux plus être un instrument de mort.

Elle sembla déçue, mais n’insista pas.

La nuit tomba rapidement, enveloppant le village de silence. Darius resta en retrait, méditant sous un grand chêne à la sortie du village. Mais ses prières furent brusquement interrompues par des cris et des hurlements. Les pillards étaient arrivés, accompagnés de torches qui transformaient la nuit en enfer incandescent. Ils saccageaient les maisons, arrachaient les villageois de leurs abris et menaçaient de tout réduire en cendres. Au centre de la scène, un homme se tenait droit, sa silhouette sombre se découpant contre les flammes. Ses yeux froids balayèrent la foule rassemblée. Il portait une épée gravée de symboles anciens, et un sourire cruel effleurait ses lèvres. C’était un immortel, et son aura de puissance menaçante était indéniable.

Darius s’avança lentement vers la place du village. Chaque pas semblait plus lourd que le précédent. Il aurait voulu trouver une solution pacifique, mais il savait, en voyant l’homme, que la discussion était inutile. Cet homme vivait pour la destruction et le chaos. Tout en lui respirait la haine et la soif de domination.

— Tu n’es pas d’ici, lança l’immortel en apercevant Darius. Qui es-tu pour te dresser devant moi ?

— Je suis un homme de paix, répondit Darius d’une voix calme mais ferme. Je te demande de partir. Laisse ces gens en paix.

L’homme éclata de rire.

— La paix est une faiblesse, grogna-t-il. Et je vais te montrer ce qu’il en coûte de choisir la faiblesse.

Il bondit, l’épée levée, prêt à frapper. Darius esquiva instinctivement, dégainant son arme. Le combat se transforma en une danse brutale. L’immortel multipliait les coups avec une violence effrayante, tandis que Darius ne faisait que parer, esquiver et tenter de désarmer son adversaire sans recourir à la force mortelle. Mais chaque tentative échoua.

Les cris des villageois s’élevaient autour d’eux. Une femme pleurait, des enfants sanglotaient, et des flammes dévoraient les murs de bois. Tout ce pour quoi Darius s’était battu spirituellement semblait vaciller sous la menace imminente de la destruction.

Son adversaire, voyant sa détermination à ne pas tuer, devint plus cruel encore. Il fit mine d’abandonner le combat pour se diriger vers un groupe d’enfants terrifiés. Darius sentit son cœur se tordre de douleur. Il savait qu’il n’avait plus le choix. L’immortel leva son épée au-dessus de la tête d’un enfant. En un éclair, Darius se précipita sur lui. Le combat fut bref cette fois. L’instinct du guerrier prit le dessus, et, d’un mouvement fluide et précis, il trancha la tête de son ennemi.

Le quickening éclata dans un déluge d’éclairs bleus et blancs, déchirant la nuit silencieuse. Les éclairs se déchainèrent autour de Darius, pénétrant son corps et son esprit dans un tourbillon de fureur et de désespoir. Mais cette fois, le pouvoir qu’il absorbait était empoisonné par la violence et la haine. Chaque éclair semblait une accusation contre lui-même, une blessure infligée à son âme. Lorsque tout fut fini, il tomba à genoux, épuisé, le souffle court. Les villageois se rassemblèrent autour de lui, leurs visages mêlés de gratitude et de crainte. Mais il ne voyait plus rien. Tout ce qu’il ressentait était la lourdeur d’un acte qu’il s’était juré de ne plus jamais accomplir.

Ce fut là, au milieu des ruines, qu’il prit sa décision finale. Il savait maintenant que la paix intérieure n’était pas une aspiration lointaine, mais un engagement inébranlable. Il s’était laissé emporter par son ancien rôle de guerrier, même sous le prétexte de sauver des innocents. C’était un échec qu’il ne se pardonnerait jamais.

Au lever du jour, il quitta le village sans un mot, laissant derrière lui des âmes sauvées mais son propre cœur brisé. Lutetia l’attendait, mais il y retournerait différent. Non plus simplement en tant qu’homme de paix, mais comme quelqu’un qui avait traversé le feu une dernière fois et qui avait enfin choisi de ne plus jamais toucher une arme.




De retour à Lutetia, Darius parcourut les rues familières avec un calme intérieur qu’il n’aurait jamais cru possible. Les pierres usées sous ses pieds, les cris des marchands et les rires des enfants résonnaient dans l’air d’une manière presque irréelle, comme si la cité elle-même lui apparaissait sous un jour nouveau. Pourtant, rien n’avait changé. C’était lui qui n’était plus le même.

