Le Prix à payer - Highlander Fanfiction

Chapitre 25 : Les Chaînes Invisibles

12369 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour il y a 3 mois

Le néant l’enveloppait comme un linceul, un espace sans limites où ni le temps ni la douleur n’existaient. Elle flottait, perdue dans l’abîme, incapable de bouger, incapable même de penser. Tout semblait lointain, irréel, comme si son existence même s’effaçait peu à peu. Puis, lentement, des éclats de mémoire surgirent, d’abord flous, indistincts, avant de s’imposer avec une netteté cruelle.

Elle se revoyait dans la pénombre d’une tente, enveloppée par l’odeur du cuir et du bois brûlé, bercée par le murmure étouffé des soldats à l’extérieur. Darius était là, près d’elle, son souffle effleurant sa peau. Elle se souvenait de la force tranquille de ses bras, de la façon dont il l’avait prise contre lui, de la certitude insensée qu’elle avait eue à cet instant : elle appartenait à cet homme. Il lui offrirait une place à ses côtés, un avenir qu’elle avait toujours désiré. Mais l’illusion se fissurait. L’image du guerrier attentionné s’effaçait, remplacée par le souvenir de son regard qui s’était détourné, de son ton devenu froid, distant. Elle l’avait supplié en silence, tentant de raviver ce lien qu’elle croyait indéfectible, mais il s’éloignait chaque jour un peu plus. Sa présence se faisait rare, ses paroles brèves, tranchantes. La nuit, il la prenait sans plus d’égards, puis il quittait la tente sans un regard. Elle s’était accrochée à lui, refusant de voir ce qui était pourtant évident.

Puis était venu le départ. L’armée se mettait en marche vers Rome et Darius n’avait pas cherché à la retenir. Elle l’avait suivi, portée par l’illusion qu’en le rejoignant sur le champ de bataille, elle prouverait sa valeur, qu’elle se rendrait indispensable. Mais il ne l’avait même pas regardée. Son nom n’avait jamais franchi ses lèvres.

Le fracas de la guerre éclata dans son esprit comme un coup de tonnerre. L’odeur du sang, le vacarme des épées qui s’entrechoquaient, les cris des mourants… Tout revint en une déferlante brutale. Elle se revit, cherchant désespérément Darius dans la mêlée, son cœur battant à tout rompre. Et puis, la douleur. Une flèche lui avait transpercé la poitrine.

Elle était tombée.

Elle avait levé les yeux, cherchant du secours, espérant apercevoir son visage parmi les ombres mouvantes des combattants. Mais il n’était pas là. Il n’était jamais là.

Alors, tout s’était effacé. Le froid l’avait engloutie, et elle s’était abandonnée aux ténèbres.




Un souffle brutal la ramena à la surface, comme si elle était projetée hors de l’abîme. Ses poumons se remplirent d’air dans un hoquet douloureux, et son corps se cambra sous le choc. Une brûlure vrillait sa poitrine, là où la flèche l’avait transpercée, mais il n’y avait plus de plaie. Seulement une sensation fantôme, une douleur qui n’existait plus mais qui persistait dans sa chair. La terre froide sous son dos, l’humidité qui s’infiltrait à travers ses vêtements, le crépitement d’un feu proche… Ses sens lui revenaient un à un, mais tout semblait étrange, irréel, comme si elle était spectatrice de son propre réveil. Son corps lui paraissait lourd et glacé, sa peau couverte d’un frisson incontrôlable.

Elle ouvrit les yeux. La lumière dansa devant elle, floue, incertaine. Tout vacillait, comme dans un rêve à moitié oublié. Puis, une silhouette apparut, se découpant sur l’éclat du feu. Une voix basse, empreinte d’une inquiétude contenue, parvint à ses oreilles.

— Callestina…

Elle cligna des yeux, cherchant à discerner les traits de celui qui l’appelait. Un visage se précisa, penché sur elle, tendu par l’angoisse et le soulagement mêlés. Grayson. Il était là, agenouillé à ses côtés, son regard rivé au sien, comme s’il craignait qu’elle disparaisse à nouveau. Ses doigts tremblaient légèrement lorsqu’il effleura sa main, un geste hésitant, précautionneux, comme s’il ne savait pas s’il devait la toucher ou non.

Elle ouvrit la bouche, mais aucun son n’en sortit. Tout en elle était chaos, incompréhension. Sa dernière image était celle de Darius, de son dos tourné, de son indifférence absolue. Alors pourquoi ce n’était pas lui qui se trouvait là, maintenant ? Pourquoi était-ce Grayson qui la regardait avec cet air bouleversé ?

Elle voulut parler, mais le seul mot qui franchit ses lèvres fut un souffle brisé, un nom chargé d’une attente insensée :

— Darius…

Grayson tressaillit imperceptiblement, mais il ne dit rien. Il savait qu’elle l’appellerait, qu’elle chercherait quelqu’un d’autre. Mais Darius n’était pas là. Il ne viendrait pas.

Elle porta une main tremblante à sa poitrine, à l’endroit où la flèche l’avait transpercée. Sa peau était lisse. Aucune plaie, aucune douleur. Juste ce vide étrange, cette sensation persistante qu’il lui manquait quelque chose.

Ce n’était pas possible.

Elle inspira brusquement, voulut reculer, mais son corps ne lui obéissait pas. Son souffle se fit court, irrégulier, une panique sourde montant en elle. Elle se souvenait du choc brutal, de la brûlure vive qui s’était propagée sous sa peau, du froid glacial qui l’avait enveloppée lorsqu’elle était tombée. Et puis… le néant. Un silence absolu, un gouffre sans fond dans lequel elle s’était abandonnée, certaine que ce serait la fin. Et pourtant, elle respirait.

— Qu’est-ce qui se passe ?

Sa voix lui parut étrangère, rauque, brisée. Ses propres mots lui semblaient irréels. Elle chercha Grayson du regard, s’accrocha à lui comme à une bouée dans cette tempête d’incompréhension. Il ne semblait ni surpris, ni perdu.

— Tu es en sécurité, Callestina.

Elle secoua la tête. Non. Elle n’était pas en sécurité.

— Tu as été blessée… mais tu es revenue.

Revenue ? Son cœur s’affola. L’air lui manqua, ses mains s’agrippèrent à la terre froide comme si elle pouvait y trouver une réponse plus acceptable. Sa poitrine se soulevait rapidement sous l’effet d’une angoisse viscérale.

— Tu es comme moi, maintenant.

— Non… Ce n’est pas vrai.

Grayson ne bougea pas, ne chercha pas à la convaincre.

— Tu es immortelle, Callestina.

Le mot s’abattit sur elle comme une sentence. Un frisson la traversa, ses doigts se crispèrent sur le sol humide. Elle inspira avec difficulté, sa gorge se serrant sous le poids d’une évidence qu’elle ne voulait pas admettre.

— Tu mens…

Mais il resta silencieux. Il attendait.

Elle ferma les yeux un instant, mais l’obscurité ne lui apporta aucun réconfort. Des souvenirs se mêlaient à sa confusion : la bataille, la douleur, le sol sous elle… et une silhouette qui ne s’était pas retournée. Une ombre qui s’éloignait tandis qu’elle sombrait. Son cœur se serra violemment. Elle rouvrit les yeux, le regard fiévreux.

— Où est Darius ?

Grayson se figea. Son regard se voila avant qu’il ne baisse les yeux.

— Darius n’est pas là.

Les battements de son cœur résonnèrent violemment dans ses tempes. Ce n’était pas la réponse qu’elle attendait. Ce n’était pas ce qu’elle pouvait accepter. Elle sentit un vertige la saisir, son corps refusant de comprendre ce que son esprit refusait d’entendre. Elle secoua la tête, incapable de concevoir l’impensable. Il ne savait pas ce qui lui était arrivé. S’il l’avait su, il serait venu. Il aurait tout abandonné pour elle. Il était parti, oui, mais pas de son plein gré. Il ne pouvait pas l’avoir laissée ainsi. Il ne pouvait pas…

— Il va venir, insista-t-elle, sa voix tremblante, plus pressante. Il ne sait pas ! Il va venir !

Elle tenta de se relever, de s’élancer, prête à fuir, prête à partir à sa recherche, prête à lui prouver qu’il était toujours celui qu’elle croyait. Mais une main se referma sur son bras, une pression ferme, inébranlable, qui l’empêcha d’avancer. Grayson la retint sans violence, mais sans faillir, la ramenant brutalement à la réalité. Elle se débattit, luttant contre cette étreinte qui la ramenait à l’impensable, refusant d’écouter ce qu’il voulait lui dire.

— Il ne viendra pas, Callestina.

Elle s’immobilisa.

— Il n’a même pas cherché à te retrouver.

Le silence qui suivit s’abattit sur elle comme une sentence, un coup plus douloureux que n’importe quelle blessure. Son regard plongea dans celui de Grayson, cherchant désespérément le mensonge, un signe qu’il disait cela pour la protéger, pour la détourner de Darius, pour lui faire croire à une chose fausse. Mais il n’y avait rien. Rien d’autre que la dureté d’une vérité qu’elle refusait d’admettre.

