Le Prix à payer - Highlander Fanfiction
Ils marchaient depuis l’aube, leurs pas soulevant la poussière sèche d’un sentier oublié, serpentant entre des collines pelées et des bosquets rabougris. Ici, tout semblait à l’abandon, jusqu’au vent lui-même, lourd et étouffant, comme si même l’air avait renoncé à traverser ces terres arides. Depuis le matin, Marie sentait cette tension sourde s’insinuer dans ses veines, cet inconfort diffus, viscéral, qu’elle avait appris à reconnaître. Une menace, tapie quelque part. Ou peut-être était-ce simplement elle, ce poids diffus d’insatisfaction qu’elle traînait depuis des semaines et ne parvenait plus à nommer.
À ses côtés, Darius avançait avec cette même sérénité inébranlable, les mains croisées dans le dos, le regard tourné vers l’horizon. Il avait sans doute ressenti ce léger trouble en elle, cette crispation à peine visible. Il percevait toujours. Mais, fidèle à lui-même, il n’en disait rien. Il attendait qu’elle ouvre la porte, qu’elle trouve seule les mots pour rompre ce qui la nouait. Et ce silence, aujourd’hui, lui pesait plus qu’elle ne l’aurait cru.
C’est là qu’il apparut.
Au détour d’un virage du sentier, l’homme les attendait. Debout au milieu du chemin, large d’épaules, vêtu d’une tunique poussiéreuse, l’épée nue déjà posée sur son épaule. Sa présence n’avait rien d’accidentel. Il était là pour eux. Et surtout pour Darius.
Son regard accrocha celui du prêtre avec une lenteur délibérée, un sourire en coin déformant ses traits burinés par les siècles.
— L’homme de foi, murmura-t-il d’une voix rocailleuse. On raconte que tu refuses le combat. Que tu prêches la paix alors que le monde se gorge de sang. Quel intérêt as-tu, alors ? Juste un corps sans défense. Bon à prendre.
Marie s’avança sans réfléchir. Sa voix claqua dans l’air, sèche, mordante.
— Essaie. Et tu verras.
Le regard de l’immortel glissa vers elle, lentement, comme s’il redécouvrait sa présence. Il la détailla d’un air supérieur, un rictus moqueur accroché aux lèvres.
— Tu laisses les femmes se battre pour toi, maintenant ?
— Arrête, Marie, souffla Darius derrière elle. Ce n’est pas nécessaire.
Mais elle sentit, dans ses mots, plus de lassitude que d’ordre. Il savait qu’elle ne reculerait pas. Que lui ne lèverait pas la main. Que le sang allait couler, qu’il le veuille ou non.
— Il le faut, Darius, répondit-elle sans détourner les yeux du rival. À moins que tu préfères t’en charger toi-même ?
Il ne répondit pas. L’immortel ricana.
— Qu’on en finisse.
Tout alla très vite. L’homme dégaina sans sommation, et Marie se porta à sa rencontre avant même d’avoir pris le temps de réfléchir. Elle n’en avait pas besoin. Son corps savait déjà. Ce genre d’affrontement, elle les connaissait par cœur : brutaux, crasseux, sans règle ni élégance. L’adversaire était massif, une force brute plus qu’un bretteur, qui misait sur sa puissance et sa rage plutôt que sur la précision. Un boucher, rien de plus.
Le choc des lames résonna dans le vallon. Marie encaissa la première attaque, dévia la seconde, et déjà ses jambes réagissaient, son épaule pivotait, son épée cherchait l’ouverture. Mais il frappait fort. Très fort. Assez pour que ses bras vibrent sous l’impact, assez pour que ses appuis glissent dans la poussière et qu’elle sente son souffle devenir plus court, plus dur. Il voulait la briser par la force pure.
