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Chapitre 14 : C13 : La promesse de Kranakar

6989 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 09/11/2016 23:37

CHAPITRE XIII : La promesse de Kranakar

JOHN HART

Longtemps auparavant...

Kranakar et le bleu étaient assis autour du feu de camp qu'ils avaient allumé sous le ciel nocturne. Comme ils étaient près d'un village, le vieil agent avait décrété que les drones de poursuite n'y verraient rien d'anormal, car les pouilleux qui y vivaient faisaient cuire leur soupe au-dessus d'un feu comme celui-là…

John s'était spontanément mis en retrait aussitôt que le « cerveau de l'opération » avait pris les choses en main. Assis à même le sol de terre battue, sous un gros arbre, il ruminait juste sa frustration et son envie. Pendant tout le trajet au travers du désert, enivré par le parfum impitoyable du bel ange, il n'avait rêvé que d'une seule chose : le déshabiller enfin à la lueur d'un feu comme celui-ci et lui faire l'amour. Et dans son fantasme, ils étaient seuls et il se laissait faire. Voire, il y prenait du plaisir. Voire, il lui en donnait à lui aussi. Il rêvait de mordre ses belles lèvres pour un autre bouche-à-bouche qui le laisserait, une fois encore, à réanimer, mais la peur qu'il meure en moins.

Pourtant, à voir les deux autres si manifestement heureux de se retrouver, il ne savait plus quoi penser. Ils étaient là à rire, un peu alanguis – entre deux gorgées de leurs canettes de bière aimablement concédées par les locaux – à se raconter tout ce qui s'était passé, et il lui semblait évident que leur camaraderie virile était sincère. Krana – ce poseur snobinard et mal embouché – avait l'air d'apprécier vraiment le bleu et semblait le connaître depuis plus longtemps que prévu. Depuis avant même qu'il n'entre à l'Agence, s'il en croyait les anecdotes qu'il écoutait d'une oreille plus ou moins attentive…

Il décida qu'il n'en pouvait plus et se leva, grognant qu'il allait dans la grange qu'on leur avait prêtée pour les abriter juste cette nuit. Ils n'avaient pas l'intention de s'éterniser le moins du monde, de toute façon. Dans son dos, il entendit Krana lui répondre « bonne nuit » avec l'air de chercher les emmerdes. Son ton disait assez qu'il se foutait de sa gueule.

Pourquoi, dans toute cette putain de compagnie d'agents actifs du Service Temporel, avait-il fallu qu'il tombe sur les deux seuls hétéros du coin ? Qu'est-ce qu'il pouvait y avoir de plus ringard que ça, franchement ? Ils n'auraient pas dû la ramener. D'habitude, les autres comme eux avaient un peu honte et tentaient de le cacher. Ou du moins, entretenaient le doute afin de ne pas nuire à leur carrière. Krana lui, s'en foutait parce qu'il était trop bon. Ses états de service et sa ruse le plaçaient dans une catégorie tellement à part qu'il n'avait affaire qu'avec les pontes de l'Agence. Et ceux-ci le regardaient comme un type déplaisant mais qu'ils craignaient tout de même, pour une obscure raison.

Une part de lui se demandait ce qu'il avait bien pu savoir ou découvrir sur eux qui lui donne tout ce pouvoir et tous ces privilèges spéciaux… Krana faisait ce qu'il voulait, avec qui il voulait. La Direction lui payait des filles à prix d'or dès qu'il en demandait une. Pas très souvent car ce lèche-cul faisait genre qu'il n'abusait pas... Il avait ses quartiers privés et ne se mêlait que très peu aux autres agents. Il était vif comme l'éclair et passablement brutal. Les autres titulaires en avaient fait l'amère expérience en essayant de le choper dans les douches pour lui faire passer son envie de se croire au-dessus d'eux. Bizarrement, le fait qu'il ait étendu raides cinq types à mains nues, avait plutôt produit l'effet contraire de ce qui était attendu. D'autres jeunes recrues avaient commencé à l'idolâtrer. Particulièrement les plus fragiles, qui servaient de souffre-douleur ou de chaufferettes aux autres.