Elle comprit.

La brèche qu’elle avait toujours refusé de voir s’ouvrit en elle, déchirant les derniers restes d’illusions auxquelles elle s’accrochait depuis si longtemps. Darius ne l’avait jamais aimée. Il l’avait prise, l’avait possédée, et quand elle était devenue trop encombrante, il s’en était débarrassé. Il ne lui avait jamais promis quoi que ce soit, jamais regardée autrement que comme une distraction temporaire. Elle était tombée sous ses yeux. Et il ne s’était même pas retourné. Et dans le silence qui s’étira entre eux, Callestina comprit enfin. Le froid qui l’envahissait n’était pas celui de la mort. Il était plus profond, plus cruel. C’était celui de l’abandon. Celui d’une femme qui venait de perdre ses dernières illusions. Elle n’était rien pour lui. Rien d’autre qu’un souvenir déjà effacé.

Ses doigts se crispèrent, ses poings se refermèrent. L’angoisse devint une brûlure sourde, un feu qui consumait les restes de ses illusions. Ce n’était pas la douleur qui montait en elle, ni même la tristesse. C’était autre chose. Plus sombre. Plus froid. Une rage muette, acide, qui laissa un goût amer sur sa langue. Les larmes qui roulèrent sur ses joues n’étaient pas celles d’une femme brisée, mais d’une femme trahie.

Grayson l’observait en silence. Il perçut le changement, cette tempête qui grondait en elle. Il tendit la main, effleura la sienne avec une douceur infinie.

— Tu m’as encore moi. Je te protégerai toujours.

Sa voix était basse, une promesse sincère. Il était là. Il l’avait toujours été.

Elle tourna lentement la tête vers lui. Pour la première fois, elle le vit vraiment. Pas comme une ombre insignifiante dans l’ombre de Darius, mais comme quelqu’un qui n’avait jamais cessé d’exister pour elle. Mais en même temps, quelque chose s’éteignit. L’amour qu’elle portait à Darius n’était plus. Il ne restait que le vide, une blessure béante à combler. Ce n’était plus une plaie. C’était une arme.

Elle resta immobile, son regard fixé sur un point invisible, comme si elle contemplait les cendres de son ancienne vie. La douleur ne l’écrasait plus, elle la renforçait. Elle inspira profondément, sentant une étrange clarté s’emparer d’elle. Ce n’était pas le souffle d’une femme brisée. C’était celui d’une femme qui renaît. Elle se redressa lentement, plus stable, plus ancrée. Elle n’était plus l’amante suppliante qu’on avait abandonnée. Elle était autre chose. D’un geste sec, elle essuya ses larmes. Elles n’avaient pas coulé par faiblesse, mais pour enterrer un passé révolu. Son regard, plus dur, brillait d’une lueur froide.

Grayson crut voir une victoire dans cette posture assurée, dans cette absence de tremblement. Il pensait l’avoir sauvée. Il ne comprenait pas. Ce qui se dressait devant lui n’était plus Callestina. C’était une femme qui ne supplierait plus. Qui ne chercherait plus à être sauvée. Elle écraserait tout ce qui tenterait de l’abandonner à nouveau.




L’errance commença dans un silence pesant. Depuis son réveil, Callestina ne parlait presque pas. Elle avançait mécaniquement, suivant Grayson sans vraiment le voir, sans jamais poser de questions. Son regard restait vide, fixé sur l’horizon ou sur un point invisible devant elle. Le monde autour d’elle semblait lointain, irréel, comme si elle marchait dans un rêve duquel elle ne parvenait pas à s’éveiller. Chaque pas était un effort, non pas à cause de la fatigue, mais parce que rien n’avait de sens. Elle respirait, elle marchait, elle existait. Mais pourquoi ?

Darius était toujours là, quelque part dans son esprit, une ombre qui effleurait ses pensées sans jamais les consumer. Il ne lui inspirait plus la même douleur, ni cette attente dévorante qui l’avait autrefois hantée. Il n’était qu’un nom, un vide figé dans le passé. Elle pensait à lui avec une froideur nouvelle, une distance qu’elle n’aurait jamais cru possible. L’homme qu’elle avait aimé n’existait plus. Peut-être n’avait-il jamais existé.

Grayson était son seul repère. Il ne lui posait pas de questions, ne la pressait pas de parler. Il se contentait d’être là. Lorsqu’il la regardait, il y avait quelque chose dans ses yeux, une inquiétude contenue, une douceur prudente. Mais elle n’y prêtait pas attention. Elle n’avait pas la force de comprendre ce qu’il voyait en elle.

 

Darius accepta qu’elle reste au sein de son armée, mais seulement sous la responsabilité de Grayson. Il ne voulait plus s’en encombrer. Ses paroles furent brèves, tranchantes, vidées de la moindre considération. Elle le côtoyait chaque jour sans qu’il lui adresse un mot, sans qu’il daigne seulement croiser son regard. Au début, elle n’éprouva rien. Puis, lentement, une sensation nouvelle naquit en elle. Un poison insidieux qui s’infiltrait dans son esprit chaque fois qu’elle l’apercevait. Du ressentiment.

Grayson, lui, s’occupa d’elle avec patience. Il lui expliqua les règles de l’immortalité, la nature du Jeu, le principe des duels, le code des décapitations. Il lui parla des lois sacrées, de l’interdiction de se battre sur Terre Sainte, des alliances qui ne duraient jamais. Elle l’écoutait sans réagir, sans poser de questions, comme si tout cela ne la concernait pas. Comme si elle était déjà morte, et que rien de ce qu’il disait ne pouvait avoir la moindre importance.

Mais elle était encore là. Et c’était bien cela le problème.

 

Il finit par l’entraîner. Elle devait être prête, pouvoir se défendre si un jour elle était attaquée. Il lui tendit une épée, mais elle ne tendit la main qu’après un silence, le regard distant. Le poids de l’arme dans sa paume ne lui inspira rien. Ni crainte, ni excitation, ni curiosité. Juste une présence inerte entre ses doigts.

Les premiers entraînements furent laborieux. Callestina frappait sans conviction, exécutant les gestes qu’il lui montrait avec une lenteur mécanique. L’acier sifflait, rencontrait la cible, mais elle ne ressentait rien. Pas la satisfaction de toucher juste, ni la frustration d’échouer. Quand elle tombait, elle ne se relevait pas tout de suite, restant un instant immobile avant de suivre les ordres de Grayson sans une plainte.

Il était patient, mais inquiet. Il la corrigeait doucement, répétait les mêmes instructions encore et encore, sans jamais perdre son calme. Mais chaque fois qu’elle levait les yeux vers lui, elle voyait cette ombre dans son regard. Il attendait quelque chose d’elle, une réaction, une étincelle, un signe qu’elle existait encore autrement qu’en spectatrice passive de son propre corps.

— Callestina, tu dois apprendre à te battre.

Elle s’arrêta en plein mouvement et le fixa, l’épée ballante entre ses doigts.

— Pourquoi ? Qu’est-ce que ça change ?

Sa voix était plate, comme si la réponse ne l’intéressait pas vraiment. Grayson serra la mâchoire. Il détourna brièvement les yeux, cherchant ses mots, puis planta son regard dans le sien avec une intensité qu’elle ne lui connaissait pas.

— Parce que tu es en vie.

Un silence s’installa. Pour la première fois depuis son réveil, elle ressentit quelque chose. Grayson ne la regardait pas comme Darius l’avait fait. Ce n’était ni du mépris, ni de l’indifférence. Ce n’était pas un regard qui pesait sur elle avec la certitude qu’elle finirait par disparaître. C’était un regard qui voulait qu’elle reste.




L’armée progressait lentement vers Lutetia, une colonne d’hommes et de chevaux avançant sous un ciel bas, chargé de menaces. Chaque jour rapprochait un peu plus Darius et ses guerriers du siège à venir, et chaque jour ajoutait un poids supplémentaire sur les épaules de son second. Il n’avait pas une seconde à lui entre la préparation des troupes, l’organisation des ravitaillements et la gestion des éclaireurs envoyés en avant.

Et il y avait Callestina.

Elle ne lui facilitait pas la tâche. Certains jours, elle marchait en silence aux côtés des soldats, indifférente au tumulte de l’armée en marche. D’autres fois, elle s’éloignait des rangs, disparaissant sous prétexte de chercher du calme, et Grayson devait la retrouver avant que son absence ne provoque la colère des officiers. Il lui apprenait à se battre dès qu’ils avaient un moment de répit, mais elle exécutait ses mouvements sans passion, sans révolte. Comme si l’acier qu’elle tenait n’était qu’un poids supplémentaire à porter.

Callestina oscillait sans cesse entre distance et rapprochement. Parfois, elle recherchait la présence de Grayson, s’attardant près de lui sans un mot, trouvant dans sa chaleur un réconfort silencieux. D’autres fois, elle s’éloignait brutalement, le regard dur, comme si elle réalisait soudain qu’elle se reposait trop sur lui et qu’elle devait s’en détacher. L’immortel ne comprenait pas ses signaux contradictoires, mais il ne posait pas de questions. Il était là, attendant patiemment qu’elle trouve son équilibre.