Mais il n’avait pas compris. Marie, ce soir, n’était plus disposée à garder le silence. Pas avec ce vide persistant qu’elle traînait sans savoir pourquoi. Pas avec Darius, là, témoin silencieux et distant, obstiné dans sa paix intérieure pendant qu’elle bouillonnait sans raison apparente. Alors elle répondit coup pour coup, féroce et précise, avec une froideur mécanique. Elle ne lui laissa aucun répit, et, quand enfin elle aperçut l’ouverture qu’elle attendait, elle frappa. Net. Décisif.
La tête roula dans la poussière, et avec elle, un frisson parcourut la terre.
Puis vint le quickening. Violent. Rude. Sale. La décharge la traversa comme un poison chaud. Il n’y avait rien de lumineux dans celui-là. Pas de visions sublimes, pas de souvenirs épars d’une vie douce ou tragique. Juste du chaos. De la haine brute. Du mépris. Une furie primaire qui s’infiltra dans ses veines comme si elle avait toujours été là. Et avec elle, tout ce qu’elle avait repoussé ces dernières années revint cogner à sa porte. Le passé. Les humiliations. Les trahisons. La douleur.
Darius, debout à quelques pas, resta figé. Il l’observait sans un mot, tandis qu’elle tremblait encore sous les dernières secousses du transfert. Il n’essaya même pas de l’approcher.
Il savait ce qu’elle ressentait. Et il savait aussi qu’elle n’en avait pas fini.
Le quickening s’était dissipé, et pourtant, Marie avait l’impression qu’il n’avait jamais vraiment pris fin. Quelque chose était resté. Quelque chose de sombre, de poisseux. Sous sa peau, dans ses veines, une marée lente et visqueuse rampait, charriant des émotions qu’elle croyait avoir enterrées depuis longtemps. Pas des souvenirs nets, mais des échos suffocants : une rage brute, acide, dévorante. Une frustration sans limites. Une haine mal canalisée, dirigée contre tout et rien à la fois.
Et parmi ces relents amers, il y avait cette colère sourde. Celle qu’elle avait trop longtemps refusé d’affronter. Celle qu’elle avait camouflée sous les années, sous les kilomètres, sous des choix faits pour ne plus y penser.
Contre lui. Contre Darius.
Chaque pas qu’il faisait à ses côtés devenait une provocation silencieuse. Chaque geste tranquille, chaque regard posé sur elle avec cette douceur paisible, comme s’il était le berger et elle la brebis qu’il suffisait de ramener au calme... Chaque infime expression de sérénité sur son visage réveillait un peu plus ce poison qu’elle avait avalé sans le digérer.
Pourquoi était-il si paisible ? Pourquoi ne portait-il pas ce poids-là, lui aussi ? Pourquoi avançait-il avec cette tranquillité, comme si le passé n’était qu’un mauvais rêve effacé par la prière ?
Elle le regardait marcher devant elle, silhouette droite, épaules solides, comme s’il ne sentait rien de ce qui grondait derrière lui. Elle aurait voulu le secouer. L’obliger à voir. À ressentir. À se souvenir.
Le pire, c’était qu’il souriait parfois. Ce sourire léger qu’il lui offrait, sans malice, presque tendre. Comme on sourit à une enfant fatiguée ou à un animal blessé. Et ça, c’était insupportable. Elle n’était ni une enfant, ni une âme perdue qu’on pouvait calmer d’une main sur l’épaule et de mots murmurés au coin d’un feu.
Pas ce soir. Pas avec ce poison en elle.
Elle sentit sa mâchoire se contracter alors qu’ils gravissaient un léger talus. Le ciel s’assombrissait, et le vent se levait doucement, balayant la poussière du chemin, soulevant par instants le pan de son manteau. Il aurait suffi qu’elle tire son épée et qu’elle frappe. Juste pour voir s’il réagirait. Juste pour qu’il cesse de la regarder avec ce calme insupportable.
Mais elle ne voulait pas sa tête. Non. Elle voulait autre chose.
