Dernier taxi pour Salkinagh

Chapitre 20 : C19 : When a good man goes to war

5957 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 10/11/2016 06:55

CHAPITRE XIX : When a good man goes to war

JACK HARKNESS

Jack traînait tout seul, au mess de fortune d'un préfabriqué perdu sur le continent sud de Velquesh, à deux heures de toute civilisation et près d'un bled au nom plus imprononçable qu'un panneau gallois. C'était là où se trouvait le camp d'entraînement qu'il avait rejoint il y avait trois semaines. Les hommes étaient de sortie pour un break, nécessairement pas trop tardif car ils partaient tous pour Salkinagh dès le lendemain. Il était là parce qu'on lui avait amicalement demandé de rester, rapport au fait qu'il était trop belle gueule et que s'il était sorti en compagnie des autres, il n'y en aurait eu que pour lui… Il ne leur en voulait pas.

Sous les néons jaunes, assis à une grande table en formica (ou son équivalent local), il était en train de finir un très mauvais kokwa dans une tasse en fer, en réfléchissant à ce qui s'annonçait. Il avait conscience que les hommes n'étaient pas tous fin prêts, mais était-on jamais prêt à se faire massacrer ? Ce point restait nébuleux, le niveau d'armement des rebelles s'avérant incertain. A priori, le contingent de Velquesh était plutôt bien loti, et les fantassins n'avaient pas besoin d'être très nombreux car l'essentiel se ferait par bombardement aérien.

Mais il fallait quand même entraîner un peu les appelés. Le bon point des Velquashis, c'était qu'ils comprenaient la discipline. Jack s'était très vite entendu avec l'autre lieutenant et leur capitaine pour endosser le rôle sans douleur du pète-sec inflexible. Les gens d'ici projetaient sans difficulté leur mécontentement sur lui, parce qu'il avait de quoi les énerver… D'habitude, il avait toujours un acolyte pour jouer à ça. Quelqu'un dans les rangs, qui lui rapportait ce qui se disait et les vraies préoccupations des hommes. Bon d'habitude, il n'était pas lieutenant non plus. Mais changer ne lui déplaisait pas forcément : il avait toujours été du genre à varier les plaisirs.

Pendant un moment, il s'était imaginé qu'il pourrait compter sur Eddie Fielding pour être son petit espion – le soupçon collait à la peau du gamin depuis qu'il l'avait embauché chez Harkness & Song – mais il avait vite compris que son ex-standartiste stagiaire n'était pas du tout taillé pour ça, en fait. Le petit était à présent intimement persuadé que son ancien patron avait définitivement perdu toute « coolitude »…

Reposant sa tasse vide, il tâtonna dans la poche de sa veste impeccablement boutonnée et en extirpa la dernière lettre de River avec un sourire d'anticipation. Il déplia plusieurs feuilles de papier recouvertes de son exubérante écriture qu'il aimait relire quand il en avait la possibilité. Pour améliorer le moral des mobilisés, le gouvernement avait instauré une mesure qui obligeait chaque femme non enrôlée à écrire à deux soldats au moins : un qu'elle connaissait et un qu'elle ne connaissait pas. Le service de com du gouvernement appelait ça : l'Opération Marraines de Guerre… Le concept entier l'aurait doucement fait grincer des dents, s'il n'avait pas reçu une photo de River où elle posait (sagement mais suggestivement) en pin-up, avec la bouche en cœur et le clin d'œil qui va bien, mimant l'envoi d'un baiser en soufflant sur le bout de ses doigts tendus.

Il savait qu'elle était aussi la Marraine de Matt Cormack (son nouveau "beau-frère") et Jack espérait que ce dernier n'avait pas droit à des photos du même genre... Il aimait désespérément ses lettres qui s'avéraient bien plus tendres et coquines qu'elle ne l'était jamais elle-même en présence. Elle lui parlait pourtant principalement des affaires de l'agence, de l'état de ses recherches au sujet d'Amy-Leigh. Et quand elle concluait en disant qu'elle l'embrassait sur ce qu'il avait de plus sexy, il se sentait libre d'imaginer ce qu'il voulait pendant une seconde. Malheureusement, elle précisait aussitôt qu'il s'agissait de sa fossette mentonnière...