Avec un sourire en coin, John pensait que la titularisation du petit bleu se ferait uniquement si Krana restait officiellement mort. Mais ça signifiait que l'apollon allait devoir migrer dans les quartiers des titulaires et subir le bizutage maison… Rêveusement, il songea qu'il pouvait avoir une carte à jouer ici, s'il était plus fin que d'ordinaire. Il se voyait très bien le réconforter et lui promettre de le protéger des autres… si seulement il voulait bien se montrer un petit peu compréhensif ! Une partie de lui s'en irrita, ce qu'il ne comprit pas. C'était un plan super. Pourquoi est-ce qu'il se sentait furieux ? Furieux et terriblement excité aussi.

Une fois dans la grange, il se laissa tomber sur un ballot de paille de tout son long. Même quand il fermait les yeux, il ne faisait que revoir en boucle, encore et encore, ce moment où il s'était laissé choir dans le vide en sacrifice, et où ce petit couillon l'avait rattrapé. En vol, putain de merde ! Plus classe, tu meurs.

.°.

Jaxx se démontait la tête pour regarder vers la porte de la grange, surpris et l'air vaguement inquiet que l'ex-prisonnier de Kridivine ne soit plus à portée de vue.

— Qu'est-ce qu'il fiche ? Où il va comme ça ? demanda-t-il à mi-voix.

— Laisse ce petit connard. Il va seulement cuver sa frustration et se cherche un coin tranquille pour se toucher en pensant à toi, probablement… A sa décharge, je dois dire que types du labo n'y sont pas allés de main morte avec tes phéromones.

— Ah bon ?

— Ouais, et c'est un vieux 100 % hétéro qui te le dit.

— Je suis désolé, marmonna-t-il un peu confus.

— Laisse… Mais essaie de négocier pour qu'on te ramène à des niveaux décents quand tu seras titularisé, sinon ta vie va devenir un enfer. Même sans ça, à cause de ta belle gueule et de ton charisme, ils auraient été durs avec toi.

— Durs comment ? demanda le jeune homme avec un petit air coquin.

Krana tordit sa bouche en un sourire qui brilla dans sa barbe blonde que le feu avivait.

— Fais gaffe à tes fesses, c'est tout ce que je te dis. Ou tu découvriras vite comment, en effet.

— C'est complètement dingue… Pourquoi ils sont comme ça, ici ? Pourquoi ils n'aiment pas les filles ?

— Je suppose que c'est parce qu'il n'y en a pas… Toi, t'as grandi dans un trou paumé où le ratio était encore à peu près équitable… Mais dans le secteur et à cette époque, bah… il n'y a plus de filles.

— Nan… fit Jaxx avec un sourire incrédule. Partout où je me pointe, il y en a toujours trois ou quatre qui se jettent sur moi, parfois en même temps. Il y en a des filles ! En tous cas, je n'ai jamais eu aucun mal à en trouver…

— Ne deviens pas vaniteux petit, ça me ferait mal de te coller une raclée pour t'apprendre le respect.

Jaxx haussa une épaule et puis froissa sa canette entre ses longs doigts souples et puissants.

— C'est pas logique ce que tu dis. Si vous êtes tous des agents temporels, ça ne devrait pas être très compliqué d'aller à une époque différente pour trouver de la compagnie féminine, non ?

— Tu sais que t'es pas complètement crétin, toi ? répondit le vétéran en essayant de ne pas sourire. Mais la Direction estime que c'est un procédé commode pour retenir les agents. Elle ne veut surtout pas qu'ils réfléchissent et s'éparpillent.

Le jeune homme s'étira en baillant un peu.

— Ils sont au courant de ce que tu penses d'eux, tes potes de la Direction ?

— C'est pas mes potes.

— Tiens, leur radinerie me fait penser qu'il faut que je te rende la seule lentille qui me reste du système Occulus. J'ai perdu l'autre en me noyant... Et sinon, pourquoi il n'y a pas de filles agents ?

— Ah, tu vois qu'ils avaient raison de se méfier de ne pas te confier des trucs précieux ? s'amusa l'autre avec une certaine gentillesse bourrue en tendant la main pour reprendre la lentille.

Ces fines pellicules qui se posaient sur les yeux étaient couplées à un ordinateur. D'un côté, le porteur voyait du texte s'afficher en réalité augmentée et perceptible par lui seul. De l'autre, celui qui se trouvait devant son ordinateur envoyait de façon insoupçonnable toutes les informations nécessaires. C'était ce qui avait permis à Krana de guider Jaxx tout au long du sauvetage.

