Le Prix à payer - Highlander Fanfiction
Chapitre 27 : Sous les Étoiles de Mahdia
13063 mots, Catégorie: M
Dernière mise à jour il y a 5 mois
Les siècles s’étaient écoulés comme des grains de sable entre leurs doigts, insaisissables et changeants. Naviguer parmi les mortels sans attirer l’attention était devenu un art, une nécessité qu’ils avaient appris à maîtriser avec le temps. Lutetia n’avait été qu’une étape parmi tant d’autres, un point de départ vers une errance dictée par l’inévitable : les premiers soupçons, les regards trop insistants, les murmures sur leur jeunesse immuable. Quand les ombres se faisaient menaçantes, ils disparaissaient.
Leur chemin les avait menés à travers les royaumes en perpétuelle mutation de l’Occident chrétien. Ils avaient vu les cités s’élever et tomber, les seigneuries se modeler au gré des conquêtes, les routes se couvrir de pèlerins et de marchands en quête de fortune. Darius trouvait refuge dans les monastères, adoptant la robe, offrant sa sagesse aux hommes d’Église qui voyaient en lui un guide érudit et pacifiste. Il s’effaçait dans les abbayes de Bourgogne, enseignait dans les sanctuaires du Saint-Empire, se fondait parmi les clercs, prêchant un idéal de paix qui contrastait avec la violence du monde extérieur.
Mais Marie ne pouvait se contenter d’une vie de prière et de méditation. Elle restait à ses côtés, oui, mais jamais dans l’ombre, jamais figée dans l’attente. Si Darius prêchait la paix, elle ne pouvait se résoudre à l’inaction. Elle avait appris la médecine auprès des moines et des guérisseurs, maîtrisé les herbes et les remèdes, mais elle n’avait jamais cessé d’apprendre à se battre. Elle s’entraînait en secret avec les hommes d’armes des cités qu’ils traversaient, auprès des mercenaires qui lui apprenaient ce que la chevalerie lui refusait.
Parfois, elle disparaissait. Incapable de supporter trop longtemps l’austérité de cette existence monacale, elle quittait Darius, fuyait vers d’autres horizons, se réinventait sous d’autres noms. Lorsqu’ils restaient trop longtemps en un lieu, lorsqu’elle sentait que l’immobilité pesait sur elle, elle partait la première, effaçant son identité, trouvant un nouveau rôle, un autre visage. Mais elle finissait toujours par revenir. Peu importait le temps écoulé, il y avait en elle cette certitude qu’elle ne pourrait jamais totalement s’éloigner de lui. Et Darius, lorsqu’elle réapparaissait, l’accueillait toujours sans question, sans reproche, avec cette même neutralité tranquille qui la troublait autant qu’elle la rassurait.
Lorsque le XIe siècle toucha à sa fin, Marie fit quelque chose qu’elle n’avait plus fait depuis longtemps : elle s’arrêta. Cette fois, ce n’était pas une fuite, ni un simple détour. Ce n’était pas un nouveau départ déguisé, ni une identité provisoire qu’elle abandonnerait dans quelques décennies. Cette fois, elle voulait essayer.
Les deux immortels s’étaient installés sur les côtes italiennes, dans un village bercé par le ressac des vagues et le chant des cigales. Ce lieu n’avait rien d’exceptionnel. C’était un endroit hors du temps, préservé des guerres et des intrigues du monde, un refuge en bordure de l’histoire. Peut-être qu’ici, la quiétude suffirait enfin.
Elle s’intégra à la vie du village avec une aisance presque naturelle. Elle adopta la langue, les coutumes, devint l’une des leurs sans jamais l’être totalement. On venait la voir pour les fièvres, pour les blessures, pour les accouchements, et elle prodiguait ses soins avec la maîtrise patiente acquise au fil des siècles. Les pêcheurs lui faisaient confiance, les vieillards lui racontaient leurs histoires, les enfants observaient avec fascination la mystérieuse guérisseuse qui semblait ne jamais changer.
Pourtant, malgré la douceur de cette vie, malgré les matins paisibles et les soirées étoilées, un vide subsistait.
Elle avait essayé de s’attacher à d’autres. Elle avait partagé des nuits, cherché l’oubli dans des bras inconnus, tenté de croire que l’attachement viendrait avec le temps. Mais rien ne durait. Non pas par manque d’intensité, non pas parce que ces hommes n’avaient rien à lui offrir. Mais parce qu’une part d’elle refusait encore d’être atteinte. Comme si elle n’avait jamais vraiment quitté l’ombre d’un autre. Dans ces moments-là, ses pensées revenaient inévitablement à Darius. Il était une constante, un point d’ancrage dans sa vie errante, un fil invisible qu’elle n’avait jamais su rompre.
Mais avec le temps, une clarté douloureuse s’imposait à elle. Leur relation avait atteint ses limites. Darius l’aimait, elle le savait, mais pas comme elle l’avait espéré. C’était un amour dénué de passion, un lien forgé dans la compréhension mutuelle, dans cette proximité silencieuse qu’ils avaient bâtie au fil des siècles. Il l’avait choisie comme une compagne d’âme, pas comme une amante.
Et elle… que voulait-elle vraiment ?
Parfois, elle se demandait si elle était encore amoureuse de lui, ou si elle s’était simplement habituée à l’idée qu’il était le seul à pouvoir remplir cet espace en elle. Était-ce du désir ? De l’attachement ? Ou seulement la peur d’être seule ?
Elle aurait voulu croire qu’elle s’était libérée de cette obsession, qu’elle avait appris à l’accepter tel qu’il était, sans rien attendre en retour. Mais il y avait encore ces instants de faiblesse, ces nuits où elle se demandait s’il lui manquait, si quelque part, dans les années à venir, il pourrait changer. Et si, avec le temps, il revenait à elle ? Une pensée absurde, n’est-ce pas ? Elle en riait parfois, un rire sans joie, amer. Elle savait que Darius ne changerait pas. Que tout ce qu’elle espérait n’était qu’un mirage auquel elle s’accrochait encore malgré elle.
Et pourtant, elle restait incapable de lâcher prise complètement. Alors elle continuait de vivre ainsi, oscillant entre l’acceptation et l’espoir, entre le renoncement et l’illusion.
Une après-midi, alors que le soleil déclinait sur la mer, Marie soignait une enfant fiévreuse dans la maison de l’un des pêcheurs. Elle appliquait un linge imbibé d’eau froide sur le front brûlant de la petite, murmurant des mots doux pour l’apaiser. Darius, qui l’avait accompagnée, observait la scène en silence depuis l’ombre de l’encadrement de la porte. Il y avait dans son regard une douceur infinie, une tendresse muette qui n’échappait jamais à Marie.
Lorsque la fièvre de l’enfant finit par baisser, la guérisseuse se redressa, essuyant ses mains sur un tissu propre. Darius s’avança doucement, lui tendant une coupe d’eau qu’il avait préparée. Leurs doigts se frôlèrent brièvement. Il n’y avait ni maladresse ni retenue dans ce contact, mais quelque chose manquait. Un vide qu’elle ressentait plus intensément chaque jour.
Ce soir-là, seule dans sa chambre, Marie regarda la mer s’étendre jusqu’à l’horizon. Elle prit une profonde inspiration, sentant une lassitude qu’elle ne pouvait plus ignorer. Elle avait trouvé une certaine paix auprès de Darius, mais ce n’était pas suffisant. Quelque part au fond d’elle, une part de son âme aspirait encore à la passion, à la découverte, à l’amour véritable. Mais pouvait-elle seulement encore y croire ?
Dans cet équilibre fragile qu’ils avaient construit ensemble, elle pressentait qu’un changement était inévitable. Elle le sentait approcher comme la brise marine avant une tempête. Et cette fois, elle n’était plus sûre de vouloir y résister.
La tranquillité du village fut brutalement interrompue par un raid sarrasin qui ravagea la région. Des villages voisins furent pillés, leurs maisons incendiées, et leurs habitants, désespérés, forcés de fuir ou de se défendre avec les moyens du bord. Les survivants, hagards et blessés, cherchèrent refuge à l’église où Darius, désormais prêtre respecté, offrait soutien et réconfort.
Cependant, dans un geste qui fit trembler la communauté, ce dernier accueillit également des hommes d’origine sarrasine, laissés pour morts sur le champ de bataille voisin. Les guerriers blessés étaient à bout de force, la vie ne tenant plus qu’à un fil fragile. Cette décision, prise sans hésitation par Darius, provoqua une onde de choc parmi les villageois.
Dans une époque marquée par des tensions exacerbées entre les royaumes chrétiens et les forces musulmanes, les blessures des raids récents étaient encore à vif. Le raid venu de Mahdia, particulièrement brutal, avait laissé la région exsangue. Les souvenirs des massacres étaient gravés dans la mémoire collective, attisant la haine et la méfiance.
— Ces hommes sont nos ennemis ! Les soigner, c’est trahir les nôtres ! hurla un fermier au visage cramoisi, sa fourche levée comme une arme prête à frapper.
Une foule s’était rapidement amassée autour de l’église. La colère grondait, portée par des visages crispés de rage. Darius, droit et impassible, fit face à la foule. Ses yeux, empreints d’une calme résolution, semblaient transpercer chaque homme et chaque femme présents.
— Le devoir de miséricorde ne connaît ni race ni frontière, déclara-t-il d’une voix posée mais ferme. Ces hommes sont blessés. Si nous les abandonnons, nous perdons notre humanité.