Il voulait bien admettre que c'était assez réconfortant, dans la mesure où John n'avait pas donné suite à son ultimatum, ni daigné reparaître devant lui.

.°.

La porte du mess grinça sur ses gonds et son capitaine entra largement après la fin du service, sans doute pour manger un morceau car il ne l'avait pas vu au dîner. L'homme eut l'air authentiquement surpris de trouver quelqu'un dans la pièce. La cinquantaine énergique, il était svelte, des cheveux poivre et sel encadrant un long visage mince et une petite moustache animait un visage déjà marqué de rides. Ses lèvres fines étaient serrées. Relativement pondéré, il lui donnait souvent l'impression de valoriser l'efficacité et le bon sens, ce dont Jack ne pouvait que se féliciter. Il le salua réglementairement quand il s'approcha de lui après avoir slalomé entre les tables désertées et demandé sans détour... pourquoi il était encore là.

— Vous savez, on sera bien partis pour trois ou quatre mois… J'aurais imaginé que vous seriez allé vous détendre avec les autres. Il n'y aura pas de nouvelle occasion avant quelques temps, avait-il averti d'un ton mi-bourru, mi-conciliant.

— Ils ne voulaient pas trop que je ruine leur soirée… Du coup, je relisais du courrier.

— Parce que vous vous souciez de ce que les troufions pensent de vous ? sourcilla-t-il. Sortez et amusez-vous. Au pire, choisissez un bar moins fréquenté, si vous tenez vraiment à être sympa… Vous aimez quoi ? Boire une bière en écoutant de la musique ? Danser ? Jouer aux cartes avec des mises ? hésita-t-il sur la dernière proposition.

Jack se dit que l'armée avait bien fait son boulot avant de le recruter. On connaissait ses petites habitudes dans clubs…

— Si vous connaissez un endroit où je peux faire tout ça, je ne dis pas non… acquiesça Jack avec un charmant sourire. Mais rester et écrire à ma jolie Marraine, ça me va aussi…

Le capitaine haussa une arcade sourcilière dubitative et Jack lui tendit la photo de River, en essayant de ne pas se rengorger de trop. Son supérieur jeta un œil dessus avec une petite moue approbatrice avant de la lui rendre aussitôt.

— Hum… je comprends mieux… Faites comme bon vous semble. On se voit demain, lieutenant.

— Capitaine, salua Jack.

.°.

 

JOHN HART

John finit par le retrouver après avoir passé en revue presque tous les lieux envisageables du coin. Heureusement grâce au manipulateur de vortex, il n'y avait pas consacré toute sa nuit. En fait, Jack était assis tranquillement dans un minuscule petit bar à l'ambiance troglodyte, mal éclairé, considérablement enfumé par des bougies puant la graisse d'ours, où la musique languissante finissait d'endormir les rares clients encore un peu conscients. Un endroit largement sous le niveau des clubs de Maldovar, à son humble avis… Pour tout dire, ça avait une bonne tête de caveau aux parois brutes et inégales, éclairées par des spots sporadiques mais violents. Dépaysant quoi.

Retiré dans un coin et complètement indifférent à ce qui l'entourait, Harkness semblait écrire quelque chose.

Avec un sourire satisfait aux lèvres, Hart finit d'entrer, releva sa manche et manipula son bracelet flambant neuf, avant de l'approcher de sa bouche.

— Williams ? Je l'ai trouvé. C'est maintenant.

OK coordonnées bien reçues, entendit-il. Je descends.

En tachant de ne pas se faire repérer, John ressortit du bar pour faire le tour par la ruelle à l'arrière. Quelques secondes plus tard, Amanda Williams se matérialisa à ses côtés, dans une lumière blanche. En la voyant comme ça, sous une perruque blonde, toute apprêtée dans une somptueuse robe bustier de velours noir dont le tissu scintillait discrètement partout où elle avait des courbes, John eut un léger coup au cœur et la gorge soudain sèche. Très ressemblant. Elle lui sourit d'un air hésitant en lissant sa robe du plat de la main.

— Quoi ? Elle est pas bien ? Je ne savais pas trop quoi choisir…

Sûr qu'elle allait jurer à mort avec l'ambiance locale, mais ça ne la rendrait que plus désirable dans le registre « apparition tombée du ciel »… Il secoua la tête.

