Dernier taxi pour Salkinagh

Chapitre 19 : C18 : Lieutenant Harkness

7266 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 10/04/2016 20:35

DERNIÈRE PARTIE : CRASH

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CHAPITRE XVIII : Lieutenant Harkness

JACK HARKNESS

Système de Portabaal, Velquesh, Guernö, trois semaines plus tard

L'uniforme lui était toujours bien allé.

Tirant sur le devant de sa veste d'uniforme bleu foncé, nettement boutonnée, Jack ajusta également la boucle de la ceinture qui étranglait sa taille et vérifia une dernière fois l'impeccabilité de sa mise sous toutes ses faces, dans le reflet vitré de sa porte de bureau. Puis fermant à double tour, il passa dans le bureau adjacent de River pour aller déposer sa clé dans le tiroir de son associée, et embarqua son sac en peau souple, où il avait quelques affaires de rechange. Avec un léger pincement au cœur, il referma la porte d'H&S Investigations, avant d'appeler l'ascenseur depuis le palier.

A vrai dire, il n'était pas inquiet pour lui-même. Aucun immortel ne saurait vraiment l'être en temps de guerre et il avait déjà servi sous différents drapeaux maintes fois au cours de sa longue existence. Mais tout un tas de petits problèmes pourraient quand même se poser à lui. Par exemple, s'il survivait à certaines blessures lourdes devant témoins… Des témoins qui risquaient d'être peu nombreux cependant, se disait-il avec philosophie pendant que la cabine se hâtait vers le rez-de-chaussée. Car malgré un certain nombre d'états de service militaires qu'il lui était difficile de faire valoir ici, on ne lui avait confié qu'un grade minuscule. Sans vraiment pouvoir en être sûr, il supposait que c'était parce qu'il était étranger… Les Velquashis n'étaient pas racistes… non. Disons juste extrêmement chauvins.

River, qui s'y connaissait bien en grades romains, l'avait aussitôt rebaptisé « le double décurion », et il appréciait cette dérision. Il pouvait mener les hommes, il l'avait déjà fait en bien d'autres occasions, mais le « Capitaine Jack » n'était dorénavant qu'un simple Lieutenant à la tête d'un petit peloton dans l'armée de Velquesh… Pas la peine de cacher son dépit.

Il espérait que River pourrait faire tourner un peu la « boutique » en son absence. Comme personne ne savait si la guerre serait longue, il n'était sans doute pas judicieux de fermer complètement. Les officiels débordant d'optimisme s'auto-congratulaient en affirmant que mater la rébellion de la Bordure Extérieure serait l'affaire de quelques semaines, tout au plus… Il n'en était pas sûr. Le seul point positif qu'il y voyait, c'était que ça l'obligerait à penser à autre chose, au lieu de se torturer d'angoisse et de se battre contre des pouvoirs invisibles. Il regrettait amèrement la façon dont il pouvait autrefois tout savoir quand il recherchait quelque chose, avec les bons systèmes informatiques et les bonnes personnes qui travaillaient avec lui…

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Son képi sous le bras, il sortit de l'ascenseur. S'il n'était pas inquiet pour lui-même, il pouvait l'être pour d'autres. Eddie, son standardiste et stagiaire maladroit, était mobilisé alors que c'était un gamin. Ensemble, ils étaient censés rejoindre leur affectation dans quelques heures, en compagnie de Matthew Cormack qui s'était également enrôlé. Le jeune homme serait détaché dans les Transmissions où son handicap ne serait pas réellement une gêne. Cormack senior lui avait demandé comme une faveur s'il pouvait garder un œil dessus, au moins pendant le voyage, car Jack se doutait qu'il serait lui-même sûrement affecté à des missions de terrain plus dangereuses… A son humble avis, Matthew n'avait besoin de personne, mais il savait ce que c'était que d'être un frère aîné. Ou plutôt, il s'en souvenait encore.

Quentin Cormack lui-même était par trop indispensable à son poste en temps de guerre, dans un secteur aussi stratégique que le sien, pour être gaspillé au front. En tous cas, il l'avait nettement souligné à qui de droit. S'il avait pu conserver une partie de son équipe dirigeante, il avait dû se résoudre de mauvaise grâce à laisser partir son frère. Ce dernier lui avait d'ailleurs expliqué fort judicieusement que pour l'instant, seuls les hommes qui n'avaient pas la charge d'une famille partaient au combat et que les Cormack avaient donc fourni leur quota.

