Dernier taxi pour Salkinagh

Chapitre 16 : C15 : First date

6908 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 31/03/2016 21:17

CHAPITRE XV : First date

FACE DE BOE

Pendant ce temps, profondément rentré en lui-même et pas vraiment conscient de ce qui se passait autour de lui dans son bureau, Boe était concentré sur les souvenirs collectés ces derniers jours. De si vieilles images, si lointaines dont la trace en lui restait vraiment ténue. Sans l'examen des données recueillies par la sonde de John, il se doutait que tous ces merveilleux détails auraient été impossibles à contempler avec une aussi parfaite clarté.

Avec un sourire intérieur secrètement amusé, il se dit que vieux comme il l'était, il n'avait d'autre solution que de suppléer la défaillance de la nature par l'usage de la chimie… Il savait bien l'image piteuse que ça donnerait de lui si on le prenait à collectionner des informations sur son propre compte... Mais maintenant, il n'était plus qu'une tête, fallait-il se faire à l'idée que c'était, en plus, une passoire décrépite ?...

Cette fois, il avait pu compter sur une autre source tierce pour compléter ses souvenirs fuyants. Seule la chance lui avait permis d'entrer en possession d'une bulle mémorielle extérieure, appartenant à l'un des soignants qu'il avait connu à ses débuts dans l'Agence. En réalité, ce n'était pas si différent d'un vieux journal intime oublié par son propriétaire dans un déménagement. Il supposait qu'elle avait été probablement réalisée à la suite d'un banal check-up entre deux changements d'employeurs...

En devenant immortel, il s'était figuré que son statut de monstre de foire était définitivement atteint une fois pour toutes…. Son erreur sans doute avait été de croire qu'il ne pourrait pas connaître pire. Mais quelqu'un avait eu « pitié » du pauvre Sisyphe qu'il était et l'évolution lui avait été accordée : il était devenu autre chose. Personne ne savait très bien quoi.

De vieux livres dans sa bibliothèque évoquaient la légende du Cavalier Sans Tête, et puisqu'il n'était plus qu'une tête sans cavalier, il se demandait plus qu'à son tour ce qu'était devenu son corps, et s'il avait de son côté une sorte de « vie » indépendante... De nombreuses recherches lui avaient permis de savoir que c'était la combinaison d'un métal alien très spécifique enduit d'une toxine rare, qui avait permis à la lame cette décapitation contre nature… Avant cet épisode funeste, tous ses membres blessés, brûlés, coupés ou… dispersés avaient toujours repoussé. Toujours. Il avait même survécu à l'explosion d'une bombe dans son estomac… Sa reconstruction prenait du temps parfois, mais il revenait toujours à son intégrité première. Pourtant, le résultat des pratiques secrètes jalousement gardées par les Moines Sans Tête avait fonctionné sur lui exactement de la même manière que sur n'importe quel autre individu.

Il soupira faiblement. Cela n'aurait jamais dû être possible... Sa propre malédiction n'était pas de ne pas pouvoir mourir, mais de ne pas pouvoir rester mort. Constamment, il avait été ramené parfaitement frais et sain, sauf cette exceptionnelle et terrible fois. Sans doute avait-il été trop content de lui et de sa séduction physique. Il détestait la façon dont son visage s'était transformé avec les siècles jusqu'à devenir méconnaissable. Enflé, déformé, ridé, chauve… Il se sentait humilié de ne plus susciter que la curiosité malsaine, l'horreur ou la pitié.

Il supposait qu'il aurait dû s'y faire à partir d'un moment et oublier qu'il avait un jour été autrement. Bien sûr, il avait appris comment survivre ainsi et ce qui restait de son organisme s'était adapté. La plupart de tout ce qu'il pouvait faire aujourd'hui était exclusivement basé sur les ondes mentales. Rien de plus facile pour lui que de communiquer avec l'ordinateur principal par ce biais... Mais la lecture d'une bulle mémorielle avait un autre précieux avantage. Lui permettre de s'échapper de sa condition pendant quelques heures, durant lesquelles il pouvait croire qu'il avait de nouveau une poitrine où un cœur battait, des bras et des jambes… car il ressentait tout avec une force étonnante dans les membres qu'il n'avait pourtant plus, comme si les recoins de son cerveau ainsi stimulés étaient trompés par cette bouffée de sensations titillant des récepteurs neuraux toujours présents.