Darius l’avait remarqué.

— Elle te ralentit, Grayson.

Sa voix était calme, posée, mais il n’y avait aucune place pour l’interprétation. Ce n’était pas une inquiétude, ni même un reproche. Juste une constatation froide, une évaluation pragmatique de la situation.

Grayson redressa légèrement les épaules, cherchant à masquer la lassitude qui pesait sur lui sous un masque de contrôle. La fatigue des préparatifs, le poids des responsabilités, et Callestina qui oscillait entre présence et absence… Tout cela s’accumulait, rendant chacun de ses pas plus lourd. Mais il ne laisserait rien transparaître.

— Je gère.

Darius s’arrêta, détaillant son second avec cette acuité qui ne lui échappait jamais. Son regard perçant effleura les cernes sous ses yeux, la tension imperceptible dans ses traits.

— Je te connais trop bien pour croire à une réponse aussi vague.

Il ne répondit pas immédiatement. Il savait que nier n’aurait aucun effet. Darius n’attendait pas d’explication, seulement des résultats.

— Mon attention est sur Lutetia, affirma-t-il enfin, son ton aussi neutre que possible.

Le chef de guerre hocha lentement la tête, mais son regard resta fixé sur lui un instant de trop.

— Alors ne la laisse pas devenir une distraction.

Il marqua une pause, avant d’ajouter d’un ton indifférent :

— Si elle devient un problème, débarrasse-t’en.

Grayson ne répondit rien. Il savait que Darius le pensait sincèrement. Dans leur monde, l’attachement était une faiblesse, et les faibles ne survivaient pas. Mais l’idée de se détourner de Callestina lui était inconcevable.




Une nuit, alors qu’il alimentait le feu, elle s’approcha sans un bruit. Il ne la remarqua que lorsqu’elle s’assit contre lui, son épaule effleurant la sienne. Il retint son souffle, surpris, mais ne dit rien. Elle ne chercha pas à justifier son geste et il n’en demanda pas la raison. Lentement, elle ferma les yeux. Ce n’était pas de l’amour, ce n’était pas un besoin irrépressible d’être proche de lui. C’était simplement… apaisant. Grayson hésita un instant, puis passa un bras autour d’elle, une étreinte discrète, hésitante. Elle ne protesta pas.

 

Le lendemain, elle se leva comme si rien ne s’était passé. Son regard s’était refermé, froid, détaché. Elle ne lui adressa aucun mot particulier, comme si cette nuit-là n’avait jamais existé. Grayson baissa les yeux, dissimulant sa blessure. Il n’aurait pas dû s’attendre à autre chose. Mais tout cela ne tenait qu’à un fil.

Un soir, l’équilibre fragile céda.

Callestina était restée silencieuse toute la journée, plus distante encore que d’ordinaire. Elle semblait ailleurs, enfermée dans un espace où même lui ne pouvait l’atteindre. Il sentit l’orage approcher, mais il n’osa rien dire. Puis, sans prévenir, elle explosa. Les larmes jaillirent d’un coup, brisant le masque qu’elle portait depuis des semaines. Elle se recroquevilla sur elle-même, ses épaules secouées de spasmes incontrôlables. Ses poings martelèrent le sol, la rage et le désespoir se mêlant en une tempête brute. Un cri s’étrangla dans sa gorge alors qu’elle se prenait la tête entre les mains, comme si elle voulait arracher les pensées qui la rongeaient.

Grayson fut sur elle en un instant. Il n’hésita pas cette fois, ne chercha pas à comprendre. Il la prit simplement dans ses bras, la serrant avec force.

— Callestina, je suis là.

Elle s’accrocha à lui, tremblante, sans fierté ni retenue. Un long silence s’installa, seulement troublé par sa respiration hachée. Pour la première fois, elle comprit qu’il ne partirait pas. Que peu importait combien de fois elle l’avait ignoré, repoussé ou blessé, il était resté. Elle leva lentement les yeux vers lui. Il n’était pas Darius. Il ne l’avait jamais été. Mais il était là.

Après cette nuit, quelque chose changea. Callestina cessa de se fermer à lui aussi brutalement. Elle ne cherchait plus à fuir sa présence, ne l’éloignait plus d’un regard froid. Grayson ne fit aucun commentaire, mais il sentit la différence. Il avait gagné sa confiance.




La nuit était tombée sur le campement, enveloppant les tentes et les feux mourants d’un voile de silence. L’agitation du jour s’était dissipée, laissant place à une quiétude trompeuse, comme si la guerre elle-même retenait son souffle avant l’affrontement à venir. Les soldats dormaient d’un sommeil inquiet, à même le sol ou recroquevillés sous des fourrures, mais à l’écart, dans une clairière où seules quelques flammes bravaient l’obscurité, Callestina et Grayson veillaient encore.

Ils avaient marché toute la journée. Une progression harassante, rythmée par le bruit des armures et le martèlement des sabots. Mais l’immortelle, elle, n’avait pas prononcé un mot. Son silence n’était pas inhabituel, mais ce soir-là, il avait une autre qualité. Elle n’était pas simplement absente du monde, comme cela lui arrivait souvent. Elle était là, physiquement présente, pourtant distante, comme absorbée par quelque chose d’insaisissable.

Grayson l’observait à la dérobée, attisant machinalement le feu entre eux. Il connaissait ses silences, sa façon de fuir ce qu’elle refusait d’affronter. Mais ce qu’il voyait dans son regard ce soir-là était différent. Il y avait quelque chose de suspendu dans l’air, une tension qu’il ne parvenait pas à nommer.

Il hésita un instant avant de rompre le silence.

— Tu n’es pas fatiguée ?

Elle détourna à peine le regard du brasier.

— Non.

Sa voix était basse, presque un murmure. Elle n’avait pas la sécheresse habituelle qu’elle adoptait lorsqu’elle voulait clore une conversation. Grayson perçut une faille, un trouble fugace qu’elle tentait de dissimuler. Il aurait pu se taire, respecter son silence. Mais il ne détourna pas les yeux.

— J’ai toujours été là, Callestina.

Elle tourna lentement la tête vers lui, intriguée par le ton de sa voix.

— Depuis le début, poursuivit-il. Depuis le premier jour où je t’ai vue.

Il laissa tomber ces mots comme une vérité trop longtemps retenue. Son regard ne faibli pas.

Elle ne répondit pas immédiatement. L’ombre des flammes dansait sur son visage, dessinant des contours flous à son expression. Elle aurait dû s’y attendre. Au fond, elle avait toujours su. Mais entendre ces mots à voix haute leur donnait un poids qu’elle n’avait pas anticipé. Grayson inspira doucement, comme s’il se préparait à briser une dernière barrière.

— Je t’ai aimée en silence.

Il ne détourna pas les yeux, ne chercha pas à masquer ce qu’il ressentait.

— Je t’ai regardée aux côtés de Darius, incapable d’intervenir. Je t’ai vue t’accrocher à lui, croire en quelque chose qu’il ne te donnerait jamais. J’ai espéré que tu verrais… que tu comprendrais. Mais je n’ai jamais rien dit.

Un silence.

— J’ai souffert de t’aimer dans l’ombre. De ne pas être celui que tu regardais.

Callestina resta figée, comme si les mots s’étaient accrochés à elle sans qu’elle puisse les repousser. Grayson baissa enfin les yeux, le regard hanté par tout ce qu’il venait d’exposer à nu.

— Je ne veux rien t’imposer. Je ne veux pas te forcer à ressentir quelque chose. Mais je veux que tu saches… que je serai toujours là.

La sincérité brute de ces mots la frappa plus violemment qu’elle ne l’aurait cru. Elle se sentit étrangement puissante. Grayson l’aimait déjà, sans condition, sans attendre de retour. Il lui avait tout donné, livré son cœur sans chercher à le protéger. Elle pouvait le modeler, le façonner à sa guise. Elle pouvait en faire ce qu’elle voulait. Mais elle hésita.

Elle n’avait jamais été regardée ainsi. Pas avec cette intensité, cette vulnérabilité absolue. Darius ne l’avait jamais contemplée de cette manière. Il n’avait jamais eu besoin d’elle autrement que comme une distraction passagère. Mais Grayson… Lui l’aimait d’un amour qui ne réclamait rien.

Elle s’approcha lentement. Ses doigts glissèrent sur le tissu rugueux de son manteau, un geste à peine perceptible. Puis, sans un mot, elle leva le visage vers lui.

— Alors prouve-le.

Et elle l’embrassa.

Grayson l'entraîna doucement hors du feu, la guidant à travers le campement endormi. Elle le suivit sans un mot, sentant la chaleur de sa main effleurer la sienne à chaque pas. Lorsqu’ils atteignirent la tente, il souleva la toile et l’invita à entrer. Il s’arrêta au centre, se tournant vers elle. Il hésitait. Elle le sentit dans sa respiration légèrement saccadée, dans la tension qui crispait ses épaules. Lorsqu’il avança enfin, il tendit la main, mais s’interrompit avant de la toucher, comme s’il craignait qu’elle disparaisse.