D'après ce que Jack avait vu, en lui parlant un peu la semaine précédente, Matthew n'avait pas peur. Ayant déjà vécu pas mal de brimades enfant à cause de son handicap, il avait appris à dépasser à peu près tout ce qu'il n'était pas capable de faire et avait acquis une certaine confiance en lui que seule Miss Watts avait réussi à ébranler dernièrement. Jack voulait croire qu'il n'y avait rien de désespéré dans le souhait du jeune homme de s'enrôler, et que ça n'avait rien à voir avec elle et son revirement d'attitude à son égard. C'était bizarre, mais il aurait eu sincèrement envie d'en parler avec lui. Peu de chances que ça se produise toutefois si le jeune Cormack le tenait pour responsable de la rupture de ses fiançailles…

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Il était trop tôt pour se rendre à la gare. Comment allait-il occuper son temps jusqu'au moment du départ ? Chez Maldovar ?

Parce que l'homme bleu était très visiblement étranger lui aussi, ils avaient sympathisé. Ce commerçant dans l'âme avait vite compris combien Jack pouvait être un excellent client. Comme il était souvent assidu dans certains de ses autres établissements discrets offrant la possibilité de rencontres qui l'étaient tout autant, Jack se doutait que Dorium ne lui trouvait que des qualités. Bien fait de sa personne, il attirait naturellement un genre de clientèle rassurante et riche qui, comme lui, payait sans discuter. Aujourd'hui pourtant, Jack ne voulait que déjeuner et peut-être parler un peu à quelqu'un de compréhensif…

En remontant la rue à pied pour se rendre à l'adresse d'un club voisin, il regardait le fourmillement bleu des tenues réglementaires velquashies grouillant un peu partout. Les gens étaient pressés, impatients, se bousculant sur les trottoirs avec une vivacité fébrile qu'il n'avait observée sur Terre qu'au moment de Noël. Comme les femmes souriaient aux hommes en uniforme, il recevait tout autant sa part que les autres. En tournant à un coin, il contempla les drapeaux nationaux que le vent soulevait à peine, pendant mollement le long des façades de pierre des bâtiments officiels. Guernö bruissait et palpitait d'une énergie inhabituelle, presque juvénile. Ils n'avaient sans doute pas l'habitude de la guerre. A quand remontait la dernière pour eux ?… Quelqu'un finirait bien par le lui apprendre.

Il grimpa lestement les marches et poussa la porte du Velvet, dont la clientèle n'était pas moins nombreuse qu'à l'ordinaire dans l'entrée un peu sombre. L'endroit était éclairé par des spots indirects qui projetaient des lumières douces et flatteuses sur les visages. Jack aimait ce club chic où il pouvait facilement trouver de la compagnie pour dîner moins seul, recueillir des infos en sous-main pour certaines de ses enquêtes, et quelquefois faire des rencontres intéressantes. Foulant la moquette bordeaux d'un pas élastique qui faisait toujours des envieux, il alla s'appuyer un instant au bar sur le plateau noir laqué pour se commander un verre de vin et demander à ce qu'on lui serve une collation avec le dernier journal, avant d'aller se mettre dans un coin tranquille, à l'écart.

Maintenant que Miss Watts avait disparu – peut-être enlevée par les mêmes personnes qui avaient kidnappé ses bébés à l'hôpital – et maintenant que Quentin avait insisté pour épouser River lors d'une cérémonie civile, Jack ne voyait plus beaucoup l'intérêt de passer plus de temps chez lui. Le deal, ça avait toujours été de vivre avec ces deux jolies blondes si différentes qu'il aimait sans réel espoir de retour.

La main sur le cœur, Cormack lui avait juré qu'épouser River était la seule manière qu'il avait de la protéger, de lui permettre de conserver leur agence (non sans qu'il en devienne le troisième actionnaire) et qu'il lui rendrait sa liberté et sa part de H&S sitôt la guerre terminée… Jack n'était pas forcément très enclin à le croire, jusqu'à ce qu'il ait vent des difficultés que lui faisait le gouvernement et dont Quentin ne se vantait pas pour éviter d'affaiblir sa situation économique.

