Dernier taxi pour Salkinagh
CHAPITRE XI : Time Cops
JOHN HART
John dévisageait le Dr Jennings d'un air impatienté parce que cette dernière ne semblait pas prête à lui fournir la moindre explication sur ce qu'elle venait d'affirmer : « Vous avez changé l'histoire, M. Hart ». Qu'est-ce qu'elle voulait dire par là ? L'histoire ou… genre… l'Histoire ?
Mais elle avait levé la main et repris avec un sourire d'excuse :
— Désolée, je dois prendre cet appel…
Il était en train de se demander de quel satané appel elle parlait et pourquoi elle semblait si difficile à suivre quand il la vit porter le doigt à un communicateur très discret qu'elle avait à son oreille et qu'il avait pris tout d'abord pour une sorte de bijou ethnique compliqué. Quittant sa chaise de bureau, elle avait approché la fausse fenêtre, parlant un peu plus bas, mais il ne pouvait que l'entendre car aucun bruit n'émanait du bâtiment. Pas un ronronnement, pas un grésillement, rien. A part un assourdissant silence.
— Oui je suis avec lui, confirmait-elle. Euh… lentement. C'est ça.
Elle lui jeta un coup d'œil semblant évaluer l'opportunité d'appliquer les ordres qui devaient lui parvenir. Ses réponses étaient entrecoupées de pauses :
— Oui, très. Non, juste demandé après le garçon. D'accord. Mais c'est un peu risqué. Je vous trouve très confiant à ce sujet…
Elle se tourna un peu mais il l'avait vue esquisser un petit sourire très enfantin assorti d'un petit rire étouffé qu'elle essaya de masquer de son mieux…
— Comme vous voudrez.
Elle rappuya sur son oreille et revint s'asseoir. Lissant une mèche échappée derrière son oreille, elle demanda alors :
— Où en étions-nous ?
— Vous étiez sur le point de me révéler quel genre d'organisation vous êtes et de me demander ce que je voulais en échange de mon silence sur ce que j'ai appris de votre agent dormant, Quentin Cormack. Laissez-moi vous répondre : je me fiche complètement de lui, et de ce système solaire que, sans vous, je serais déjà en train d'oublier. Je veux juste que vous relâchiez immédiatement le garçon et que vous le laissiez tranquille. Le petit ne sait pas qui est Cormack, il nous a juste aidés à fuir et nous l'avons ramené avec nous. Il pense qu'il s'appelle Paul Malgan et il n'était pas là quand votre employé a effectué ses démonstrations les plus… impressionnantes.
Elle afficha un petit sourire à peine étonné, et puis elle énonça très calmement :
— Nous n'allons pas « relâcher » votre petit camarade. Il vient de signer un contrat d'embauche.
John quitta sa posture nonchalante, et soudain tendu comme un ressort, s'assit plus près du bord de la chaise, penché en avant vers elle.
— Non ! Je ne vais pas gober pas ça. Ce qui s'est passé sur Salkinagh lui a servi de leçon et il lui reste encore de la famille…
Elle pencha la tête de côté d'un air patient qui lui donna l'impression d'avoir cinq ans. Il avait déjà été traité de la sorte, et il cherchait absolument où et quand, il avait eu ce genre de regard posé sur lui. Des yeux qui jugent et qui scrutent... Il n'y a pas si longtemps… Il l'avait sur le bout de la langue.
— L'appel que je viens de recevoir était pour me l'annoncer… Mais je comprends que vous ne me croyiez pas sur parole, alors si ça peut vous tranquilliser, vous pourrez le voir avant de partir. Il vous donnera certainement ses raisons lui-même. Pour l'heure, je voudrais au moins répondre à deux de vos questions, à savoir qui nous sommes et pourquoi nous voulions vous voir réellement.
Il esquissa un mouvement ouvert de la main avec une œillade sarcastique, avant de la laisser retomber sur son genou ouvert avec un rien de lassitude, nul besoin de parler pour se faire comprendre.
Elle se croisa les doigts et le regarda directement dans les yeux.
