L'apprentie
Les années ont passé, Sarah fête ses vingt et un ans, ainsi que la fin de sa formation et son poste à la station. Si sa présence avait gêné quelques-uns au début, au fur et à mesure que le temps est passé, Sarah est devenue comme la petite sœur de la station. Même les plus teigneux se sont fait à l’idée qu’elle puisse devenir animatrice à son tour.
Cependant, c’était sans compter sur les répercussions de la crise économique à laquelle Alastor et elle avait échappé jusque-là. Si les années vingt avaient été florissantes, ce n’est plus le cas depuis l’avènement de la Grande Dépression. Ce n’est pas une question de compétence, ni une question de genre ; les postes sont saturés, il n’y a plus de demande, ou très peu. Certains collègues d’Alastor ont même dû quitter leurs postes. Heureusement pour lui, Alastor jouit de sa popularité, il fait donc partie des têtes les plus importantes de la station, il ne risque pas de perdre sa place, mais cela ne l’a pas empêché de subir une baisse de salaire.
Sarah est devenue une jeune femme élégante, plus féminine qu’elle ne l’était adolescente. Elle porte des robes et sait marcher avec des chaussures à talons. Son visage enfantin a laissé place à des traits plus secs, mais qui conservent leur douceur. Ses yeux bleus ressortent toujours autant avec sa longue chevelure rousse qu’elle attache en demi-queue de cheval.
Sarah est enfermée dans sa chambre, mal à l’aise quant aux options qui s’offrent à elle. Sans revenu, elle ne peut subvenir à ses besoins. Trouver un travail pour une femme est déjà compliqué en temps normal, mais depuis l’année dernière, cela est pour ainsi dire impossible. Elle n’aura pas d’autre choix que de se marier… Elle regarde son reflet dans le miroir accroché au mur de sa chambre, juste au-dessus d’une petite armoire à tiroirs. Elle ne va tout de même pas aller jouer du violon sur la place en espérant attirer l’attention d’une personne qui la respectera suffisamment pour ne pas lever la main sur elle.
Alastor doit déjà subvenir aux besoins de sa mère malade, dont les médicaments sont de plus en plus coûteux. Elle ne peut décidément pas rester ici et lui imposer encore longtemps sa présence.
Sarah plonge sa tête dans ses mains, désabusée et effrayée par le tournant qui semble inévitable. Elle relève brusquement la tête lorsque Alastor frappe à la porte tout en entrant dans la chambre. Il reste figé, ne s’attendant pas à la voir si déprimée.
— Ne sois pas déçue, ma chère, ce n’est pas toi qui ne conviens pas, mais les emplois qui se font rares, avance Alastor.
— Quoi qu’il en soit, je suis maintenant un poids pour toi, répond Sarah.
— C’est vrai que tu pèses plus lourd maintenant que tu es devenue une femme, ricane Alastor.
Sarah n’a pas envie de réagir, elle détourne la tête, sachant très bien qu’il a compris de quoi elle parle. Alastor soupire et s’approche, se permettant de s’asseoir sur son lit, à ses côtés.
— Je devine à quoi tu penses, ma chère. Je n’ai aucunement l’intention de te faire partir d’ici.
Sarah baisse les yeux, le visage détourné d’Alastor. Les médias n’annoncent aucun changement, aucune amélioration. Alastor en sait quelque chose, il est directement impliqué ; lui et ses collègues doivent maintenir l’audience tout en donnant les nouvelles du monde. Ce n’est pas facile, mais avec son humour cynique, Alastor s’en sort mieux que ses collègues pour l’instant, bien qu’il se soit quelque peu calmé. Il est moqueur, mais pas idiot. Il sait que trop jouer sur les mots pourrait lui être néfaste, et qu’il doit aussi se montrer quelque peu compatissant envers la populace, ce qu’il fait de manière détournée en se moquant de l’État et de ses décisions, donnant ainsi à l’audience des personnes à blâmer.
— Comment se porte Élise ? demande Sarah.
Le regard d’Alastor devient alors froid, sans expression, vide de toute émotion.
— Son état ne s’arrange pas, rétorque-t-il.
Sarah le dévisage tout en posant sa main sur son épaule.
— Je vais aller lui faire sa toilette, ça lui fera du bien.
— C’est une bonne idée… Tu vois que tu n’es pas inutile ici.
Sarah se redresse, Alastor la laissant s’occuper de sa mère, tandis qu’il retourne à son bureau pour préparer ses scripts. Bien qu’il soit proche de sa mère, il préfère volontiers laisser Sarah s’occuper de certaines choses.
Sarah rejoint Élise dans sa chambre. La femme n’arrive même plus à se lever seule. Doucement, elle s’approche du lit tout en prenant délicatement la main d’Élise.
— Élise, voulez-vous vous laver ? demande doucement Sarah.
Elle attend la réponse de la vieille dame.
— Élise ?
Sarah secoue doucement sa main, devenue rachitique à cause de la maladie. Elle écarquille les yeux, son cœur s’arrêtant une fraction de seconde alors qu’elle réalise l’impensable. Elle se redresse d’un coup, portant sa main à sa bouche, les larmes lui montant aux yeux. Elle fait demi-tour, sort de la pièce, l’air lui semblant anormalement lourd, et gravit les marches pour se rendre jusqu’au bureau de l’homme. Elle entre sans frapper, puisque la porte est ouverte, son regard larmoyant se raccrochant à lui.
— Alastor… grince Sarah.
Il la dévisage, son cœur ratant un battement, tandis que son regard semble s’accrocher au vide qui l’entoure. Il n’y a pas besoin d’une parole de plus pour qu’il comprenne les pensées de Sarah, pour qu’il sache ce qu’elle n’arrive pas à lui dire. Il se redresse lentement, ses membres devenus soudainement mous. Sarah recule, ses mains devant sa bouche, pour le laisser passer alors qu’il descend à son tour constater l’inévitable. Élise les a quittés…