Chroniques désespérées d’un casque-micro
Ah, le client donneur d’ordres. Cet être mythologique, toujours évoqué avec respect, crainte, et une petite touche de résignation servile. On ne sait pas très bien d’où il vient — souvent d’une entreprise plus grande, plus froide, et beaucoup plus chère que la nôtre — mais on sait ce qu’il veut : des résultats. Et qu’on ferme notre gueule.
Il se présente parfois. Rarement. Comme une apparition divine.
Costume repassé, sourire carnassier, iPad à la main. Il s’assied dans l’open space, juste derrière un pauvre conseiller pris au hasard comme cobaye. Il observe. Il jauge. Il juge.
Et c’est là que la magie opère :
il ne comprend rien à ce qu’il voit.
Quand le dieu descend sur Terre… et trébuche sur un micro-casque
Un jour donc, ce grand manitou s’installe derrière ton collègue, témoin d’une vente en cours.
Le collègue, fin tacticien de la misère, utilise une technique éprouvée :
“Je vais voir avec mon supérieur si on peut faire un geste.” Et hop ! Il met le client en attente. Pas pour consulter qui que ce soit, bien sûr. C’est une pause tactique, une petite feinte pour créer du suspense, du désir, de l’illusion de privilège.Mais le client donneur d’ordres, lui, fronce les sourcils.
Il tourne sa tête — trop doucement pour que ce soit bon signe — et lâche cette question assassine, avec la gravité d’un enfant qui découvre que le Père Noël n’est pas réel :
“Pourquoi avoir mis le client en attente ?”À cet instant, le silence a crié dans toute la salle.
Parce que là, on a tous compris. Le roi est nu.
Ce type, pour qui on crame nos nerfs, ne connaît même pas le métier.
Il ne sait pas ce que c’est qu’un appel. Un script. Une objection client.
Il ne connaît pas le casque. Il ne connaît que l’excel.
Un métier qu’il dirige sans jamais l’avoir exercé
Ce donneur d’ordres, il dirige à distance.
Il émet des exigences comme on jette des os à des chiens :
- 12 ventes par jour,
- un taux de transformation à 18%,
- un NPS au-dessus de 8,
- et pas un mot de travers.
Mais jamais, jamais, il n’a répondu à 80 appels dans une journée.
Jamais il ne s’est fait hurler dessus par un client furax parce que sa box Internet clignote comme un sapin de Noël.
Jamais il n’a dû jouer le funambule entre le script, la vérité, et son quota.
Il veut du “qualitatif”, mais demande du chiffre.
Il veut des vendeurs empathiques, mais chronomètre chaque “bonjour”.
Il veut du service client premium, mais paie au lance-pierre.
Et surtout, il veut que les agents soient “motivés” — sans jamais poser cette question simple :
Et vous, seriez-vous motivé à faire ce travail, vous ? Avec ce salaire, cette pression, ces horaires, cette précarité ?Mais il ne se la posera jamais. Parce que pour lui, le métier de télévendeur, c’est un algorithme. Une boîte noire. Une machine à chiffres.
Pas un métier.
Pas des humains.