Le silence tomba un instant, troublé seulement par les gémissements des blessés derrière lui. Mais les murmures de désapprobation reprirent bientôt, lourds de ressentiment.
À ses côtés, Marie se tenait droite, le regard ancré dans celui du prêtre. Elle n’avait rien dit, mais tout en elle témoignait d’un soutien inconditionnel. Le chemin qu’elle avait parcouru auprès de lui l’avait conduite à cette même philosophie : la compassion ne devait jamais être conditionnée par les guerres ou les préjugés. Brisant les murmures, elle se détourna calmement de la foule et s’approcha des blessés. Certains murmuraient des prières dans leur langue natale, d’autres se contentaient de la fixer avec des yeux empreints de douleur et de peur.
Sans un mot, elle s’agenouilla auprès du premier homme et sortit des bandes de lin de son sac. Ses gestes étaient précis, empreints d’une douceur méthodique. La tension était palpable dans l’air, mais elle resta concentrée sur sa tâche. Les regards accusateurs la brûlaient, mais elle n’y prêta aucune attention.
Parmi les blessés se trouvait un homme dont la présence imposante captait immédiatement l’attention. Grand et musclé malgré son état affaibli, il semblait dominer l’espace, même alité. Ses cheveux noirs, emmêlés et humides, encadraient un visage anguleux marqué par des années de combats. Ses yeux sombres, perçants, balayèrent la pièce avec une vigilance presque animale, guettant un danger invisible.
Quand Marie posa les yeux sur lui, un frisson imperceptible la parcourut. Ce n’était pas seulement sa stature qui frappait, mais une intensité brute, un mélange d’orgueil blessé et de défiance contenue. Elle détourna brièvement le regard, comme prise au dépourvu par l’émotion qui montait en elle. Depuis des années, elle vivait aux côtés de Darius, entourée d’une affection sereine, empreinte de respect et de spiritualité. Mais cet homme, étranger et mystérieux, éveillait en elle une sensation plus viscérale, plus immédiate, quelque chose qu’elle n’avait pas ressenti depuis bien longtemps.
Darius, debout non loin, n’eut pas besoin de mots pour comprendre. Son regard clair capta immédiatement ce qu’elle-même refusait encore d’admettre. Cet homme éveillait en elle un intérêt qui, il le savait, ne relevait pas seulement de la curiosité. Mais il n’en éprouva ni jalousie ni regret. Leur lien s’était mué avec le temps en quelque chose de plus grand, de plus détaché. Il savait que Marie cherchait encore une réponse qu’il ne pouvait lui offrir. Alors, en silence, il observa, avec une pointe de tendresse, cet éveil naissant en elle.
L’immortelle s’approcha du blessé, une bassine d’eau et des linges propres entre les mains. L’homme tourna lentement la tête vers elle et, l’espace d’un instant, leurs regards se croisèrent. Il ne détourna pas les yeux immédiatement, et ce qu’elle y lut la troubla plus qu’elle ne l’aurait voulu. Une intensité brûlante, pas hostile mais presque trop pénétrante, trop consciente. Il l’évaluait, sans se cacher, comme s’il cherchait à deviner qui elle était avant même qu’elle ne parle.
Puis, sa mâchoire se crispa et il détourna le regard, une fierté blessée émanant de tout son être.
— Je ne suis pas ici de mon plein gré, chrétienne, murmura-t-il dans un latin approximatif, sa voix basse et légèrement éraillée.
Marie reprit contenance, son instinct de guérisseuse prenant le dessus sur le trouble intérieur.
— Et pourtant, vous êtes ici, répondit-elle avec une douceur teintée de fermeté. Votre plaie nécessite des soins, à moins que vous ne préfériez retourner à votre dieu dans cet état ?
Un éclat amusé traversa fugitivement le regard de l’homme.
— Soignez-moi, alors. Mais ne vous attendez pas à un merci.
Leur échange, bref mais chargé d’une tension presque palpable, ouvrit une brèche invisible entre eux. Tandis qu’elle nettoyait sa plaie avec des gestes précis, elle sentait son regard sur elle, pesant mais sans hostilité, curieux autant que méfiant, comme un loup blessé scrutant une main tendue.
Les jours suivants, la routine des soins installa un fragile équilibre entre eux. Aram parlait peu, mais chaque mot semblait pesé, ancré dans une expérience du monde qui n’avait rien de naïf. À travers ses rares confidences, Marie comprit qu’il avait grandi dans la chaleur dorée du désert, qu’il avait porté les armes avant même d’être un homme, qu’il avait connu la trahison et les serments brisés.
Une nuit, alors que le reste des blessés dormait, il brisa le silence.
— Ce monde est cruel pour ceux qui ne baissent jamais les armes.
Allongé sur sa couche de fortune, il fixait le plafond de l’église d’un air pensif. Marie, assise près de lui, l’observait.
— Mais la paix est un luxe que peu d’entre nous peuvent se permettre, ajouta-t-il après un moment.
Elle fronça légèrement les sourcils. Ces paroles lui rappelèrent une autre voix, d’autres mots prononcés dans des circonstances différentes. Darius avait connu la guerre sous toutes ses formes, il en avait été l’instrument et l’architecte, et il ne reniait rien de ce qu’il avait été. Mais avec le temps, il en avait perçu toute la vacuité : derrière les idéaux et les conquêtes, il n’y avait que du sang et des larmes, un cycle de destruction où la victoire elle-même n’était qu’une illusion éphémère. Mais en écoutant Aram, elle sentit quelque chose de différent, une autre perspective qui la troubla sans qu’elle sache pourquoi.
— La paix n’est pas toujours une absence de combat, répondit-elle finalement. C’est parfois une lutte intérieure.
Aram tourna la tête vers elle, un sourire presque imperceptible effleurant ses lèvres.
— Et vous, êtes-vous en paix ?
La question, si simple en apparence, la frappa plus profondément qu’elle ne l’aurait imaginé. Depuis combien de temps ne s’était-elle pas posé cette question ? Elle baissa les yeux un instant, le cœur serré par une réponse qu’elle ne voulait pas affronter.
— Pas encore.
Elle sentit son regard la scruter dans l’ombre, comme s’il cherchait à comprendre un poids qu’elle ne nommait pas. Le lien entre eux, jusque-là fragile, se renforça en cet instant.
Les jours suivants furent marqués par une proximité croissante, entre l’immortelle et le guerrier. Aram n’était pas Darius. Il ne parlait pas de paix comme d’un idéal absolu, il ne rejetait pas la violence comme un poison qu’il fallait purger à tout prix. Il acceptait que le monde soit cruel, et il s’y adaptait.
Ce simple constat, loin de la troubler, éveillait en elle une curiosité nouvelle.
Darius, depuis l’ombre, observait cette évolution avec une sérénité qu’elle ne comprenait pas encore. Peut-être voyait-il en Aram un homme capable d’apporter à Marie ce qu’elle cherchait depuis si longtemps, même si elle-même l’ignorait encore.
Une après-midi, alors que le soleil inondait le jardin de l’église d’une lumière dorée, Aram se promenait lentement, s’appuyant légèrement sur un bâton. Ses pas, bien qu’encore hésitants, trahissaient une force qui revenait peu à peu. À ses côtés, Marie marchait en silence, un panier d’herbes fraîches dans une main, ses yeux surveillant discrètement ses mouvements. Lorsqu’il s’arrêta près d’un massif de fleurs sauvages, elle l’aida à s’asseoir sur une pierre plate, ses gestes empreints de cette douceur naturelle que le sarrasin avait appris à reconnaître chez elle.
— Tu sembles plus en paix, remarqua-t-elle en s’agenouillant pour cueillir quelques brins de camomille, ses doigts effleurant la terre avec soin.
Il hocha la tête, son regard perdu dans l’horizon..
— Peut-être parce que, pour la première fois depuis longtemps, je trouve la compagnie d’une chrétienne... agréable, dit-il avec une pointe de malice dans la voix.
Marie tourna la tête vers lui, un sourire léger mais sincère éclairant son visage.
— Agréable ? Voilà un compliment que je vais garder précieusement.
Aram répondit par un sourire en coin, ce mélange de défi et de tendresse qui commençait à lui être familier.
— Ce n’est pas un compliment. C’est une constatation, murmura-t-il, son regard accrochant brièvement le sien avant de revenir vers l’horizon.
Un silence s’installa entre eux, mais il n’était ni pesant ni maladroit. Plutôt une pause naturelle, chargée de non-dits, d’une tendresse naissante qui n’avait pas encore trouvé ses mots. Marie sentit son cœur s’alléger. Pourtant, une partie d’elle restait hésitante. Elle savait que s’autoriser à ressentir pleinement ce qui naissait entre eux signifiait s’éloigner de Darius. Et pourtant, elle se surprenait à vouloir se laisser porter par cet amour naissant, à envisager un futur où elle pourrait abandonner ses craintes et lui ouvrir son cœur.
Non loin de là, à l’entrée de l’église, Darius observait en silence. Ses yeux, habitués à lire au-delà des apparences, captèrent la manière dont leurs regards se cherchaient, cette tendre hésitation qui annonçait un rapprochement inévitable. Il nota la façon dont Aram, pourtant homme de guerre, semblait désarmé en présence de Marie, et comment elle-même rayonnait d’une sérénité nouvelle en sa compagnie. Un sourire de contentement éclaira son visage. Darius comprenait que Marie commençait à trouver en Aram ce qu’il ne pouvait plus lui offrir. Et cela lui semblait juste.