L'industriel bataillait bec et ongles, usant de tout son pouvoir politique et financier pour tenter de conserver sa société indépendante pendant que d'autres auraient aimé la privatiser sans plus de formalités. Il avait su que ça allait mal quand il s'était vu demander quelques jours plus tôt de cacher Otto chez lui. Jack avait été ravi de lui rendre ce service et d'avoir ainsi « quelqu'un » à qui parler pour animer sa morne soirée, même si ce n'était qu'une boîte de conserve. Mais en parlant avec l'androïde, il avait appris pas mal de choses sur l'envers du décor, qui lui avaient rendu Cormack sympathique, malgré son OPA sauvage sur River.

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Pendant qu'il mangeait ce qui devait être l'équivalent d'un bœuf bourguignon local et qu'ils appelaient le ragout de talgofol, un serveur vint le prévenir qu'on avait cherché à le joindre et lui apporta un téléphone pour qu'il puisse prendre la communication.

— Lieutenant Harkness, répondit-il avec une légère hésitation sur le grade.

Ses habitudes devenaient vraiment trop prévisibles si on savait pouvoir le joindre facilement ici.

— Monsieur Harkness ? Jack Harkness ?

— Lui-même.

— Bonjour. C'est le bureau des douanes de l'astroport de Guernö. Vous vous êtes porté garant il y a quelques mois pour un étranger avec un permis de séjour valide du nom de…

Dans le combiné, Jack entendit un froissement de papiers, le bruit de quelque chose qui se renversait et des jurons étouffés, avant que son interlocuteur ne reprenne son téléphone et se racle la gorge pour reprendre :

— … un certain John Hart, enregistré comme taxi intersystème. Est-ce que vous pouvez venir le chercher et signer la décharge ?

— Pourquoi, qu'est-ce qu'il a encore fait ?

— Euh, rien du tout, monsieur… lieutenant. La procédure est durcie par la loi martiale et nous contrôlons tous les étrangers. M. Hart est en règle, il n'y a aucun souci. Nous avons essayé de joindre son autre garant mais nous n'avons pas réussi à…

— Ok, je comprends, coupa Jack impatiemment. Je viens immédiatement.

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Quand il le revit là debout devant lui, les mains dans les poches, avec son petit sourire narquois à la bouche et son air impatienté au fond des prunelles, le cœur de Jack se dilata d'aise, comme s'il pouvait enfin se détendre pour la première fois depuis des semaines. Pendant qu'un employé des douanes faisait sortir Hart de ce qu'ils baptisaient pudiquement la salle d'attente et qui avait une bonne tête de garde-à-vue, Jack signa les papiers nécessaires, fit tamponner ce qu'il fallait où il fallait. Il plia les documents et les lui tendit pour qu'il les conserve avec lui, car il en aurait sûrement besoin pour circuler.

John les avait empochés les yeux mi-clos sans rien dire, même pas un merci. Mais son sourire avait été étrange et secret. Il n'avait pu le serrer contre lui que le temps d'une trop brève et démonstrative ultra virile accolade dont il s'était vite arraché parce qu'ils étaient sous les yeux moralisateurs des Velquashis bien-pensants. Juste le temps de sentir la trace ténue d'un parfum de femme. Laquelle ? se demandait Jack, dévoré de curiosité.

Quand ils étaient jeunes, c'était lui qui l'avait défié de sortir avec des femmes – peut-être dans le fol espoir qu'en découvrant ce qu'il ratait, il lui ficherait un peu la paix… Jack était presque sûr que son insatiable admirateur n'avait accepté qu'en imaginant que c'était juste le prix à payer pour obtenir ce qu'il voulait : une nuit entière avec lui. Au bout du compte, son plan avait fini par fonctionner, mais avec des années de retard, par contre…

Dans les couloirs bondés de l'astroport, tout en louvoyant entre les usagers en direction des sorties, Jack hésitait. Il ne savait pas quoi lui dire ni comment démarrer une conversation où il aurait eu l'air inquisiteur que John détestait. T'étais où ? T'as fait quoi ?... Cet accord entre eux était établi de longue date. Même si cette règle plus ou moins tacite remontait à l'époque où ils étaient tous les deux jeunes et incertains de leur avenir comme de leur longévité, elle ne semblait pas sujette à une quelconque réévaluation de la part de John.

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Ne jamais tenir l'autre pour acquis.