Avec la fébrilité d'un junkie, il commanda l'injection de ce souvenir via les implants neurologiques, espérant qu'il puisse réanimer un peu des siens. Et espérant plus encore qu'il lui donnerait tout à l'heure, la force de pouvoir faire face à un John indifférent et fermé, dont les yeux déjà tournés vers l'ailleurs, glisseraient sur lui sans le reconnaître.

.°.

 

JAXX ET PHLOX*

Remlan, camp de formation de l'Académie Temporelle, 2148

Debout près du lit de son dernier patient, un dénommé Jonas Hartshorne, le médecin de garde du service médical de l'Agence Temporelle reposa son dossier. Son malade était un humain au poil particulièrement clair, présentant de très sérieuses contusions. Si sérieuses en fait, qu'il avait dû être placé en coma artificiel pour lui permettre de récupérer un peu. D'après ce qu'il lisait, son état n'était pas consécutif à un seul et même accident. Il était déjà rentré de mission grièvement blessé quelques jours plus tôt et comme si ce n'était pas suffisant, il s'était trouvé pris dans une rixe qui avait mal tourné.

Le docteur Phlox serra un peu les mâchoires de dépit et de dégoût. La philosophie de ces êtres lui paraissait dure à cerner. On lui avait expliqué que cet homme avait été fait prisonnier et qu'il avait parlé pendant qu'on l'avait torturé. Il soupçonnait que c'était pour ça que les agents du Service Temporel l'avaient laissé se faire cogner par la suite. Apparemment, la règle tacite était qu'ils étaient censés mourir s'ils étaient pris, et pas livrer des informations précieuses qui mettraient les missions des autres en péril…

Pourtant, en parcourant le dossier, quelque chose avait accentué son malaise général. Sous son évaluation psychologique, la mention de son confrère spécialiste de la psyché humaine était sans appel : « Reconditionnement »…

Phlox était un jeune médecin et il voulait bien avouer que c'était son premier poste. Qu'il l'avait accepté pour avoir l'occasion de quitter quelques temps Dénobula et de visiter l'univers pour exercer la xénobiologie sur le terrain. Cela ne faisait pas longtemps qu'il était là, mais ce qu'il constatait ici ne lui plaisait pas du tout. Peut-être qu'il lui faudrait trouver une meilleure place. Sur le plan technique certes, ces agents temporels se faisaient d'immondes blessures toutes plus intéressantes les unes que les autres et il était sûr de ne jamais voir ça ailleurs. Mais l'ambiance et l'esprit ne lui convenaient pas. Il aurait aimé quelque chose de plus fraternel et plus idéaliste. Un environnement à taille humaine, une petite unité par exemple, ça aurait été bien…

Ce malheureux, qui gisait là inconscient, avait l'air d'avoir tout de même au moins un visiteur assidu et le seul fait de le constater lui remontait un peu le moral. Tous n'étaient peut-être pas aussi mauvais. Aussi indifférents au sort d'un de leurs camarades. Il le voyait attendre à travers la fenêtre intérieure de la chambre qui donnait sur le couloir de service. C'était un humain mystérieux, grand, au poil brun, un jeune sûrement. Peut-être timide car il ne s'approchait pas et ne posait aucune question. Bien qu'il portât la tenue grise réglementaire des recrues, avec de grosses chaussures tout terrain, sa tête ne lui disait rien. Quand il avait cherché à s'informer sur son compte auprès des infirmiers, on lui avait confirmé que c'était un nouveau.

Sortant de la chambre du malade, il se dirigea vers lui et l'apostropha aimablement pour ne pas l'effaroucher. Avec la tête que Phlox avait, il avait l'habitude d'être prudent.