La brise marine soulevait doucement les mèches châtaines de l’immortelle alors qu’elle avançait sur la plage déserte, ses pas s’enfonçant dans le sable tiède. C’était ici qu’elle venait quand elle avait besoin de solitude, un lieu où le monde semblait suspendu entre ciel et mer, où le temps ne pesait plus sur elle. Elle s’assit sur un rocher lisse, laissant ses doigts effleurer la surface granuleuse. Ses pensées la ramenaient inévitablement à ces siècles passés aux côtés de Darius. Elle avait parcouru tant de routes, changé d’identité autant de fois qu’elle avait vu les saisons défiler. Mais une seule chose était restée constante : lui. Qu’elle soit près de lui ou loin, son existence tournait toujours autour de cet homme, comme une planète gravitant autour de son soleil.
Elle avait cru pouvoir se contenter de ce qu’il lui offrait. Pendant longtemps, elle s’était persuadée que sa présence suffisait, que l’amour qu’elle lui portait n’avait pas besoin d’être comblé autrement. Mais à présent, assise face à l’immensité de la mer, elle se demandait si elle ne s’était pas menti à elle-même. Était-elle toujours amoureuse de Darius, ou était-ce simplement une habitude née du poids des siècles ? Une part d’elle hésitait encore à lâcher prise. Elle s’était tant battue pour garder ce lien, tant accrochée à cette idée qu’ils étaient destinés à rester ensemble, que renoncer semblait presque impensable. Mais au fond, elle avait déjà la réponse.
Darius ne reviendrait jamais à elle comme elle l’avait espéré. Il ne lui offrirait jamais plus que cette affection lointaine et sereine, et elle ne voulait plus passer l’éternité à se contenter d’un amour inachevé.
Un souffle tremblant lui échappa tandis qu’elle fermait les yeux. Il était peut-être temps d’accepter qu’une autre route existait. Et quand elle repensa à Aram – à sa présence brûlante, à son regard chargé d’une intensité qu’elle n’avait plus vue depuis des siècles – elle sut que son cœur, pour la première fois depuis bien longtemps, était en train de se tourner vers l’avenir, et non vers le passé.
Aram continuait à regagner ses forces. Les jours s’enchaînaient, ponctués de marches dans le jardin, de conversations de plus en plus intimes avec Marie, et de nuits où il veillait, perdu dans ses pensées. Chaque soir, il se tenait à la fenêtre de sa petite chambre, contemplant les étoiles au-dessus de la mer, ses traits sculptés par une détermination silencieuse. Elle l’observait souvent à distance, hésitant à briser cette solitude qu’il semblait rechercher. Mais peu à peu, elle s’autorisa à combler cet espace. Il y avait une douceur dans ses gestes, un naturel qui la poussait à vouloir voir plus profond en lui.
Un soir, alors que les vagues roulaient doucement au loin, elle se retrouva devant sa porte, une bougie à la main, une étrange appréhension serrant son cœur. Prenant une inspiration, elle entra doucement.
Le guerrier était là, debout près de la fenêtre, son dos droit malgré les séquelles de ses blessures. Ses yeux, fixés sur l’horizon étoilé, semblaient chercher des réponses dans l’immensité. Il ne bougea pas lorsqu’elle s’approcha, mais elle sentit qu’il avait remarqué sa présence.
— Tu réfléchis à quelque chose, n’est-ce pas ? demanda-t-elle doucement, brisant la quiétude de la pièce.
Il tourna lentement la tête vers elle, ses yeux sombres la fixant avec une intensité qui la déstabilisa un instant.
— Toujours, murmura-t-il enfin, sa voix grave teintée d’une honnêteté désarmante.
Marie s’approcha, déposant la bougie sur la table près de lui. Elle croisa ses bras, l’observant sans détour.
— Et pourtant, tu ne dis rien.
— Peut-être que je crains qu’en le partageant, cela devienne réel.
Ces mots, bien que simples, frappèrent l’immortelle comme une vérité qu’elle reconnaissait. Elle avait, elle aussi, connu ce sentiment de vouloir enfouir ses fardeaux pour éviter de les affronter.
— Alors commence doucement, répondit-elle, sa voix empreinte d’une chaleur réconfortante. Tu n’as pas besoin de tout dire d’un coup.
Aram l’observa longuement, comme s’il pesait ses options. Puis, il détourna le regard, fixant à nouveau les étoiles. Après un long moment, il murmura :
— J’ai pris une décision, Marie.
Elle sentit son souffle se suspendre, anticipant ce qui allait suivre.
— Je dois rentrer à Mahdia. C’est là que se trouvent mes racines, ma famille, mon devoir.
— Tu es sûr de toi ? demanda-t-elle après un long silence.
Il acquiesça, puis s’approcha d’elle, prenant ses mains dans les siennes avec une douceur inhabituelle.
— Mais je ne veux pas partir seul, murmura-t-il, son regard plongé dans le sien.
Elle détourna les yeux, troublée. Son souffle se fit plus court, comme si un poids invisible pesait sur sa poitrine. Elle savait qu’il était temps de lui dire la vérité, mais les mots lui semblaient terriblement lourds. Elle finit par se dégager doucement de ses mains et fit quelques pas en arrière, se tenant près des bancs de bois.
— Aram, il y a quelque chose que tu dois savoir avant que je te donne ma réponse, dit-elle d’une voix hésitante. Ce n’est pas une chose facile à dire, ni à comprendre.
Il fronça légèrement les sourcils, intrigué mais patient.
— Parle, Marie. Tu sais que je ne te jugerai pas.
Elle inspira profondément et planta son regard dans le sien.
— Je ne suis pas comme toi. Je ne vieillis pas, Aram. Je ne peux pas mourir, ou presque. Je suis immortelle.
Elle marqua une pause, observant attentivement sa réaction. L’homme resta silencieux, ses yeux sombres fixés sur elle, mais il ne recula pas.
— Être immortelle, cela signifie que je suis contrainte de me battre. Nous sommes peu nombreux, mais entre nous, il y’a peu de place pour la paix. Nous sommes destinés à des combats à mort. C’est une loi ancienne à laquelle aucun d’entre nous ne peut échapper.
Elle détourna un instant le regard, comme pour chercher ses mots.
— Ici, je suis guérisseuse. J’ai appris à soigner, à apaiser les souffrances. Mais ce n’est qu’une partie de moi. Je suis aussi une guerrière. C’est ma véritable nature, celle à laquelle je ne peux pas renoncer.
Un silence dense s’installa, et Marie sentit son cœur battre à tout rompre, redoutant sa réaction. Mais le prince ne bougea pas. Au contraire, un léger sourire étira ses lèvres, adoucissant ses traits.
— Je savais que tu étais différente des autres femmes que j’ai connues, dit-il calmement. Ta force, ton regard, ta façon d’être... Tout en toi le montre. Et cela ne me trouble pas. Au contraire, c’est cela qui m’attire vers toi.
Ses paroles firent trembler les lèvres de Marie, mais il continua, s’approchant d’elle.
— Si tu viens avec moi, tu vivras comme tu l’entends. Tu seras libre. Et je garderai ton secret, peu importe ce que cela me coûtera.
Il prit ses mains de nouveau dans les siennes, son regard empreint d’une douceur inébranlable.
—Viens avec moi, Marie.
Les mots d’Aram firent monter les larmes aux yeux de Marie. Ses mains serrèrent les siennes plus fort, comme pour s’assurer qu’il était bien réel.
— Alors je partirai avec toi, murmura-t-elle enfin, sa voix teintée d’émotion.
Ils restèrent ainsi un moment, sans bouger, laissant leurs cœurs battre à l’unisson. Dans le silence de l’église, une nouvelle promesse venait d’être scellée, unissant leurs destins face à un avenir incertain.
Le lendemain matin, sous un ciel limpide, ils se rendirent auprès de Darius pour lui annoncer leur départ. Ils le trouvèrent dans le jardin communautaire, où il aidait un jeune garçon à redresser une pousse de vigne en la liant délicatement à un tuteur. En les voyant approcher, Darius se redressa lentement, essuyant ses mains sur sa tunique de lin.
Il les accueillit avec un sourire doux, mais Marie perçut une lueur de mélancolie dans son regard.
— Tu as quelque chose à me dire, Marie, n’est-ce pas ? murmura-t-il, son ton calme et empreint d’une compréhension immédiate.
Elle inspira profondément, sentant le poids de ses mots avant même qu’ils ne franchissent ses lèvres.
—Je vais partir avec Aram, dit-elle d’une voix ferme mais teintée d’émotion. C’est un choix que je fais, de tout mon cœur.
Le prince sarrasin, resté légèrement en retrait, hocha la tête en signe d’accord, la laissant exprimer leur décision commune. Le prêtre resta silencieux un instant, son regard plongé dans celui de Marie. Il y lut la force, la détermination, mais aussi cette vulnérabilité qu’il connaissait si bien. Lentement, il s’avança, prenant ses mains dans les siennes avec une infinie tendresse.
— Alors suis-le, dit-il finalement, un sourire paisible éclairant ses traits. Et sois heureuse.
La gorge de l’immortelle se serra sous l’émotion, mais elle lui rendit son sourire, ses yeux brillants de larmes qu’elle refusa de laisser couler. Darius se tourna alors vers Aram. Son regard, bien que doux, devint plus grave, empreint d’une autorité naturelle.
