L'apprentie
Plusieurs jours se sont écoulés depuis la visite chez Angélique. Alastor a entendu une conversation téléphonique entre Sarah et cette dernière et, grâce au téléphone fixe qu'ils ont en bas, il a discrètement écouté. Il sait donc qu'Henry chasse le cerf à l’aube et qu’il est posté en lisière de son domaine. Enfin, il voit l’homme à cheval, accompagné de deux chiens de chasse, partir vers la forêt. Alastor le talonne, espérant que les canidés flairent une proie pour passer à l’action. S’il attaque Henry en leur présence, il risque de se faire mordre.
Il n’en a rien dit à Sarah, elle n’a pas besoin de savoir. Angélique est mariée à Henry, elle héritera de son domaine, grand bien lui fasse. Il continue de traquer Henry, les aboiements des chiens s’intensifiant tandis qu’ils ont trouvé ce qu’ils cherchaient. Henry se lance au galop, tout comme Alastor, les pas lourds et déterminés de Jazz résonnant avec fracas, attirant l’attention de l’homme, bien évidemment surpris de voir Alastor sur son domaine. Ce dernier ralentit, prêt à lui râler dessus, jusqu’à ce qu’il voie l’homme attraper son fusil de chasse, tout en affichant un sourire fou, et le pointer avec l’arme.
Henry talonne avec hâte les flancs de sa monture pour la presser, celle-ci se cabrant alors que le tir passe à côté de sa tête. Lors de sa chevauchée, le brun a pu s’en rendre compte : Henry n’est pas un bon cavalier, il a tendance à retomber sur la selle et ne pas suivre correctement l’allure de son cheval. Il tombe du dos de celui-ci tout en levant les mains vers son visage en regardant Alastor.
— Pitié, pourquoi ?
— Pourquoi, jubile Alastor, pour avoir insulté ma mère et ma protégée.
Termine-t-il avec un sourire carnassier alors qu’il appuie sur la détente du fusil, la balle se logeant en pleine tête d’Henry. Alastor ricane, Jazz s’énervant légèrement. Il s’apprête à descendre de son cheval pour aller voir le corps de plus près, mais s’en avise lorsqu’il entend les chiens revenir vers lui. Il talonne Jazz et s’enfuit, le sourire aux lèvres. Personne ne saura que c’est lui de toute manière ! Il lui faut deux bonnes heures pour revenir à l’écurie, déposer Jazz et le fusil, puis il retourne chez lui. Il n’a pas besoin de passer par le garage, ses vêtements n’ont pas été tachés par le sang, mais Alastor ressent un petit manque, la petite récompense qu’il n’a cette fois pas pu prendre à cause des canidés. Il descend dans le petit cellier où il attrape un morceau de viande qu’il a rangé dans des bocaux pour les tenir le plus frais possible, puis s’en repaît sans même cuire le morceau.
Son regard lumineux plus que jamais luit dans le noir, son regard encore plus fou et ses envies de plus en plus fréquentes… Son repas macabre fini, il revient vers la maison, plissant soudainement les yeux alors qu’il se tourne vers la buanderie. Qui joue du violon ? Il penche la tête et y entre, surprenant Sarah, qui s’arrête de ce fait, surprise par l’arrivée de l’homme.
— Tu as ressorti ton violon ? C’est bien, déclare Alastor.
— Cela fait un moment, mais je m’arrange toujours pour ne pas être surprise, explique Sarah.
— Pourquoi donc ? Nous avons bien un piano à queue à la maison, tu ne dérangerais personne et je serais amusé de t’entendre jouer et même de t’accompagner, ricane Alastor.
— Vraiment ? Je fais parfois des fausses notes, j’avais peur pour vos tympans, plaisante Sarah.
Alastor s’assoit sur le rebord de la fenêtre tout en désignant Sarah d’un geste théâtral de la main. Celle-ci sourit et recommence en douceur dans un son léger alors qu’elle interprète un morceau connu de Charlie Chaplin. À la fin de sa reprise, Alastor l’applaudit, Sarah lui souriant, ravie.