— Bonjour, dit-il, je suis le docteur Phlox. Ce patient serait sûrement content de savoir qu'il a de la visite mais il ne va pas se réveiller aujourd'hui. Son état est… critique.

Le jeune humain posa ses iris bleus sur lui, paraissant le détailler avec intérêt et curiosité. Comment lui en vouloir ? Qui aurait pu avoir déjà rencontré un Dénobulien dans ce quadrant paumé de l'univers ?

— Il peut mourir ? demanda le jeune humain.

— Honnêtement, je ne sais pas quoi vous dire… soupira-t-il.

L'autre le regarda d'un air méfiant en demandant, le sourcil froncé :

— Et ça… fait longtemps que vous êtes médecin ?

L'interpelé ne put retenir un bref petit gloussement qu'il maîtrisa bien vite. Il adorait l'esprit et l'humour des humains, qui rendait parfois son travail avec eux moins pénible.

— Ce n'est pas ce que je voulais dire… Ce patient pourra très certainement se remettre de ses blessures s'il est convenablement soigné car il est jeune et résistant.

— Mais… ? poursuivit le visiteur avec un coup d'œil nerveux.

— Mais la Direction ne donnera sans doute pas son accord pour une guérison totale parce qu'ils n'ont pas l'intention de le garder dans les effectifs.

— Vous voulez dire qu'il va être mis à pied ou quelque chose comme ça ?

— Non, dès qu'il ira suffisamment mieux, il sera débriefé et… rendu à la vie civile. Sa dernière évaluation psychologique exclut qu'il puisse encore faire partie du service actif.

Les épaules de son interlocuteur s'affaissèrent un peu, il baissait la tête et avait l'air si mal à l'aise que Phlox ne put s'empêcher de lui tapoter l'épaule. On lui avait dit qu'exécuté correctement, le geste véhiculait une forme de compassion et était perçu comme un réconfort tacite. Mais le jeune homme n'y prêta pas attention.

— C'est de ma faute… murmura-t-il seulement.

— Ne croyez pas ça. Hartshorne était dans le collimateur depuis déjà six mois. Il a été recruté à une période où l'on manquait d'effectifs et où les critères avaient dû être abaissés… Physiquement, c'était une bonne recrue, très capable, mais psychologiquement, il était trop… tangent. Il faut être solide pour résister à ce mode de vie foncièrement délétère. Deux agents sont déjà morts à cause de lui, et le dernier…

— Kranakar. Je connaissais.

— La Direction est furieuse d'avoir perdu un agent tel que lui par sa faute. Ajoutez ça au fait que son comportement excessif n'est pas très apprécié, que ses résultats sont aléatoires, et que son sens de la discipline ne va pas en s'améliorant, contrairement à ce qu'il avait promis… Il va être reconditionné.

— Reconditionné ?

Embarrassé par la formule, le médecin baissa un instant les paupières sur ses pâles yeux bleus trop clairs, n'offrant à Jaxx que la vue sur les protubérantes excroissances osseuses colorées qui encadraient tout le haut de son visage, par ailleurs assez jovial et sympathique. Un atout dans sa profession.

— Lavage de cerveau « à l'arrache » – comme vous dites ici. Il aura de la chance s'il ne perd pas la moitié de ses capacités mentales dans l'opération. Peut-être que c'est ce qu'ils veulent parce qu'ils estiment qu'il serait moins dangereux s'il était débile… En tous cas, le reconditionnement effacera tous les souvenirs de son service actif et hélas de son entraînement. J'espère qu'il n'aura pas eu le temps de trop s'identifier à ses missions.

— Vous voulez dire qu'ils vont le décérébrer et le jeter à la poubelle !?

Pendant un moment navrant, seul le bip du moniteur près du lit du malade lui répondit. Phlox déglutit.

— Je ne l'aurais pas formulé en des termes aussi expressifs, mais oui c'est à peu près ça… Je suis désolé, c'était votre ami ?

— Non. Non. Je le connais à peine. Mais… c'est moi qui suis allé le tirer du guêpier de sa dernière mission.