— Pour les filles, poursuivit-il, ils argumenteraient que neuf mois d'immobilisation d'un agent, c'est du temps perdu qui ne leur sert à rien. Mais en vérité, s'ils ne veulent pas de filles, c'est parce que c'est des foutus machos et qu'ils ont peur qu'elles fassent mieux que les mecs. Tu veux que je te dise un secret ? Dans mon référentiel temps, j'opère depuis une base où c'est une femme qui dirige l'Agence. Est-ce que tu trouves que je suis mauvais ? Que je suis en dessous des autres ?

— D'après ce que je sais, tu n'es jamais en dessous des autres… répondit Jaxx d'un ton équivoque. Même si beaucoup auraient bien aimé, apparemment.

— Ho ! Toi, si tu me cherches, tu vas me trouver. Continue dans ce registre et je te ligote pour te livrer à la convoitise de la pauvre loque qui comate sur son ballot de paille, là-bas. Ça va vite te calmer.

Le jeune homme, qui n'était pas encore celui qu'il allait connaître beaucoup plus tard, baissa les yeux et puis murmura soudain :

— Il n'y a aucun moyen pour que tu restes plus longtemps ?

— Non, ma mission était très claire, je devais faire en sorte de favoriser le recrutement de deux agents. Et que rien ne se passe de travers.

— Deux agents ? C'est qui l'autre ?

Krana sourit.

— J'ai rien le droit de te dire, mais je sais que t'es un petit malin. On n'arrive pas là où t'es arrivé sans l'être au moins un tout petit peu…

Jaxx eut l'air embarrassé. Il éluda la question sur « où il était arrivé » pour celle qui devait l'inquiéter un peu plus :

— Qu'est-ce que je vais devenir, si tu n'es plus là ? Je veux dire, je pensais pas que ça se passerait comme ça… Je croyais que je travaillerais avec toi…

Le plus âgé n'aimait pas trop mentir, surtout à lui, mais il tâcha d'être rassurant.

— Ce que tu vas devenir ? Un super agent temporel. En tous cas, t'as intérêt, avec le mal que je me suis donné pour faire quelque chose de toi qui soit mieux qu'un petit laveur de carreaux...

— J'aurais bien pris un an ou deux de plus avec ton tutorat, reconnut le jeune homme brun avec sincérité.

— Ça ira pour toi, tu vas t'en sortir et pendant un bon bail… Faut que j'y aille maintenant, je suis attendu sur une autre mission. Avant, je dois juste dire un mot en privé au Cap'tain Priape… Te lève pas, je connais le chemin. Et je te dis… à plus tard.

Beaucoup plus tard, en vérité.Le vétéran blond sauta sur ses pieds en lui adressant un clin d'œil et un salut amical de la main avant de remonter vers la grange. Jaxx fixait le feu avec un drôle d'air pensif.

.°.

John sentit qu'on le secouait un peu. Ouvrant un œil, il vit la tronche revêche de Krana, les traits tendus, qui donnait des coups de pieds dans la balle de paille lui servant de lit.

— Hey, j'ai un truc à te dire…

— M'en fous, murmura John sans bouger d'un pouce.

— Il va bien falloir que tu m'écoutes quand même. J'ai un message pour toi.

— M'en fous toujours autant.

— Un message important.

— Si c'était vrai, t'aurais déjà fini de cracher le morceau, au lieu de danser d'un pied sur l'autre…

Kranakar dégaina un coutelas et John se tendit pour donner presque instinctivement un coup dans le poignet de son agresseur et faire tomber la lame. Malheureusement, il se retrouva vite renversé sur son ballot de paille, un genou pressé sur l'aine et la gorge coincée sous une poigne de fer.

— Pas mal comme réflexes, pour un type sous-nourri et torturé pendant des semaines…

— Dis ce que t'as à me dire… t'as toute mon attention.

Le vétéran desserra sa prise et le libéra.