— Je m’en suis bien sorti, j’ai toujours mes tympans, ricane Alastor.
— Vraiment ? Je ne suis pas beaucoup entraînée ces derniers temps.
— Rien ne t’empêche de le faire, même dans la maison. Quel homme serais-je si je t’empêchais d’avoir libre cours à ton imagination, réplique Alastor, son ton narquois.
— En parlant d’imagination, tu reviens tard ce soir, est-ce que tu…
— Sarah, je ne peux pas te répondre franchement à ce genre de question. Tu devrais arrêter d’y penser, ce n’est déjà pas sain pour toi de savoir ce que je fais, même si c’est pour de bonnes raisons.
La jeune fille détourne les yeux et range son Stradivarius dans son étui, Alastor quittant le rebord de fenêtre pour raccompagner Sarah dans leur demeure.
— Je m’inquiète surtout pour toi, si jamais tu venais à avoir un problème, ou si tu venais à perdre le contrôle. Je n’en dis rien, mais tes yeux sont de plus en plus rouges…
Alastor regarde droit devant lui, son expression ne change pas, mais il laisse échapper un long soupir quant à ce problème.
— Sarah… Ma mère, est-ce qu’elle t’en a parlé, est-ce que tu penses qu’elle l’a remarqué ?
Sarah dévisage Alastor, inquiète, puis fait non en secouant la tête :
— Elle n’a plus une aussi bonne perception des choses, elle ne le remarque pas. Mais elle trouve ton comportement différent, ça, elle me l’a dit. Elle pense que c’est parce que je suis là, mais je me dis que cela a plutôt à voir avec ta fièvre.
— Je pense que tu te fais trop de soucis. Ma mère doit certainement penser que c’est une bonne chose pour nous tout simplement, sourit Alastor.
Sarah lui rend son sourire, mais elle a remarqué qu’Alastor s’absentait de plus en plus souvent, qu’il peut parfois, en pleine nuit, aller dans son garage et que le lendemain, il a toujours sur lui cette odeur étrange. Sarah est presque sûre de ce qu’il peut faire là-bas, mais comme le lui a dit l’homme, mieux vaut pour elle ne pas trop chercher à savoir. Pour l’heure, chacun retrouve sa chambre, se glisse dans son pyjama et se couche pour ce qu’il leur reste de temps à dormir avant leur prochaine journée. Il va sans dire que le réveil fut difficile pour Alastor et Sarah, plus pour l’une que pour l’autre… Ils se lèvent, se rejoignant sans bruit pour ne pas réveiller Élise dans la cuisine où, à coups de caféine, ils se stimulent pour affronter leur journée.
Ils restent silencieux, chuchotant à peine, petit-déjeunent, attrapent leur manteau et s’en vont pour leur matinée de travail, l’après-midi étant dédiée aux recherches pour leurs chroniques. Vers dix-huit heures, Alastor et Sarah se retrouvent pour retourner ensemble chez eux. Devant la demeure, Alastor ouvre et laisse entrer Sarah, la bonne odeur du repas préparé par Élise la met déjà en appétit. Elle se dirige vers le salon séparé par le mur du corridor, la table joliment préparée comme s’il y avait un invité de marque aujourd’hui.
Sarah tourne son regard vers la mère d’Alastor qui sort alors de la cuisine avec un large sourire et sursaute alors que mère et fils s’écrient :
— Joyeux anniversaire, Sarah !
La jeune fille sent son cœur frôler l’arrêt cardiaque, les yeux ronds et le visage complètement rouge. Elle n’a aucune idée de comment elle doit réagir, elle les dévisage à tour de rôle, Élise venant la serrer dans ses bras.
— Comment le savez-vous ? s’étonne-t-elle.
— Ta date de naissance est renseignée dans tes documents, répond Alastor tout en lui faisant un clin d’œil.