— Vous êtes donc actuellement sur New Earth, au QG de l'Agence Temporelle. Nous ne voulons pas du tout acheter votre silence, nous voulons beaucoup plus que ça de vous : nous voulons vous recruter.
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John ouvrit la bouche en pointant un regard confus et bientôt coléreux vers elle, et puis se mit à rire. En une seule phrase prononcée, tant de choses qui le hérissaient ! Déjà, ils l'avaient fait transmater sans le lui dire, ensuite ils lui proposaient un job maudit dans cette organisation maudite qu'il avait quittée avec joie…
— C'est une plaisanterie ? Elle est excellente ! dit-il en faisant mine de se relever.
— Rasseyez-vous ! intima-t-elle sans la moindre trace d'humour. Je n'ai pas fini.
Il resta debout et la toisa de haut, goguenard.
— Chère madame Jennings… commença-t-il.
— Dr Jennings, corrigea-t-elle.
— Chère madame « Dr » Jennings, vous voyez ça ? demanda-t-il en levant son bras gauche. C'est un manipulateur de vortex. Et c'est l'Agence Temporelle qui me l'a donné quand je me suis engagé il y a vingt ans. Et il y a une chose que je me suis bien juré en la quittant, c'est que jamais je ne retravaillerais pour elle !
Elle posa un regard assez clinique sur le bracelet à son bras et la façon dont il était incrusté dans sa peau abimée. John était bel homme, mais ce petit détail créait toujours un réflexe de recul passablement horrifié chez ceux qui le voyaient. Lui-même n'en était pas réellement vexé, au contraire, mais ça ne prenait pas sur elle.
— C'est un vieux modèle complètement dépassé. Vous pourriez en avoir un neuf et une chirurgie reconstructrice adaptée pour votre bras. C'est par exemple l'une des choses qui ont décidé votre jeune ami. Nous avons une couverture médicale illimitée pour nos agents et des moyens exceptionnels pour les rafistoler.
Il renifla en la regardant avec une touche de colère et de mépris.
— Ce serait bien la première fois que l'Agence se préoccupe de ses recrues… Entretenir la main d'œuvre ? De toutes façon, ça ne pourrait pas être pour autre chose que servir ses propres intérêts !
— Votre ami a signé aussi parce qu'il savait qu'il serait payé à la hauteur des risques qu'il prendrait. Il voulait pouvoir envoyer de l'argent à des parents qu'il nous a désignés. Nous avons déjà mis en place les versements automatiques.
John se croisa les bras et se pencha vers elle.
— Je vous vois venir, Dr Jennings. Vous êtes en train de tenter de faire pression d'une façon plus subtile que ce dont j'ai l'habitude, mais c'est bien ce que vous faites. Vous êtes en train de calculer que je ne voudrais pas laisser Gulnac seul ici, parce que vous pensez que j'ai de l'affection pour lui et que son sort m'importe. Et bien vous vous trompez ! Gulnac se considère adulte, et s'il veut s'engager dans une organisation telle que la vôtre, j'en suis bien navré pour lui. Il doit faire ses propres expériences. Mais si vous me laissez le voir, j'essaierai de l'en dissuader.
— Il y a un paramètre que vous oubliez, M. Hart.
— Lequel ?
— En fait, vous avez déjà accepté.
Il secoua la tête.
— Non, pas du tout ! répondit-il avec entêtement. En tous cas, pas de mon plein gré, ajouta-t-il d'une voix où couvait l'insinuation la moins subtile qui soit.
Elle le regarda avec un léger sourire qui le mit hors de lui. Elle se leva et vint s'appuyer sur son bureau, sans doute pour donner à ce qu'elle allait dire un ton moins formel. Elle essayait à peu près toutes les techniques non coercitives de subornation. Séduction exceptée bien sûr.