— Hart, t'es qu'un sale petit con pour l'instant, mais aussi étrange que ça paraisse, ça ne sera peut-être pas toujours le cas. Je sais ce que tu as en tête concernant la recrue. Et je suis venu te dire un truc. Aujourd'hui, c'est ton jour de chance. T'es pas aussi crétin que ça et je crois que tu as compris depuis longtemps que tu n'es pas réellement en train de vivre ces événements, n'est-ce pas ? Enfin, pas exactement tels que tu les as déjà vécus.

— Ah ouais… siffla le jeune agent en étouffant un hoquet de rire. Mais en fait, t'as raison de vouloir prendre ta retraite ! T'as le ciboulot complètement grillé, mon pote…

— Nan, pas du tout, mais t'es juste trop con pour comprendre ce que je dis… Bon, plus tard, peut-être. Je suis venu te dire que tu vas parvenir à tes fins avec le nouveau. Je suppose que tu vas trouver que c'est une bonne nouvelle ?

Hart opina l'air insupportablement enthousiaste et radieux, rien qu'à l'idée.

— Sûr, mais pourquoi tu me dis quelque chose que je sais déjà ?

— Qu'est-ce que tu sais déjà ?

— Que je finis toujours par obtenir ce que je veux…

— Ah, tu me donnes envie de gerber… ou de t'arracher la peau par petits bouts, je sais pas trop…

— T'aurais peur de trouver ça trop agréable, si tu te contentais de la lécher, hein ?

— Ta gueule ! J'avais pas fini... Je suis venu te dire que je sais ce que tu vas faire de lui. Comment tu vas le tirer vers le bas pour qu'il soit plus conforme à tes standards de merde, parce que tu auras honte d'être aussi peu digne de lui... Je sais que tu vas vouloir en faire ton jouet parce que tu es tout vicié de l'intérieur. Et je sais même que tu vas presque réussir à le faire tomber dans ta fange pendant quelques temps...

— Ce que tu peux être condescendant ! soupira le blond en mâchonnant un brin de paille.

— Tu vois ? Ça, c'est un mot que tu ne connaissais pas, la première fois, par exemple… souligna Kranakar avec un sourire impatienté.

John le regarda de travers. Il sentait confusément qu'il avait raison, d'une façon qu'il ne pouvait pas s'expliquer.

— Et alors quoi ?

— Et alors, je tenais à ce que tu saches qu'un type bien va venir, un beau jour. Et malgré tous les efforts que tu vas faire pour pervertir ce petit gars, il va le sauver. Il lui montrera un destin différent auquel tu auras tenté de le soustraire, par pur égoïsme et à cause de ta morbidité. Et d'un claquement de doigts, il va échapper à ton influence. Tu vas très mal le prendre bien sûr, mais c'est la meilleure chose qui pourra jamais t'arriver.

John arqua un sourcil avec une moue narquoise, il répondit en secouant la tête avec une vague incrédulité :

— Ben mon pauvre vieux, surtout n'essaie pas de te reconvertir comme commercial… T'es le pire vendeur de salades que j'ai jamais croisé…

— Rigole, rigole, mais tu vas déchanter. Je suis pourtant venu t'avertir d'une chose. Plus tard, tu auras une occasion de payer toutes tes dettes envers lui. Une seule occasion. Et plus jamais elle ne se représentera de toute ta misérable vie. Une seule, étroite, toute petite, lucarne de temps et d'espace… C'est pas dans le protocole mais je veux que tu reviennes sur le mauvais choix que tu as prévu de faire.

— T'es pas hyper explicite comme mec. Tu sais ça, non ?

— Je vais l'être : un jour, alors qu'il sera très vieux et ne te fera plus bander du tout, tu vas le retrouver et il aura un truc important à te demander. Fais gaffe, parce qu'il formulera peut-être ça d'une façon très anodine... Ce jour-là, il aura besoin de pouvoir compter sur toi et tu voudras te barrer encore une fois parce que prendre un engagement, c'est au-dessus de tes forces. Et bien, imprime-toi ça : si tu refuses ce qu'il te demandera, je te retrouverai et avec ce couteau, je te découperai lentement, c'est vu ?

— Comment ça me barrer encore une fois ? releva Hart.

— Pose pas de questions sur ton avenir, trouduc. Tu comprendras quand tu ouvriras les yeux.

— Eh bah ! argumenta le jeune agent. Je sais pas ce que t'as fumé, mais t'en tiens une bonne. Je dors pas là, tu me parles…

Krana se passa une paume fatiguée sur le visage et secoua la tête.