— Ah, alors c'est vous le nouveau héros dont tout le monde parle…

Le jeune agent le regarda d'une façon terrible qui marqua profondément le jeune médecin. Quel regard ! L'humain serrait fort le rebord de la baie vitrée au point d'en faire blanchir les jointures de ses doigts.

D'après ce qu'il avait entendu dire par les bruits de couloirs, sa réputation naissante n'était pourtant pas usurpée. Ce n'était qu'un aspirant en formation depuis peu et tutoré par un agent expérimenté. Ils étaient partis tous deux, le jeune en soutien logistique, le vieux en première ligne, comme il se doit. Et puis, quelque chose avait dû mal tourner. Pourtant, le novice avait refusé de rentrer et avait convaincu ses chefs de le laisser finir, avant de brillamment réussir à reprendre la mission d'extraction de son mentor et à récupérer Hartshorne vivant. Ce genre d'exploit n'arrivait pas tous les jours et il était bien placé pour savoir que ça ne se passait pas sans bobo ni casse…

— C'est de ma faute ce qui lui est arrivé là. Qu'il se soit fait tabasser, je veux dire.

— Quoi c'est vous qui avez demandé aux autres de le faire ? s'enquit Phlox d'un ton qui disait assez qu'il n'y croyait pas.

— En fait… oui. D'une certaine façon.

Phlox se sentit perplexe. Jamais de toute sa vie, il n'avait été autant au contact de ce sentiment que depuis qu'il avait quitté son monde.

— Si vous voulez apprendre à gérer votre culpabilité – ce que je vous conseille – je peux vous adresser à mon collègue psychologue qui s'occupera de…

— Je ne veux pas parler de ça à quiconque… C'est trop gênant.

Le jeune médecin haussa des sourcils déjà naturellement très arqués. Il connaissait mal la psychologie humaine et de fait, la réaction de son interlocuteur, à cette minute, ne lui apparaissait pas très cohérente. Sans doute aurait-il pourtant sûrement eu besoin de parler au spécialiste qu'il refusait de voir… Pour Phlox, le bon sens était forcément de s'adresser à quelqu'un de compétent quand on avait un problème, peu importait lequel... Mais il butait sur ce qui pouvait être considéré comme « gênant » et pourquoi.

Le Dénobulien avait appris que les humains étaient volontiers violents entre eux. Particulièrement ceux qui travaillaient dans ce métier ! Il avait parfois le sentiment que se taper dessus était le seul moyen qu'ils avaient de communiquer… Ceux de ce coin étaient sûrement assez sommaires.

— Vous savez, dit-il avec un petit sourire gentil, pour moi les humains sont fascinants et difficiles à comprendre. Et on m'a fait souvent remarquer que je ne savais pas très bien ce qui était gênant et ce qui ne l'était pas… Je commets pas mal de gaffes. Donc je crois que si vous voyiez quelqu'un qui connait bien vos codes humains, ça pourrait forcément vous aider. Je suppose que si vous en vouliez à mon patient, c'est parce qu'il a causé la mort de votre mentor ?

Le jeune homme se recula d'un pas, baissa la tête et fourra ses poings dans les poches.

— On va dire que ce sera une excellente base pour la version officielle…

Le jeune médecin balançait intérieurement sur la conduite à tenir. Il trouvait ce jeune homme émouvant. Peut-être parce qu'il n'avait pas l'air encore aussi méchant et ravagé que les autres…

— Écoutez, j'ai fini mon service depuis cinq minutes. Vous voudriez en parler devant un… euh… breuvage ou un repas ? Je ne saurai sans doute pas vous conseiller mais je peux écouter… proposa-t-il.

Il sut qu'il avait pris la meilleure décision en voyant un indéniable soulagement se peindre sur les traits du visiteur.

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Phlox l'avait conduit hors du complexe local de l'UTA, dans une sorte de petite cantine « mexicaine » (quoi que ce fût) qui ne payait pas de mine mais où il appréciait énormément de découvrir la vieille cuisine humaine. La pièce jaune et rouge où ils se trouvaient, produisait un agréable ronron fait de conversations modérées, d'apparente satisfaction des convives et des allées et venues des deux ou trois serveurs.