— Callestina…

Sa voix était rauque, basse, pleine de cette émotion qu’il ne savait pas masquer.

Elle l’observa, intriguée par cette retenue. Il tremblait légèrement, submergé par tout ce qu’il ressentait, par tout ce qu’il ne disait pas. Il aurait pu la saisir contre lui avec empressement, la posséder sans attendre. Mais non. Grayson était patient, presque trop respectueux, comme s’il attendait un signe, une permission.

Elle aurait pu s’en amuser. Elle aurait pu se moquer de lui, de cette maladresse naïve, de cette douceur qu’il ne savait pas dissimuler. Avec Darius, il n’y avait jamais eu d’hésitation. Pas d’attente. Pas de doute. Il prenait ce qu’il voulait, quand il le voulait, sans jamais se soucier de ce qu’elle pouvait ressentir. Il n’y avait jamais eu d’espace pour ces silences incertains, pour ces regards suspendus entre espoir et crainte.

Grayson était tout l’inverse. Et cela la troublait. Elle aurait pu le repousser, briser cet instant fragile pour reprendre le contrôle. Lui rappeler qu’elle était celle qui menait le jeu, que c’était elle qui décidait. Mais elle n’en fit rien. Au lieu de cela, elle leva lentement la main et effleura son visage, traçant du bout des doigts la ligne de sa mâchoire, la courbe de sa joue. Sous le contact, l’immortel ferma brièvement les yeux, un frisson imperceptible parcourant sa peau. Comme si ce simple geste suffisait à le bouleverser.

C’était troublant. Elle ne s’attendait pas à cela.

Elle laissa ses doigts descendre jusqu’à sa nuque, effleurant la chaleur de sa peau, sentant sous sa paume la tension contenue de son corps. Grayson retint son souffle, mais il ne bougea pas. Il se laissait faire, il la laissait décider, comme si tout dépendait d’elle. Comme si elle avait le pouvoir de le briser ou de l’achever.

Elle s’approcha encore, si près que leurs souffles se mêlèrent, qu’elle sentit l’irrégularité du sien, cette hésitation silencieuse qui n’appartenait qu’à lui. Puis elle posa ses lèvres contre les siennes.

Le baiser fut d’abord hésitant, d’une tendresse désarmante. Rien à voir avec ceux qu’elle avait connus. Grayson ne prenait pas. Il offrait. Ses mains se posèrent sur sa taille, l’attirant contre lui sans brusquerie, comme s’il craignait qu’elle s’évapore. Son corps était brûlant contre le sien, solide, ancré dans une réalité qu’elle ne maîtrisait pas. Ses lèvres, d’abord timides, s’animèrent avec plus d’assurance lorsqu’il comprit qu’elle ne s’éloignait pas, qu’elle acceptait ce qu’il lui donnait. Elle se laissa faire. Ses doigts glissèrent dans les cheveux de Grayson, s’attardant sur sa nuque, explorant la courbe tendre de sa clavicule sous le tissu. Lorsqu’elle effleura sa peau, elle sentit un frisson le traverser, un soupir à peine retenu. Une réaction instinctive, une vulnérabilité qu’elle n’aurait jamais imaginée chez lui. Un contraste saisissant avec Darius.

Le chef de guerre n’avait jamais tremblé sous ses doigts. Il n’avait jamais retenu son souffle pour un baiser, jamais patienté dans l’attente incertaine de sa réponse. Il prenait. Il commandait. Il la possédait sans chercher à la comprendre. Grayson était différent. Et cela éveillait en elle quelque chose qu’elle ne maîtrisait pas.

Elle resserra son étreinte, se pressa un peu plus contre lui. La chaleur de son corps, cette tension palpable entre eux… Tout était nouveau. Déconcertant. Pourtant, elle ne chercha pas à fuir. Dans ses bras, elle n’avait plus besoin de lutter. Elle n’avait qu’à se laisser aller.




Grayson ouvrit les yeux avec un sourire imperceptible aux coins des lèvres. L’aube filtrait faiblement à travers les interstices de la tente. L’air était encore chargé de la chaleur de la nuit, d’une douceur qui n’appartenait qu’à eux.

Il sentit son corps se détendre, comme s’il redécouvrait la sensation d’un apaisement qu’il avait oublié. Son regard se posa sur Callestina, endormie à ses côtés. Sa respiration était calme, ses cheveux en désordre, une mèche blonde glissant sur sa joue. Il ne se souvenait pas l’avoir déjà vue ainsi, paisible, sans cette tension constante qui l’habitait.

Un sentiment de plénitude l’envahit. Il l’avait toujours aimée, en silence, en secret. Cette nuit, il avait cru franchir un seuil invisible, effleurer quelque chose qu’il n’avait jamais osé espérer. Il ne cherchait pas à se l’approprier. Il voulait simplement être là, être celui qu’elle accepterait un jour sans réserve. Il hésita, tendant la main pour repousser la mèche de son visage. Mais avant qu’il ne puisse la toucher, Callestina ouvrit les yeux. Le temps suspendit son vol. Pendant une fraction de seconde, Grayson vit quelque chose passer dans son regard. Un vertige fugace, une chaleur indéfinissable, une hésitation à peine perceptible. Ses pupilles se dilatèrent légèrement, son souffle s’accéléra l’espace d’un instant. Puis, tout se referma.

Il la vit se raidir presque imperceptiblement, comme si un voile invisible retombait sur ses traits. L’ombre d’une distance froide effaça toute trace de la femme qu’il avait tenue dans ses bras quelques heures plus tôt.

Callestina cligna des yeux, détacha son regard du sien et, sans un mot, se redressa brusquement. Grayson sentit immédiatement le changement.

— Tout va bien ? murmura-t-il, sa voix encore empreinte de sommeil.

Elle ne répondit pas tout de suite. Elle ajusta sa tunique froissée, repoussant une mèche derrière son oreille avec une précision calculée. Lorsqu’elle parla enfin, son ton était lisse, trop maîtrisé.

— Bien sûr.

Mais elle ne le regarda pas. Un silence s’installa. Grayson observa son dos raide, la tension dans ses gestes, la manière dont elle évitait soigneusement de croiser son regard. Il aurait voulu tendre la main, l’arrêter, lui demander ce qui n’allait pas. Mais une part de lui savait déjà qu’il n’obtiendrait pas de réponse sincère.

Elle s’écarta, comme si elle cherchait une distance qui n’existait plus. Grayson inspira profondément, cherchant à contenir cette pointe de douleur qui naissait en lui. Il aurait voulu croire que cette nuit comptait pour elle autant qu’elle comptait pour lui.

— Tu regrettes ?

Sa voix était calme, mais une lueur d’inquiétude perçait dans ses mots. Callestina s’arrêta net. Elle resta un instant figée, son regard perdu sur un point invisible devant elle. Puis, lentement, elle se retourna vers lui.

— Non.

Mais son ton était indéchiffrable. Il aurait voulu la croire. Mais quelque chose, dans la manière dont elle prononça ce mot, laissait une incertitude suspendue entre eux. Un déséquilibre venait de naître. Et il ne savait pas encore de quel côté il les ferait basculer.




La nuit était tombée depuis longtemps sur le campement, mais Callestina ne dormait pas. Lorsque Grayson revint enfin, son visage était fermé, son regard plus sombre qu’elle ne l’avait jamais vu. Il traversa le camp sans un mot, ignorant les soldats qui se redressaient sur son passage, et s’arrêta devant elle, immobile, comme si les mots qu’il s’apprêtait à prononcer lui brûlaient la gorge.

— Il est parti, finit-il par lâcher d’une voix rauque.

Elle ne bougea pas. Ses doigts se crispèrent légèrement sur le tissu de sa tunique, mais son expression ne trahit rien.

— Parti ?

Il s’agenouilla près d’elle, posant les coudes sur ses genoux, comme s’il portait un poids invisible. Il ne la regardait pas directement, fixant un point vide devant lui.

— Darius. Il a quitté l’armée.

— Explique-moi, dit-elle d’un ton étrangement calme.

Grayson inspira profondément avant de répondre, choisissant ses mots avec soin, comme s’il redoutait leur effet.

— Aux portes de Lutetia, un prêtre immortel l’attendait. Ils se sont battus, et Darius a gagné. Mais… quelque chose s’est passé.

— Quelque chose ?

— Je ne sais pas l’expliquer. Ce n’était pas un duel ordinaire. Quand il l’a tué, il… a changé. Comme si ce combat avait brisé quelque chose en lui.

Callestina fronça les sourcils. Rien de tout cela ne faisait sens. Darius ne changeait pas. Il était une constante, un roc, une force brute qui pliait le monde à sa volonté.

— Et maintenant ? demanda-t-elle.

— Il a renoncé à la guerre. Il est entré dans Lutetia sans armes. Il dit qu’il veut la paix.