— Non, c'est parfait. Je te suis très reconnaissant de faire ça. Viens, entrons par là…

Retenant son bras d'un geste, elle le stoppa alors qu'il ouvrait la porte d'accès arrière. Sous la nuit brune aux couleurs de pain trop cuit qu'avait le ciel de cette planète, l'éclairage de secours au dessus d'eux montrait à peine son visage et y projetait des ombres dramatiques partout. Elle s'humecta encore les lèvres.

— Redis-moi qui c'est ce type, déjà ?

— Quelqu'un que tu as rencontré quand tu étais en infiltration. Il s'appelle Jack Harkness.

— Ça ne me dit rien du tout comme nom, hésita-t-elle.

— C'était ton plus grand fan.

Embarrassée, elle soupira en essuyant fébrilement ses paumes moites sur ses cuisses et regarda vers ses pieds… Bien visibles au bout de ses sandales fines, ses orteils étaient juste les plus délicatement potelés et les plus mignons au monde. Seule Queenie faisait mieux. Il regarda ailleurs. Pensée trop dangereuse.

— Je sais que la contrepartie que tu me proposes, de rattraper toutes tes gardes, est très tentante mais… je ne sais pas trop si j'ai envie de faire ça, Jonas.

— Quoi ?! Je croyais qu'on était d'accord ? Tu vas pas flancher maintenant ?

Elle se croisa défensivement les bras sous la poitrine et il fit de son mieux pour éviter de lorgner la façon dont ses seins ronds excessivement dévoilés, semblaient offerts et prêts à jaillir hors de l'écrin de velours de son bustier corbeille... Elle lui envoya un petit coup dans le tibia pour attirer son attention, la prunelle mécontente et la moue contrariée. Finalement très proche de ce qu'il avait toujours connu.

— Rien à voir avec flancher ou pas flancher ! objecta-t-elle, en tapant du pied avec un peu d'impatience.

— Alors quoi ? soupira John, soudain pressé d'en finir.

— Et bien, c'est pas exactement comme si j'étais bonne actrice… admit-elle.

— Mhh, fit-il en la fusillant du regard avec une feinte déception. Alors t'es toujours une petite traqueuse, au fond ?…

— Mais pas du tout ! C'est juste que j'aime pas jouer avec les sentiments des gens, moi ! Je fais ce que j'ai à faire, c'est tout. Mais là je ne comprends pas bien ce que tu veux. C'est pas pour une mission, pas vrai ? Je sais quand tu mens…

Il la considéra avec un vague sourire licencieux aux lèvres et elle ne put s'empêcher de frissonner sous l'azur de son regard qui semblait s'entraîner à déchirer sa robe en deux, juste par la pensée. Brute. Au prix qu'elle avait coûté !

Elle essaya de calmer un peu son énervement familier dès qu'il était question de lui. Comment pouvait-il lui demander de « chanter de façon convaincante » pour un autre homme ? Qui était ce type pour lui ? Et surtout pourquoi pensait-il qu'il pouvait disposer d'elle comme ça ? Même quand ils étaient ensemble, elle n'aurait jamais fait une chose pareille et certainement pas pour qu'il tienne des promesses qu'il ne semblait pas prêt à honorer de toute façon…

— Hey, je sais pas ce que tu vas imaginer là... C'est rien de bien méchant. Je veux juste que tu lui chantes une chanson et que tu lui donnes l'impression qu'il n'y a pas d'autre homme que lui pendant trois minutes. Joue-la Rita Hayworth, tu peux faire ça ?

— Qui ça ?

— OK, dit-il en roulant des yeux. Jessica Rabbit ?

— Je ne comprends rien à ce que tu dis…

— Tu sais, si j'étais capable, je monterais sur scène et je chanterais avec toi…

Avec consternation, il observa combien toute sa physionomie la disait rassurée à cette seule perspective. C'était à se demander si elle était bien la même femme qui pouvait le serrer sans prévenir dans les coins des locaux de l'UTA, pour l'embrasser à perdre haleine pendant cinq bonnes minutes...