Elle voulait qu’il ressente ce qu’elle avait porté en silence pendant toutes ces années. Lui rendre, d’une manière ou d’une autre, ce qu’il lui avait pris sans le moindre droit. Non seulement son corps, ce soir-là, après ce premier combat, mais aussi sa volonté, ses principes, tout ce qui faisait d’elle autrefois une femme capable de choisir. Il l’avait façonnée malgré elle, brisée à son image, et maintenant, il était là, repenti, drapé dans sa foi comme si elle pouvait suffire à effacer ce qu’il avait fait.
Elle repensa à ce jour où il l’avait forcée à tuer, à souiller ses mains pour la première fois. À ce moment précis où il avait écrasé tout ce qu’elle avait tenté de préserver d’humain en elle. Ce n’était pas qu’un corps qu’il avait pris. C’était des choix.
Et pourtant, ce n’était pas seulement la colère qui la consumait.
Elle le sentait dans chacun de ses muscles, dans la tension insupportable qui l’habitait depuis des heures. Ce feu qu’elle ne pouvait ni apaiser ni comprendre entièrement. Une part d’elle le haïssait. L’autre… l’autre était ivre de cette attirance qu’elle ne contrôlait pas. Il était là, à quelques pas, dans la lumière déclinante, le corps marqué par la guerre, la foi, les années. Elle voulait le détruire autant qu’elle voulait le posséder. Faire plier ce dos droit, griffer cette peau qu’elle connaissait déjà trop bien.
Et lui ? Rien. Il avançait d’un pas régulier, imperturbable, comme s’il ne sentait pas ce qui grondait en elle. Comme s’il n’entendait pas la violence qui menaçait d’exploser dans chacun de ses gestes.
Elle se surprit à le fixer, à détailler la ligne de ses épaules, la cadence de ses pas. A se demander s’il s’attendait à ce qu’elle lui saute à la gorge. Ou au cou. Peut-être que c’était ça qu’elle voulait. Qu’il la ressente enfin comme une menace, qu’il cesse de la regarder avec cette foutue indulgence, cette foutue tendresse qui, ce soir, lui faisait plus de mal que n’importe quelle lame. Non. Ce soir, elle ne voulait plus être l’âme qu’on sauve. Elle voulait qu’il paie. Et ce désir-là ne venait pas seulement du quickening. Ce poison-là, il était en elle depuis bien plus longtemps que cette dernière décapitation. Le quickening n’avait fait que soulever le couvercle.
Le feu rougeoyait faiblement, mais Marie ne voyait plus que Darius. Assis là, imperturbable, penché sur son manuscrit comme s’il n’était qu’un simple moine plongé dans ses prières. Il respirait cette paix qu’elle lui enviait, ce calme qui, ce soir, lui donnait envie de hurler.
Depuis des heures, la colère grondait en elle. Le quickening du meurtrier qu’elle avait absorbé pulsait encore dans ses veines, distillant ses relents amers. Elle sentait cette violence serpenter sous sa peau, insidieuse, l’enlaçant de l’intérieur. La moindre respiration de Darius devenait une provocation. La sagesse tranquille de son regard, la régularité paisible de ses gestes... Comment pouvait-il être si intact ? Après tout ce qu’il avait fait. Après tout ce qu’il avait pris. Après tout ce qu’il refusait, maintenant.
Il lui tournait le dos sans même s’en rendre compte, plongé dans ses lectures, son silence et ses prières. Et elle… elle n’en pouvait plus. Plus de ce calme. Plus de ce vide entre eux. Plus de cette distance qu’il avait dressée comme un mur sacré entre leurs corps.
Elle se leva d’un coup, sans réfléchir, comme poussée par une main invisible. Traversa l’espace d’un pas sec, brusque, et s’accroupit devant lui, coupant court à son éternelle tranquillité.
Darius leva lentement les yeux vers elle. Et dans ce regard qu’elle connaissait par cœur, elle lut qu’il savait. Qu’il sentait l’orage. Que depuis des heures, il guettait, sans rien dire, l’instant où elle ne tiendrait plus.
— Marie... murmura-t-il, une simple note d’avertissement dans la voix.
Mais elle ne lui laissa pas le temps.