— Prends soin d’elle, Aram, dit-il avec une sobriété qui n’admettait aucune équivoque.
Le prince, droit et sincère, inclina la tête respectueusement.
— Vous avez ma parole, répondit-il avec une fermeté calme.
Un silence se posa entre eux, mais il était empreint d’acceptation et de paix. Darius détourna lentement les yeux vers les collines à l’horizon, là où le chemin serpentait vers l’inconnu.
— Marie, peux-tu rester un instant ? demanda-t-il doucement.
Aram acquiesça, comprenant qu’un dernier échange était nécessaire. Il s’éloigna de quelques pas, leur offrant l’intimité de ce moment. Elle se tourna vers Darius, le cœur lourd mais prête à l’écouter.
— Pendant longtemps, j’ai cru que nos chemins resteraient liés de la même manière, dit-il doucement. Mais aujourd’hui, je comprends que ton chemin t’appelle ailleurs. Je n’ai jamais pu t’offrir ce que ton cœur cherchait.
— Darius… tu m’as donné bien plus que tu ne le penses, murmura-t-elle, la voix tremblante.
Il leva une main, effleurant doucement sa joue comme il l’avait fait tant de fois dans leur passé. Ce contact, empreint d’une tendresse contenue, la fit trembler imperceptiblement. Puis, alors qu’il abaissait lentement la main, il posa la question qui la figea sur place :
— Tu es sûre que tu ne pars pas pour fuir autre chose ?
Elle ouvrit la bouche, mais aucun mot ne vint immédiatement. L’espace d’un instant, elle sentit une vague de doutes l’envahir. Fuyait-elle une vie qu’elle ne pouvait plus supporter ? Un amour qui ne s’épanouirait jamais ? Ou était-ce réellement un choix mûri, une décision prise pour elle-même, et non en réaction à ce qu’elle quittait ?
Darius ne la quittait pas des yeux. Il n’attendait pas de réponse immédiate, et peut-être même qu’il n’attendait pas de réponse du tout. Il voulait seulement s’assurer qu’elle ne reproduisait pas encore une fois les schémas du passé. Elle inspira profondément, cherchant en elle ce qu’elle savait être vrai. Lorsqu’elle parla enfin, sa voix était plus assurée qu’elle ne l’aurait cru.
— Je pars pour vivre, Darius.
Il l’observa une seconde de plus, puis hocha la tête, acceptant sa réponse.
Quand ils se séparèrent, ce fut sans tristesse ni regrets. Les silhouettes de Marie et Aram s’éloignèrent lentement sur le chemin bordé d’oliviers, leurs pas marquant le début d’un nouveau chapitre. Darius resta immobile, observant leur départ jusqu’à ce qu’ils disparaissent à l’horizon. Un soupir profond lui échappa, mais son sourire, léger et sincère, resta présent. Il savait qu’elle suivait enfin sa propre voie, et que leurs chemins se croiseraient à nouveau dans l’éternité qu’ils partageaient.
Ils voyagèrent longtemps. Des routes poussiéreuses aux flots agités, des villes bruyantes aux étendues silencieuses du désert, le chemin jusqu’à Mahdia fut parsemé de découvertes. Au fil des mois, une complicité profonde s’était installée entre Aram et Marie, tissée par des confidences et des moments partagés sous le ciel étoilé.
Alors qu’ils approchaient enfin de leur destination, à dos de cheval sur les dunes ondulantes, une silhouette sombre apparut au loin, avançant lentement vers eux.
Le vent soufflait légèrement, soulevant des volutes de sable. Lorsque la silhouette fut assez proche, Marie sentit un frisson familier parcourir son corps : la vibration caractéristique d’un immortel. Aram, inconscient de ce qui se jouait, tira légèrement sur les rênes de son cheval pour ralentir. L’homme en face d’eux, grand et imposant, portait une tenue simple mais usée par le voyage. Son visage, buriné par le soleil du désert, trahissait une détermination froide.
Arrivé à leur hauteur, l’homme s’arrêta et posa un regard scrutateur sur Aram.
— Je suis Zayd. Quel est ton nom, voyageur ? lança-t-il d’une voix rauque, teintée de défi.
Ce dernier, surpris, ne répondit pas immédiatement.
Marie comprit aussitôt la méprise. Elle guida son cheval pour s’interposer calmement entre Aram et l’étranger, son regard s’assombrissant. Elle descendit de sa monture avec une assurance tranquille, sortant sa lame avec fluidité.
— Je suis Marie, déclara-t-elle d’une voix ferme. Je pense que tu t’es trompé de cible.
L’homme haussa un sourcil, surpris, avant de dégainer son épée avec un sourire sinistre.
— Alors soit. Montre-moi ce que tu vaux.
Aram regarda la scène, incrédule. Avant qu’il ne puisse protester, Marie et Zayd avaient déjà pris position, se faisant face sous le ciel embrasé.
Le combat commença. Zayd attaqua le premier, sa lame sifflant dans l’air. Marie esquiva avec une fluidité presque surnaturelle, pivotant sur elle-même pour contre-attaquer. Le choc des épées résonna dans le silence du désert, tandis que le vent se levait, emportant des nuées de sable autour des combattants.
Aram, cloué sur place, regardait la scène avec fascination et effroi. Chaque mouvement de Marie était précis, maîtrisé, presque gracieux. Elle semblait danser avec la mort, ses cheveux flottant dans le vent, ses yeux brûlant d’une intensité qu’il n’avait jamais vue.
L’autre immortel tenta de la déstabiliser avec une série d’attaques brutales, mais elle para chaque coup avec une aisance déconcertante. Puis, d’un mouvement rapide, elle profita d’une ouverture et le désarma.
— Tu te bats bien, mais pas assez, dit-elle, presque avec regret.
Elle lança un regard à Aram, comme pour l’avertir, avant de porter le coup fatal. L’immortel s’effondra à genoux, son regard emprunt d’une étrange sérénité avant que sa tête ne roule sur le sable.
Le vent, devenu plus violent, tourbillonna autour d’elle. Aram regarda, bouche bée, tandis que des éclairs d’énergie jaillissaient du corps inerte de l’immortel, se précipitant sur Marie. Elle fut enveloppée par une tempête lumineuse, son corps arc-bouté sous l’effet du quickening. Le désert tout entier semblait vibrer sous cette manifestation mystique.
Lorsque tout redevint calme, elle se redressa, essoufflée mais étrangement sereine. Elle essuya sa lame avant de se tourner vers Aram, qui la fixait, pétrifié.
— Voilà qui je suis, murmura-t-elle, sa voix empreinte de gravité.
Le prince descendit lentement de son cheval, s’approchant d’elle. Son regard était fixe, empli d’une curiosité intense mais dénué de peur. Lorsqu’il posa une main hésitante sur son épaule, il chercha ses yeux, comme pour lire au-delà des mots.
— C’était… au-delà de tout ce que j’aurais pu imaginer, dit-il, sa voix calme mais chargée d’émotion. Ce que tu es, Marie, ce que tu m’as révélé de ta nature, je l’ai accepté. Et rien de ce que j’ai vu aujourd’hui ne viendra ébranler cette certitude.
Ses paroles, empreintes d’une acceptation sans réserve, firent naître chez elle un soulagement qu’elle ne s’était pas permis d’espérer. Elle hocha doucement la tête, ses lèvres esquissant un sourire sincère, avant de ranger son arme. Ensemble, ils montèrent en selle et continuèrent leur route, un lien encore plus profond les unissant désormais.
Mahdia, la ville portuaire scintillante, s’étendait le long de la mer Méditerranée comme une perle précieuse nichée entre les dunes et les vagues. Les murs blancs de la cité reflétaient la lumière éclatante du soleil, et les senteurs épicées des marchés flottaient dans l’air, mêlées à celles du sel marin. Au cœur de la ville se dressait le palais princier d’Aram, un véritable joyau d’architecture.
Construit en pierres de calcaire et orné de mosaïques complexes, le palais était entouré de jardins luxuriants où des fontaines murmuraient doucement. À l’intérieur, des tapis épais tapissaient les sols, tandis que des voilages colorés dansaient au gré des brises marines. C’était un lieu vivant et animé, rempli de courtisans, de serviteurs, et des murmures des femmes du harem d’Aram.
Mais Marie n’en faisait pas partie.
Le prince avait pris soin de justifier sa présence dans ce monde codifié. Il la présenta comme une princesse occidentale, prétendument envoyée pour renforcer les liens diplomatiques entre son royaume et un allié imaginaire au-delà des mers. Ce statut particulier lui offrait un mélange d’indépendance et de respectabilité. Bien qu’elle ne partageât pas la vie cloîtrée du harem, elle respectait les coutumes locales, se voilant le visage lors de ses apparitions publiques. Ce voile, d’abord perçu comme une contrainte, devint pour elle un avantage. Il dissimulait son visage, la préservant des regards indiscrets et des questions sur l’étrange jeunesse qu’elle semblait éternellement conserver.
Un matin, Aram la fit venir dans une cour ombragée du palais. À ses côtés se tenait un homme imposant, vêtu d’une armure légère mais élégante.
— Marie, voici Salah, l’un de mes hommes les plus loyaux et les plus fiables. Il sera ton protecteur et ton guide ici, annonça Aram avec gravité.
Cette dernière fronça légèrement les sourcils.