Il se souvenait bien comme ça l'avait rassuré au début, quand il s'était trouvé aux prises avec cet homme si spécial qui le trouvait beau et qui le lui disait ouvertement. Jack reconnaissait qu'il avait eu du mal à le cerner, car il était capable de passer sans transition de la camaraderie la plus potache aux chicaneries fraternelles, des vannes féroces aux caresses les plus suaves et les plus osées. Tout avait été tellement enivrant avec lui à force de collectionner les premières fois.

Assez naïvement, de prime abord, Jack s'était d'abord dit qu'il ne pourrait que détester le contact d'un autre homme. Comment aurait-il pu en être autrement ? Jusqu'alors il n'avait eu aucun problème à coucher avec une femme sans éprouver pour elle rien d'autre que du désir. Paradoxalement, alors qu'il n'avait pas l'impression d'être physiquement attiré, il avait réalisé qu'il avait pourtant envie de passer du temps avec lui, que ce soit pour parler, déjeuner ou pour s'entraîner. Peut-être parce qu'il se sentait seul à l'époque dans cette nouvelle vie qu'il avait pourtant voulue et qu'il avait simplement besoin d'un ami. Mais plus, il passait de temps avec lui, plus il percevait la souffrance latente de John en dépit de ses efforts pour la cacher. Peut-être que le retentissement intérieur de cette première mission exaltante, dangereuse et folle, avait été trop fort. Il avait réalisé assez tôt qu'il avait des sentiments complexes pour cet homme sans doute forgés dans le creuset de la mort rodant sur leurs talons, et que c'était ces sentiments qui l'avaient poussé à accepter peu à peu son contact, comme si c'était la chose la plus naturelle du monde.

Avec le recul, il voyait combien c'était cette expérience-là qui avait nourri sa patience envers Ianto bien des années plus tard. Parce qu'un jour, il avait été à sa place. A la fois jeune, flatté de voir ce qu'il inspirait, effrayé par ses propres sentiments, chamboulé par ses sens qui semblaient se ficher complètement de savoir d'où venait le plaisir.

Jack était à peu près persuadé qu'il ne voyait pas en lui la même chose que tout le monde. Peut-être parce qu'il trouvait que ça ressemblait à un miracle improbable qu'on s'intéresse vraiment à lui… Si John se comportait généralement comme un parfait crétin avec les autres, il semblait se contrôler davantage en sa présence… Et cette façon qu'il avait eue de lui faire sentir qu'il avait droit à un traitement de faveur, n'avait pas été le moindre des catalyseurs pour le jeune orphelin qu'il était toujours quelque part au fond de lui. John lui avait toujours donné l'illusion qu'il lui montrait sinon son vrai visage, du moins un qu'il lui réservait tout spécialement.

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C'était il y avait si longtemps maintenant. Précisément, la veille de son reconditionnement, précédant son départ effectif de l'Agence Temporelle. Interrogé sur les raisons de cette partialité, John s'en était justifié presque timidement :

« Hey, tu as essayé de me sauver… En pure perte, mais je suppose que ça compte quand même. »

John était persuadé que l'effacement de sa mémoire allait le tuer symboliquement. Ils savaient l'un comme l'autre qu'ils n'avaient aucun moyen d'échapper à ce qui était prévu, et le futur ex-agent temporel lui avait d'ailleurs dit qu'il n'avait pas l'intention d'être un fugitif.

Le dernier soir, ils s'étaient isolés et réfugiés dans une alcôve nocturne assez grande pour deux. John avait niché sa tête sur son épaule reposant à moitié sur sa poitrine, un bras passé en travers. Leur dernière nuit, il voulait juste qu'ils la passent ainsi : simplement côte-à-côte. Peut-être craignait-il que Jack ne tente quelque chose de trop fou s'ils se quittaient sur une étreinte fiévreuse et désespérée.

« Je ne vais pas te le redire Boeshane, mais… si après tu me recroises un jour, lui avait-il fait promettre, n'essaie rien. Ignore-moi, ça vaudra mieux. Le toubib m'a averti de ce que ça pouvait me faire, de ce que je pouvais devenir… Alors, s'il te plaît, si tu me revois : te pose pas de questions. Abrège mes souffrances et colle-moi juste la balle qui m'attend depuis Kridivine ».