Autrefois, il avait franchi ces portes en conquérant, prêt à soumettre la ville, à en faire un bastion de plus dans son empire grandissant. Mais Emrys s’était dressé sur son chemin, et ce simple affrontement – non pas par l’épée, mais par les idées – avait bouleversé le cours de sa destinée. Aujourd’hui, alors qu’il foulait à nouveau les rues de Lutetia, il n’était plus un chef de guerre. Il n’était plus un conquérant. Il était un homme qui avait choisi un autre chemin.

Son regard se posa sur le temple, là où Emrys l’avait conduit sur une voie qu’il ne comprenait pas encore totalement à l’époque. La façade de pierre, marquée par les ans, se dressait toujours avec la même majesté sobre, imposante dans sa simplicité. Combien de fois avait-il franchi ce seuil, d’abord avec méfiance, puis avec curiosité, avant de finalement s’y attarder comme un homme en quête d’une vérité qu’il ne pouvait encore formuler ?

Il s’arrêta un instant avant d’entrer.

Ce lieu était le symbole de sa transformation. Ici, il avait déposé les armes, renoncé à l’ambition qui l’avait consumé pendant des siècles. Ici, il avait compris que la paix n’était pas une trêve entre deux guerres, mais un état d’âme, une conviction plus forte que la rage et l’acier.

Ses mains tremblèrent légèrement. Non pas de peur, mais de la conscience aiguë du chemin parcouru. Lorsqu’il était parti, il n’avait pas encore mesuré toute l’ampleur de ce qu’il laissait derrière lui. Maintenant qu’il revenait, il savait que cette ville ne serait plus jamais pour lui un simple point sur une carte. C’était ici qu’il avait cessé d’être un guerrier. C’était ici qu’il avait commencé à être un homme de paix.

D’un pas mesuré, il franchit le seuil du temple, prêt à embrasser pleinement cette nouvelle existence. Au centre, l’autel en pierre restait immobile, comme une ancre intemporelle. Darius s’approcha lentement, s’agenouilla devant l’autel et ferma les yeux.

Des images défilèrent dans son esprit : des visages d’amis perdus, des ennemis abattus, des villages sauvés et d’autres réduits en cendres. Chaque fragment de son passé s’imposa avec une clarté brutale. Il revit Emrys, ses yeux paisibles dans les derniers instants avant sa mort. Le sourire du sage immortel hantait encore ses pensées. À travers son sacrifice, Emrys lui avait offert une seconde chance. Mais Darius savait qu’il n’avait pas encore pleinement honoré ce don.

Il se redressa lentement et ôta la ceinture de cuir qui maintenait son épée, la dernière qu’il possédait. Cette arme avait été son compagnon pendant des siècles, l’extension de sa volonté de survie, de son ambition et de ses doutes. Il la posa sur l’autel avec une révérence silencieuse, comme on déposerait un souvenir qu’il était temps de laisser derrière soi.

— Mon chemin n’est plus celui du sang, murmura-t-il, sa voix résonnant doucement dans l’espace sacré. J’ai tué pour protéger, pour conquérir, pour me venger. Aujourd’hui, je choisis de vivre pour la paix.

 

Un prêtre âgé s’avança depuis une alcôve ombragée. Ses traits étaient marqués par les années, mais son regard était empreint de sagesse et de compassion. Sans un mot, il tendit une simple robe de lin blanc à Darius. Ce dernier accepta l’habit avec gravité, le tissu léger dans ses mains représentant un fardeau bien plus lourd que n’importe quelle armure. Ce vêtement n’était pas un symbole de pouvoir, mais de renoncement.

En silence, il quitta ses vêtements de voyage et revêtit la robe blanche. Il sentit immédiatement le poids de son ancienne vie s’alléger, remplacé par une responsabilité nouvelle : celle de guider sans imposer, d’inspirer sans forcer. Lorsque le prêtre lui posa une main sur l’épaule en signe de bénédiction, Darius sentit une profonde paix s’installer en lui.

Sortant du temple, il se dirigea vers une petite colline surplombant la ville. Là, sous un ciel où les premières étoiles perçaient les voiles du crépuscule, il s’assit en tailleur, ses mains posées sur ses genoux. La brise légère caressa son visage. C’était une soirée simple, sans éclat ni triomphe. Mais dans cette simplicité résidait toute la grandeur de sa nouvelle vie.