— N'oublie pas : tu effaceras toutes tes ardoises, si tu lui dis oui.

— Mais il va me demander quoi ?

— Quelque chose dont tu ne voudras pour rien au monde, sinon ce ne serait pas drôle…

Le vétéran plia son coude gauche et un bracelet de téléportation se matérialisa avec des effets lumineux bleutés qui le firent presque saliver d'envie. Ce matos de dingue qu'il trimballait ! Krana programma des coordonnées sur le joyau technologique et, sous ses yeux avides, se zappa instantanément dans un faible halo de lumière blanche avec un petit grésillement…

.°.

Le bleu arriva précipitamment en courant dans la grange restée béante, pour trouver juste le prisonnier numéro 17 les yeux rêveurs, seulement éclairé par une petite pochette gel torche, assis sur son carré de paille. Krana avait disparu.

— Qu'est-ce qui s'est passé ? J'ai vu un éclair blanc…

— Rien. Enfin, il s'est cassé après m'avoir passé un savon et menacé.

— Menacé ? Menacé pour quoi ? Tu tiens à peine debout. Une simple pichenette et tu t'écroules.

Même si c'était vrai, ça ne faisait jamais plaisir d'entendre ce genre de choses. Encore que si dans la pichenette, il voulait bien s'écrouler à côté de lui…

— J'ai l'impression que… d'une certaine façon, il s'en faisait pour toi.

— C'est bizarre, parce qu'il m'a assuré que tout allait bien se passer et que j'allais m'en sortir…

— Mh-mh… fit John en acquiesçant l'air ostensiblement dubitatif. Tu sais comment sont les vieux agents… Ah non, c'est vrai, tu sais pas encore. Bah, je vais te le dire. Ils font chier à prendre l'air important pour se faire mousser, à déblatérer des trucs sans queue ni tête que bien sûr « tu peux pas comprendre », et qu'ils ne sont pas « autorisés à t'en dire plus », parce qu'ils « connaissent ton futur », et bla bla bla… termina-t-il avec un geste obscène. Là, c'était bien le genre.

Le nouveau s'assit près de lui sur le ballot de paille avec une mine soucieuse et sérieuse.

— Et alors Kridivine, avec ta looongue expérience de terrain, t'as pas réussi à décrypter un truc utile dans tout ce fatras ?

— Et bah… p'têt bien. Mais je ne sais pas si ce serait cool de te le dire… du coup. Parmi ses menaces, il y avait quand même celle de me découper l'épiderme au couteau si j'étais pas sympa avec toi…

— Ah bon ? Parce que toi tu pourrais prévoir de pas être sympa, avec le mec qui a sorti tes miches galeuses de ce trou puant où t'aurais dû crever la gueule ouverte dans les trois jours ?

— Retire « galeuses » tout de suite…

Le bleu ricana en sourdine derrière son sourire à tomber, qui allumait comme un soleil dans la grange.

— Je pensais plutôt que t'aurais réagi à « crevé dans les trois jours »… Moi je dis qu'il faut se serrer les coudes. Répète-moi ce qu'il t'a dit sur le futur. J'ai l'habitude de discuter avec lui et, si ça se trouve, je comprendrai une allusion…

John secoua la tête avec hésitation, mi-figue mi-raisin, mais trop visiblement pour que l'autre en soit dupe.

— Je suis pas sûr que ça te plaise. Il a été très… franc.

— Bon, c'est vrai qu'il ne t'aime pas beaucoup. Tu as une idée de ce qu'il te reproche ?

— Oui, il dit que je suis un connard vicié qui aime la fange.

— Ah bah, tu vois, là moi je peux décrypter que t'as encore tes chances de gagner son respect. Mais ça lui arracherait la gueule de te le dire. Quand il m'a trouvé la première fois, j'étais tout môme, dix ans, par là. Je ne le savais pas, mais c'était une fille à ce moment. Et non, ça se voyait pas à cause de son costume. J'avais essayé de lui faire les poches et il m'a foutu une baffe qui m'a dévissé la tête, disant qu'il n'avait pas de temps à perdre avec, je cite, « un merdaillon souffreteux tellement lent qu'il se ferait tuer s'il tombait face à un assassin professionnel ». Et j'avais son couteau dans les côtes.