Il prit sa main et l'attira vers l'intérieur car elle était en train de se geler dans sa robe sans manches. Ils empruntèrent un petit couloir donnant sur la salle principale, au bout duquel se cliquetait un rideau de perles de bois aux couleurs criardes, dansant au moindre souffle d'air. Il écarta légèrement quelques rangs de la main en ayant soin de rester dans l'ombre avec elle, et lui indiqua Jack qui était toujours à la même place, sirotant plus que distraitement le contenu de son verre. Non sans sourire, il entendit le petit son étouffé incrédule qu'elle produisit en l'apercevant.

— C'est lui ? chuchota-t-elle.

— C'est lui, confirma-t-il.

— Il est trop beau ! Comment est-ce possible que je ne me rappelle pas de lui ! s'exclama-t-elle toujours sur le même ton maintenu bas.

— Alors tu veux bien entrer ici et chanter pour lui ?

Frondeuse, elle se retourna vers lui dans l'espace exigu du petit couloir.

— Pourquoi je ferais ça pour toi ? questionna-t-elle tout en observant malgré elle l'homme à la dérobée.

— Pas pour moi personnellement, mais parce que quand ta mission a pris fin et que tu es partie sans rien dire, il a eu le cœur brisé. Cet homme était là pour toi pendant tout le temps de ta grossesse et pour l'accouchement des jumeaux. De son point de vue, tu t'es volatilisée. Il a peur que tu aies été enlevée ou que tu sois morte. Et il s'en inquiète inutilement depuis des semaines. Comme tu vois, il a été mobilisé… Je crois que te voir en vie lui ferait du bien et lui remonterait un peu le moral.

— C'est qui pour toi ?

— Le meilleur coup de tout ce coin d'univers... et aussi un genre… d'ami.

— Quoi ?! T'es en train de me dire que tu es avec lui, maintenant ? C'est pour ça que tu m'as quittée ?

— Je te déconseille de l'appeler encore « ça » devant moi. Mets-toi dans le crâne que je ne t'ai pas quittée, c'est toi qui m'as repoussé pendant que tu étais Miss Watts… Mais lui, par contre, tu l'aimais bien. Tu l'as toujours bien aimé. Ne fais pas cette tête offusquée, je ne te demande pas de coucher avec…

— Encore heureux ! le coupa-t-elle. Manquerait plus que ça !

— ... juste de faire confiance à ce que tu as éprouvé pour lui pendant des mois…

— T'en as de bonnes, je ne m'en souviens pas !

Il acquiesça et déclara sans autre forme de procès qu'il allait s'occuper de la bande son, en la plantant là avec ses doutes.

.°.

 

AMANDA WILLIAMS

Elle le regarda s'avancer dans la salle du très lugubre établissement pour aller discuter avec le propriétaire. Puis il disparut un instant en prenant une autre porte et le patron alluma une grosse lampe en lui faisant signe de venir. Les premières notes de la vieille chanson mélancolique d'un autre âge, qu'il lui avait demandé d'apprendre, commencèrent à résonner dans la pièce.

Les regards des hommes s'appesantissant, elle marcha d'un pas tremblant vers le bar, au milieu de quelques raclements de gorge attentistes. Le barman lui tendit un micro sans fil qu'elle prit précautionneusement, en se demandant si elle risquait le tétanos en le touchant. Elle cherchait Hartshorne des yeux mais il semblait s'être éclipsé en la laissant toute seule, en parfait saligaud constant qu'il pouvait être…

Elle aurait dû écouter Frame. Ce dernier avait fait la tête quand elle lui avait montré sa robe pour avoir un avis. Il avait juste dit sobrement qu'elle était très jolie mais qu'il était inquiet de voir qu'elle tournait de nouveau autour de Hartshorne. Rien de ce qu'elle avait pu dire pour le rassurer n'avait effacé son air soucieux. A la décharge de son coéquipier, si elle sortait sur son trente-et-un avec lui, on pouvait légitimement croire qu'elle remettait le couvert avec... Peut-être que cette robe n'était pas le bon choix, finalement.