Dès qu'ils étaient entrés, le médecin avait pu observer un phénomène formidable : tous les yeux s'étaient braqués sur eux – enfin plutôt vers son camarade – et la seule serveuse avait battu ses collègues de vitesse pour venir prendre leur commande à une allure fulgurante. Son sourire était presque aussi large que le sien propre, et ce n'était pas vaine parole car les Dénobuliens pouvaient avoir un sourire très perturbant pour les autres races. Il observa son manège avec le plus grand intérêt et aussi la réaction de son convive humain. Ce dernier avait l'air parfaitement à l'aise et heureux de l'attention qu'il suscitait.

Une fois qu'on leur eut servi dans de belles assiettes rouges un plat de viande en ragoût avec quelques petits légumes inconnus de lui mais qu'il trouvait merveilleux, une fois qu'il eut pris la première gorgée d'une boisson rouge fraîche et fruitée, et que la douce chaleur du repas chaud avait commencé à réchauffer leurs membres, Phlox avait mis un terme à leur silence jamais pesant, car son vis-à-vis avait l'air d'aimer manger aussi et d'apprécier ce qu'il avait dans son assiette.

— Comment saviez-vous que j'aurais si faim finalement ? demanda le jeune homme en sauçant son assiette avec un petit morceau de truc spongieux appelé « pain »…

— Si vous vous inquiétez, peut-être que vous ne mangez pas ?

— S'il vous plaît, ne laissez pas courir le bruit que je m'inquiète pour lui !…

— Vous êtes venu chaque jour… souligna le praticien avec bon sens.

L'agent frais émoulu ne répondit rien, semblant hésiter sur la conduite à tenir. Peut-être se méfiait-il de lui ? Phlox décida d'être clair :

— Avez-vous envie alors de raconter pourquoi vous ne vous inquiétez pas pour lui, avec autant de constance ?

L'humain prit son temps pour répondre. Il évitait un peu son regard mais un sourire flottait sur ses lèvres.

— Il est bizarre mais il est amusant, soupira-t-il en inclinant la tête. Et il a l'air d'être remarquablement poissard aussi. Il me rappelle quelqu'un que j'ai connu.

Phlox stoppa le mouvement de sa fourchette qu'il garda en l'air pour demander :

— Je serais curieux de savoir ce qu'un humain peut trouver de bizarre à un autre humain. Pour moi, c'est juste votre façon d'être, mais comment vous discriminez m'intéresse…

La serveuse au grand sourire et au regard fiévreux revint les interrompre et le médecin eut soudain l'impression qu'il venait de perdre l'homme, tant il avait l'air concentré et fasciné par la femelle qui se penchait près de lui. Touchant sans arrêt son épaule avec ses protubérances mammaires pendant l'opération, elle lui détaillait toute la carte des desserts… La recrue la laissa faire sans chercher ni à l'interrompre ni à la brusquer pour la faire partir enfin. Elle les laissa choisir, en s'en allant à regret.

— Je suis tout ouïe. Pourquoi pensez-vous que c'est de votre faute s'il s'est fait passer à tabac ?

— Du moins la seconde fois, convint le jeune homme en faisant mine de se concentrer sur le menu. En fait, il m'avait invité à sortir prendre une bière dès qu'il avait pu remarcher un peu mieux. Il tenait à me la payer, soi-disant parce que je lui avais sauvé la vie. C'était déjà la troisième fois qu'il revenait à la charge et j'avais réussi à décliner deux autres invitations… Si je voulais refuser encore, il aurait fallu que nous ayons la conversation que je n'avais pas spécialement envie d'avoir devant témoins…

— A propos de quoi ? demanda Phlox en enfournant une dernière cuillerée de haricots.

— Hum, comment est-ce que je vais dire ça ? J'ai comme l'impression que je lui plais beaucoup.

Le jeune médecin hocha la tête de côté pensivement, tout en prenant une gorgée de vin.