Jack souriait largement à ce souvenir, comme s'il le trouvait excellent.

— Et tu t'es pas pissé dessus ?! Ouh, je suis impressionné, Boeshane…

— Je sais que tu l'es. Et non, j'ai trouvé ça hyper cool. Un truc qu'on disait dans ma campagne… Je l'ai collé au train pendant trois jours avec l'espoir qu'il m'apprenne le coup du couteau…

— Et… il l'a fait finalement ?

— Pas tout de suite. Il m'a dit qu'il ne pourrait rien m'enseigner tant que je n'aurais pas une meilleure coordination de mes gestes. Il s'est barré en me ligotant à un poteau avec un son couteau posé pas loin. Il a ajouté qu'il reviendrait dans deux ans et qu'il espérait que je trouverais un moyen de me libérer bien avant. Et d'apprendre à me coordonner.

Le bleu sourit et puis se leva pour se diriger vers la porte de la grange restée grande ouverte.

— Hey ! protesta John toujours fasciné. Pars pas sans me dire la fin de l'histoire ! Tu vas où ?

— Éteindre le feu, ça sert à rien si on n'est pas devant…

— Déconne pas. Dis-moi comment tu t'en es sorti au moins !

Le jeune Jack grimaça en fronçant le nez, rougissant un peu, légèrement mal à l'aise – ce qui le rendait encore plus attirant, si c'était possible.

— J'ai triché, avoua-t-il. Enfin je crois. J'imagine qu'il voulait que je trouve un moyen de me contorsionner pour attraper le couteau et me libérer…

— Et t'as fait quoi ?

— Qu'est-ce que tu voulais que je fasse ? J'avais dix ans !… J'ai… sangloté de tout mon cœur qu'un fou m'avait attaché là et la première femme qui est passée dans le coin s'est précipitée pour me délivrer à l'aide du couteau obligeamment laissé... Quand elle m'a demandé pourquoi, j'ai fait mon regard coupable (deux battements de cils, un peu d'embarras, la voix qui tremble) en ne disant que la vérité : que j'avais essayé de le voler parce que j'avais faim – et qu'elle sentait merveilleusement bon la tarte… Ce qui était très exactement la pure vérité. Les gens pensent toujours qu'on obtient tout ce qu'on veut avec des mensonges, mais ils n'ont jamais essayé le pouvoir de la vérité. Aucun effort à faire et... un maximum de résultats ! s'esclaffa-t-il. Et après, je suis devenu laveur de carreaux sur les buildings…

Jack s'était éloigné et il le vit étouffer le feu, finir de l'achever à coup de talons, avant de disperser les traces. Il jetait des coups d'œil vers le ciel, comme s'il ne croyait pas vraiment que les drones ne pourraient pas les retrouver ici.

Quand il le vit revenir vers la grange, dans la pâle clarté surréelle de la nuit tombée, l'estomac de John se contracta violemment parce que pendant un bref instant, il venait de repenser à ce qu'avait dit Kranakar, et que ce grand cowboy magnifique, un jour serait à lui. Qu'une autre nuit comme celle-là, il se coucherait près de lui, et qu'il le prendrait dans ses bras… Et parce qu'ils l'auraient déjà fait des dizaines de fois, ses mains courraient sur sa peau là où elles savaient qu'il aimait ça…

Et alors, il le ferait pleurer d'extase et ses yeux inonderaient son torse de larmes tièdes qui lui donneraient des frissons en séchant…

Quoi ?! Mais qu'est-ce qui se… ?

.°.

 

RUNI ET JOHN HART

John fut brusquement tiré du sommeil par une sensation très réelle d'humidité froide sur lui et ouvrit grand les yeux avec surprise. Dans l'obscurité, il reconnut le décor abominable du taudis tout de guingois où vivait la prostituée, avec ses murs disjoints et maigres, ses rares meubles abimés et retapés à la va-vite, et rien qui n'allait avec rien... Il était sur le lit au matelas presque aussi infâme que le sol dur du camp scout. Sur sa poitrine, il serrait bien quelque chose mais le gabarit était sans rapport avec un Jack adulte, c'était un petit paquet léger… Il se redressa assis pour tenir sa fille à bout de bras d'un air dégoûté.

