Et les étoiles brillaient...
Le soleil brillait de mille feus sur l’Encanto ; pas un nuage ne venait troubler le ciel. Bien des gens, en vérité, avaient craint l’ouragan, car c’était aujourd’hui, que l’on baptisait le dernier-né des Madrigals : Antonio. Tout se devait d’être parfait, rien n’avait été laissé au hasard, sous peine de voir la pluie arrivé ; comme ce fût le cas, il y a des années, au mariage de Pepa Madrigal.
Toute la famille était donc sur son trente-et-un, ayant revêtu leurs plus beaux vêtements de fêtes. Isabela était désormais occupée à fleurir les cheveux des femmes de la famille, à la demande de sa tìa Pepa. Il n’y avait jamais assez de fleur dans une telle journée pour la grande rousse, que beaucoup jugeait excentrique. Évidemment, personne ne se risquerait à le lui dire en face, surtout pas en cette journée.
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— Ah ! S’exaspéra Isabela. Arrête de bouger, Mirabel ! Sinon, je demande à Luisa de te tenir !
La menace fit soupirer la fillette, qui ne rêvait que de fuir en direction du village, afin d’y faire la fête avec ses amis. Devant sa moue boudeuse, Luisa sourit, avant de pouffer de rire à ses marmonnements, quelque peu piquant.
— Mira’ ! J’ai tout entendu. La prévient alors gentiment Dolores. Et ce n’était pas très gentil, ni poli ! La gronda-t-elle alors, non sans un léger sourire en coin.
Ils étaient rares, ces moments où elles étaient ainsi ensemble, à prendre soin les unes des autres. D’ordinaire, tout était plutôt de l’ordre du chacun pour soi ; tout le monde se devait d’être prêt à l’heure pour partir aider au village. Aujourd’hui, c’était différent ; aujourd’hui, même si tout semblait tenir de la corvée, c’était un jour de fête et donc, de repos.
— Assieds-toi, Luisa, je vais te coiffer. Lança alors Dolores en s’approchant de sa cousine, une brosse à cheveux en main et un air déterminé sur le visage.
— Euh… mais… je… je suis déjà coiffé, Dolores. Bégaya la jeune fille.
— Oui… Comme tu te coiffes tous les jours ! Sa cousine leva ses grands yeux foncés au ciel, claquant sa langue contre son palais, d’un air réprobateur. Nous sommes un jour spécial, Luisa. Alors, qui dit jour spécial, dit coiffure spéciale. Casita !
Un siège percuta l’arrière des genoux de Luisa, la forçant ainsi à s’asseoir, et il n’en fallu guère plus pour que la fille de Pepa s’attaque à l’imposante crinière bouclée de sa cousine. Et elle n’y allait pas de main morte.
— Aïe ! Râla l’adolescente, croisant les bras sur sa poitrine, pour ne pas s’agripper à autre chose, qu’elle risquerait de briser. Ils étaient très bien mes… Aïe !... Cheveux. Tu sais le temps que je passe à faire ce chignon ? Elle mentait évidemment, elle était tellement rôdée à l’exercice, qu’il ne lui fallait que quelques minutes désormais.
— Luisa ! Tempêta alors Isabela, en lui lançant son plus beau regard noir et sévère. Écoute-nous, pour une fois et fais plaisir à tìa Pepa. L’aînée soupira d’agacement, tout en continuant de se battre avec les cheveux de Mirabel. Tout doit être parfait ; nous devons êtes parfaites.
Luisa se renfrogna alors, se tassant sur son siège, ce qui soulagea Dolores cependant. Mirabel sembla un instant se moquer de sa sœur. Il y avait de quoi, la seconde était tout comme elle, devenu une poupée entre les mains des aînées ; la cible d’un pouponnage en règle. À son tour, la plus colossale des quatre filles râla dans sa barbe, contre la futilité de la perfection et surtout sur l’aspect non pratique de tout ceci.
— LUISA ! S’écrièrent en cœur Dolores et Isabela outrées, faisant éclater de rire Mirabel.
Mais, cela avait valu la peine de souffrir, car le reste de la famille était aux anges ; le soleil était ainsi garanti pour le reste de la journée. Alors, ils purent tous se rendre à l’église, dans leurs habits du dimanche, afin de procéder à cette cérémonie si importante. Assis sur les bancs en bois, dans un silence religieux, ils écoutaient impassibles, les paroles du prêtre, appelant le Seigneur à protéger le jeune Antonio ; à l’accueillir dans la Foi et leur communauté bienveillante.