— J'ai l'impression que vous plaisez beaucoup à un tas de monde… Bien sûr, je ne suis pas éminemment objectif en ce qui concerne les critères de séduction humains, car honnêtement de mon point de vue, vous avez tous des têtes d'ahuris, avoua-t-il avec un petit sourire, mais je suis médecin et observateur…

Jaxx l'imita, avec un petit rire amusé pas du tout vexé, ce qui encouragea l'autre à poursuivre.

— Le rapport dit qu'il y a eu une rixe entre lui et une escouade de l'Obédience Papale…. Est-ce que c'est vrai ?

— Oui, c'est ça. Hartshorne et moi sommes allés prendre ce verre en dehors de la ville, dans un petit bar fréquenté par les militaires. Je ne sais pas si vous connaissez… C'est à une demi-heure à pied, pas plus, sur la grande route… Au début, tout s'était bien passé. Nous avons un peu reparlé de l'évasion et descendu pas mal de verres en jouant à qui allait s'effondrer le premier. Il était mal tombé avec moi… mais ce n'est pas le sujet.Et puis, une petite unité d'une dizaine de soldats est entrée, et comme il y avait des femmes dans le lot, je suis allé leur faire un peu la conversation. Il n'y a vraiment pas assez de présences féminines dans ce coin, si vous voulez mon avis… J'avoue qu'à partir de là, je ne me suis plus trop préoccupé de lui, jusqu'à ce qu'il vienne me dire qu'il rentrait à la base. Il avait l'air ivre et grincheux. Je lui ai demandé s'il allait tenir debout et comment il comptait s'y prendre dans un aussi sale état... Et c'est là qu'un des types de l'Obédience a sorti tout fort que c'était bien l'état naturel, je cite, de tous ces connards du Service Temporel, qui n'étaient qu'une bande de frimeurs arrogants… En toute honnêteté, je pense que cette remarque s'adressait plutôt à moi, car j'imagine qu'ils n'étaient pas très contents de voir une de leurs délicieuses quartiers-maîtres sur mes genoux, pendant que l'autre lieutenant vraiment mignonne m'embrassait avec sans doute un peu trop d'enthousiasme… Enfin… Je n'aurais pas été d'avis de donner suite car ils étaient seulement jaloux, mais John a eu le malheur de dire tout haut ce que je pensais tout bas, tout en ajoutant qu'entre leurs gueules et les nôtres, ils pouvaient toujours courir pour espérer avoir une touche de toute la soirée…

Mystérieusement, le jeune homme sourit largement à cette évocation, comme si c'était pour lui un bon moment à se remémorer, mais Phlox s'abstint de l'interrompre puisqu'il avait l'air lancé.

— Évidemment, le planton de l'Obédience l'a mal pris, surtout quand les femmes ont approuvé. Mais comme il n'a pas osé taper sur ses collègues féminines, il s'en est pris à Jonas qui avait l'air de n'attendre que ça. Il est dingue, ce mec, mais j'adore comme il se bat !... Bref. Le truc a dégénéré en pugilat généralisé et pendant dix bonnes minutes, on s'est vraiment bien amusés. Les filles n'étaient pas en reste…

— Hum, vous avez des divertissements vraiment très étranges… Mais continuez…

— Et bien… Le patron du bar, lui, était contre ! Il nous a identifiés comme les fauteurs de trouble, nous a foutus dehors et on s'est retrouvés sur le bitume… Nous étions sans doute trop saouls pour faire autre chose que rire stupidement pendant deux minutes. Après, il nous est apparu qu'aucun des deux taxis ne voulait nous embarquer, en ayant sans doute peur qu'on vomisse dedans et nous avons donc décidé qu'il fallait rentrer à pied... Il m'a assuré que c'était faisable mais au bout de dix mètres, il titubait sec. Je ne pouvais pas le laisser là sur le bord de la route, il était déjà à moitié brisé par le séjour à la prison, alors si ce crétin se faisait rouler dessus pendant qu'il était inconscient, il allait y rester…

— Comment ça se fait que l'alcool ne vous saoule pas ? s'enquit Phlox. En général, c'est un effet secondaire attesté chez votre race…

— J'en ai moins bu que lui d'une part, et d'autre part Kranakar m'a appris qu'il valait mieux rester conscient et feindre l'ébriété… admit-il avec un sourire. Je sais que les premiers mois d'un jeune agent sont difficiles et que les autres se montrent parfois… euh… retors. J'avoue que j'étais sur mes gardes.