— M. Hart, je sais de source sûre que votre vie actuelle ne vous satisfait pas et que vous vous y ennuyez, malgré quelques à-côtés intéressants... Je sais que vous êtes préoccupé par l'insignifiance de votre rôle et de votre propre pouvoir. Vous ne devriez pas : je vous garantis que vous avez changé le futur ! C'est loin d'être un maigre accomplissement… Oh, je ne vais pas vous mentir. Vous l'avez changé, mais pas pour très longtemps. Même si ce n'est que pour quelques mois, c'est tout de même digne d'être noté… Est-ce que vous comprenez, au moins, que nous ayons besoin de conserver un œil sur les personnes qui sont susceptibles d'influer sur certains événements comme vous venez de le faire, alors que vous ne l'avez même pas cherché ?
— Je le comprends très bien. Je ne suis pas aussi débile que j'en ai l'air.
— Très bien, alors quel meilleur moyen avons-nous de le faire que de vous proposer de travailler pour nous ? Laissez-moi récapituler : vous aurez l'occasion de faire quelque chose d'important qui a une véritable signification, vous aurez l'occasion de continuer à mener une vie aussi peu rangée que vous le souhaitez et avec un salaire qui, j'en suis sûre, vous donnerait envie de réfléchir à deux fois à notre proposition. Par le passé, beaucoup de gens se sont échinés à plaisir à vous provoquer au travers de toutes sortes de propositions, destinées à savoir jusqu'où vous pouviez aller dans la déchéance et la négation de vous-même… Vous les avez à peu près toutes saisies, n'est-ce pas ?
Il ouvrit la bouche pour protester mais elle l'arrêta d'un geste pour finir :
— Mais combien vous ont proposé un défi aussi dingue que de faire aujourd'hui partie du camp des gentils ? Vous avez consacré de nombreuses années de votre vie à faire de mauvaises choses, aux autres gens et à vous-même, surtout à vous-même. Bien sûr je peux toujours me tromper, mais je crois que vous avez dorénavant fait le tour de la question. Je me trompe ?
— Ce que je crois, moi, c'est que vous ne savez pas très bien à qui vous avez affaire, Dr Jennings. Et que vous êtes en train de proposer à un loup plein de ressentiment de rentrer dans votre bergerie…
Elle le regarda avec une expression si pétillante d'intelligence, qu'il en fut déstabilisé. Comme s'il venait de perdre à l'instant la partie sans savoir pourquoi.
— Je crois que c'est vous qui ne savez pas encore très bien à qui vous avez affaire. Mais je ne saurais vous en vouloir. L'Agence Temporelle a changé, M. Hart.
— Depuis quand ?
Elle haussa une épaule.
— Vous savez que cette question n'a pas grand sens. Aussi vais-je vous répondre : depuis que nous avons une nouvelle Direction. L'organisation porte certes le même nom car il est assez pratique, mais elle est assez différente dans sa philosophie. Nous nous surnommons la Patrouille Temporelle, les Time Cops. Nos agents sont des policiers du Temps dont la seule mission est d'attraper ceux qui voudraient intervenir indument sur la Trame pour leur seul profit ou pour asservir des populations.
— Alors vous voulez donner une belle étoile de shérif à l'ancien repris de justice ? Vous oubliez quelque chose à votre tour, ma chère Dr Jennings.
— Je crois que non.
— Peut-être que votre baratin prend sur d'autres, mais moi je connais le métier… Gulnac est trop jeune pour être déjà broyé dans une machinerie aussi cruelle, et pour ma part, je suis trop vieux maintenant pour être agent. Certes l'Agence a toujours consommé ses recrues extrêmement jeunes, extrêmement influençables, et avec le plus de casseroles possibles… Mais Gulnac pourrait se remettre de la mort de son taré de frère, à condition que vous ne vous en mêliez pas…
Elle eut un petit sourire et se pencha un peu de côté pour attraper son dossier qui était resté sur le bureau derrière elle.
— Nous sommes d'accords sur un point ! Il y a longtemps que vous n'êtes plus réellement en condition pour le job… même si votre bilan physique reste étonnant pour un humain de votre âge. Mais notre Direction a tout de même insisté pour vous faire passer les tests, par pure curiosité, en arguant qu'ils auraient un effet psychologique positif sur vous. Personnellement, je trouvais que ce n'était pas un service à vous rendre, puisque ce n'était pas ce genre de poste que j'envisageais pour vous.