— Elle vient de me faire pipi dessus ! lâcha-t-il après un juron.

Les dents très blanches de Runi brillèrent dans le noir, tout près, alors qu'elle lui reprenait le nourrisson pour se lever et aller le poser sur une table près du baquet où elle avait gardé l'eau de son bain.

— C'est grand privilège de père, dit-elle en se moquant légèrement.

Elle y trempa un chiffon pour y laver les petites fesses roses et délicates de sa fille, puis la remmaillota soigneusement avant de la reposer dans un panier à provisions bourré de couvertures qui servait de berceau de fortune. Puis elle tendit la main vers son pull avec autorité.

— Enlève ton habit, sinon toi sentir. Je vais laver. Sec tout à l'heure, quand tu t'en vas.

John obtempéra en ayant néanmoins repéré l'étincelle dans son regard. Il fit passer son pull par-dessus sa tête et le lui tendit. Elle agita encore la main avec ce même geste vague mais indéniablement autoritaire.

— Bien. Ça de dessous, aussi.

Il retira son tee-shirt et elle le prit en évitant soigneusement de regarder le dessin de ses pectoraux. Au lieu de ça, elle les mit dans la bassine avec un peu de lessive en paillettes, puis les frotta avec application. Il la regarda faire pendant un moment, mais pendant qu'elle essorait vigoureusement avec ses bras de bucheronne, il l'empêcha de finir et vint prendre sa main pour la poser sur sa poitrine.

— Est-ce que tu as envie de moi ?

Elle chercha à fuir son regard et du coup, tomba sur le tatouage à son épaule. Non seulement un Favori mais l'un de ceux qui étaient actuellement sous l'œil de Portabellion... Le signe ne trompait pas. Mue par le respect religieux, elle voulut retirer sa main mais il la maintint.

— Étranger Peau-de-Lune sait bien qu'il est très beau… soupira-t-elle.

— Autrefois, ton argumentaire était plus convaincant. Tu disais : « C'est grand privilège de recevoir un Favori du Dieu ». Que dirais-tu d'être deux fois « grandement privilégiée » ? murmura-t-il en effleurant son menton et ses joues.

Elle sourit malgré elle, désespérément heureuse qu'il se souvienne de ça.

— Étranger se moque de pauvre Runi…

— Appelle-moi John, s'il te plaît. Je ne suis pas un étranger, je suis le père de ta fille.

— Djone, répéta-t-elle avec patience en frissonnant. Toi pas jouer avec le cœur de la pauvre Runi. Je marier Topikhnapaar dans sept jours…

— Est-ce que ton Topic Napar fait bien l'amour, au moins ?

— Moi pas encore savoir. Demande après mariage, dit-elle sans comprendre qu'il plaisantait.

— Est-ce que je fais bien l'amour ou bien est-ce que, comme me l'a soutenu ton insolent cousin, tu as dit ça par politesse, la dernière fois ? Tu peux être sincère avec moi, je peux tout entendre…

Elle sembla vouloir le dévorer de ses grands yeux bruns et doux qui se firent craintifs comme des oiseaux incertains de la branche sur laquelle se poser.

— Pas amour. Pas le bon mot. Nous, plaisir avec le corps. Pas amour, répéta-t-elle avec embarras comme si elle avait peur de sa réaction.

Pourtant, il sourit légèrement, prit sa paume brune et charnue qu'il embrassa avant de la reposer au centre de ton torse.

— Mais c'est bien toi qui m'as dit que « ici, vit féroce qui a faim », non ? Je crois que « Féroce » a faim de toi.

— Étranger a bonne mémoire, voulut-elle bien convenir, la tête baissée, avec un peu de confusion.

— Écoute, je ne vais pas avec des femmes d'habitude, reconnut-il à mi-voix en en faisant presque une cajolerie. Alors si tu m'as trouvé plutôt nul, je comprends, mais je n'ai rien contre l'idée de me rattraper, si tu me dis ce que tu aimes…

— Chut ! Toi dois pas dire le blasphème ! Toi… toujours bouche moqueuse et cœur triste. Pourquoi tu n'ouvres jamais ton cœur pour faire rentre la lumière du Dieu ? demanda-t-elle sur un ton de reproche concerné.

Il soupira et posa son front contre le sien, caressant ses joues entre ses paumes.