Intimidée, elle leva les yeux vers la stupéfaction du militaire la découvrant et elle accrocha ses yeux gris aux siens pour essayer de gommer un peu son trac. Son beau visage débordait d'une émotion inexplicable, face à laquelle elle se sentait vulnérable. Pourquoi Jonas s'était-il tiré tout d'un coup ? Le choix de la chanson lui parut soudain un peu plus clair, quand elle repensa au sens des paroles et à ce qu'il avait dit, qu'il viendrait chanter avec elle s'il l'avait pu… Cela s'appelait The man I love

Someday he'll come along

The man I love

And he'll be big and strong

The man I love

And when he comes my way

I'll do my best to make him stay

Ledit Harkness avait décidément arrêté tout ce qu'il faisait, quoi que ce fût. Le coude sur la table et une main dans son menton, il la mangeait des yeux, littéralement suspendu à ce qu'elle chantait. Du coin de l'œil, elle finit par repérer Hartshorne adossé à la porte d'entrée, les bras croisés et comme perdu dans une étrange rêverie. Pour une raison inconnue, la situation lui paraissait étrangement familière : elle qui chantait dans la lumière et lui dans l'ombre, l'air dévoré de regrets…

Du regard pourtant, il semblait lui désigner le soldat. Ne me regarde pas moi, regarde-le lui… Vexée, elle s'enhardit et quitta sa place au bar pour évoluer entre les tables, en faisant mine de caresser ici une épaule, là un crâne. Régulièrement, elle lançait des coups d'yeux vers « son plus grand fan » qui souriait de toutes ses dents, comme s'il avait compris son manège et qu'il en était très heureux. Elle croisa encore ses yeux, à dessein.

He'll look at me and smile

I'll understand

And in a little while

He'll take my hand

And though it seems absurd

I know we both won't say a word

Quand elle s'approcha enfin de lui, il détourna la main qu'elle aventurait sur les insignes de son grade et l'embrassa galamment sur les jointures, comme ça ne devait plus se faire depuis des milliers d'années sur aucun monde. Sa main était chaude et douce, comme ses lèvres. Elle sentit comme un petit picotement à son contact et son estomac se nouer. Pourtant, elle préféra battre prudemment en retraite et fit mine de retourner dans le halo et de s'interroger rêveusement pour interpréter un peu malicieusement les paroles.

Maybe I shall meet him Sunday

Maybe Monday, maybe not

Still I'm sure to meet him one day

Maybe Tuesday will be my good news day

Puis en ondulant des hanches, elle retourna au bar où elle appuya un coude, et pour dégager la ligne de son cou, elle donna un coup de tête qui rassembla sa chevelure d'un seul côté. Hartshorne leva un pouce approbateur en souriant. C'était si rare de le voir heureux et détendu. Si elle voulait être honnête, c'était rare de le voir tout court aussi… Depuis leur séparation, il faisait tout pour l'éviter et l'Agence avait tous les moyens de lui faciliter la tâche…

Elle coula un autre regard timide au beau lieutenant qui avait ravi le cœur de son ex-mari. Elle pouvait comprendre pourquoi. Ces jours-ci, Jonas lui avait donné sans faillir tous les signes qu'entre eux, c'était bien fini. Trois jours qu'elle essayait vainement de lui faire comprendre qu'il lui avait manqué, parfois sans la moindre subtilité. Elle pouvait voir qu'il était troublé, mais pas non plus disposé à aller plus loin.

C'était donc qu'elle avait joué et perdu, il fallait l'admettre et c'était tout. Peut-être qu'il ne l'avait faite venir que pour montrer à son amant qu'il était sérieux. Peut-être parce qu'il songeait à ce que cet homme-là élève avec lui leurs enfants… L'idée résonna profondément en elle comme éminemment plausible. C'était sûrement ça ! Il voulait les présenter l'un à l'autre parce qu'ils seraient appelés à partager l'éducation des jumeaux !… Si ça se trouvait, à sa façon étrange et si inappropriée, il trouvait bon de lui faire sa déclaration de cette façon. Et si en plus, ils pouvaient se rencontrer, et bien ça l'arrangeait sûrement. Il avait toujours des idées complètement tordues de ce genre.

Allons, elle n'était pas mauvaise fille. Si c'était la déclaration qu'il n'osait pas faire, il fallait qu'elle tâche d'être convaincante sur la dernière strophe pour faire passer le message…

He'll build a little home just meant for two

From which I'll never roam

Who would, would you?

And so, all else above,

I'm waiting for the man I love... *

.