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Jaxx se revit sous le ciel nocturne de Remlan, en train de le porter à moitié pour le traîner vers un carré d'herbe pitoyablement jaunie où la plupart des véhicules légers étaient garés. Il sentait encore le bras solide qu'il avait passé autour de sa taille, soupçonnant vaguement que Jon faisait tout aussi semblant d'être ivre que lui, rien que pour avoir un prétexte pour être en contact physique direct… Il n'avait plus du tout l'air renfrogné.

— Mon objectif était d'essayer de le caser dans un quatre-roues pour qu'il y cuve tranquille, reprit-il. Je venais à peine de le poser contre la portière quand j'ai entendu les gars de l'Obédience ressortir du bar. Et manifestement, ils nous cherchaient…

Avec une légère pointe de sarcasme, Phlox pointa le bout de sa cuiller vers lui, décrétant que c'était palpitant et qu'il était un raconteur hors pair. Le jeune humain brun se recula sur sa chaise et demanda avec un peu de surprise :

— Je vous ennuie avec mes histoires ?

— Absolument pas, répondit Phlox. Mais vu l'état de l'agent Hartshorne, je « devine » qu'ils vous ont trouvés… Et je ne comprends pas pourquoi. Il vous suffisait de rester cachés un instant…

— Bah, c'était mon plan, figurez-vous… J'ai fauché les jambes de l'ivrogne à côté de moi pour qu'on reste au niveau du sol où nous aurions été un peu masqués par les herbes hautes. Les soldats étaient en train de décider de quadriller le secteur par petits groupes de deux et les filles disaient que si elles nous trouvaient les premières, elles avaient la ferme intention de reprendre là où elles en étaient restées – ce qui était, je le reconnais, très réconfortant...

Le docteur Phlox reposa ses couverts dans son assiette et repoussa un peu celle-ci pour croiser ses bras sur la table dans une posture attentive et légèrement amusée dont il sentait qu'elle déstabilisait un peu son vis-à-vis.

— Qu'est-ce qui vous fait sourire ?

— Rien, je vous assure. C'est la tête que font tous les gens de mon peuple quand ils écoutent attentivement, mentit-il…

— Faites quand même gaffe, vous pourriez déclencher quelques malentendus avec ça…

— Je sais, soupira le Dénobulien comiquement. Et alors ?

— Et alors cet imbécile fini, plutôt que de se la fermer, a commencé à rire et à me demander pourquoi on se cachait. Et à dire qu'à nous deux, on pouvait facilement les avoir, vu qu'on avait des ralentisseurs et pas eux. En fait, c'était faux, moi je n'ai pas encore l'équipement standard – je ne le recevrai que la semaine prochaine… Je lui ai dit de se taire plusieurs fois et que s'il ne la bouclait pas, j'allais l'assommer…

Jaxx regardait l'alien au visage étrange face à lui qui l'écoutait posément. Comment allait-il pouvoir expliquer la suite ? Il n'était pas sûr d'avoir une formulation qui convienne.

Quand ils s'étaient trouvés côte à côte dans l'herbe, Jonas avait commencé à le provoquer pour le faire réagir et il s'était senti pris entre deux feux. Il s'était collé contre lui et avait murmuré dans un total abandon parfaitement inapproprié qu'il n'avait qu'un seul autre moyen de le faire taire en occupant ses lèvres mais qu'il n'en aurait probablement pas le cran. Les soldats allaient leur tomber dessus sous peu, et d'après la façon dont ils fouillaient méthodiquement le coin, c'était une question de minutes. Si une première équipe les manquait, forcément une seconde les cueillerait.

— Embrasse-moi, Boeshane, comme tu embrassais cette garce tout à l'heure… avait-il dit avec un sourire troublant.

— Hartshorne, t'es saoul et tu ne sais plus ce que tu dis, avait-il chuchoté.