Darius ferma les yeux et médita sur ce qu’il avait été, ce qu’il était devenu, et ce qu’il souhaitait devenir. Le guerrier en lui n’avait pas disparu, mais il était maintenant en paix avec cet homme. Il était prêt à embrasser pleinement la voie qu’Emrys lui avait tracée : une existence dédiée non pas à la conquête, mais à la réconciliation. Cette fois, il ne doutait plus. Il était chez lui.




Marie revint à Lutetia un matin où la ville était enveloppée d’une brume légère, adoucissant les contours des tours et des toits. Les rues, encore calmes à cette heure, semblaient baignées dans une lumière diffuse qui évoquait à la fois la mélancolie et le renouveau. Son voyage avait été long, jalonné de doutes et de souffrances, mais elle s’était transformée. Ce qui l’avait autrefois menée à Darius – l’amour, l’espoir, la douleur – s’était métamorphosé en quelque chose de plus profond, de plus apaisé.

Elle marchait lentement, ses pas résonnant sur les pavés, chaque pas ancrant un peu plus sa résolution. Elle n’était plus ici pour chercher des réponses ou pour raviver un amour ancien. Elle venait en paix, prête à accepter le chemin que chacun avait choisi.

Lutetia avait changé, tout comme elle. La cité, autrefois marquée par la guerre et l’incertitude, respirait désormais une sérénité palpable, presque surnaturelle. L’influence de Darius, pensait-elle avec un mélange de fierté et de nostalgie. Arrivant au temple, elle s’arrêta un instant devant les marches. Là, elle ferma les yeux et inspira profondément. Elle sentit la paix du lieu l’envelopper, comme une étreinte invisible mais bienveillante. Quand elle les rouvrit, elle leva la tête vers les colonnes familières et gravit les marches avec détermination.

Darius était là, à l’entrée du temple, vêtu de sa robe blanche simple. Le voir ainsi, calme et lumineux, ne provoqua plus la même douleur qu’autrefois. Il n’était plus un amour perdu, ni un chef de guerre inaccessible. Il était simplement lui-même, et elle se sentait prête à le retrouver sous cette nouvelle forme. Lorsqu’il tourna les yeux vers elle, un sourire doux se dessina sur ses lèvres.

— Marie.

Il s’avança vers elle sans hésitation. Elle aussi fit un pas, puis un autre, jusqu’à ce qu’ils soient face à face. Cette fois, il n’y avait ni étreinte passionnée ni maladresse chargée de souvenirs. C’était une rencontre d’égal à égal, un moment de pure reconnaissance.

— Tu es revenue, murmura-t-il.

— Oui, répondit-elle simplement. Pas pour retrouver le passé, mais pour voir ce que l’avenir peut nous offrir.

Ils restèrent là, un long moment, en silence. Leurs regards se croisèrent, et tout fut dit sans qu’aucun mot ne soit nécessaire. Ils avaient chacun fait leur chemin, affronté leurs douleurs et trouvé la paix d’une manière unique.

Darius l’invita à entrer dans le temple. À l’intérieur, la lumière filtrée par les fenêtres en hauteur créait une atmosphère paisible. Des plantes médicinales séchaient près de l’autel, et une douce odeur de lavande emplissait l’air. Il lui montra un petit espace qu’il avait préparé, presque comme s’il avait toujours su qu’elle reviendrait.

— Si tu le souhaites, tu peux rester ici autant de temps qu’il te plaira, dit-il en posant une main légère sur son épaule. Tu as toujours ta place.

Elle hocha la tête, émue, mais sans larmes. Elle savait que cette fois, ce n’était pas une invitation teintée d’ambiguïté. C’était une acceptation sincère de tout ce qu’elle était devenue.

— Merci, murmura-t-elle. Mais je ne suis plus ici pour chercher ma place auprès de toi. Je suis ici pour me tenir à tes côtés.

Darius, touché par ses mots, la regarda avec une admiration renouvelée. Il comprenait maintenant que Marie n’était pas seulement une femme marquée par son amour pour lui, mais une âme forte, indépendante, qui avait trouvé son propre chemin, une compagne spirituelle dans cette nouvelle vie qu’il s’était promis de mener. Ils sortirent ensemble sur les marches du temple, observant la ville qui s’éveillait. Lutetia était prête à affronter tout ce que l’avenir lui réserverait, tout comme eux. Et tandis que le soleil montait à l’horizon, une nouvelle ère semblait commencer, portée par la paix qu’ils avaient tous deux, enfin, trouvée.