Elle posa une main ferme sur son torse, l’autre glissant sans douceur contre sa nuque. Ses doigts se refermèrent, pressant fort. Trop fort. Comme si elle cherchait à le retenir là, prisonnier, cloué sous sa poigne, incapable de fuir encore. Qu’il cesse d’être ce roc impassible, ce prêtre imperturbable. Peut-être que ça suffirait. Peut-être qu’en l’obligeant, en l’écrasant sous ce poids qu’il lui avait fait porter, elle calmerait la tempête. Que la frustration se tairait enfin, s’il devenait à son tour la proie.
Dans la tête de Darius, les souvenirs affluaient déjà. Il n’eut pas besoin d’entendre les mots. Il reconnaissait cette tension dans ses gestes, cette fièvre dans ses yeux. Et il savait aussi qu’il ne lèverait pas la main pour la retenir. Qu’il ne pouvait pas.
Elle pencha la tête vers lui, si proche qu’elle sentit son souffle effleurer sa peau. Sa main glissa le long de son torse, lente, possessive, descendant sans ambiguïté vers son ventre.
— Non.
Il avait tourné légèrement la tête, rejetant ses lèvres d’un mouvement calme, mais ferme. Elle resta là, suspendue, leurs souffles mêlés. Puis, dans un éclat d'amertume glacée, elle sourit.
— Non ? répéta-t-elle. Vraiment ? Tu refuses maintenant ? Après tout ce que tu m’as pris ? Après ce que tu m’as fait ?
Il ne répondit pas. Mais elle la vit, dans l’ombre de ses prunelles, la conscience aiguë de ce qu’elle venait de réveiller. Non, il ne fuirait pas. Et elle décida d’aller plus loin. De tout déterrer.
— Tu penses que je le voulais, moi, quand tu m’as forcée après notre premier combat ? Tu crois que j’avais le choix ? Que c’était différent ?
Il la fixa sans ciller, mais elle vit l’ombre passer dans ses yeux. L’ombre du souvenir. De la faute. De ce qu’il n’avait jamais osé laver. Il aurait dû parler, trouver quelque chose à dire. Mais quoi ? Il n’y avait rien à répondre à ça. Il avait laissé cette vérité en suspens entre eux pendant des siècles, et aujourd’hui, elle retombait sur lui avec une brutalité implacable.
— Arrête, Marie. Je ne veux pas ça.
Elle raffermit sa prise. S’approcha un peu plus. Sa main glissa lentement entre ses cuisses, provocante, incisive. Elle le voyait, là, vulnérable, à sa merci. Comme elle l’avait été, des siècles plus tôt. Ça aurait été si simple de lui rendre tout ça. De l’écraser sous la même douleur. De le voir comprendre enfin.
Darius ferma brièvement les yeux. Pas pour savourer le contact. Pour s’en détacher. Ce n’était pas elle. Ce n’était pas ce qu’elle voulait vraiment. Il le savait. Mais elle, le savait-elle ?
— Pourquoi ? Pourquoi tu refuses ? Tu n’as pas hésité, avant.
Il secoua lentement la tête.
— Pas comme ça. Pas toi.
Mais elle continua. Parce que c’était trop. Parce qu’elle en avait trop porté, trop longtemps.
— Tu m’as violée, Darius.
Elle s’écarta juste assez pour que ses mots claquent. Pour qu’ils l’atteignent. Pour que le poids de cette vérité qu’elle avait tue si longtemps vienne s’abattre entre eux.
Il hocha la tête.
— Je sais.
Pas d’excuse. Pas de justification. Rien pour fuir. Il prit le coup sans broncher. Parce qu’il n’y avait rien d’autre à faire. Mais elle n’avait pas fini.
— Tu crois que c’était tout ? Tu crois que ça s’arrête là ? Tu m’as forcée à tuer. À renier ce que j’étais. Tu m’as volé mes principes. Tu as piétiné ce que je croyais être. Et aujourd’hui, tu te dresses devant moi, avec tes silences et tes prières, comme si la paix te lavait de tout ?