Jonas ne lui avait pas laissé le temps de battre en retraite très diplomatiquement à la fin de la chanson. Comme elle voyait les choses, elle avait plutôt imaginé qu'il allait rejoindre son bel ami et qu'ils auraient beaucoup de choses à se dire, mais au lieu de ça, il avait pris sa main dans la sienne et l'avait emmenée jusqu'au lieutenant.

— Jack, avait-il dit aussitôt. Je voulais te présenter Amanda Williams.

L'interpelé s'était levé en se disant enchanté, mais il ne refit pas le geste désuet de tout à l'heure. Ses yeux étaient brillants et intenses tandis qu'il conservait le silence. Seul un léger sourire à peine marqué flottait sur ses lèvres. Il attendait que Jonas veuille bien expliciter ce qu'ils faisaient tous là car la gêne commençait à devenir palpable, en tous cas pour elle. Il se rassit, imité par les autres, et rassembla les papiers qu'il avait devant lui pour les ranger dans une poche intérieure de sa veste ouverte.

— Êtes-vous une amie de John ? s'enquit-il avec politesse et une émotion dans le regard qu'elle ne savait pas vraiment comment qualifier.

Elle réalisa que ses doigts étaient restés dans ceux de Jonas, et que c'était probablement ça qui lui permettait de le supposer. Elle récupéra sa main avec embarras.

— Et bien, c'est-à-dire que… non. Enfin… Je ne sais pas si l'on peut dire ça… maintenant.

— Et vous êtes chanteuse ?

— Pas du tout. Je crains bien d'avoir massacré cette pauvre chanson et avec elle toutes les oreilles encore valides, ici présentes.

— Ne dis pas n'importe quoi ! rétorqua John en fronçant les sourcils.

L'homme lança un coup d'œil de travers à Hartshorne mais lui sourit à elle :

— Ce que John essaie de dire, c'est que vous étiez si resplendissante et votre interprétation si charmante que vous êtes toute pardonnée…

Elle se permit un bref sourire en retour. On n'aurait pas tout perdu si, au moins, celui-là apprenait à Jonas la politesse envers les dames…

— Merci. C'était un plaisir de vous rencontrer. Je dois malheureusement rentrer sans tarder car le devoir m'appelle, dit-elle un peu brusquement, en montrant trop bien son soulagement de pouvoir s'échapper de cette situation bizarre.

— Je suis navré de l'apprendre, répondit Jack, mais je comprends. J'ai été… ravi.

Les deux hommes se levèrent d'un bel ensemble quand elle quitta leur table, leurs deux regards conjoints pesant dans son sillage.

Elle se dirigea vers le rideau de perles, puis sitôt qu'elle fut hors de vue, gagna la sortie pour s'éclipser, heureuse d'être enfin hors de cette atmosphère enfumée. Dehors, elle aspira une grande goulée d'air et lorsqu'elle expira, ce fut comme si elle se sentait libérée d'une longue et vieille pression sur la poitrine, dont elle ne prenait conscience que maintenant. Activant son manipulateur, elle regagna sans attendre ses quartiers sur New-Earth.

.°.

Quand elle réapparut dans son studio pourvu d'une unique pièce à vivre, ce fut pour trouver Alonso, un livre ouvert sur les genoux, endormi avec les enfants, sur le canapé envahi de peluches rondouillardes. Il ouvrit un œil aussitôt qu'elle approcha.

— Mais… tu es déjà revenue ? s'étonna-t-il en cherchant des yeux une horloge.

— Je t'avais promis que je ne serais pas longue, souligna-t-elle en lui reprenant sa fillette pour aller la coucher.

Frame la suivit dans la pénombre jusqu'à la chambre attenante des petits, en portant le petit garçon qui protesta dans son sommeil. Il le posa délicatement dans son lit surélevé tandis qu'Amanda bordait sa fille, juste en dessous.

— Quelque chose s'est… mal passé ? s'enquit-il à voix basse en repoussant la porte pour qu'ils dorment tranquilles.

— Non pas du tout. Je te remercie d'avoir pu les garder pendant l'intervalle. C'est chic de ta part. On se voit demain pour parler de la mission Skaro ?

— Bien sûr, acquiesça-t-il. A demain… euh… Williams.