Il se souvenait bien qu'il avait essayé de protester mais John lui avait d'autorité fermé la bouche pour l'empêcher de parler, en continuant :

« Je pourrai peut-être me souvenir de toi, mais… je ne sais pas quelle forme ça prendra. On m'a dit que les souvenirs récents sont les premiers à partir dans la grande lessive tandis que ceux qui sont associés à des émotions fortes perdurent… Alors je ne sais pas ce que ça peut donner… Mais ces quelques semaines supplémentaires que tu m'as permis de vivre avec toi, je crois qu'elles te vaudront bien cinquante ans de crédit-karma » avait-il souri en hochant la tête comiquement pour essayer d'atténuer la solennité et la tristesse du moment. « Personne n'avait jamais fait ça pour moi. Personne n'a été assez fou et assez sûr de lui, pour me défier comme tu l'as fait et sur un plan aussi personnel… Dommage qu'on n'ait pas eu plus de temps, toi et moi. Mais c'est comme ça, pas vrai ? Les meilleures choses ne durent jamais ».

Tout ça, c'était si vieux, pourquoi y repensait-il ? Parce qu'il sentait cette odeur légère et florale sur lui qui lui rappelait les défis joueurs qu'ils se lançaient ? Parce que ça lui rappelait fatalement les autres fois où il avait dû lui dire adieu ?

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Ils étaient devenus amants peu de temps avant son reconditionnement. Bien que John ait su jouer la carte du temps qui manquait et de leur séparation imminente, Jack n'avait jamais regretté de s'être ouvert à celui qu'il était à ce moment-là.

Et sans doute que cela lui avait permis de tenir face à ce qu'il était devenu… après l'opération.

La première chose que Jack avait décidée quand il avait eu sa première perm' après des mois, ça avait été de ne surtout pas suivre le conseil de se tenir à l'écart et de se mettre à le rechercher. Oh, il avait prié maintes fois pour le retrouver. Un jour, il avait entendu cette phrase – peut-être même de la bouche du Docteur qui l'avait dite à Rose la fois où ils avaient visité ensemble les ruines de Troie… – la tragédie, c'est quand les dieux exaucent vos prières inconséquentes. Donc les dieux l'avaient exaucé et il avait retrouvé l'ex-agent sous le nom de John Hart. Si au moment de leur première rencontre il avait cru que ça serait difficile de se résoudre à l'aimer, ça n'avait été rien à côté de ce que lui avait réservé la seconde… Pourquoi s'était-il imposé de vivre ça ? Pourquoi n'avait-il pas écouté et tourné le dos à cette créature sauvage et en colère que le charcutage malpropre de son cerveau avait produite ?

Peu de temps après ça, il avait filé sa dem' de l'UTA et lui avait collé au train – souvent plus que littéralement d'ailleurs. Il aurait aimé être sûr que tout ça n'avait aucun rapport avec sa culpabilité d'avoir lâché la main de son jeune frère pour courir plus vite pendant les bombardements de la Péninsule. John n'avait pourtant pas grand-chose en commun avec Gray et ça s'était tristement vérifié par la suite. S'était-il juste dit dans un coin de sa petite tête que celui-là, il allait le sauver coûte que coûte ? Le fait qu'ils soient amants compliquait certes considérablement son schéma secret de rédemption purement fraternelle. Pour lui, Gray était Gray et John était John, ce qu'il ressentait pour les deux était différent quoique fort, et il avait voulu croire qu'il restait un espoir pour John…

Un idéal tellement naïf et si dangereux qui avait culminé pendant sa visite à Cardiff ! John ensauvagé ne fonctionnait plus qu'avec une logique viciée. Il n'avait eu aucun problème à tirer dans le ventre d'Owen, ni à empoisonner Gwen. Il n'avait pas hésité non plus à le balancer lui-même du haut d'un immeuble, ce qui lui avait valu de finir la colonne bousillée sur un malencontreux banc public. Plus tard, alors qu'il découvrait qu'il était difficile à tuer, John parvenait à lui dire qu'il l'aimait juste avant de le canarder à l'arme automatique… Jack n'avait pas compris tout de suite qu'il ne faisait qu'exécuter les ordres déments de Gray qui avait barre sur lui, sous la forme d'une bombe encodée sur son ADN et qu'il pouvait déclencher quand ça lui chantait...