— Tu sais que je n’ai pas besoin de protection, dit-elle doucement, mais avec fermeté.
— Je le sais. Mais ici, les apparences comptent autant que la réalité. Tu es sous ma protection, et Salah sera le garant de cette promesse. De plus, il connaît ton secret. Il a toute ma confiance.
Elle jeta un regard perçant à Salah, cherchant une trace de doute ou de peur dans ses yeux. Mais il se tenait droit, imperturbable, et la fixa avec un respect non feint.
— Vous avez ma parole, dit-il simplement.
L’immortelle s’adapta rapidement à sa nouvelle vie. Lorsqu’elle ne passait pas de temps avec Aram, elle arpentait les jardins du palais ou observait la ville depuis les terrasses, fascinée par le tumulte des marchés et la danse des voiles colorés dans les rues. Elle apprit à apprécier la culture locale, sa musique envoûtante et ses récits pleins de sagesse.
Cependant, elle n’abandonna jamais son entraînement. Le prince, bien conscient de son besoin de rester une guerrière, lui offrit un maître d’armes. Les entraînements se déroulaient à l’aube, dans une cour reculée du palais où personne ne viendrait troubler leur intimité. Sous la lumière dorée du matin, elle s’exerçait à l’épée, son corps en mouvement semblant appartenir à une autre époque. Salah, souvent présent en observateur silencieux, semblait impressionné par son habileté.
— Vous maniez l’épée comme un homme qui a connu mille batailles, lui dit un jour son maître d’armes, les yeux plissés par l’étonnement.
Marie répondit simplement par un sourire énigmatique.
En public, elle était voilée, marchant aux côtés d’Aram ou de Salah avec une élégance digne de son prétendu rang. Mais sous cette apparence se cachait une femme farouchement indépendante.
Mais la vie au palais ne se limitait pas à l’entraînement. Le soir, Marie et Aram partageaient des moments privilégiés. Sous un ciel constellé d’étoiles, ils discutaient de tout et de rien, des récits anciens, de philosophie ou des aspirations de chacun.
Un soir, le prince arriva avec un objet dans les mains : un plateau d’échecs en ivoire et en bois sculpté.
— J’aimerais t’apprendre à jouer, dit-il en déposant le jeu sur une table basse.
Marie répondit par un sourire mystérieux, dissimulant l’amusement qui l’envahissait. Elle se remémora les longues soirées passées à jouer avec Darius, alors qu’elle n’était encore qu’une pré-immortelle. Darius avait été un professeur attentif et espiègle, alternant patience et défis. Ce souvenir lui arracha une douce mélancolie qu’elle préféra taire.
— Les échecs sont un jeu fascinant, murmura-t-elle, s’asseyant face à Aram. Chaque pièce a un rôle, et chaque mouvement peut décider du sort de la partie, ajouta-t-elle avec un regard pensif, laissant entendre qu’elle en saisissait déjà les subtilités.
Aram fronça légèrement les sourcils, intrigué. Il commença à disposer les pièces sur le plateau tout en lui expliquant les règles avec soin. Elle l’écouta, jouant le rôle de l’élève attentive, bien qu’elle connaisse déjà chaque détail.
Ils entamèrent une première partie. Marie, prudente, fit quelques mouvements hésitants, feignant l’apprentissage. Mais rapidement, elle se permit de révéler une stratégie plus habile. Aram observa ses coups, d’abord avec surprise, puis avec un sourire d’admiration.
— Tu apprends vite, bien plus vite que quiconque, dit-il, impressionné, tout en déplaçant une pièce pour contrer son attaque.
Marie baissa les yeux sur l’échiquier, un sourire secret flottant sur ses lèvres. Dans son esprit, elle revoyait Darius lui enseigner une ouverture semblable dans un futur qui, à présent, semblait appartenir à une autre vie. Mais ici, à cette époque, elle savourait le plaisir simple de jouer avec Aram, et la profondeur de leur complicité.
La tranquillité de sa vie à Mahdia allait bientôt être troublée par une rencontre inattendue.
Marie arpentait les rues animées de la ville, voilée selon la coutume locale, accompagnée de Salah, son fidèle protecteur. Les ruelles baignées de soleil fourmillaient de vie. Le marché débordait de couleurs et de senteurs enivrantes : fruits éclatants aux peaux juteuses, épices aux nuances rouges et dorées, et étoffes chatoyantes qui se déployaient comme des ailes dans le vent léger. Les cris des marchands résonnaient, leurs voix se mêlant dans une symphonie cacophonique, vantant leurs produits avec une ferveur presque théâtrale.
Elle s’arrêtait parfois, observant les étals, touchant du bout des doigts les étoffes ou humant les effluves de jasmin et de cardamome. Elle aimait l’effervescence de ces lieux, ce chaos maîtrisé qui racontait la vie dans toute sa richesse. Mais alors qu’elle avançait parmi la foule bigarrée, une sensation familière la traversa comme une onde électrique : un autre immortel était là.
Elle ne laissa rien transparaître. Son corps resta détendu, son regard, voilé par l’étoffe qu’elle portait, resta fixé sur une rangée de poteries vernissées. Cette vibration pouvait provenir de n’importe qui dans cette masse grouillante. Pourtant, son cœur battit plus vite. Instinctivement, elle adapta son allure, s’efforçant de se fondre davantage dans la foule.
Un regard, furtif mais perçant, capta son attention. Un jeune homme, grand et vêtu d’une tunique simple, semblait chercher quelqu’un. Ses yeux parcouraient les environs avec insistance, ses traits tendus comme un arc prêt à tirer. Marie comprit immédiatement : c’était lui, l’autre immortel. Et lui aussi, avait senti sa présence.
Leur échange visuel fut bref, presque imperceptible. Elle détourna rapidement les yeux, espérant avoir évité de se trahir. Pourtant, elle savait que le doute pouvait suffire.
Alors qu’elle empruntait une ruelle plus étroite et plus calme, le jeune homme surgit devant elle. Dans sa main, un sabre étincelait, sa lame nue brillant comme un avertissement. Salah se redressa immédiatement, plaçant son corps entre elle et l’agresseur, sa posture aussi défensive qu’intimidante.
— Écarte-toi, Salah, murmura-t-elle avec douceur mais fermeté. Je vais régler ça.
Son garde-corps hésita, son regard passant de Marie à l’immortel, puis à l’arme qu’il brandissait. Il finit par obéir, reculant de quelques pas, mais sa posture restait tendue, prêt à intervenir au moindre signe de danger.
L’homme, qui semblait à peine plus âgé que Marie, esquissa un sourire suffisant.
— Je suis Omar, déclara-t-il, sa voix froide et tranchante. Défends-toi ou prépare-toi à mourir.
Elle leva les mains, paumes ouvertes dans un geste pacifique.
— Je ne suis pas armée, répondit-elle calmement. Mais si tu tiens tant à croiser le fer, rencontre-moi ce soir, hors de la cité.
Un éclat de mépris passa dans les yeux d’Omar. Il abaissa légèrement son sabre, scrutant Marie comme s’il cherchait une faiblesse qu’il pourrait exploiter.
— Très bien, lâcha-t-il enfin. Je te donnerai une chance de mourir avec dignité.
Il tourna les talons et s’éloigna, laissant derrière lui une tension palpable.
Au crépuscule, le ciel teinté de mauve et d’or se reflétait sur les dunes aux abords de Mahdia. Marie attendait sur une colline isolée, son épée solidement attaché à sa ceinture. Salah, bien que réticent, l’avait suivie.
— Pourquoi fais-tu cela ? demanda-t-il avec inquiétude. Cet homme est dangereux.
— Parce que je n’ai pas le choix, répondit-elle simplement, son regard fixé sur l’horizon.
Quand Omar apparut, il tenait son sabre d’une main nonchalante, mais ses yeux brillaient d’une détermination glacée.
— Es-tu prête à mourir, femme ? lança-t-il avec un sourire narquois.
Elle dégaina son arme avec une lenteur calculée, répondant par un silence chargé de défi. Le vent s’éleva doucement, emportant des grains de sable autour d’eux.
Le combat débuta avec une intensité presque immédiate. Omar se révéla rapide, son sabre traçant des arcs d’argent dans l’air. Il attaqua avec fougue, multipliant les assauts comme un prédateur certain de dominer sa proie. Mais sa fougue trahissait un manque de finesse, une impatience que la guerrière perçut immédiatement. Elle, en revanche, était l’incarnation du calme. Chaque mouvement qu’elle effectuait semblait couler naturellement, ses parades précises, ses esquives calculées. Elle ne cherchait pas à frapper immédiatement, mais plutôt à observer, à comprendre le rythme de son adversaire. Peu à peu, elle le sentit faiblir, ses attaques devenant plus erratiques.
Alors qu’il s’élançait une fois de plus, elle pivota avec grâce, déviant son sabre d’un coup ferme de sa lame. Dans le même geste, elle le désarma avec une facilité déconcertante, envoyant son arme valser dans le sable. Il recula, haletant, son regard oscillant entre frustration et une lueur d’inquiétude qu’il ne parvenait pas à masquer. Mais son arrogance ne s’éteignit pas complètement, et un rictus narquois déforma ses lèvres.