Un silence s’étira entre eux. Puis Callestina rit. Un rire bref, sans joie, qui s’éteignit aussi vite qu’il était apparu.

— Darius ? La paix ?

Elle aurait voulu croire à une mauvaise plaisanterie. Mais Grayson ne plaisantait pas. Il hocha lentement la tête, son regard toujours aussi grave.

Elle détourna les yeux. Tout cela était impossible. Darius était un guerrier, un conquérant. Il n’était pas un homme qui abandonnait, pas un homme qui tournait le dos à ce qu’il était. Elle avait toujours pensé qu’il était incapable de sentiments véritables, qu’il était aussi insensible aux attaches qu’aux conséquences de ses propres actes. Mais cela… Cela dépassait tout. Comment pouvait-il simplement décider de tout arrêter ? Comment pouvait-il balayer d’un revers de main les années de batailles, les sacrifices, ceux qui l’avaient suivi aveuglément ? Comment pouvait-il lui ôter jusqu’à ce dernier combat qu’elle s’était juré d’avoir contre lui ?

Un vertige la saisit.

Darius avait tourné la page. Pas seulement sur elle, mais sur tout. Elle n’existait même plus dans son esprit. C’était là que résidait la vraie trahison. Il n’avait jamais cherché à la sauver. Il ne lui avait jamais accordé un regard qui ne soit pas teinté d’ennui. Il l’avait laissée tomber sans un mot, sans un remords. Et maintenant, il trouvait la paix. Alors qu’elle… Elle n’avait plus que le vide.

Non. Ce n’était pas acceptable. Il ne pouvait pas partir ainsi, impuni, lavé de tout. Il ne méritait pas cette paix. Il devait se souvenir. Se souvenir de ce qu’il avait laissé derrière lui, de ceux qu’il avait détruits. Elle devait lui rappeler.

Elle se tourna vers Grayson. Il était toujours assis, les coudes sur ses genoux, perdu dans ses pensées. L’émotion qu’il tentait de masquer était évidente : de la colère, de la déception, un sentiment d’abandon qu’il refusait encore de nommer. Il ne comprenait pas plus qu’elle ce qui venait de se passer. Il était blessé. Un pion parfait. Elle savait qu’il suffisait d’une impulsion pour le pousser dans la direction qu’elle voulait. Il était déjà au bord du gouffre, partagé entre la loyauté qu’il portait à Darius et l’amertume grandissante qui lui rongeait le cœur.

Elle s’approcha lentement, s’installant près de lui sans un mot, laissant la tension du silence peser entre eux. Puis, d’une voix douce, presque un murmure, elle souffla :

— Il t’a abandonné, toi aussi.

Grayson ne réagit pas immédiatement. Il ferma brièvement les yeux, comme s’il voulait repousser cette vérité qu’il refusait d’admettre. Callestina poursuivit, dosant chaque mot, chaque respiration.

— Il t’a toujours fait passer après lui. Après ses guerres, après ses ambitions. Et maintenant, après sa soi-disant rédemption.

L’immortel serra les poings.

— Il a changé, finit-il par dire, mais sa voix manquait de conviction.

— Et toi ? Tu peux changer, Grayson ? Tu peux tourner la page et oublier ce qu’il nous a fait ?

Il détourna les yeux, incapable de répondre. Elle posa une main légère sur son bras, pressant légèrement ses doigts contre sa peau, une caresse presque imperceptible.

— Tu n’as jamais été son égal. Il te l’a toujours fait comprendre. Mais maintenant, il est faible. Il se cache derrière ses belles paroles.

Grayson tressaillit. Elle se rapprocha encore, effleurant ses doigts du bout des siens.

— Tu as toujours été là pour lui. Il ne l’a jamais mérité.

Un silence. Puis, d’une voix presque inaudible, elle murmura :

— Il doit payer.

L’immortel inspira profondément, cherchant à contenir la tempête en lui. Il hésitait. Il savait, au fond, que ce qu’elle lui demandait n’était pas juste. Mais elle voyait déjà la fissure. Et ce soir-là, Callestina comprit qu’elle pouvait jouer sur ses émotions. Il croyait qu’il prenait cette décision lui-même. Mais c’était elle qui venait de semer la graine.




L’air était frais lorsqu’elle atteignit les abords de Lutetia. Les rues étaient encore marquées par le chaos de l’attaque avortée, mais l’agitation s’était apaisée, laissant place à un silence pesant. Callestina avançait parmi les ombres, dissimulée aux yeux des défenseurs. Elle aurait pu les affronter, provoquer un carnage pour attirer son attention, mais elle n’en voyait pas l’intérêt. Ce n’était pas eux qu’elle était venue voir.

C’était lui. Darius.

Elle l’aperçut enfin, de l’autre côté de la place. Il se tenait là, au cœur de la ville, entouré de ses habitants. Mais il n’était plus le même. Il avait abandonné ses armes, se tenant au milieu des siens avec une sérénité insolente.

Elle attendit. Il allait réagir. Il le devait. Elle voulait le voir reprendre son épée, la lever vers elle avec cette force qu’elle lui connaissait si bien. Elle voulait qu’il la regarde enfin, qu’il la voie comme elle était réellement : une immortelle qu’il avait façonnée, une ennemie née de sa propre négligence.

Mais il ne fit rien. Il se contenta d’observer les ruines autour de lui, ordonnant aux citoyens de reconstruire, d’éteindre les derniers foyers d’incendie. Il ne leva pas les yeux vers elle.

Callestina sentit son cœur se serrer dans sa poitrine. Il savait qu’elle était là. Il ne pouvait pas ignorer sa présence. Et pourtant, il ne daigna même pas la chercher du regard. Le souffle court, elle sentit une panique étrange l’envahir. Pas celle de la peur. Pas celle de la défaite. Non, c’était pire. C’était l’inexistence. Elle n’était pas une ennemie. Elle n’était pas une menace. Elle n’était plus rien.

Lentement, Darius se détourna, disparaissant dans la foule qui s’ouvrait devant lui comme la mer face à un roi. Il n’avait même pas eu besoin de parler.

L’humiliation fut totale. Callestina resta figée, incapable de bouger, incapable même de respirer. Elle avait tout imaginé : la confrontation, le duel, la rage, la douleur. Mais jamais elle n’avait envisagé cette possibilité. Qu’il la traite avec une indifférence absolue. Un silence s’abattit en elle. Quelque chose se brisa, quelque chose de profond et d’irréversible. Elle fit demi-tour. Elle n’avait plus rien à faire ici.




Le chemin du retour se fit dans un silence pesant. Callestina marchait sans un mot, le regard rivé sur un point invisible devant elle. Lutetia était loin derrière, mais l’humiliation restait imprimée en elle comme une brûlure indélébile. Darius ne l’avait pas seulement rejetée. Il l’avait ignorée. Tout ce qu’elle avait été pour lui, tout ce qu’elle avait ressenti, tout ce qu’elle avait perdu… Tout cela n’avait aucune importance. Elle n’avait jamais existé à ses yeux. Et s’il pouvait balayer son souvenir aussi facilement, alors elle ferait en sorte qu’il n’oublie plus jamais son nom.

 

Grayson l’attendait au camp. Lorsqu’il la vit arriver, son expression se ferma légèrement. Il ne posa pas de questions. Il savait déjà qu’elle n’avait pas obtenu ce qu’elle voulait. Il l’observa un instant, cherchant une faille, une émotion lisible sur son visage. Mais elle était impassible, son regard aussi tranchant que la lame à sa ceinture.

— C’est fini, constata-t-il simplement.

Callestina s’arrêta à quelques pas de lui.

— Non.

Le ton était calme, presque doux. C’était ce qui l’inquiéta le plus. Elle aurait dû être furieuse. Hurler. Frapper quelque chose. Mais elle ne montrait rien. Il fronça les sourcils.

— Tu pensais qu’il allait te combattre.

Elle laissa échapper un léger rire, un souffle dénué de chaleur.

— Il ne l’a même pas envisagé.

Elle releva lentement les yeux vers lui.

— Il ne m’a même pas regardée, Grayson.

Un silence s’installa. Il connaissait assez Callestina pour comprendre ce que cela signifiait. Il savait ce qu’elle attendait de cette confrontation. Pas une victoire, pas une revanche immédiate. Juste une reconnaissance. Le droit d’exister aux yeux de Darius, même en tant qu’ennemie. Mais elle n’avait eu droit à rien.

— Alors, c’est terminé, dit-il d’une voix mesurée.

Elle sourit.

— Non.

Quelque chose dans ce sourire lui donna un mauvais pressentiment.

— Callestina…

— Je vais lui montrer, Grayson.

Sa voix était douce, presque caressante.

— Je vais lui montrer ce que c’est que de tout perdre.

Il soutint son regard. Il connaissait la haine, il l’avait vue dans les yeux de bien des hommes. Mais il n’avait jamais vu celle-là. Pas chez elle. Et il se demanda s’il était prêt à la suivre jusque-là.