Élise lui tend un paquet. Toujours avec les joues rosies, Sarah l’ouvre, le cœur serré. C’est la première fois que l’on lui offre quelque chose. Elle l’ouvre et sort une gourmette en argent portant son nom. Elle pince ses lèvres pour s’empêcher de pleurer, touchée par le geste. Alastor s’approche et l’aide à la placer sur son poignet. Sarah renifle et essuie la larme qui coule sur sa joue, avant de serrer Alastor, puis Élise, dans ses bras.
— Merci ! Je vous adore, dit-elle, émue.
Élise semble aux anges, Alastor l’observe avec un large sourire. Pour sa mère, Sarah est devenue comme sa fille. Élise lâche la jeune fille, il est temps de passer à table ! Une fois repus et la vaisselle faite, Élise se souvient alors :
— Sarah, ton amie Angélique a voulu te joindre dans la journée, je lui ai dit que tu la rappellerais.
— Vraiment ? Je vais le faire, répond la jeune fille.
Pour le coup, Alastor se raidit. Il regarde Sarah composer le numéro sur le téléphone, son estomac se tordant étrangement à l’idée que la jeune femme décroche. C’est le cas, et Sarah la salue avec joie… Sauf que bien vite, son sourire s’éteint pour laisser une expression de tristesse et de malaise passer. Sarah regarde alors Élise et Alastor, ce dernier parfaitement conscient de l’annonce faite par Angélique.
— Toutes mes condoléances, Angélique… Et comment est-ce arrivé ?
Alastor reste silencieux, tandis qu’Élise se rapproche de Sarah, d’un air inquiet. Elle finit par raccrocher et dit :
— Henry a été retrouvé sur son terrain de chasse, une balle dans la tête, c’est une exécution, explique Sarah.
— Rien d’étonnant à cela vu son comportement ! L’un de ses domestiques a certainement dû en avoir ras le bol d’être insulté, rétorque Alastor narquois.
Sarah le dévisage, son regard le juge, mais Alastor ne fait que sourire. Élise se tourne vers lui et lui attrape l’oreille.
— Garde tes blagues de mauvais goût pour toi, mon ami ! Cela reste un meurtre, c’est grave !
— Navré, mère, je n’arrive pas à ressentir de peine pour ce genre de personne. C’est difficile pour Angélique, je peux le comprendre, mais elle n’est pas perdante dans cette histoire ! Elle va devenir la propriétaire, par son mariage, du domaine de son défunt mari. Rappelez-vous de comment il vous a traitée ! Aurait-il été un bon époux pour cette femme ?
— Tout de même, cela doit être choquant, dit Sarah.
— Je suis navrée pour ton amie, Sarah, répète Élise.
Ils vont se coucher. Sarah, juste avant d’entrer dans sa chambre, attrape la chemise d’Alastor, ce qui le fait se tourner vers elle.
— Ce n’est tout de même pas toi ? demande Sarah.
— M’en voudrais-tu si c’était le cas ?
— Je ne sais pas, peut-être… Henry n’était pas plus différent du commun des personnes. Il n’était pas violent avec Angélique, il s’efforçait de lui faire plaisir, elle nous l’a dit. Henry avait simplement la même façon de penser que tous les autres.
— Tu as raison, mais ce qui est fait est fait, cela ne changera rien de ressasser cet incident, dit Alastor.
Sarah détourne les yeux. Est-ce lui ? Il n’affirme pas et ne nie pas non plus… Elle fait demi-tour et rentre dans sa chambre sous le regard perçant d’Alastor. Celui-ci soupire tout en se grattant la tête… Peut-être a-t-il fait une erreur en tuant Henry. Comme Sarah le dit, son esprit étriqué est commun à la majorité, leurs mœurs sont ainsi faites. Il a été insultant, mais en soi, comparé aux personnes qu’il a déjà tuées, Henry n’aurait pas été l’une de ses victimes si sa mère n’avait pas été visée par ses propos. Mais comme il vient de le dire à Sarah, il est trop tard pour y réfléchir, le retour en arrière n’est pas possible.