— Oh Runi, Runi, pourquoi toujours des questions aussi difficiles ?

— Parce que celles qui intéressent le Dieu.

— Runi… Je vais devoir partir et je ne sais pas si je reviendrai. Et je voudrais t'aimer avec cette saleté de féroce qui a faim…

De façon plutôt inattendue, elle se mit à rire entre ses bras et puis le repoussa gentiment, cherchant à échapper à son emprise. Un peu déstabilisé, il laissa faire de mauvaise grâce.

— Djone très drôle. Mais Runi connaître c'est mensonge de l'homme qui veut sexe…

Le dos de sa main potelée posé sur son front, elle prit une pose tourmentée, censée imiter les acteurs de rue et déclama avec une ironie perceptible :

— Moi partir à la guerre, moi peut-être mourir pour sauver pays. Ô Kama, pas regrets si toi donner le cœur entre tes jambes une dernière fois car moi imaginer ton coquillage de velours quand je perdre sang et forces dans la bataille »… Ha ha ha ! C'est vieille ruse fatiguée. Moi ignorer que peuple de Djone utiliser encore ça…

— Mais… objecta-t-il un peu contrarié, comment puis-je te témoigner ma… gratitude, si tu me repousses et te moques de mes sentiments ?

— N'invente pas des mensonges, c'est tout. Pour eux, tu as toujours place dans ta tête, mais aucune pour donner un nom à ta fille…

— Je suis sûr que j'aurais plus d'idées après avoir fait l'amour avec toi…

— Djone, pas blasphème ! Toi n'aimes pas la pauvre Runi.

— Cela me suffirait que la pauvre Runi accepte de nourrir généreusement Féroce qui a faim… dit-il en la couvant des yeux mais avec un sourire amusé.

— Pauvre Runi nourrit déjà ta fille féroce qui toujours faim…

— Si j'accepte de baptiser le bébé tout de suite, est ce que tu voudras bien me dire ce que Topic Napar a de plus que moi ?

Elle le regarda longuement avec un air indéchiffrable qui ne lui laissait pas grand espoir, mais hocha finalement sa tête brune en signe d'assentiment. Ce serait toujours ça de gagné. C'était si important. C'était la dernière nuit qui pourrait décider si sa fille serait libre ou bien une esclave… Son peuple arrogant était libre, il ne comprenait donc pas cela. Lui-même était tellement sans attache qu'il était presque à la dérive. Comment n'aurait-il pas été indifférent au sort de ceux qui n'avaient que le choix de rester à leur place toute leur vie, comme des chèvres attachées à une corde au bout d'un piquet ?

— Très bien, si je peux lui donner le nom que je veux, alors je nomme ce bébé… Queenie Hartshorne.

— Kwini ?

— Ça veut dire « petite reine », comme ça tu ne seras pas dépaysée. Maintenant, viens dans ce lit, prends-moi dans tes bras, et raconte-moi pourquoi Monsieur Napar aura ton coquillage de velours et pas moi.

Elle soupira en lui jetant un regard incertain.

— Pourquoi tu fais ça, Djone ?

— Parce que demain, je vais devoir faire quelque chose qui me fait peur. Et… j'ai besoin que quelqu'un me donne plus de courage pour ça.

— Hum, fit-elle avec un petit sourire content. Toi pas mentir quelquefois…

Il abaissa ses yeux clairs et brillants sur elle une nouvelle fois, et que le ciel la pardonne, mais elle se sentit faible sous la chaleur et l'attente qu'elle y lisait. Topikhnapaar n'était pas encore son époux et cet étranger, qu'elle n'oublierait probablement jamais de toute sa vie, la regardait comme si elle était l'incarnation de la beauté du monde dans le regard du Dieu… Elle lui tendit timidement ses lèvres en passant ses bras autour de son cou.

— Topikhnapaar pas mieux que toi. Topikhnapaar est juste seul homme de mon peuple je peux marier pour donner à manger à bébé. Lui être réel, lui être toujours là. Toi rêve. Toi partir. Toi avoir autre vie sans Runi…

Venant chercher ses lèvres, il les ferma d'un baiser et l'empêcha de poursuivre en la serrant étroitement contre lui. L'étranger ne l'aimait pas, mais elle devait reconnaître que c'était bien imité.

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