Le bouquet c'était quand John avait été forcé de creuser une tombe et de l'y enterrer vivant. Ce n'était pas la moitié d'une souffrance que de voir ces deux hommes-là ligués contre lui, le vouer à un enfer éternel. La revanche de Gray pour avoir été abandonné et réduit en esclavage, c'était de l'enterrer sous Cardiff, à deux millénaires de là. Où des monceaux de sédiments le recouvriraient à tout jamais.

Après la première pelletée de terre, pourtant, au moment où tout espoir l'avait déserté, celui qu'il avait aimé et voulu sauver, s'était permis à l'insu de Gray un minuscule acte délibéré de rébellion qu'il avait su déguiser pour que le petit frère fou ne se doute de rien… Il avait jeté sur lui une bague dont la pierre était très radioactive et l'avait fait passer pour un geste narquois et mauvais qui ajouterait encore à son inconfort. Gray n'y avait vu que du feu. A sa grande honte, Jack aussi. Ce n'est que des siècles plus tard, quand on l'avait sortir de terre qu'il avait compris ce qu'avait tenté de faire John pour lui.

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Jack poussa un profond soupir bas et son compagnon lui demanda en le regardant en coin :

— Tu ne vas donc plus me parler du tout ?

Il ne s'était pas rendu compte qu'il était resté silencieux tout au long de leur trajet vers la sortie.

— Euh… si, se reprit Jack. C'est juste que je ne m'attendais pas du tout à te revoir de sitôt. D'habitude, il se passe quelques années entre chacune de tes...

Il avait le mot « éclipses » sur le bout de la langue mais n'arrivait pas à le sortir. Les éclipses, c'était bon pour les astres brillants qui éclairaient votre monde, pas vrai ?… Mièvre. Pas éclipses. Escapades ? Ah non, pire. Plus crampon, tu meurs... Escapades, ça sonnait comme escapades sexuelles, et du coup, ajoutait une vieille coloration jalouse au dernier degré. Merde. Absences ? C'était sans doute ce qu'il y avait de moins pire à la minute. Mais il n'en était pas satisfait.

C'était vraiment énervant et fatigant de devoir chercher autant avant de pouvoir lui dire ce qu'il aurait voulu. Alors il décida de laisser tomber et de laisser répliquer ce personnage si familier qu'il jouait depuis si longtemps :

— Tes… hésitantes, et pourtant ô combien délicieuses, allées et venues.

Les mots prononcés d'une voix rauque et vibrante avaient été ostensiblement soulignés au marqueur indélébile des sous-entendus sexuels qui constituaient son propre masque de Zorro. Navigant toujours parmi la foule pour sortir de la zone douanière, puis regagner la galerie commerciale de l'astroport et enfin sortir, John produisit un petit rire étouffé.

— Tu arriverais presque à me faire croire que je t'ai vraiment beaucoup manqué, s'amusa-t-il sur le même ton un peu nonchalant. Mais outre qu'à te voir j'ai l'impression que tu as de nouveaux… engagements, j'ai aussi des trucs à faire assez urgents comme mettre la main sur le restant de ma thune et trouver un moyen de transport décent si ça se peut toujours, vu la situation… Est-ce que le garagiste t'a bien rendu ta navette ?

— Euh… oui, répondit Jack avec un brin d'étonnement

Parce que ça, c'était quand même vieux de trois bonnes semaines.

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Une heure plus tard, quand ils étaient ressortis du grand immeuble où se trouvaient les bureaux de Cormack Industries et Systèmes, John avait demandé de son air faussement indifférent combien de temps il lui restait avant le départ. Pas beaucoup, c'était sûr. Mais Jack aurait largement préféré qu'il lui parle plutôt de ce qui s'était passé entre lui et la secrétaire de Cormack. Parce que juste quand il commençait à croire que John avait vraiment changé, il l'avait surpris en train d'adresser des paroles suintant la menace à cette pauvre fille qui avait l'air terrifiée.

Jack avait tenté de se jeter au secours de la secrétaire mais John lui avait rétorqué que Miss Kostakos n'était pas aussi fiable qu'il y paraissait. Impuissant, l'ex-Capitaine l'avait entendu lui affirmer qu'il « savait tout » et quel avait été son rôle dans la prise d'otage de son patron. Elle s'était défaite sous leurs yeux quelques secondes, avant d'affirmer qu'elle ne comprenait pas de quoi il parlait mais que s'il continuait à la menacer, elle devrait appeler la sécurité. Jack était alors intervenu d'autorité en passant une main de fer autour du biceps de son compagnon en assurant que ce ne serait pas nécessaire et l'avait entraîné dehors.