Marie abaissa légèrement son arme, son souffle régulier contrastant avec celui d’Omar. Elle sentait le poids de la décision qu’elle devait prendre. Elle aurait pu l’achever, terminer ce combat de manière définitive. Mais un doute s’immisça en elle. Devait-elle lui laisser la vie sauve ? Avait-il compris la leçon ? Ses pensées se bousculaient. Après tout, il n’était qu’un homme emporté par sa fierté et son ignorance. Sa mort apporterait-elle vraiment quelque chose ? Peut-être que l’humiliation de la défaite suffisait à briser son arrogance. Peut-être qu’un autre chemin s’offrait à lui.
Alors qu’elle abaissait davantage son arme, prête à faire preuve de clémence, Omar, dans une impulsion désespérée, cracha avec mépris :
— Tu crois que ta pitié m’atteint ? Finis-en, ou je trouverai un jour un moyen de te vaincre. Je jure que ce n’est pas terminé.
Ces mots la figèrent. Un mélange de colère et de lassitude monta en elle. Ses doigts se resserrèrent autour de la garde de son épée, mais son regard resta fixé sur le jeune homme, analysant chaque nuance de son visage. Ce n’était pas la peur qu’elle y lisait, mais une haine tenace, et cette étincelle d’orgueil qui refusait de s’éteindre.
— Tu n’as rien appris, murmura-t-elle finalement, presque pour elle-même.
D’un geste précis, elle abattit son sabre. La tête d’Omar tomba, et l’instant d’après, le ciel sembla s’embraser. L’énergie du quickening s’abattit sur elle comme un ouragan : des éclairs bleus et blancs enveloppèrent son corps, pénétrant jusqu’à son âme. Chaque décharge la traversait, l’élevant et la consumant à la fois. Salah, resté en retrait, tomba à genoux, pétrifié. Ses yeux reflétaient une terreur mêlée de fascination, comme s’il assistait à une manifestation divine.
L’orage s’apaisa enfin, laissant Marie essoufflée, les bras retombant mollement à ses côtés, son épée encore tremblante dans sa main. Autour d’elle, l’obscurité paraissait plus profonde, les étoiles plus vives, comme si l’univers lui-même retenait son souffle. Salah, encore ébranlé par l’énergie qu’il avait perçue, demeurait silencieux. Mais à peine cette tension retombait-elle qu’une nouvelle vibration se fit sentir, une onde familière, redoutée.
Elle se raidit, ses sens en alerte. Cette signature-là, elle la connaissait. Ses yeux se plissèrent tandis qu’elle scrutait les ténèbres. Une silhouette se dessina, s’approchant lentement. Puis son cœur fit un bond.
— Soleman ?!
L’immortel s’immobilisa, les sourcils arqués par l’étonnement. Il semblait scruter son visage, cherchant un indice, une vérité cachée dans ses traits.
— Comment connais-tu mon nom ? demanda-t-il, la voix méfiante et teintée d’autorité.
Marie réalisa son erreur. Il ne la reconnaissait pas. Il ne la connaissait pas encore. Un frisson glacé parcourut sa colonne vertébrale. Soleman semblait intrigué, mais sa posture changea lorsqu’il posa son regard sur le corps d’Omar, inerte à ses pieds. Ses traits se durcirent.
— Omar était mon disciple, dit-il avec une froideur tranchante. Impétueux, oui, mais il ne méritait pas de mourir ainsi.
Elle voulut parler, expliquer. Mais il leva la main, l’interrompant.
— Je vais lui rendre justice. Montre-moi ce que tu vaux contre un adversaire digne de ce nom.
Sans attendre sa réponse, il dégaina son sabre, une lame d’une finesse remarquable, et adopta une posture de combat. Marie, encore affaiblie par son précédent combat, sentit une vague de désespoir la submerger. Soleman était un guerrier accompli, elle le savait. Mais il n’y avait pas d’échappatoire. Salah, derrière elle, murmura avec inquiétude :
— Marie, ne fais pas ça…
Elle inspira profondément et se mit en garde, son arme vacillant légèrement.
Le choc des lames résonna dans la nuit. Soleman attaqua le premier, ses mouvements précis et redoutablement fluides. Elle bloqua ses coups, mais chaque impact la fit reculer davantage. Il était plus rapide, plus fort, et chaque coup portait une intention meurtrière. Elle tenta une riposte, mais il esquiva avec une aisance déconcertante avant de contre-attaquer.
Le combat devint une danse mortelle. Soleman dominait, ses attaques méthodiques forçant Marie à reculer pas à pas, ses forces déclinant à vue d’œil. Enfin, dans un mouvement vif, il la désarma, son épée volant dans l’obscurité pour se planter dans le sol.
— Non ! s’écria Salah, son cri déchirant le silence.
Soleman, impassible, posa la pointe de son sabre contre la gorge de l’immortelle, son regard empreint d’un mélange de gravité et de regret.
— C’est terminé, murmura-t-il, sa voix douce mais implacable.
Marie ferma les yeux un instant. Mille pensées agitaient son esprit. Elle pensa à Methos, à Darius, à Aram. À tout ce qu’elle avait perdu, et tout ce qu’elle avait gagné. Elle réalisa qu’elle ne regrettait rien. Si elle devait mourir ici, alors ainsi soit-il. Mais ce n’était pas une pensée d’abandon. Plutôt une forme de résignation lucide, une acceptation des conséquences de ses choix.
Ouvrant les yeux, elle leva la tête pour croiser le regard perçant de Soleman.
— Attends ! Avant que tu ne prennes ma tête, il y a quelque chose que tu dois savoir, dit-elle, d’une voix plus calme qu’elle ne se l’imaginait.
L’immortel haussa un sourcil, intrigué mais méfiant.
— Et qu’aurais-tu à me dire dans tes derniers instants ?
Elle prit une inspiration tremblante, cherchant ses mots.
— Puisque tu vas récupérer mon quickening… Tu risques de ressentir des choses… des connaissances qui ne t’appartiennent pas. Et ces connaissances pourraient te troubler, te désorienter. Mais si je t’explique maintenant, peut-être comprendras-tu mieux.
La lame de Soleman ne bougea pas de sa gorge, mais il fronça légèrement les sourcils.
— Je viens d’un autre temps, murmura-t-elle, une intensité vibrante dans sa voix.
Il eut un rire bref, incrédule.
— Et que veux-tu dire par là ?
— Pas d’un autre lieu, mais d’un autre moment. D’un futur que tu ne peux encore imaginer, où tout ce que tu connais a changé. Si tu ne me crois pas, écoute-moi jusqu’au bout.
Il hésita, puis recula légèrement, sans pour autant abaisser son arme.
— Parle, mais fais vite.
Marie respira profondément, puis raconta. Elle parla de son voyage dans le passé, du choix qu’elle avait fait de risquer sa vie pour retrouver un homme. Pas un simple homme, mais un immortel qu’elle avait aimé plus que tout, et qu’elle avait perdu bien trop tôt.
— Darius, dit-elle finalement, le regard baissé.
Il sembla interloqué.
— Darius ? Le chef de guerre devenu homme de paix ? J’ai entendu parler de lui… De son audace sur le champ de bataille, et du jour où il a tourné le dos à la violence. Ses actes ont marqué l’Histoire.
Elle hocha la tête, ses yeux brillant d’émotion.
— Il a changé ma vie. Et toi aussi, Soleman. Dans le futur, tu as donné ta vie pour me protéger, parce que Darius te l’avait demandé. Tu m’as sauvée, et ce que tu as fait, je ne l’oublierai jamais.
Le visage de l’immortel, d’abord méfiant, s’adoucit imperceptiblement.
— Si ce que tu dis est vrai, prouve-le.
Elle esquissa un sourire empreint de tristesse. Ses pensées la ramenèrent aux entraînements partagés avec Methos, Astrid et Zafira, à une époque où leurs vies n’étaient pas encore réduites à un jeu cruel.
— Une tache de naissance, sur ton flanc gauche. Une marque ovale, comme une empreinte oubliée par le temps.
Les yeux de Soleman s’écarquillèrent. Lentement, il abaissa son sabre et releva le bord de sa tunique. Là, sur son flanc, se trouvait effectivement la marque qu’elle avait décrite. Il resta immobile un long moment, le regard plongé dans le vide, avant de se tourner de nouveau vers elle.
— Tu es soit une vision, soit la preuve que certaines forces échappent à tout ce que nous pouvons comprendre, murmura-t-il.
Il rangea son sabre, son regard empreint d’un respect nouveau.
— Tu es courageuse. Revoir Darius a dû te coûter plus que ce que je peux imaginer. Je ne prendrai pas ta tête, Marie. Pas aujourd’hui.
Il s’éloigna, ses derniers mots murmurés dans la nuit :
— Tu as mon respect.
L’immortelle resta immobile, tremblante, son souffle court. Derrière elle, Salah brisa le silence d’une voix basse, empreinte d’incrédulité :
— Qui êtes-vous vraiment, Marie ?
Elle ne répondit pas, mais un sourire fugace éclaira son visage, empli d’un étrange mélange de tristesse et de sérénité.
Les années passèrent à Mahdia, et Marie s’intégra à la vie de la cité. Son visage ne changeait pas malgré le passage du temps, et elle apprit à se fondre dans la foule, à cultiver une discrétion qui la protégeait autant qu’elle la définissait. Elle passait ses journées à arpenter les ruelles animées, à aider Aram dans ses affaires, et à contempler la mer scintillante qui bordait la ville. Aram était devenu son ancre, une présence rassurante et constante dans sa vie. Malgré leurs différences, il semblait la comprendre mieux que quiconque. Ses paroles, toujours empreintes de sagesse et de tendresse, la guidaient lorsqu’elle se perdait dans ses pensées sur l’immortalité, sur ses choix et sur ce qu’elle avait laissé derrière elle.