Il l’écoutait sans l’interrompre. Parce qu’elle avait raison. Parce qu’il ne pouvait pas la contredire. Il s’était accroché à cette foi, à cette mission, persuadé qu’il pouvait devenir un autre homme. Et il avait cru, peut-être naïvement, que cela suffisait. Mais il n’avait jamais affronté ça. Pas avec elle. Pas comme ça. Elle éclata d’un rire sec.
— Maintenant que tu as trouvé ta paix, ta foi, ton pardon... tu refuses tout. Tu refuses même ça. Tu me refuses moi. Alors qu’avant, tu ne m’as rien demandé. Avant, tu m’as prise. Tu m’as transformée en ce que je déteste. Et aujourd’hui… aujourd’hui tu refuses de m’aimer parce que ça heurterait ton Dieu ?
Ses doigts tremblaient contre lui. De rage. De désir. De frustration. Darius prit une lente inspiration. Non, Marie. Elle se trompait. Mais il ne savait pas comment le lui dire.
— Tu n’as pas idée de ce que c’est, Darius. De vivre à côté de toi. De respirer à côté de toi. D’attendre, toujours, un geste que tu retiens. Un regard que tu caches. Tu me condamnes à te voir comme un homme parfait, un prêtre, un sage... alors que je me souviens de ce que tu as été. Je sais ce dont tu es capable. Et tu ne veux plus me toucher ? Pas même ça ?
— Non.
Il souffla le mot, doucement, mais avec la même force tranquille qu’au premier refus. Son regard, pourtant, ne fuyait pas. Il restait posé dans le sien, stable, paisible, même au cœur de la tempête qu’elle lui jetait à la figure.
— Arrête, Marie.
Elle se pencha à nouveau. Plus près encore. Jusqu’à ce que son souffle se mêle au sien. Sous sa paume, elle le sentit se tendre, sa respiration se troubler imperceptiblement. Ce n’était pas du désir. Pas une volonté. Juste une réaction incontrôlable, purement physique. Pourtant, cela suffit. Il n’était pas insensible. Il ne pouvait pas l’être.
Un frisson la parcourut. Une satisfaction âpre, presque venimeuse, l’envahit. Cette fois, c’était elle qui tenait les rênes. Elle qui décidait. Elle pouvait le briser s’il le fallait. Elle pouvait lui rendre tout ce qu’il lui avait pris.
Darius soutint son regard. Les mains posées sur ses genoux, immobiles. Il n’opposerait aucune violence. Elle le savait. Lui aussi.
— Je pourrais te faire la même chose. Ici. Maintenant. Te prendre. Te forcer. Te marquer. Je suis plus forte que toi. Et tu ne lèverais même pas la main, n’est-ce pas ?
— Non, confirma-t-il doucement. Je ne lèverais pas la main.
Pas de peur dans sa voix. Juste cette tristesse ancienne. Une lassitude qu’elle connaissait. Celle d’un homme fatigué de ses propres fautes.
Marie le fixa, la respiration encore saccadée. Ses doigts tremblaient contre lui, non plus d’envie de le faire plier, mais de frustration pure. Elle le haïssait de ne pas réagir. De ne pas répondre avec la même violence qu’elle lui jetait à la figure. Elle voulait qu’il perde ce calme, qu’il montre enfin quelque chose d’aussi brut qu’elle. Mais il ne lui offrait que cette sérénité inflexible.
— Mais tu ne le feras pas.
Elle serra la mâchoire, son regard incandescent.
— Pourquoi ?
Il ne détourna pas les yeux.
— Parce que tu n’es pas ça. Ce que tu ressens là… ce n’est pas toi. Ce n’est pas ce que tu veux vraiment. Ce n’est qu’un poison qu’on t’a laissé, un héritage de mort.