La fraîcheur du lieu de culte tranchait avec la chaleur extérieure ; c’était salutaire. Luisa parcourrait les tableaux, représentant des scènes de la Bible, de ses yeux noisette, tout en gardant une oreille attentive sur le déroulé de la cérémonie. Elle se sentait engoncée dans sa robe violette et elle avait l’impression d’entendre les coutures de cette dernière crier « à l’aide ». Chacun de ses mouvements, surtout des bras et des épaules, devait être calculé pour ne pas déchirer le fragile tissu ; une contraction violente d’un de ses biceps serait si vite arrivé à bout de ce dernier. Ses cheveux, qui dévalaient en cascade dans sa nuque, lui tenaient horriblement chaud ; si chaud qu’une pellicule humide s’était formé derrière ce trop lourd rideau. Et l’odeur des roses dans cette savante coiffure commençait à lui donner des nausées. Ce n’était pas pour rien, qu’elle faisait si peu d’effort vestimentaire, optant pour des vêtements pratiques et larges ; ce n’était pas pour rien, si elle portait constamment ses cheveux en chignon. Tout cela n’était pas qu’une vulgaire préférence. Non. C’était essentiellement un aspect pratique. Oui, elle aimait les jolies choses et notamment se sentir jolie ; qu’on le lui dise surtout. Mais, le résultat final ce jour, la mettait plutôt mal à l’aise.
Heureusement, les lieux l’apaisaient. Elle aimait venir ici seule, depuis quelque temps maintenant. Ici, lorsqu’elle s’asseyait sur un banc, personne ne lui demandait rien ; personne ne lui adressait la parole. En règle générale, on ne lui parlait que pour lui demander quelque chose. Luisa ne s’en vexait pas, mais cela l’attristait tout de même, renforçant l’idée qu’elle n’avait pas vraiment d’amis, à part sa famille ; à part les ânes qu’elle ramenait quasiment quotidiennement et à qui elle se confiait ; à part Luciana, avec qui les choses se compliquaient parfois cela dit. Alors, lorsqu’elle venait s’asseoir dans l’église, elle se garantissait quelques minutes de repos. Sans doute les gens pensaient-ils qu’elle avait un côté très pieux et un besoin viscéral de communier avec Dieu quotidiennement. Bon, ils n’avaient pas tout à fait tort ; mais guère raison non plus.
Un mouvement à ses côtés attira son regard. Dolores, assise à côté d’elle, sortait de sa poche, des boules de coton, pour se boucher les oreilles. Elle lui offrit un sourire, avant de protéger ses précieux tympans ; aussi miraculeux que diaboliques. Luisa eût du mal à retenir son soupire. Si sa cousine se bouchait les oreilles, cela voulait dire qu’il était venu le temps des chants religieux. Et qui disait chant, voulait dire Mariano Guzmàn en voix de tête ; ce grand nigaud énamouré, qui lorgnait sans cesse Isabela, au lieu de se concentrer sur sa chanson. La colossale adolescente jeta un regard discret derrière son épaule, se faisant la réflexion, qu’elle n’avait pas encore la sœur du chanteur aujourd’hui. Mais Luciana était introuvable.
Discrètement, elle soupira et ferma les yeux, afin de se concentrer sur les paroles du chant ; le sens caché derrière les mots. Le silence se fit. Elle serra ses doigts avec force sur un pli de sa robe. La musique commença en douceur, invitant au recueillement et emmenant un instant Luisa loin de tout ceci. Ses sourcils bruns se froncèrent, lorsque le mouvement des tissus lui indiqua que le chœur se mettait en place. Elle priait que ce ne soit qu’un mauvais moment à passer ; elle s’interdisait d’ouvrir à nouveau les yeux, ne pouvant supporter d’être à nouveau témoin des regards lourds de Mariano. Un murmure s’éleva autour d’elle, celui de la surprise. Le bellâtre avait-il une tache sur son habit de lumière ? Enfin, une voix s’éleva au rythme de la mélodie, douce, délicate et vibrante ; la voix d’un ange, se murmurait-il.
Le souffle de l’adolescente se coupa brutalement, comme si l’air refusait encore d’entrer dans ses poumons. Son cœur manqua un battement, figé par la beauté du son parvenant à ses oreilles. Son âme, elle, s’anima d’une vie propre, vibrant au son de cette voix, qu’elle ne connaissait pas. Ses muscles tressautaient sous son épiderme, parcouru par la chair de poule. Jamais, elle n’avait ressenti ça. Sauf peut-être la première fois, qu’elle avait entendu son père jouer du piano ; il y a fort longtemps donc.