Ce soir-là, allongée contre lui dans leur chambre, Marie laissa ses pensées dériver. Le bruit lointain des vagues venait se mêler à la respiration régulière du prince, déjà assoupi. La chaleur de son corps, ses bras autour d’elle, tout semblait paisible. Pourtant, son esprit refusait de se taire. Elle fixa le plafond, le cœur un peu lourd sous le poids de souvenirs enfouis. Sa vie avait été marquée par des liaisons tumultueuses, des amours éphémères, chacun laissant une empreinte différente sur son âme.
Darius avait été tout à la fois : mentor, guide spirituel, et amour impossible. Leur relation avait pris une tournure empreinte de respect presque sacré, marquée par une tendresse contenue. Mais auparavant, il avait été un guerrier impitoyable, cruel même, et les blessures de cette époque restaient gravées en elle. Humiliations, domination, affrontements incessants… Elle avait pourtant continué à l’aimer avec une obstination désespérée, espérant que le guerrier devienne enfin l’homme de paix qu’elle avait connu dans son futur. Le rejet définitif qu’il lui avait opposé, au nom de cette paix qu’il recherchait, avait été un choc violent, mais aussi un tournant. Ce rejet avait amorcé son propre chemin vers la guérison.
Methos, avec son regard fatigué du monde et son sourire énigmatique. Leur relation avait fini par devenir douce et apaisante, mais le début avait été bien plus tourmenté. Passionné et distant, il était un homme hanté par les fantômes de son passé, bien plus que Darius ne l’avait jamais été. Cette distance, parfois abrupte, s’était manifestée à plusieurs reprises au début de leur histoire. Pourtant, leur lien s’était forgé sur un respect mutuel profond et une complicité indéniable, même au-delà de leurs différences.
Et puis, il y avait eu ces nombreuses histoires sans lendemain. Des rencontres qui l’avaient laissée vide, des tentatives désespérées de combler un vide intérieur qu’elle ne savait pas nommer. Chaque homme ou femme qu’elle avait croisé lui avait offert une distraction, mais jamais une véritable échappatoire.
Aram, lui, était différent. Il n’y avait pas de quête impossible avec lui, pas de fardeau du passé à porter. Avec lui, elle était simplement elle-même. Sa présence était ancrée dans l’instant, dans la tendresse partagée et les silences apaisants. Il n’essayait pas de la changer, ni de la comprendre entièrement. Il acceptait tout ce qu’elle était, y compris ses blessures invisibles.
Elle tourna la tête, son regard se posant sur son visage endormi. La lumière douce de la lune éclairait ses traits, révélant une sérénité qu’elle enviait presque.
Marie sentit une larme silencieuse glisser le long de sa joue. Ce n’était pas une larme de tristesse, mais d’acceptation. Pour la première fois depuis longtemps, elle se sentait capable d’aimer sans crainte. Elle n’était plus une femme cherchant désespérément à combler un vide, mais quelqu’un qui apprenait à laisser le passé derrière elle.
Elle se rapprocha doucement de lui, nichant sa tête contre son épaule. Ce soir, elle choisissait d’être ici, dans ce présent qu’elle construisait jour après jour.
De temps en temps, Soleman réapparaissait dans sa vie. À chaque visite, il semblait toujours le même : imposant, sûr de lui, mais doté d’une profondeur qui se révélait dans leurs conversations. Ils s’installaient souvent sur la terrasse ombragée de la maison du prince, autour d’un jeu d’échecs qu’Aram avait offert à Marie lors de sa première année à Mahdia.
— Tu joues avec l’esprit d’un stratège, Marie, mais ton cœur te trahit à chaque mouvement, plaisanta Soleman, un sourire en coin.
— Et toi, Soleman, tu joues comme un homme qui a vu trop de batailles, répondit-elle avec le même sourire.
Entre deux parties, leurs discussions dérivaient vers des sujets plus philosophiques. Ils parlaient du temps, de la nature du sacrifice, et de l’importance de la paix intérieure. Soleman lui racontait des fragments de ses voyages et de ses rencontres, tandis que Marie partageait des réflexions sur ses propres luttes. Peu à peu, une amitié sincère et inattendue se forma entre eux, comme deux âmes anciennes trouvant un écho l’une en l’autre.
Ils tournaient l’un autour de l’autre, leurs pas mesurés, leurs sabres s’effleurant avec cette précision propre à ceux qui n’ont plus rien à prouver mais qui prennent encore plaisir à l’effort. Pas d’instruction, pas de supériorité entre eux : simplement deux guerriers qui se connaissaient assez pour savoir jusqu’où pousser l’échange, sans le transformer en démonstration.
Marie attaqua sur le flanc, rapide et sèche. Soleman para sans effort apparent, mais elle sentit dans la résistance de sa lame qu’il y avait là plus de force qu’il ne voulait bien le montrer. Il avait ce don agaçant de donner l’impression qu’il gardait toujours une réserve, comme s’il ne se battait jamais tout à fait sérieusement.
— Tu réfléchis trop, lança-t-il, sans animosité, tout en détournant son sabre d’un geste fluide.
Marie esquissa un sourire essoufflé, essuyant la sueur sur sa tempe du revers de sa manche.
— Ou bien c’est toi qui te fatigues trop vite.
Il eut un bref rire, sans répondre. Cela faisait partie du jeu, après tout. Chercher la faille, taquiner, tester l’autre autant par les mots que par la lame. Elle repartit à l’assaut, plus incisive, et il la fit reculer d’un contre parfaitement maîtrisé. Pas un geste brusque, pas de démonstration inutile, juste cette précision tranquille qui la forçait à rester sur le fil. Encore quelques échanges, plus intenses, et ce fut Soleman qui décida de mettre fin au combat d’un simple pas en arrière, baissant légèrement son arme.
— Ça suffit pour aujourd’hui, dit-il en plantant son sabre dans le sable.
Marie s’arrêta à son tour, reprenant son souffle. Aucun d’eux n’avait gagné, et ce n’était pas le but. Le plaisir avait été dans le mouvement, dans la tension de l’instant.
Soleman ramassa sa gourde et la lança à Marie.
— Viens. On va boire un thé. Je commence à croire que c’est le seul moyen de t’entendre parler sans avoir une lame entre nous.
Elle attrapa la gourde au vol, amusée.
— C’est parce qu’il faut bien te donner l’illusion que tu pourrais gagner, Soleman.
Il haussa les épaules, comme s’il acceptait ce constat sans se vexer.
— Tant que tu remplis les tasses, je veux bien perdre.
Salah, resté silencieux sur son rocher, se leva à son tour, mais Marie lui fit signe qu’il pouvait rentrer de son côté. Elle préférait ces moments-là sans témoin. Juste une conversation, loin du bruit et des obligations. Elle remit son sabre dans son fourreau et suivit Soleman à travers le sable encore tiède. Derrière eux, le désert retrouvait son calme, comme si rien n’avait existé d’autre qu’une simple passe d’armes entre deux voyageurs.
Ils avaient quitté le sable pour la fraîcheur discrète de la maison de Soleman. Rien d’ostentatoire. Juste des murs blanchis à la chaux, des tapis modestes, et l’odeur de menthe fraîche qui s’échappait du plateau posé entre eux. Dehors, la ville commençait à s’assoupir, et la brise du soir s’infiltrait paresseusement par les volets entrouverts, tempérant l’air encore chargé de la chaleur du jour.
Marie s’était laissée tomber sur un coussin, jambes croisées, le dos légèrement voûté par la fatigue agréable qu’offre l’effort bien dosé. Face à elle, Soleman versait le thé avec ce mélange d’application et de décontraction qui le caractérisait, comme si chaque geste méritait qu’on lui accorde un peu de soin, mais jamais trop.
— Je commence à croire que tu cherches à m’épuiser juste pour avoir le silence, lança Marie en acceptant la tasse qu’il lui tendait.
— J’ai remarqué que tu parlais moins quand tu avais soif, répliqua-t-il sans relever les yeux.
Elle sourit, portant le thé à ses lèvres, savourant la chaleur du breuvage. Un silence confortable s’installa. Pas un de ces silences lourds, pesants, mais plutôt de ceux qui permettent de reprendre son souffle entre deux confidences.
Au bout de quelques gorgées, Marie, d’humeur taquine, laissa tomber d’un ton léger :
— Tu sais… d’où je viens… enfin, disons, dans un avenir lointain, les femmes prendront la parole. Pas juste dans le cercle privé. Elles écriront des lois, gouverneront des royaumes… Certaines feront même plier des empires.
Soleman releva les yeux vers elle, mi-amusé, mi-intrigué.
— Rien que ça ? Et qu’adviendra-t-il des hommes ? relégués aux cuisines ?
Marie haussa les épaules, faussement grave.
— Oh, certains s’en remettront. D’autres continueront à s’imaginer que le monde tourne autour de leurs exploits. Mais globalement… disons que l’équilibre finira par se rétablir.
Il esquissa ce sourire discret qu’elle commençait à bien connaître, celui qui marquait chez lui un mélange de scepticisme amusé et de respect sincère.
— Alors peut-être qu’un jour, ton siècle rejoindra le mien.
— Oh, tu trouves ton époque si avancée ? ironisa-t-elle, un sourcil arqué.