— Quels tests ? Et quel poste alors ? demanda-t-il d'un ton bourru car il se sentait malgré tout un peu vexé de découvrir qu'elle le trouvait bon pour la casse.
Elle compulsa les feuilles qui se trouvaient dans son dossier, soulevant les pages une par une, comme pour rechercher un passage précis.
— Notre Direction estime important de vous faire savoir que vous avez échoué aux tests pour être réintégré comme agent titulaire. Et très brillamment.
— Qu'est-ce que ça signifie ? Je n'ai pas passé de test. Et comment peut-on « échouer brillamment ? »
La femme blonde semblait s'attendre à une telle réponse et c'était énervant. Elle prit une sorte de petite télécommande sur son bureau et la pointa vers la grande baie qui s'opacifia pour révéler qu'elle pouvait être aussi un écran, au besoin. Ou alors ça n'avait jamais été une fenêtre.
— Vous avez passé des quantités de tests sans le savoir et vous avez été évalué favorablement. C'est vous qui parliez de loup dans la bergerie ?
Elle appuya sur un bouton et y afficha une image de lui au milieu du « camp scout ». John serra les mâchoires en comprenant là où elle voulait en venir. La photo suivante le montrait entrer dans l'hôtel où il habitait à Guernö, avec Miss Watts sur ses talons.
— Vous avez eu l'occasion de profiter plusieurs fois de l'innocence de ces enfants, vous ne l'avez pas fait. Vous avez dormi chastement dans le même lit que cette jeune femme, alors que vous mourriez d'envie de vous servir d'elle. Dernièrement, vous avez aidé votre jeune ami en le sauvant d'un destin trop court et en le réconfortant selon des coutumes funéraires en lesquelles, ne dites pas le contraire, vous ne croyez pas le moins du monde…
Elle appuya sur un autre bouton et une image du site menaçant de la prison de Kridivine apparut. Il frissonna, déjà beaucoup plus mal à l'aise.
— Un problème, M. Hart ? demanda-t-elle avec un sourire direct. Cet endroit vous rappelle des souvenirs, je parie ?
— Où voulez-vous en venir exactement ? demanda-t-il en grinçant des dents.
Elle fixa l'écran en faisant défiler quelques moments-clés où on le voyait tabasser Jack sur le sol de sa cellule, puis plus tard, essayer de le réanimer et y parvenir quand il s'était noyé, puis la descente en rappel depuis la bouche d'écoulement des eaux usées de la prison, à flanc de montagne, et le moment où il s'était laissé tomber dans le vide...
— En fait, c'est surtout celui-là qui était décisif, dit-elle en arrêtant l'image. Il était très important. Bien sûr, nous avions besoin de nous assurer que votre moralité était revenue à des seuils acceptables, mais pour le service actif, nous avions besoin d'une mise en situation réelle. Je trouvais que servir de garde du corps à votre ancien ami M. Harkness ou à Quentin Cormack démontrait bien que vous étiez passablement bon et que vous conserviez de bons réflexes – pour autant que vous restiez avantagé par le port du ralentisseur que vous avez toujours…
Elle lui jeta un coup d'œil et il était plutôt blême. Il commençait à comprendre comment tout se remettait en place. Tous ces rêves extraordinaires où il revivait tout ça, faisaient partie du test ! Il n'y avait rien de mystique ou de bizarre dans tout cela… ! Il porta instinctivement sa main à droite à son épaule… Quelque chose avait été mélangé à l'encre de son premier tatouage ? Nanites ? Virus ?
— Vous avez fait preuve de tendances suicidaires toujours alarmantes en lâchant la main de la recrue, ici.
— J'étais en train de l'entraîner dans ma chute. Mais il avait une chance de s'en sortir sans mon poids pour l'entraîner vers le bas… se défendit John.
— Je sais que c'est ce que vous pensiez, mais vous avez vu ce qu'il a fait pour vous ?
John baissa la tête pour tenter de masquer maladroitement que ses yeux humides étincelaient, il aurait aimé faire passer cela pour de la colère.