Brusquement, elle ouvrit ses grands yeux noisettes, encore émue de surprise, éprise de cette sensation agréable, cherchant à connaître l’identité de la cantatrice. Sa mâchoire sembla lui échappée, laissant sa bouche s’ouvrir de stupeur, mais elle se reprit prestement en entendant le rire étouffé de Dolores. La seconde fille de Julieta tourna son regard vers sa cousine, empli d’incompréhension et quelque peu noir ; n’aimant guère qu’elle se moqua d’elle. En silence, elle forma ses mots sur ses lèvres, sans laisser de son lui échapper :
— Tu le savais ?
Dolores acquiesça et passa un bras autour de celui de sa cousine, appuyant sa tête contre ses muscles saillants et soupira d’une certaine forme d’aise, reposant toute son attention sur la cantatrice. Luisa en fit de même, encore troublée de tout cela, fixant Luciana qui chantait, comme inspirée par la Foi. Elle ne la voyait pas. Ses yeux émeraude fixaient inlassablement les vitraux au fond de l’église, surplombant la porte. Son visage serein, même sérieux, rappelait les saintes statues qui décorait les lieux. Ses longs cheveux noirs, attachés en nattes, reposaient sur ses épaules. Dans sa robe d’un blanc immaculé, sur laquelle se reflétait la lumière de l’astre solaire, elle faisait l’effet d’un ange, c’était vrai et, aux yeux de Luisa, elle n’avait jamais été aussi belle.
Les oreilles de l’adolescente se mirent à chauffer, rougissant à l’idée de ce qu’elle venait de penser. Sa main se resserra sur le pli de sa robe, sentant son cœur qui s’accélérait au rythme de la montée en puissance vocale de la jeune fille. Pourquoi diable, la voix de Luciana lui faisait cet effet-là ? Elles se connaissaient depuis la prime enfance, comment avait-elle pu passer à côté de ça ? Et son cœur palpitait si fort, qu’elle avait mal dans la poitrine ; que l’air semblait lui manqué d’avantage que lors de sa surprise initiale. Pourtant, elle ne voulait pas que cela s’arrête ; formant le vœu pieu de l’entendre encore et encore. C'en était si beau, qu’une larme lui échappa, dévalant sa joue encore rebondie d’enfant, pour se perdre dans le col de sa robe.
Mais tout s’arrêta brutalement. Après une dernière envolée lyrique, Luciana se tût dans un sourire, avant de retourner s’asseoir avec le chœur pastoral. Et elle, Luisa, vibrait toujours sur son banc, revenant difficilement à la réalité ; luttant, contre l’envie d’applaudir ; contre l’envie de hurler qu’elle chante encore. Mais il serait mal séant d’applaudir dans une église et plus encore, de hurler. Alors, elle se tut et se laissa glisser dans le réel, au contact des doigts de Dolores sur ses muscles contractés.
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La cérémonie terminée, Les Madrigals s’étaient rassemblés sur le parvis de l’église pour recueillir les félicitations du village ; procéder à une nouvelle photo de famille. La tête basse et à l’écart des autres, Luisa ne pouvait guère passé inaperçue, mais elle tentait de remettre de l’ordre dans ses idées. La voix de son amie parcourrait encore son cerveau, comme une ribambelle infernale ; n’ayant plus comme vœu que celui qu’elle chante à nouveau pour elle ; pour elle seule. Voir une fois de plus, la lumière dans ses yeux verts plongés dans les siens, celle de l’artiste dévouée à son art. Se laisser bercer par la vibration unique du son qu’elle seule produisait, qui lui engourdirait les sens et ravirait son être. Sentir ses doigts remettre, une fois encore, ses mèches rebelles en place et qui ferait fondre un peu plus son âme et allumerait un incendie sans nom en son cœur. Elle se ravirait de la couleur cuivrée de sa peau, en rêvant de pouvoir tresser ses cheveux de jais, comme lorsqu’elles étaient enfants.
Luisa secoua son épaisse crinière, cherchant à cacher le rouge qui incendiait les oreilles, en menaçant de contaminer le reste de son visage. Il n’était pas possible d’avoir pareilles pensées ! Luciana était son amie ; sa sœur de cœur. Celle qui avait pris soin d’elle, même de loin, depuis tant d’années. Pourquoi avait-il fallu qu’elle chante, finalement ? À part pour lui embrouillé les sens et l’esprit. L’adolescente déglutit difficilement, sa salive lui faisant l’effet d’un millier de couteaux tranchants glissant vers les tréfonds de son être.