Elle passa devant lui et retira sa perruque blonde pour la jeter sur le canapé qui lui servait de lit.

— Hum… Je m'absente une demi-heure et tu as déjà oublié mon nom ? On est bien peu de chose…

Frame ne répondit rien car ça n'avait rien à voir et qu'il n'avait pas envie de se justifier. Il activa la commande de sa porte d'entrée après un petit salut… Ce qui lui permit de tomber sur Matteson. Alonso ne fit aucun commentaire non plus sur le bouquet indiscret qu'il voyait émerger dans le dos de l'autre agent et ils se serrèrent la main.

Le jeune et sémillant titulaire aux yeux clairs, à moitié cachés par sa volumineuse mèche, esquissa quelques pas de claquettes, et finit théâtralement en écartant les bras.

— Qu'est-ce que tu veux, Matt ? soupira-t-elle.

— Des rumeurs circulent comme quoi tu te serais remise avec Hartshorne ? Est-ce que c'est vrai ?

— Mais non. Tu vois bien, c'est Frame qui sort de chez moi, répondit-elle en faisant la grimace.

Les grandes oreilles décollées d'Alonso rougirent légèrement face à cette ignominieuse calomnie. On voyait bien d'où venaient les sales rumeurs de cette base…

— Hey, je gardais les enfants !… Merci de ne pas ruiner ma réputation avec des allégations mensongères, les gars. Faut que j'y aille maintenant. A demain.

Matt le regarda partir en silence, en jouant machinalement avec son bouquet secoué, avant de le tendre à la jeune femme pendant qu'il avait encore quelques pétales.

— Qu'est-ce que tu fais là ? réitéra-t-elle.

Il passa une main dans ses cheveux châtains un peu trop longs et redressa ses épaules.

— J'ai perdu un pari, admit-il en faisant pétiller son regard de malice. J'ai parié que jamais tu ne t'habillerais en fille si ce n'était pas pour une mission. Or Jennings m'a confirmé que tu n'étais pas au planning. Et tout le staff affirme t'avoir vu embrasser goulument Hartshorne il n'y a pas longtemps, dans la salle de pause… Maintenant, tu te pavanes dans une robe qui arriverait même à donner des idées à ton adorable coéquipier… Je voulais voir ça de mes yeux…

Elle fit obligeamment un tour sur elle-même.

— Ça y est ? Tu t'es bien rincé l'œil ? Parfait. Maintenant, laisse-moi. J'ai besoin de me reposer car je crois que demain, on va repartir en mission. Oswald ne donne plus de nouvelles.

Matt hocha la tête et dit d'un ton plus sérieux :

— Promets-moi juste que tu ne vas pas t'effondrer à nouveau s'il te brise le cœur.

— M'effondrer, comme tu y vas… Ça n'arrivera plus, je suis vaccinée. Et puis d'ailleurs, il a quelqu'un d'autre.

— Ah ? On la connait ?

— C'est un "il"... Oui et non. Il paraît qu'on l'a rencontré toi et moi quand on était en mission sur cette planète « Velquesh »… Je ne sais pas s'il te reste beaucoup de souvenirs de ça… Moi, il ne me disait rien. Et c'est vraiment surprenant.

— Pourquoi ?

— C'est pas du tout le genre d'homme qu'on peut oublier facilement. En fait, j'y pense depuis tout à l'heure et je me demande si le fait que je n'aie aucun souvenir de quelqu'un avec qui j'aurais vécu, n'est pas un peu… suspicieux ?

— Pourquoi tu dis ça ? Les souvenirs des missions d'infiltration s'effacent, c'est sélectif…

— Bin, justement. Tout ce que je me demande, c'est précisément qui opère cette sélection... Je vais aller voir Grosse Tête et lui demander directement.

— Dans cette tenue ?

— Qu'est-ce qu'elle a, cette tenue ?

— Rien, si tu veux qu'il ait une attaque…

— Il faut un cœur pour ça, gros malin, et à priori, il n'en a pas, rétorqua-t-elle en le plantant là. T'as gagné le droit de surveiller les enfants jusqu'à ce que je revienne. Ciao Matt !…

.°.

 

 

* Musique de George Gerswhin. Si vous êtes curieux d'entendre comment ça sonne, j'ai choisi la version de Peggy Lee.

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