Les semaines s’étaient écoulées depuis l’échec de Lutetia. Le tumulte de la guerre s’était apaisé, laissant derrière lui un territoire morcelé, des hommes sans bannière, des ambitions brisées. L’armée de Darius s’était disloquée peu à peu, abandonnée par ceux qui refusaient de suivre son nouveau chemin de paix. Certains étaient partis rejoindre d’autres seigneurs de guerre, d’autres s’étaient dispersés sans but précis.

Grayson et Callestina étaient partis aussi. Ils avaient quitté Lutetia sans se retourner, laissant derrière eux les vestiges d’un monde auquel ils n’appartenaient plus. Ils avaient erré, suivant les routes qui menaient au sud, traversant villages et campagnes sans réellement s’arrêter. Grayson ne parlait pas beaucoup. Callestina non plus. Pourtant, quelque chose s’était installé entre eux, une compréhension tacite, une ombre qui les liait plus sûrement que n’importe quelle parole.

Mais Grayson changeait. La blessure de la trahison le rongeait, et il n’avait nulle part où la déposer. Son admiration pour Darius s’était effondrée en même temps que leur armée. Il n’était plus un soldat, plus un second. Il était seul, perdu, et Callestina était la seule constante dans ce chaos. Et elle le savait. Elle voyait comment il serrait les poings lorsque son nom était mentionné dans les conversations des voyageurs. Comment son regard s’assombrissait chaque fois qu’il entendait parler d’une bataille qu’ils auraient autrefois menée ensemble.

Il ne comprenait pas encore ce qu’il ressentait. Elle, si. Elle voyait la frustration, la colère naissante, la douleur transformée en rancune. Alors, elle l’aiguilla. Pas directement, elle n’avait pas besoin de le pousser, seulement d’attiser les braises.

 

Ils étaient seuls, cette nuit-là, à l’abri sous un ciel d’encre.

— Nous n’étions pas faits pour ça, dit-elle doucement. Pas faits pour la paix.

Il ne répondit pas. Elle savait qu’il pensait à Darius, qu’il repassait en boucle ce moment où tout avait basculé.

— Le monde ne nous a rien donné, Grayson, murmura-t-elle en se penchant légèrement vers lui. Alors nous prendrons tout.

Ses mots s’insinuèrent en lui, s’enroulant autour de ses doutes comme une promesse silencieuse. Il hocha la tête, lentement. Il n’était pas encore prêt à le dire à voix haute, mais il l’acceptait. Et Callestina sut à cet instant qu’il n’y aurait pas de retour en arrière.




Les jours passèrent, étirant leur silence comme une ombre grandissante. Callestina ne regardait plus derrière elle. Lutetia, Darius, leur ancienne vie n’étaient plus qu’un mirage lointain, une image qui s’effaçait progressivement à mesure qu’elle traçait sa propre route. Mais elle n’oubliait pas.

L’amour qu’elle avait autrefois ressenti s’était transformé en quelque chose de plus vaste, de plus brûlant. Ce n’était plus une blessure vive qui la tourmentait, ni même un chagrin qu’elle tentait d’étouffer. C’était une certitude froide, une résolution qui s’ancrerait en elle jusqu’à ce que tout soit accompli. Darius avait fait son choix. Il s’était cru libre en rejetant son passé, en renonçant à la guerre. Mais elle, elle lui prouverait que personne ne pouvait échapper à ce qu’il était vraiment.

Elle n’était plus la femme qu’il avait connue. L’amour n’existait plus en elle. Il ne restait que la volonté d’écraser. Darius n’était plus un désir inaccessible, un fantôme du passé qu’elle aurait voulu reconquérir. Il était devenu un symbole, un obstacle qu’elle devait annihiler. Et si elle ne pouvait pas le détruire lui-même, alors elle s’attaquerait à tout ce qui portait son empreinte. Ses idéaux, ses croyances, ceux qui le suivaient aveuglément.

Plus elle avançait, plus elle sentait en elle une force nouvelle, quelque chose de sombre et d’inébranlable qui ne l’abandonnerait plus jamais. Elle n’était plus une amoureuse éconduite, une femme rejetée. Elle était autre chose, quelque chose que Darius ne comprendrait jamais avant qu’il ne soit trop tard.

À ses côtés, Grayson changeait lui aussi, mais il ne le voyait pas encore. Il se persuadait qu’il la suivait par loyauté, par amour peut-être, sans réaliser qu’il s’éloignait chaque jour un peu plus de ce qu’il était autrefois. Il absorbait sa rage, s’imprégnait de ses ambitions, sans se rendre compte qu’il n’était plus maître de ses propres pensées. Ils n’étaient plus des âmes perdues en quête de sens. Ils étaient des conquérants en devenir.




Les mois s’étaient écoulés depuis Lutetia. Depuis l’échec. Depuis Darius.

Callestina n’évoquait presque plus son nom. Elle n’en avait pas besoin. Son ombre restait là, insidieuse, imprimée dans chacun de ses gestes, de ses pensées. Lutetia n’était plus une ville perdue, un champ de bataille qu’elle n’avait pas su gagner. C’était un rappel. Un point d’ancrage. Chaque matin où elle ouvrait les yeux, chaque nuit où elle s’endormait, elle le sentait rôder à la lisière de son esprit. Et elle refusait que cela se reproduise. Elle ne voulait plus jamais ressentir l’humiliation, la douleur de l’impuissance. Ne plus être faible. Ne plus être une proie. Si elle voulait se tenir un jour face à Darius et le faire tomber, elle devait devenir plus forte. Plus rapide. Plus dangereuse. Alors elle s’entraînait.

Les premiers jours, Grayson avait été soulagé de la voir se battre avec plus de conviction, croyant que cela l’aiderait à guérir, à retrouver un équilibre. Mais très vite, il comprit qu’il ne s’agissait pas d’un simple entraînement. C’était une obsession. Auparavant, il devait la convaincre de prendre les armes, la pousser à lever son épée, l’encourager à frapper. Maintenant, c’était elle qui l’exigeait. Jour après jour, elle lui demandait de recommencer. Encore et encore. Au début, il s’adaptait à son rythme, ajustant ses coups pour qu’elle apprenne sans risquer trop de blessures. Mais Callestina le voyait, elle le sentait : il la ménageait. Et cela la rendait folle.

Un soir, alors que la lumière mourante du soleil embrasait l’horizon, elle se dressa face à lui, l’épée en main. Son regard était dur, glacé d’une détermination inébranlable.

— Ne me ménage pas.

Grayson hésita.

— Callestina…

— Frappe-moi.

Il serra les dents, levant légèrement sa lame.

— Ce n’est pas en te blessant que tu deviendras plus forte.

Elle avança d’un pas, provocante.

— Ce n’est pas en me ménageant que j’y arriverai non plus.

Un éclair de défi traversa ses yeux. Elle voulait qu’il la teste. Qu’il la pousse jusqu’à ses limites. Qu’il la fasse souffrir, parce que la souffrance était une leçon qu’elle refusait d’ignorer.

Grayson soupira et attaqua. Le premier coup fut rapide, maîtrisé, une simple feinte destinée à la faire réagir. Elle l’esquiva sans mal, s’adaptant instinctivement. Un deuxième coup suivit, plus tranchant, plus direct. Elle le para de justesse, le choc de l’acier résonnant entre eux. Puis un troisième. Celui-là, elle ne l’évita pas. La lame mordit légèrement sa peau au niveau de son bras, traçant une ligne rouge sur la chair pâle. Grayson s’arrêta net, surpris.

Mais Callestina souriait. Elle regarda la coupure comme une vieille amie, observa la perle de sang qui roulait lentement sur sa peau. Ce n’était pas une blessure. C’était une preuve. Une validation.

— Continue, murmura-t-elle.

Il ne bougea pas. Alors elle attaqua.




Le soleil était encore haut lorsqu’ils atteignirent une clairière bordée d’arbres noueux. L’air était vif, chargé de l’odeur des feuilles humides et de la terre retournée par le passage des bêtes. Callestina avançait en silence aux côtés de Grayson, l’épée attachée à sa taille, son esprit encore imprégné de l’intensité des entraînements qu’elle avait exigés ces derniers jours, mais elle n’en éprouvait ni douleur ni lassitude. Seulement une impatience grandissante, un besoin viscéral qui ne faisait que croître. Elle voulait plus.

Ils venaient à peine de quitter le couvert des arbres lorsqu’une présence se fit sentir. Un frisson parcourut son échine. Grayson s’arrêta net. Un homme se tenait de l’autre côté de la clairière, droit et immobile, une épée déjà dégainée à la main. Il les observait, son regard passant de l’un à l’autre. Callestina comprit immédiatement qu’il savait. Il avait ressenti leur présence, comme eux ressentaient la sienne. Un immortel.

L’homme s’avança lentement, un sourire en coin. Il n’était ni particulièrement vieux ni particulièrement jeune, mais son assurance trahissait une longue expérience du combat.

— Deux d’un coup. Quelle aubaine.

Sa voix était posée, presque amusée. Grayson, déjà sur ses gardes, posa la main sur la garde de son épée, prêt à se battre.

— Je m’en charge, dit-il calmement.