— Luisa ? Cette dernière sursauta violemment, Est-ce que tu vas bien ?
La voix de Luciana semblait profondément inquiète et c’était bien la dernière chose que la deuxième fille de Julieta souhaitait. Ses mains se serrèrent autour de ses avant-bras, prolongeant la sensation de malaise qui les entouraient. Une lueur de tristesse dans ses yeux noisette, elle voulait répondre, lorsque…
— Luciana ! S’écria Dolores en quittant tout le monde pour venir serrer sa meilleure amie dans ses bras. C’était grandiose !
— Tellement parfait. Renchérit Isabela avec un sourire lumineux, tout en faisant voler ses cheveux soyeux pour dégager son visage.
— Oh, merci… Les joues de la jeune Guzmàn s’empourprèrent quelque peu devant pareils compliments, puis elle se tourna vers Dolores. Je ne t’ai pas fait trop mal aux oreilles ? Tu sais, j’essaie de me retenir pour toi, mais…
— C’était parfait. Vraiment, Lucia’ ! Et puis ta voix ! C’est… Commença la jeune femme à l’ouïe si fine.
— Comme un ange qui chanterait. Conclue Luisa, qui en présence de sa sœur et de sa cousine, sembla reprendre vie. Non sans rougir de sa confession.
Ce compliment fini d’enflammer le visage de Luciana, qui emmêla ses doigts les uns aux autres, profondément gênée de la comparaison qui lui fût offerte. Toutefois, elle garda ses mires émeraude accrochées à celle de Luisa, comme cherchant encore à savoir ce qui attristait l’adolescente. Une tension se créa ainsi, sans que l’une ou l’autre l’ait réellement chercher ; l’aie réellement voulu.
— Exactement, Luisa ! La voix d’Isabela parut trancher l’instant, les ramenant à la réalité. Comment as-tu pu nous cacher ça aussi longtemps ? Faussement outrée, l’aînée des petits-enfants lança un regard sombre à la jeune fille, puis éclata d’un rire cristallin. Tu viens à la fête, j’espère ?
— Oui, bien sûr. Je ne raterai pas l’occasion d’être avec mes meilleures amies. Luciana sourit, gardant sous silence la raison qui l’avait poussé à ne jamais faire mention de sa capacité vocale. Je dois me changer, je ne vais pas venir en tenue pastorale. Elles rirent de bon cœur ; même Luisa laissa ce dernier lui échapper. À tout à l’heure, alors ?
La question n’était pas tant destinée aux aînées, qu’à la cadette, sur laquelle, elle posa un regard interrogateur. Cette dernière se raidit quelque peu, avant d’acquiescer timidement, resserrant à nouveau l’étau de ses mains, sur ses avant-bras. La cantatrice du jour lui offrit un nouveau sourire, avant de disparaître dans l’ombre de l’église, afin de se séparer de ses habits sacrés. Au moment où, sa silhouette disparue de sa vue, Luisa eût l’impression qu’une partie d’elle venait de passer cette porte également ; c’était douloureux. Elle resta là, à fixer les tréfonds obscurs du lieu de culte, comme s’ils ne lui apporteraient plus jamais la paix recherchée ; le fantôme de cet émoi étrange pour toujours accrocher à ces murs.
Luisa revient à la réalité, lorsqu’elle entendit sa mère l’appelée et qu’elle s’arracha à regret du parvis de l’église. Oh, elle aurait pu décréter qu’elle attendait Luciana pour rejoindre la fête. Personne ne lui en aurait tenu rigueur. Mais, elle n’était pas prête à devoir se confesser sur ses émotions ; pas prête à mentir. Le peu de répits que lui offrait sa famille avant la confrontation avec la jeune fille, lui permettait d’armer son mensonge de son mieux. Même si elle détestait mentir ; même si elle savait que Luciana ne la croirait pas. Dios, qu’elle souhaiterait que ces fichus ânes se soient échappés. Elle pourrait alors quitter la fête et se retrouver avec elle-même ; confesser ses émotions trop vives, à des oreilles qui resteraient muettes, car le bruit de la fête rendrait sourde sa cousine.
Mais aucun âne ne se fut enfui ce jour-là et Luisa ne quitta pas la fête. Elle prononça son pieu mensonge, arguant craindre pour l’avenir du miracle, après le désastre de celui de Mirabel. Luciana l’a cru à demi, mais respectueusement ne chercha pas plus loin. Dans les murs de Casita, Bruno regardait, sans voir, le prologue de la tragédie, qui débutait ; comme commence l’orchestre lors d’un opéra, dans une cacophonie sans nom.