— Qu'est-ce que tu fiches à la fin ? avait-il demandé entre ses dents.

Dehors sur le trottoir, John avait jeté un coup d'œil à l'immeuble, un peu plus sûr qu'il ne serait pas espionné par des caméras internes.

— T'inquiète, Cormack est déjà au courant. Le fait qu'il l'a laissée en place signifie simplement qu'il veut pouvoir la surveiller, c'est tout.

— De quoi est-ce que tu parles ? s'enquit Jack soudain très impatienté.

Contre toute attente, John fourra les poings dans ses poches avec un grand sourire, relativement chaleureux.

— Je suis pas sûr d'avoir le temps de tout te raconter. Il s'est passé plein de trucs pendant ces quelques jours. Du genre gros calibre.

— Quelques jours ? releva Jack.

— Oui, ma dernière course était vers Salkinagh… et vu ce qui se passe maintenant…

— John, ça fait presque trois semaines que tu es parti.

— Non, pas du tout. J'ai fait l'aller-retour en un temps record qui ne sera hélas jamais homologué… J'ai déposé Cormack, mis ta navette à la réparation et puis j'ai pris les transbords avec un petit pote du camp scout que j'ai retrouvé là-bas et que j'ai ramené sur la station orbitale. Bon, une fois sur place j'ai eu à régler quelques petits problèmes, mais ça n'a pas dû prendre plus de une journée et demie et j'ai repris aussitôt les transbords pour revenir ici… Est-ce que c'est la bombe qu'on a ramenée avec Cormack a décidé le gouvernement à déclarer la guerre ?

— La bombe que vous avez ramenée ? répéta Jack sans comprendre.

— Aucune bombe n'a explosé à la douane récemment ?

— Non.

John soupira et regarda autour d'eux avec méfiance. Il secoua la tête et lui fit signe de le suivre. Rompant le flot des voyageurs, il avisa un troquet pas très loin dans la même rue s'y rendit avec Jack sur les talons. Une fois sur place, il leur commanda deux sodas qu'ils allèrent boire à une table haute.

Jack ne savait pas quoi penser. A bien y réfléchir, John avait l'air de porter en effet les mêmes vêtements que la dernière fois qu'il l'avait vu. Enfin la vraie dernière fois, il n'avait pas de vêtements du tout et serrait les courbes délicieuses de River contre lui – et il valait mieux qu'il chasse cette vision excitante de sa tête – mais disons alors l'avant-dernière fois…

John s'accouda sur la minuscule table et s'approcha de lui pour pouvoir lui parler plus bas. Cela lui rappela qu'il avait envie de l'embrasser mais ne l'avait pas fait.

— Je veux bien te raconter toute l'histoire mais j'aimerais mieux savoir pourquoi t'as ces cernes qui te donnent l'air d'avoir dix ans de plus… Je croyais que t'avais arrêté de faire la fiesta toutes les nuits ?

— Rien à voir. Il s'est passé des trucs pas très cools pendant que tu n'étais pas là.

— Tu veux dire, à part la déclaration de guerre et le fait que tu t'engages juste au moment où je remets les pieds ici ?

Jack avala une gorgée de son soda en le considérant pensivement, le sourcil légèrement haussé pour marquer son étonnement.

— Ça te contrarie ? demanda-t-il le cœur battant.

— Non pas du tout, répondit le blond en reposant tranquillement son soda. Ça rend les choses plus simples et beaucoup plus claires pour moi.

Les belles lèvres pleines de Jack frémirent un peu quand il essaya d'encaisser cette nouvelle déconvenue. Pourquoi fallait-il qu'il lui fasse ce coup à chaque fois ? Pourquoi ce visage d'ange le poignardait-il systématiquement en lui assénant sans sourciller combien il comptait peu pour lui ? Il avait terriblement envie de lui voler un peu dans les plumes, comme au bon vieux temps, pour lui dire ses quatre vérités. Il serra les poings de fureur contenue.

Mais il eut la surprise de sentir le genou de John toucher le sien sous la table et sa main envelopper son poing pour le serrer. Il le regardait et un vague sourire flottait sur son visage. Avec un peu de malchance supplémentaire, il était en train de se foutre de lui.