— Avancée ? Non. Mais il y a des endroits où les femmes n’ont jamais attendu qu’on leur donne la permission de vivre. Simplement… on évite d’en faire des histoires.
Marie le regarda quelques secondes, surprise par la remarque. Soleman n’avait pas pour habitude de se vanter des mérites de son temps ou de son peuple, encore moins sur ce terrain-là.
— Ça te surprend ? demanda-t-il en attrapant à son tour sa tasse.
— Disons que ça change des sermons habituels sur la place des femmes et les volontés divines.
— Je ne suis pas prêtre, souffla-t-il en haussant légèrement les épaules. Et puis… j’ai toujours pensé qu’un bon guerrier sait reconnaître où réside la vraie force. Ce serait stupide de la mépriser simplement parce qu’elle ne porte pas d’épée.
Marie sourit doucement. Il avait cette manière de parler qui ne cherchait jamais à briller, mais qui parvenait pourtant à toucher juste. Pas de discours flamboyant, ni de grands idéaux proclamés à voix haute. Juste des faits, posés avec simplicité.
— Tu n’es pas ce que j’imaginais, Soleman.
— Je déçois ?
— Au contraire.
Il hocha la tête sans rien ajouter et remplit à nouveau leurs tasses. Le silence revint, doux et tranquille. Au loin, la ville achevait de sombrer dans la nuit. Et sur la terrasse, deux guerriers partageaient le thé et des idées, comme si, pour un moment, la paix pouvait vraiment exister.
Avec les années, Aram commença à montrer les signes du vieillissement. Son énergie, autrefois inépuisable, s’amenuisait. Marie le soutenait autant qu’elle le pouvait, refusant de laisser le poids des ans ternir leur bonheur. Elle veillait sur lui avec un amour dévoué, préparant ses repas préférés, l’accompagnant dans ses promenades, et partageant avec lui les récits de leurs souvenirs communs.
Une nuit, alors que la lumière dorée du crépuscule embrasait la mer, Aram lui demanda de venir dans sa chambre. Il était assis sur le lit, l’air fatigué mais serein, ses mains reposant sur ses genoux.
— Marie, ma lumière, murmura-t-il avec tendresse, je sens que mon temps touche à sa fin.
Elle s’agenouilla près de lui, prenant ses mains dans les siennes.
— Ne dis pas ça, Aram. Tu es encore là, avec moi.
Il secoua la tête, un sourire triste éclairant son visage.
— Mon amour, j’ai vécu une vie pleine et belle, mais je n’ai jamais connu une joie aussi grande que celle que tu m’as apportée.
Les larmes coulèrent silencieusement sur les joues de Marie. Il posa une main sur sa joue, son regard brillant d’émotion.
— Tu seras toujours dans mon cœur, même lorsque le mien cessera de battre.
Ils parlèrent jusqu’à tard dans la nuit, partageant des souvenirs et des promesses muettes. Ce fut une nuit d’une intensité inoubliable, un mélange de tristesse et de gratitude de deux âmes qui s’étaient trouvées pour partager une partie de leur chemin ensemble.
Aram s’éteignit paisiblement quelques jours plus tard, laissant un vide immense dans le cœur de l’immortelle. Les funérailles furent somptueuses, un hommage à la vie d’un homme aimé et respecté par tous. Marie, dissimulée sous un voile noir, resta en retrait, le cœur brisé mais pleine de gratitude pour ce que le prince avait été pour elle.
Peu après, elle prit la décision de quitter Mahdia. Le temps était venu pour elle de retourner en Europe, de retrouver Darius et de poursuivre sa quête.
Elle prit d’abord congé de Salah. Le vieil homme, qui avait tant fait pour elle au fil des années, portait désormais sur ses traits les marques profondes de l’âge. Ses cheveux, autrefois noirs, étaient devenus gris argentés, et sa démarche trahissait une fatigue qu’il ne cherchait plus à cacher.
— Merci, Salah, pour tout ce que tu as fait, murmura-t-elle en lui serrant la main avec une sincérité émue.
— Je n’ai fait que mon devoir, Marie, répondit-il avec un sourire fatigué.
Puis avant son départ, elle alla voir Soleman.
La nuit était claire et paisible, les étoiles brillant d’un éclat immobile au-dessus des dunes de Mahdia. Soleman avait conduit Marie jusqu’à un endroit symbolique pour eux deux : la dune où ils s’étaient affrontés des années auparavant. Le sable avait gardé les souvenirs de ce combat, non pas par ses marques physiques, mais par l’intensité des émotions qui y avaient été vécues.
Marie s’arrêta au sommet de la dune, son regard se perdant dans l’horizon désertique. Soleman s’installa à ses côtés, bras croisés, contemplant lui aussi le paysage nocturne.
— Je me souviens encore de ce jour, murmura-t-il. Pas du combat en lui-même… Mais de ce que tu m’as raconté ensuite.
Elle tourna légèrement la tête, ses yeux se posant sur lui avec douceur.
— Ce n’était pas un aveu facile. Tu es le seul à l’avoir entendu…
Il hocha la tête, pensif.
— Tu venais de me dire que tu venais du futur. Que tu avais tout quitté derrière toi pour une quête que personne d’autre ne pouvait comprendre. Mais surtout… tu avais raconté tes pertes, tes regrets. J’ai vu ce soir-là que tu portais bien plus de poids que ton apparente force le laissait deviner.
— Et toi, tu m’as épargnée malgré tout.
— Parce que tu avais déjà tout perdu ce soir-là, répondit Soleman, son ton grave mais dépourvu de jugement. Ce n’était pas un combat à finir. C’était une rencontre.
Ils laissèrent le silence s’installer, la brise légère du désert jouant avec les grains de sable à leurs pieds.
— Aram était mortel, reprit Marie doucement. Je savais qu’il partirait avant moi. Ça ne rend pas la perte plus facile, mais… je sais que je continuerais, avec ou sans lui.
Soleman baissa légèrement la tête, son regard dur mais sincère.
— La douleur que nous portons pour ceux que nous avons aimés ne s’efface jamais. Mais elle devient une partie de nous. Une force, même si on ne la veut pas toujours.
Marie inspira profondément, savourant la simplicité et la vérité de ses mots.
— Je garderai toujours une place pour lui. Mais il est temps pour moi d’avancer.
Il l’observa un instant, ses yeux sombres brillant d’un éclat indéchiffrable.
— Tu sais, je n’ai jamais vraiment cherché à m’attacher à des gens ou à des lieux. J’avance seul, la plupart du temps. Mais avec toi, ici, j’ai trouvé quelque chose de rare : de la confiance.
Marie, touchée, posa une main légère sur son bras.
— Et tu sais que tu peux toujours me faire confiance. Où que je sois, Soleman, tu auras toujours une place dans ma vie.
Il hocha la tête, son expression adoucie par une tendresse discrète.
— Alors, promets-moi juste une chose : ne laisse pas Darius t’ensevelir sous ses prêches trop sérieux. Sinon, je vais devoir venir te sauver, encore une fois.
Elle éclata d’un rire sincère, brisant la gravité du moment.
— Je compte sur toi pour ça, dit-elle en souriant.
Ils restèrent encore un instant sous les étoiles, laissant le silence du désert parler pour eux. Soleman était toujours le guerrier solitaire, Marie la voyageuse éternelle, mais leurs chemins, bien qu’ils se séparent pour un temps, resteraient liés par cette amitié indéfectible.
Alors qu’elle s’éloignait de Mahdia, ses pas lents et réguliers la menaient vers l’inconnu, mais son esprit était encore ancré à tout ce qu’elle laissait derrière elle. Le jeu d’échecs qu’Aram lui avait offert était soigneusement rangé dans ses affaires, un symbole discret mais puissant de leur histoire. Chaque pièce représentait un souvenir : leurs conversations au clair de lune, leurs rires partagés, et les longues nuits où ils avaient rêvé ensemble d’un futur qu’ils savaient éphémère.
Elle s’arrêta un instant sur un promontoire, le regard tourné vers la ville. La lumière dorée du lever du soleil baignait les toits en terre cuite et les ruelles étroites, rendant tout plus doux, presque irréel. Mahdia avait été bien plus qu’un simple lieu. C’était là qu’elle avait retrouvé une part d’elle-même, qu’elle avait commencé à panser les blessures laissées par ses amours passés. Aram n’avait jamais cherché à la changer ou à comprendre des parts d’elle qu’elle-même n’osait pas toujours affronter. Il avait été un compagnon, un amant, mais surtout un refuge. En l’aimant, il lui avait appris que l’amour n’avait pas besoin d’être une lutte ou un poids. Cet amour avait été une étape essentielle, un pilier dans sa reconstruction intérieure.
Mais aujourd’hui, elle sentait que son chemin l’appelait à nouveau. Ce qu’elle avait vécu à Mahdia lui avait permis de regarder ses cicatrices sans honte, mais il était temps d’aller plus loin. Elle voulait explorer le monde avec la force retrouvée qu’Aram lui avait insufflée, non plus pour fuir son passé, mais pour bâtir son avenir.
Un vent léger se leva, caressant son visage. Marie inspira profondément, une sérénité nouvelle dans le cœur. Elle continua son chemin sans se retourner, portant avec elle l’amour d’Aram, non plus comme un poids de regrets ou de nostalgie, mais comme une lumière intérieure, prête à éclairer chaque pas de son voyage.