Chroniques désespérées d’un casque-micro

Chapitre 16 : Le caillou, le casque, et l’amitié indéfectible

850 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour il y a 29 jours

Ce matin-là, rien ne laissait présager la tempête. Un matin banal chez IPM : plateaux gris, écrans bleus, clients furax au téléphone, et moi, fidèle soldat du stress, fidèle à l’appel. Mais à peine levé, une douleur m’avait déjà vrillé le ventre. Pas un simple malaise. Une lame. Invisible, mais cruelle. Pourtant, comme beaucoup d’autres avant moi, j’ai pris sur moi. J’ai obéi à cette petite voix gravée dans le crâne de chaque travailleur en centre d’appel : « Allez, fais pas ta chochotte. Va bosser. »

Mais ce jour-là, mon corps en a décidé autrement. À peine arrivé sur le plateau, la douleur s’est transformée en supplice. Je me pliais, je suffoquais, j’avais l’impression que Torquemada lui-même m’étrillait les reins. Une torture moyenâgeuse, un châtiment pour avoir trop encaissé. Et pourtant, j’étais toujours là, casque vissé à la tête, prêt à m’excuser à la place d’un livreur qu’on ne pouvait pas virer.

Mais ce jour-là, je n’étais pas seul.

Il y avait mes amis, mes collègues, mes compagnons de galère. Ceux qu’on appelle « collaborateurs » dans les mails corporate, mais qui, dans la vraie vie, deviennent une famille improvisée au milieu du vacarme. Et parmi eux, il y avait la MEILLEURE. Celle qui ne lâchait jamais son poste, qui carburait au dépassement de soi, à la fierté du travail bien fait. Ce jour-là, elle a jeté son casque. Littéralement. Elle a balancé son micro comme on balance une chaîne. Elle a accouru à mon chevet comme une sœur, un rempart, une guerrière.

Une heure. Une heure de souffrance interminable. Une heure où mon corps se brisait, où mes nerfs lâchaient. Une heure pendant laquelle ils étaient là. À me soutenir, à me parler, à tenir ma main sans mots inutiles. Puis l’ambulance est arrivée. Et le diagnostic est tombé : un calcul rénal, provoqué par un accumulation extrême de stress.

Oui. Mon corps avait décidé de m’arrêter. De sonner l’alerte. Car dans ce monde-là, on ne vous croit pas quand vous dites que vous allez mal. Il faut vomir, saigner, ou pleurer de douleur pour que quelqu’un vous prenne au sérieux.

Et pendant que je luttais à l’hôpital, une supérieure en télétravail, bien au chaud chez elle, osait envoyer des mails à mes amis pour leur dire de reprendre leur casque.

Et c’est là que la MEILLEURE a hurlé. Oui, hurlé. Pas dans sa tête, pas en message privé. Elle a répondu :

« Si mon ami crève, vous voulez qu’on bosse à côté de son cadavre peut-être ? Non mais ho ! »

Cette phrase. Cette colère. Ce refus. C’était l’acte le plus humain que j’aie vu dans ce centre déshumanisé.

Le sol tanguait. Les bruits du plateau se faisaient lointains. Mais les regards, eux, étaient là. Ceux de mes amis, ceux de mes collègues. Et surtout… le sien.

Lui, le "T1000". Le collègue qu’on disait sans cœur, programmé pour répondre "je comprends monsieur" avec le même ton qu’un répondeur vocal. Lui, qui encaissait les insultes avec une précision chirurgicale. Lui, qui avait dit un jour au superviseur : "Désolé, j’ai épuisé mes réserves d’humanité." Ce jour-là, il m’a regardé. Il s’est levé. Il n’a pas prononcé un mot. Mais il ne m’a pas quitté.

Et pendant que la douleur me transperçait, que mes amis jetaient leurs casques pour m’entourer, pendant que l’une d’entre eux – la Meilleure – se mettait à crier de rage en lisant le mail d’une N+2 qui exigeait qu’on retourne bosser, même avec un collègue au sol… lui, le T1000, est resté.

Il ne suivait plus son programme. Il avait désobéi à Skynet.

Et dans son silence, dans ce refus de tourner les talons, il était devenu plus humain que tous les petits chefs réunis.


Et c’est là que j’ai compris.

Ce n’est pas le caillou qui m’a brisé. C’est l’indifférence du système. C’est l’idée qu’il faut une preuve physique de votre mal-être pour être légitime. C’est l’idée qu’un "N2" en télétravail peut se permettre d’exiger la performance pendant qu’on meurt à petit feu.

Mais ce caillou, aussi cruel soit-il, m’a sauvé. Il a été mon signal d’alarme. Mon sifflet d’arrêt d’urgence. Il m’a dit : « Si tu restes, tu ne tiendras pas. »

Mais surtout, j’ai su que je n’étais pas seul.

Même les robots pleurent.

Même les droïdes posent leur casque.

Et parfois, les vrais amis se révèlent quand le corps dit ce que l’âme n’ose plus crier.

T1000, la MEILLEURE, je vivrais 100 ans pour encore me souvenir de vous.

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