Mais il n’eut pas le temps de dégainer. Avant même que son bras ne bouge, Callestina était déjà sur l’homme. Elle tira sa lame dans un geste fluide et fondit sur lui avec une rapidité qui surprit même Grayson. Le combat était engagé. Et il ne pouvait plus intervenir.

L’immortel, pris de court, bloqua son premier assaut avec un grognement surpris. Il s’attendait à affronter l’homme, pas la femme. Son sourire s’effaça lorsqu’il réalisa qu’elle frappait avec une précision implacable.

— Pressée de mourir, gamine ?

Il la repoussa violemment, tentant de reprendre l’avantage. Mais Callestina ne recula pas. Elle attaqua encore. Grayson resta figé, les poings serrés. Il aurait voulu l’arrêter, mais il le savait : c’était trop tard. Une fois un duel commencé, il ne pouvait être interrompu que par la mort d’un des combattants. Et Callestina refusait de mourir.

Le duel devint une danse violente, une série de chocs d’acier, de feintes et de coups portés avec une intensité croissante. L’homme était plus expérimenté, il menait le combat avec une maîtrise froide, mais la jeune immortelle ne faiblissait pas. Elle encaissait. Elle analysait. Elle attendait. Un éclair de rage passa dans ses yeux lorsqu’il la blessa légèrement à l’épaule. Mais au lieu de reculer, elle sourit.

Grayson sentit un frisson. L’immortel aussi hésita. Juste un instant. Et ce fut sa dernière erreur. Dans un mouvement fulgurant, Callestina plongea sous sa garde et frappa. Sa lame trouva son ouverture, tranchant la chair et brisant l’équilibre de son adversaire. Il chancela, les yeux écarquillés, et elle en profita immédiatement.

Un dernier coup. L’acier siffla. La tête roula sur le sol. Grayson retint son souffle. Un silence de mort s’abattit sur la clairière.

Puis, la foudre. Le Quickening la frappa de plein fouet, une explosion d’énergie pure qui fit trembler l’air autour d’elle. Callestina s’effondra à genoux, son corps parcouru de spasmes sous l’impact de la puissance qui l’envahissait. Ses doigts se crispèrent sur le sol, son souffle saccadé se mêlant au fracas du tonnerre qui éclatait dans le ciel.

Grayson attendit, observant chaque seconde. Puis, lorsqu’elle rouvrit les yeux, il vit autre chose. Un éclat nouveau. Un sourire naquit sur ses lèvres. Un rire, d’abord léger, puis incontrôlable, s’échappa d’elle. Grayson sentit un poids glacé s’installer dans sa poitrine.

— C’était… incroyable, souffla-t-elle.

Et dans cet instant précis, il comprit que Callestina venait de naître une seconde fois.




La transformation de Grayson ne s’opéra pas en un jour. Ce fut une érosion lente, insidieuse, un poison distillé goutte à goutte dans son âme. Callestina n’avait pas besoin de le forcer. Elle n’en avait jamais eu besoin. Elle savait comment le toucher, comment faire vibrer les cordes sensibles qu’il s’efforçait d’ignorer. Les jours suivants son premier Quickening, elle se jeta dans l’entraînement avec une frénésie presque animale. Elle ne voulait plus être protégée, elle ne voulait plus être la faible, celle que l’on épargne ou que l’on ignore. Elle voulait être plus forte. Et elle voulait que Grayson le soit aussi.

Au début, il ne comprit pas ce qu’elle cherchait à accomplir. Il croyait qu’elle voulait apprendre à se défendre, qu’elle avait besoin de maîtriser son nouvel instinct de guerrière pour mieux survivre. Mais il s’était trompé. Callestina ne voulait pas survivre. Elle voulait dominer.

Leur entraînement devint un véritable champ de bataille. Avant, Grayson veillait à ce qu’elle garde le contrôle, à ce qu’elle frappe avec justesse, sans se laisser submerger par la rage. Mais elle n’écoutait plus.

— Encore.

Son souffle était court, ses yeux brûlaient de fièvre. Grayson, déjà éprouvé par l’affrontement, hésita une seconde.

— Ça suffit pour aujourd’hui.

Elle serra les dents.

— Non.

Sans prévenir, elle attaqua à nouveau. L’acier trancha l’air, le forçant à lever son arme pour contrer l’assaut. Elle frappait différemment, désormais. Il n’y avait plus de retenue, plus de prudence dans ses gestes. Elle voulait blesser. Elle voulait soumettre.

Grayson sentit une poussée d’agacement. Il la repoussa brutalement, lui faisant perdre l’équilibre.

— Arrête, gronda-t-il.

Mais elle se redressa aussitôt, un sourire étirant ses lèvres.

— Tu es plus fort que ça, souffla-t-elle.

Elle se remit en garde, son regard défiant.

— Ne ressens pas. Ne pense pas. Frappe.

Il ne bougea pas. Elle s’approcha lentement, le contourna, tournant autour de lui comme un prédateur observant une proie.

— Tu crois encore que ça sert à quelque chose, d’hésiter ? Que l’honneur nous sauvera ?

Il la fusilla du regard.

— Ce n’est pas une question d’honneur.

— Ah non ? Alors c’est quoi ?

Elle s’arrêta juste devant lui, son visage à quelques centimètres du sien.

— Tu crois toujours qu’on peut être meilleurs qu’eux, n’est-ce pas ?

Il ne répondit pas tout de suite.

— On n’est pas obligés de devenir comme eux.

Callestina pencha légèrement la tête, comme si elle considérait ses paroles avec sérieux. Puis un sourire glacé effleura ses lèvres.

— Si on ne devient pas comme eux, ils nous tueront.

Sa voix n’avait pas tremblé. Il n’y avait ni colère, ni cruauté, juste une certitude froide. Et Grayson sentit, pour la première fois, qu’elle croyait véritablement à ce qu’elle disait. Ce jour-là, une nouvelle fracture se dessina en lui. Une fissure imperceptible, mais irréversible.




La poussière s’élevait en volutes sous leurs pas alors qu’ils progressaient sur le chemin accidenté. Le soleil était haut dans le ciel, projetant une lumière implacable sur les collines qui les entouraient. Callestina marchait en tête, le regard rivé sur l’horizon, une main posée sur la garde de son épée. Grayson avançait à quelques pas derrière elle, attentif aux moindres mouvements autour d’eux. Ils n’étaient pas seuls. Il le sentit avant même de les voir. Un silence étrange s’était installé, trop profond, trop calculé. La nature elle-même semblait retenir son souffle.

Puis, soudain, un cri déchira l’air. Des silhouettes surgirent des fourrés, des hommes crasseux aux visages marqués par la misère et la violence. Leurs vêtements étaient en lambeaux, mais leurs armes, elles, brillaient d’un éclat dangereux. Des bandits.

Grayson dégaina aussitôt, son regard balayant rapidement leur position. Ils étaient encerclés. Cinq, peut-être six. L’un d’eux s’avança d’un pas assuré, une dague à la main.

— Vous avez l’air perdus, lança-t-il d’un ton faussement amical.

Callestina ne bougea pas.

— Dégagez.

L’homme éclata de rire, un rire gras et moqueur.

— Ou quoi ? La demoiselle va nous faire peur ?

Grayson fit un pas en avant, prêt à en finir rapidement. Mais avant qu’il n’ait pu tirer son épée, Callestina était déjà sur eux. Elle fondit sur le premier homme avec une rapidité fulgurante. Sa lame siffla dans l’air, traçant un arc de lumière avant de s’enfoncer dans la chair. Un gargouillement étranglé, un hoquet de stupeur, puis le corps s’effondra dans la poussière.

Un instant de silence, puis tout explosa. Les bandits se jetèrent sur eux. Grayson dégaina enfin, parant le premier coup qui s’abattit sur lui. Il se battait avec l’efficacité d’un guerrier entraîné, repoussant ses assaillants avec précision. Mais son regard restait rivé sur Callestina.

Elle ne se battait plus comme avant. Fini les hésitations, les mouvements mesurés. Elle frappait avec une brutalité pure, une rage contenue libérée d’un seul coup. Un homme tenta de l’attaquer par-derrière ; elle pivota avec une aisance glaçante, sa lame s’enfonçant dans son ventre avant qu’il n’ait pu réagir. Il s’effondra à genoux, ses doigts tentant désespérément de retenir la vie qui s’échappait de lui. Elle n’hésita pas. Elle acheva son mouvement, tranchant sa gorge d’un geste net.

Grayson repoussa un dernier adversaire avant de se tourner vers elle. Le dernier homme encore debout reculait lentement, les yeux écarquillés d’effroi.

— Pitié… balbutia-t-il.

Callestina le fixa, le souffle court, l’épée levée. Son cœur battait trop vite, sa peau brûlait sous l’adrénaline. Elle aurait pu l’épargner. Mais elle ne voulait pas.

Un sourire effleura ses lèvres avant qu’elle n’abatte sa lame. Le silence retomba aussitôt. Grayson regarda autour d’eux. Des corps jonchaient le sol, du sang s’infiltrait dans la terre sèche. Callestina, elle, resta immobile un instant, les yeux fixés sur sa lame couverte de sang. Puis elle releva la tête et planta son regard dans celui de son compagnon.