Darius sentit la tension dans son corps, la lutte intérieure qui la dévorait. Il savait ce qu’elle attendait de lui. Une réaction. Une faille. Mais il ne lui donnerait pas ce plaisir. Parce qu’il comprenait ce qui se jouait ici. Ce n’était pas lui qu’elle cherchait à briser. C’était elle-même.
Marie ferma les yeux un instant. L’envie de le contredire la consumait. De lui prouver qu’il se trompait, qu’il ne savait rien de ce qu’elle était devenue. Qu’il ne la connaissait plus, et qu’il ne méritait pas de juger ce qu’elle portait en elle. Parce que si elle l’écoutait… Si elle croyait en ses mots… Alors elle devait admettre que tout ce qu’elle ressentait, cette rage, cette soif de destruction, n’étaient qu’une illusion.
— Et si ça l’était ? souffla-t-elle.
Si c’était elle, maintenant ? Si elle n’avait plus rien d’autre à offrir que cette part obscure ?
Un silence s’étira. Long. Dense. Darius l’observa, détailla la crispation de ses traits, le combat qu’elle livrait sans vouloir l’admettre. Il posa alors sa main sur la sienne, celle qu’elle tenait toujours contre sa nuque. Pas pour l’écarter. Pas pour la retenir. Juste pour qu’elle sente sa chaleur. Sa présence. Sa certitude.
— Alors je resterai là, dit-il doucement. Jusqu’à ce que tu te rappelles qui tu es vraiment.
Marie ouvrit les yeux, et il était toujours là, le regard posé sur elle avec une patience infinie. Un roc au milieu de la tempête qu’elle était incapable de calmer seule. Il ne cherchait pas à la sauver. Il lui rappelait seulement qu’elle n’avait jamais eu besoin de l’être. Et dans son regard, il n’y avait ni défi, ni peur. Juste cette confiance tranquille, inébranlable, qu’elle valait mieux que ça. Qu’elle avait toujours valu mieux que ça.
Elle resta là, figée, leurs visages si proches qu’elle sentait son souffle effleurer sa peau. Ses doigts tremblaient encore contre sa nuque, hésitant entre le geste violent qu’elle avait envisagé et le relâchement complet. Le feu intérieur qui grondait en elle, nourri par des années de colère et de silence, battait toujours contre ses tempes… mais il faiblissait. Comme si Darius, simplement par sa présence, par son refus de répondre à la violence, étouffait peu à peu les braises.
Alors, lentement, presque à contrecœur, Marie recula. Elle le relâcha, baissant les yeux comme si elle se rendait compte, pour la première fois, de la distance qu’elle avait franchie, du gouffre où elle avait failli les entraîner. Un souffle échappa de ses lèvres. Pas un soupir de soulagement, non. Plutôt l’abandon provisoire de ce poids écrasant qu’elle portait depuis trop longtemps.
Elle s’assit à côté de lui, sans rien dire, juste assez proche pour qu’il sache qu’elle restait. Pas pour s’excuser. Pas pour réparer ce qui venait d’être dit. Mais pour signifier qu’elle ne fuyait pas. Qu’elle ne lâchait pas prise sur eux deux, même si tout en elle hurlait encore. Un silence lourd, mais apaisé, s’installa. Celui d’un champ de bataille après la dernière charge, quand il ne reste que les survivants et la nécessité de respirer encore un peu.
Le feu craquait doucement derrière eux, mais Marie n’y prêtait plus attention. Le froid nocturne effleurait sa peau, la ramenant peu à peu à la réalité. À ce moment précis, il n’existait plus rien d’autre qu’eux deux. Et ce poids que Darius acceptait encore de porter à ses côtés, sans jamais le lui reprocher.
Ce fut lui qui brisa le silence, sa voix posée, douce, comme s’il lui offrait une planche sur laquelle se hisser hors de l’eau.
— Sais-tu ce que dit l’Écriture ? murmura-t-il. Que le pardon ne libère pas celui qu’on absout… mais celui qui pardonne.