 

Marie, fidèle à sa promesse silencieuse, s’investit pleinement dans sa mission de guérisseuse. Elle parcourait les villages alentours, portant avec elle un savoir acquis au fil des années et une compassion inébranlable. Là où la maladie ou les blessures ravageaient les corps, elle apportait des remèdes et des mots apaisants. Chaque vie qu’elle touchait semblait aussi guérir une part de ses propres blessures. Son lien avec Darius, bien qu’épuré des désirs et des espoirs anciens, s’était transformé en quelque chose de plus profond et durable : une alliance forgée dans la compréhension et la paix.




L’église était modeste, bâtie en pierres grises et ornée de fresques effacées par le temps. Les lourdes poutres du plafond portaient les marques des années passées sous la fumée des cierges. Située près des berges de la Seine, au cœur de Lutetia, elle témoignait d’une époque où la simplicité était la marque de la foi chrétienne naissante. Des bancs en bois brut bordaient la nef, et au fond de l’édifice, une croix en bois sombre trônait au-dessus de l’autel, symbole austère mais puissant.

Le jour de l’entrée de Darius dans les ordres, l’atmosphère était empreinte d’une gravité solennelle. Une lumière pâle filtrait à travers les petites fenêtres en pierre, formant des faisceaux diffus sur les dalles usées du sol. Le murmure du vent hivernal se mêlait aux chants grégoriens entonnés par un petit groupe de moines en robe de bure, leur psalmodie résonnant dans l’espace sacré avec une simplicité bouleversante.

Darius entra dans l’église vêtu d’une tunique en lin blanc, symbole de pureté et de renoncement. Ses épaules larges, autrefois enveloppées d’armures lourdes, semblaient aujourd'hui allégées d’un fardeau invisible. Ses cheveux encadraient un visage adouci par la paix intérieure qu’il avait trouvée. Son pas était lent et mesuré, chaque mouvement empreint de respect pour le lieu et pour la vie qu’il s’apprêtait à embrasser. Marie, debout parmi une poignée de villageois et de fidèles, observait en silence. Elle avait soigné beaucoup de ces visages au fil des mois, créant ainsi un lien subtil mais réel avec cette communauté qui respectait Darius comme guide spirituel. Ses vêtements simples de guérisseuse, une robe en laine grise et un châle brun, la distinguaient à peine des autres.

Le prêtre, un homme âgé à la barbe blanche, se tenait près de l’autel, une expression bienveillante sur le visage. Il fit signe à Darius d’avancer. La cérémonie était dépouillée de toute grandeur : il n’y aurait ni couronne ni serment retentissant, seulement des gestes simples et des mots sincères. Darius s’agenouilla devant l’autel, baissant humblement la tête. Le prêtre posa les mains sur sa tête en un geste de bénédiction, récitant une prière ancienne en latin :

— Seigneur tout-puissant, accepte cet homme qui se tourne vers toi avec un cœur sincère. Fais de lui un serviteur de paix et de lumière dans un monde troublé.

Le silence qui suivit cette prière était total, presque palpable. On aurait dit que même les murs de pierre retenaient leur souffle. Puis, lentement, Darius se releva. Son regard, clair et déterminé, se posa sur l’assemblée. Ce n’était plus celui du chef de guerre qu’elle avait connu, mais d’un homme désormais entièrement dévoué à une cause plus grande que lui.

Lorsqu’il tourna la tête vers Marie, un échange muet s’établit entre eux. Elle lisait dans ses yeux toute la sérénité qu’il avait gagnée, mais aussi la gratitude qu’il ressentait envers elle. Elle lui sourit, un sourire doux, empreint de fierté. Ce n’était pas un adieu, ni même une rupture. C’était la fin d’un chemin et le début d’un autre, parallèle au sien.

Alors que la cérémonie touchait à sa fin, les chants reprirent doucement, emplissant l’église d’une mélodie apaisante. Marie quitta l’église la dernière, ses pensées apaisées malgré une légère mélancolie. Elle savait qu’elle avait trouvé sa place auprès de lui, non pas en tant qu’amante ou guerrière, mais en tant qu’alliée spirituelle. Et tandis que les premières étoiles scintillaient au-dessus de Lutetia, elle sentit une paix nouvelle éclore dans son cœur, prête à affronter l’avenir à ses côtés.

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