— Tu vois ? On est invincibles.




La jeune immortelle s’assit près du feu, le regard perdu dans les flammes. La nuit était calme, trop calme. Grayson, assis en face d’elle, l’observait discrètement. Depuis des jours, il sentait un changement chez elle, subtil mais implacable. Elle était plus sûre d’elle, plus distante aussi. Pourtant, il s’accrochait à l’idée qu’il pouvait encore la ramener à lui. Il l’aimait toujours, d’une loyauté aveugle. Mais Callestina ne le voyait plus de la même manière. Avant, il avait été un refuge. Un soutien dans sa détresse, une main tendue quand elle s’effondrait. Maintenant, il était devenu autre chose. Un outil. Il la protégeait sans poser de questions, il exécutait sans hésiter. Il l’aimait. Il ferait tout pour elle. Pourquoi se contenter d’un simple amant quand on pouvait façonner un allié indéfectible ?

Elle s’était mise à tester son influence. Parfois, elle le poussait à aller trop loin, à frapper plus fort, à ignorer ses doutes. Quand il hésitait, elle glissait quelques mots rassurants, un regard tendre, un effleurement de la main. Lorsqu’il posait trop de questions, elle détournait la conversation, lui parlait de leur avenir, du monde qu’ils pourraient bâtir ensemble.

Grayson ne voyait rien. Ou plutôt, il refusait de voir.

— J’ai l’impression que… tu es ailleurs, murmura-t-il un soir. Que je te perds.

Callestina releva la tête, le fixa longuement, puis s’approcha lentement.

— Grayson…

Elle posa ses mains sur son visage, traçant du bout des doigts la ligne de sa mâchoire.

— Tu es le seul qui compte.

Puis elle l’embrassa, doucement, lentement, comme pour graver ces mots en lui. Il ferma les yeux, savourant ce moment, persuadé d’avoir retrouvé quelque chose qu’il croyait en train de lui échapper. Mais pour l’immortelle, ce n’était pas un geste d’amour. C’était un verrou.

Le matin suivant, elle était déjà distante. Mais Grayson ne voyait que la tendresse de la veille. Il se raccrochait à cette illusion, incapable de comprendre qu’elle n’était qu’un mirage soigneusement entretenu.

Ce n’était pas suffisant. Callestina savait que pour garder Grayson définitivement sous son emprise, elle devait lui donner une raison plus grande que leur relation. Quelque chose d’inébranlable. L’amour ne suffirait peut-être pas à l’attacher à elle. Mais la haine, elle, était un ciment plus sûr.

 

Une nuit, alors qu’ils étaient assis en silence, elle planta l’idée dans son esprit.

— Tu sais pourquoi nous en sommes là ?

Grayson tourna la tête vers elle, intrigué.

— De quoi tu parles ?

Elle se rapprocha, baissant la voix, la rendant plus douce, presque hypnotique.

— Darius nous a détruits.

Il fronça les sourcils, mais ne l’interrompit pas.

— Il nous a brisés. Il nous a trahis.

Il ouvrit la bouche pour protester, mais elle posa un doigt sur ses lèvres.

— Nous sommes comme ça… à cause de lui.

Un silence. Grayson hésitait. Une partie de lui savait que ce n’était pas totalement vrai. Il savait que Callestina avait changé de son propre chef, qu’elle avait embrassé cette nouvelle nature sans que personne ne l’y force. Mais lorsqu’il plongea son regard dans le sien, il vit une certitude implacable. Elle croyait à ses propres mots. Ou elle voulait qu’il y croie.

— Tu crois encore qu’on peut être comme avant ?

Il ne répondit pas.

— Non, Grayson. Il ne nous reste plus qu’une option.

Elle se rapprocha, son souffle effleurant sa peau.

— Nous devons devenir plus grands. Plus puissants. Pour que jamais personne ne nous brise à nouveau.

Il baissa les yeux, le cœur lourd. Elle venait de lui offrir une raison. Il ne savait plus s’il la suivait par amour ou par haine de Darius. Mais il était à elle, définitivement.




Le vent sifflait doucement entre les arbres, balayant la poussière du chemin où reposait un homme à genoux, les poignets liés dans son dos. Son visage était crispé, figé entre la colère et la peur contenue, mais il ne suppliait pas. L’immortelle l'observait en silence, ses yeux froids glissant sur lui comme s’il n’était qu’un insecte insignifiant.

Grayson, debout à quelques pas, serrait la garde de son épée, le regard alternant entre le captif et Callestina. Quelque chose n’allait pas.

— Pourquoi ? demanda-t-il enfin, la voix rauque.

Elle tourna lentement la tête vers lui, haussant à peine un sourcil.

— Pourquoi quoi ?

— Pourquoi lui ?

L’homme n’avait rien fait de notable. Il s’était montré insolent, sans doute un peu trop assuré en présence de Callestina, lançant une remarque sur une femme qui n’avait pas sa place sur un champ de bataille. Rien qui ne vaille une mise à mort. D’autres auraient ri et passé leur chemin. Mais l’immortelle ne tolérait plus la moindre marque d’irrespect. Grayson, pourtant, hésitait.

— Il ne nous a rien fait, Callestina.

Elle s’approcha de lui, sans hâte, ses yeux sombres ancrés dans les siens. Puis, lentement, elle leva la main et effleura sa joue du bout des doigts.

— Parce que nous ne sommes plus ceux que nous étions.

Sa voix était un murmure, une promesse envoûtante.

— Parce que si nous voulons être forts, nous ne devons pas hésiter.

Il déglutit, indécis. Il sentait l’emprise qu’elle avait sur lui, et pourtant, il ne parvenait pas à s’en détacher.

— Ce n’est pas nécessaire…

— Non. Mais c’est un choix.

Elle prit sa main et guida lentement ses doigts jusqu’à la garde de son épée.

— Fais-le, Grayson.

Un silence s’installa. L’homme à genoux ne bougea pas, mais son regard se durcit, comprenant enfin que son sort était scellé. Grayson, lui, hésita une seconde de trop. Alors Callestina souffla contre son oreille, sa voix caressante.

— Ne me déçois pas.

Ce fut suffisant. Dans un mouvement fluide, l’épée s’abattit. Le corps s’effondra dans un bruit sourd.

Grayson resta figé un instant, le souffle court, une étrange sensation nouant son estomac. Ce n’était pas un combat. Ce n’était pas une nécessité. C’était un test. Il le savait. Callestina s’approcha dans son dos, passa ses bras autour de lui et posa sa tête contre son épaule.

— Tu es parfait.

Il ferma les yeux. Il voulait croire qu’elle avait raison.

 

La nuit était tombée depuis longtemps, plongeant la plaine dans une obscurité paisible. La jeune immortelle se tenait debout, immobile, observant son compagnon du coin de l’œil. Il n’avait pas bougé depuis de longues minutes, son regard rivé sur le cadavre encore chaud à ses pieds. Elle savait ce qu’il ressentait. Cette hésitation persistante, ce doute qui lui nouait l’estomac. Il n’était pas comme elle. Pas encore. Mais il le serait.

Elle s’avança lentement vers lui, le pas léger, calculé, puis posa une main sur son bras, sentant la tension sous sa peau.

— Où est-ce que tout cela nous mène ? demanda-t-il enfin, d’une voix basse, presque lasse.

Il ne regardait pas Callestina, mais elle, elle ne quittait pas son visage. Elle inclina légèrement la tête, laissant un sourire glisser sur ses lèvres. Un sourire glacial, indéchiffrable.

— Là où nous voulons aller.

Elle vit son expression vaciller un instant, une brève lueur d’incertitude dans ses yeux. Puis il hocha lentement la tête, comme s’il se résignait à accepter une vérité qu’il n’avait pas choisie. Elle tourna les talons sans ajouter un mot, certaine qu’il la suivrait. Il le faisait toujours. Car Grayson n’était plus seulement un compagnon d’armes.

Il était son arme.




Les années passèrent, mais la haine de Callestina ne s’émoussa pas. Elle traqua Darius sans relâche, cherchant la faille, la moindre opportunité pour le briser. Elle tenta de le provoquer, de le forcer à redevenir le guerrier qu’il avait été, mais à chaque fois, il lui échappait. Non pas en fuyant, mais en refusant.

Elle incita d’autres immortels à s’en prendre à lui, chercha à le piéger, à le manipuler comme elle manipulait Grayson. Mais rien n’y fit. Darius demeurait insaisissable, inatteignable. Jusqu’au jour où elle comprit enfin. Il ne combattait plus parce qu’il n’en avait plus besoin. Parce que c’était elle qui, malgré toute sa force et toute sa rage, était encore enchaînée à lui.

Alors, pour la première fois depuis ce jour à Lutetia, elle cessa de le poursuivre. Elle n’avait plus besoin de sa vengeance. Elle avait mieux à faire.

Elle avait un monde à façonner à son image.

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