— Comme t'as pas beaucoup de temps avant de prendre ton train pour le casernement, je vais commencer par la fin de l'histoire.

— Quelle histoire ?

— Celle où je te dis que je reste ? proposa-t-il.

Le brun ex-Capitaine leva brusquement les yeux vers lui, totalement pris de court. Il lui adressa un sourire hésitant qui montrait hélas assez combien il n'osait pas trop le croire.

— Mais qu'est-ce qui a bien pu t'arriver pour que tu reviennes sur ta décision ?

— Un truc dingue. Je suis tombé amoureux d'un petit pecnot hétéro héroïque, qui a sauvé ma pauvre carcasse et que j'ai bien mal remercié.

— Qu'est-ce que tu veux dire ? contrattaqua Jack en imaginant qu'il parlait de Quentin Cormack. Arrête de parler par énigmes, je ne suis pas d'humeur.

— Ok, alors j'attendrai que tu le sois…

Harkness serra les mâchoires et les poings. Il jura tout bas et ne parvint pas à retenir la rancœur qu'il remâchait.

— Tu vas finir par me rendre dingue ! siffla-t-il avec une colère froide. Ok, t'as gagné, j'ai ma dose. J'en ai marre de tout ça ! Je sais que j'ai longtemps tenu le coup mais là, c'est plus possible. Avec tout ce qui s'est passé ici et dont tu n'as même pas daigné t'informer… J'ai besoin de savoir si je peux compter sur toi, oui ou non. Si tu es avec moi ou non. Et si oui, je veux une relation exclusive ! Pigé ?

John se mit à rire de bon cœur ce qui eut le don d'énerver le plus âgé.

— C'est moi que tu trouves drôle ?

— Ça y est, c'est officiel, les monogames ont vraiment eu ta peau. Et toi qui osais me soutenir il y a encore quelques semaines que ce n'était pas vrai… Alors, par exclusive tu veux dire que…

— Tu sais ce que veut dire exclusif, ne joue pas au plus fin ! Et si tu n'en es pas capable, alors je crois que tu ferais mieux de me laisser pour de bon et de ne plus jamais revenir.

— Par exclusive, insista John les yeux flamboyants, tu veux bien dire que tu ne me laisseras pas faire de toi un homme heureux en ramenant Miss Watts et que, même si tu en crèves d'envie, jamais tu ne lui feras l'amour parce que tu voudras me rester fidèle en vertu de ta glorieuse exclusivité ?

— Parfaitement !

— Ça craint !

— Parfaitement ! réitéra Jack cette fois avec un large et irrépressible sourire contrit, un peu plus hésitant. Mais c'est comme ça. T'as trois jours pour me donner ta réponse. Pas un de plus.

— J'adore quand tu fais ta commandante… le provoqua John à voix basse avec un petit soupir amusé. Avec ton nouvel uniforme, c'est raide sexy…

— John… menaça la voix de Jack avec une feinte suavité. Je te conseillerais de ne pas trop me chatouiller sur ce terrain.

— Sujet… glissant ? s'enquit-il avec une insupportable malice.

Électrique, Jack se leva aussitôt avec une mine renfrognée et il lui fut difficile de cacher la très notable excitation sexuelle qui était la sienne. Il n'avait pas le choix. Pas très glorieux, mais il devait battre en retraite immédiatement, sinon il allait l'attraper, le serrer dans un coin et lui montrer à quel point il pouvait être possessif quand il s'y mettait…

— Oh mon dieu, ronronna John impitoyable avec coup d'œil appréciateur. Besoin d'un petit coup de main, peut-être ?

Jack se pencha sur la table, posant nettement ses deux poings dessus et répondit avec une lenteur calculée et un ton froid comme l'acier :

— Ne m'appelle pas mon dieu, mais lieutenant Harkness, je te prie. Trois jours. Et faute d'une réponse adéquate, ce ne sera plus la peine d'espérer la moindre indulgence de ma part.

Il se retira avec le plus de dignité possible, sentant le regard de l'autre homme peser dans son dos. Il aurait donné vraiment cher pour pouvoir se retourner et étudier son visage juste à cette minute. Mais il ne voulait pas craquer. Ni trop croire à ses promesses ou à ce qu'il avait dit sur Amy-Leigh…

Tremblant d'agacement et de désir refoulé, il se mit en route vers la gare en courant presque. Qui donc essayait-il de berner ?

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