— Oh si je sais… Ton pote Krana venait du futur et il m'a dit que je t'aurai.

— Dans tes rêves.

— Oh que oui, dans tous mes rêves, avait-il murmuré en hasardant ses mains sur lui.

Il l'avait rembarré sèchement en le repoussant.

— Je te préviens : tu me touches les fesses encore une fois et c'est moi qui te livre à eux ! Lâche-moi un peu ! souffla-t-il furieux comme il entendait les soldats approcher.

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Le médecin de garde le regardait avec un sourcil haussé. Il était resté silencieux quand le raconteur jusque-là prolixe, avait sombré dans un brusque mutisme dont il ne prit conscience que quand lui-même demanda :

— Vous l'avez assommé parce ce que vous ne saviez pas comment gérer qu'il vous faisait ouvertement des avances, au pire moment qui soit ?

— Vous le saviez ?

— Non. Je m'en doutais seulement.

— En plus, ça n'a servi à rien, soupira le jeune agent. Nous nous sommes battus parce qu'il voulait m'embrasser et que je n'étais pas d'accord. Les autres soldats sont arrivés à cause du raffut, ont semble-t-il compris la situation et nous ont séparés. Et quand ils ont pris Jon à part, ils l'ont roué à coups de poings et de coups de bottes avant de le laisser là par terre. Il ne bougeait plus. Oh Seigneur ! J'ai cru qu'il était mort et que j'avais fait tout ça pour rien…

Jaxx ferma les yeux tant la scène était nette dans son souvenir. Le parking était désert au cœur de la nuit. Il s'était traîné à genoux à côté du corps, et avait fébrilement cherché un pouls au poignet puis à la carotide car il ne sentait presque pas de pulsation. La main de Jon avait frémi dans la sienne.

— On ne me tue pas comme ça, avait-il murmuré dans un souffle à peine audible.

Un immense soulagement l'avait saisi.

Et après, il ne savait pas ce qu'il lui avait pris. Il avait soulevé un peu Hartshorne du sol et ce dernier avait gémi de douleur. Puis il l'avait serré dans ses bras et approché ses lèvres des siennes. Il avait le souffle court et la bouche séchée par un trac galopant, en se demandant s'il arriverait à le faire avant que l'autre ne meure entre ses bras.

Il y a des années, son père était mort aussi comme ça. Plus jamais il ne voulait ressentir ça. Ce sentiment d'impuissance et d'inutilité qu'il y avait à serrer quelqu'un contre soi dont la vie le quittait quand même, et de ne rien pouvoir faire. L'idée qu'aucune de ses prières ne pouvait l'empêcher de mourir...

Puis l'horripilant titulaire avait ouvert une paupière tuméfiée sur lui, un coin de lèvre fendue s'était incurvé et il avait dit difficilement :

— Bel effort, Boeshane, j'apprécie mais…

Une seconde après, Jaxx avait impulsivement posé sa bouche sur la sienne, lui clouant enfin le bec. Capturant ses lèvres, forçant leur barrage, il avait exploré sa bouche lentement et délibérément. De surprise, Jon s'était détendu aussitôt. En fait, il en avait oublié son corps brisé, se sentant flotter sous la triple ivresse de l'alcool, de la douleur et de ce baiser auquel il ne s'attendait pas. Ou plus. Il s'écarta un peu juste le temps murmurer, le souffle court :

— Je retire ce que je viens de dire. Tu peux recommencer ça quand tu veux...

Un peu sonné, Jaxx s'était pourtant figé en silence, les yeux fermés au-dessus de lui, plus immobile qu'une statue et ne donnant aucun indice de ce qui pouvait se passer dans sa caboche. Quand il les rouvrit, ses prunelles ardentes brillaient dans la faible lumière du parking déserté. Et le sentiment que John avait pu y lire n'était pas du tout celui qu'il espérait susciter.

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* Le Docteur Phlox sera ultérieurement plus connu comme médecin de bord sur l'USS Enterprise NX-01, servant sous les ordres du Capitaine Archer (série Star Trek Enterprise).

 

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