Marie ferma les yeux. Elle sentit la morsure des mots, leur vérité crue, venir s’enfoncer au creux de son ventre. Tout en elle restait crispé, noué par le mélange confus de colère, de tristesse, d’épuisement. Mais cette phrase s’infiltrait, malgré elle, dans les interstices de sa rage.
— Je ne veux pas te pardonner, souffla-t-elle, la voix rauque d’émotion contenue. Pas vraiment.
— Alors ne le fais pas, répondit-il simplement. Pas maintenant. Pas ce soir. Mais ne laisse pas ta colère décider à ta place. Ne l’échange pas contre quelque chose qui finira par te détruire. Ce n’est pas toi. Pas celle que tu es.
Sa main restait posée sur la sienne, un contact léger, sans contrainte. Pas pour l’arrêter. Juste pour la ramener à elle-même, pour lui rappeler qu’elle pouvait encore choisir.
— Tu es bien plus grande que ce que tu ressens ce soir, Marie. Bien plus grande que moi. Que ce que je t’ai fait. Tu n’as pas besoin de devenir mon reflet pour exister.
Elle inspira profondément. L’air semblait soudain plus dense, plus réel. Le tumulte en elle reculait, doucement, centimètre après centimètre, comme une marée lente qui abandonne la plage. Et puis, sans prévenir, une larme roula le long de sa joue. Une seule. Silencieuse. Étrange, inattendue. Elle l’essuya d’un geste vif, presque agacée de s’être laissée aller.
Elle le fixa à nouveau, cherchant peut-être quelque chose dans ses traits qui justifierait de relancer l’assaut. Mais il ne lui donnait rien de plus qu’un regard ouvert, patient. Fatigué aussi. Pas de triomphe. Pas d’orgueil. Alors elle recula un peu plus, juste assez pour s’offrir un espace respirable. Pas une fuite. Un repli nécessaire.
— Je te hais, parfois, murmura-t-elle.
Il hocha doucement la tête, sans se départir de ce sourire triste qui semblait lui appartenir depuis toujours.
— Moi aussi. Parfois.
Et dans cet aveu nu, partagé sans fard, quelque chose se dénoua vraiment. Rien n’était guéri. Rien n’était effacé. Mais pour la première fois, peut-être, elle se sentit un peu moins seule face à ce qu’elle portait.
Le feu brûlait toujours derrière eux, indifférent à leurs tempêtes. Mais ce soir-là, c’était entre eux que la vraie chaleur avait tenu bon.
Ils ne reparlèrent pas de ce qui s’était passé.
Darius avait repris sa lecture, appuyé contre une souche, son manuscrit calé sur ses genoux. Il tournait les pages avec une régularité mécanique, mais Marie savait qu’il ne lisait pas vraiment. Elle, assise de l’autre côté du feu, fixait les braises, les mains croisées sur ses genoux. Elle aurait pu dire quelque chose, n’importe quoi, pour combler ce vide étrange. Mais à quoi bon ? Il n’y avait rien à expliquer. Elle l’avait menacé. Elle aurait pu aller jusqu’au bout. Elle en avait eu envie. Et pourtant, il n’avait pas bougé. Il ne l’avait ni défiée, ni repoussée. Il l’avait juste laissée faire, comme s’il savait déjà qu’elle reculerait.
Ce qu’elle avait vu dans ses yeux la troublait encore. Pas de peur, pas de jugement. Juste une forme d’acceptation qu’elle n’était pas prête à comprendre. Elle inspira profondément, chassant ces pensées.
Tout était redevenu normal, ou du moins, en apparence. Darius ne disait rien. Il ne lui demandait pas si elle allait bien, ne cherchait pas à analyser ce qui s’était joué entre eux. Mais il ne s’était pas éloigné. Il n’avait pas cherché à la repousser non plus.
Peut-être que c’était ça, au fond, qui comptait le plus. Il ne la craignait pas. Il ne la condamnait pas non plus. Et sans qu’elle sache pourquoi, ça suffisait.
Le feu s’éteindrait bientôt. Demain, ils reprendraient la route comme si rien ne s’était passé.