— Il n'a pas arrêté de me jeter à la tête que tout ceci avait été minutieusement planifié par Kranakar… dans les moindres détails. Si tout était planifié, qu'a-t-il fait pour moi ?
— C'est vrai, mon frère est un excellent agent formateur.
— Votre frère ?
— Oui. Vous ne trouvez pas qu'il y a un air de famille ? questionna-t-elle d'un air amusé.
Elle afficha une autre image, toujours tirée de l'épisode de Kridivine…
Chronologiquement, c'était après qu'ils avaient roulé quelques heures dans le désert. Oh, il ressentait encore la façon dont il épousait le dos de Jack sur son speeder, en se saoulant de son odeur entêtante, avec le fallacieux prétexte de se tenir pour ne pas tomber… Quand Jack et lui étaient arrivés fourbus à ce qu'il appelait le point de ralliement aux abords d'une sorte de petit village abritant trois pelés et deux tondus, il avait eu la surprise de voir arriver Kranakar sans se presser, avec un sourire en coin. Jack avait presque lâché le guidon en vol pour sauter à bas de l'engin et courir vers lui pour aller le serrer dans ses bras – ce qui lui avait laissé un indélébile sentiment de jalousie acide comme une remontée gastrique… Le vieil agent aux fins cheveux blonds avait ébouriffé ses cheveux bruns avec une ou deux bourrades heureuses…
Elle se planta a côté de l'image de Krana et sourit.
— Alors ?
Il les regarda tous deux et il dut reconnaître qu'il y avait quelque chose. Même petit gabarit svelte, mêmes cheveux blonds dorés, même yeux clairs, sauf que le visage de l'ancien agent était terriblement plus barbu…
— Ça aurait pu être moi, mais j'ai perdu au tirage au sort, dit-elle.
— Quoi ? Vous êtes un agent titulaire ?
Elle secoua la tête comme si l'idée était amusante.
— Non plus maintenant, j'ai arrêté lorsque j'ai décidé d'avoir un enfant. Aujourd'hui, j'ai pris du galon : je travaille derrière les bureaux. Et la Direction est très contente de mes services à ce poste.
— Les agents sont autorisés à avoir des enfants ? releva-t-il, incrédule.
— Ah, je savais que nos conditions sociales vous intéresseraient… surtout dans votre nouvelle situation…
— Stop. Je ne veux plus rien entendre, lança-t-il en se fermant complètement.
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Elle coupa le visionnage du diaporama et remit l'affichage précédent. Ses yeux sur lui avaient pris un soupçon de sollicitude.
— Vous êtes toujours affecté par cette simulation, on dirait ? observa-t-elle en revenant à un pur professionnalisme. C'est très étrange, la surstimulation de contexte prend fin très rapidement d'habitude et tout retourne à la normale… Quand l'avez-vous terminée ?
— Quand était-elle censée se finir ?
Le Dr Jennings releva la tête avec étonnement. Elle reprit son dossier qu'elle fouilla un peu plus profondément puis dit avec un sourire d'excuse après une minute :
— En fait c'est… demain. Quand vous aurez récupéré votre paiement.
Il secoua la tête, soudain plus nerveux, et se recula.
— J'en ai assez. Je veux que ça s'arrête maintenant. Ma réponse est non. Cela ne m'intéresse pas. De plus, j'étais venu sur la station pour une raison précise…
Elle hocha la tête.
— Oui, vous vouliez voir votre enfant. Je comprends. Particulièrement en tant que mère.
Il lui lança un regard noir et se leva brusquement de sa chaise, comme s'il ne supportait plus ni d'être assis, ni d'être enfermé une seule seconde de plus.
— Est-ce que je peux partir maintenant ?
— Bien sûr, acquiesça-t-elle. Mais mon patron sera très déçu. Il voulait vous rencontrer dès demain.
— Pourquoi pas aujourd'hui ?
— Je crois qu'il est un peu… soucieux de ce que vous pourriez penser de lui. Son espèce est à part.
— Sérieusement ? Qu'est-ce que ça peut bien lui faire ce que je pense de lui ? Vous allez me dire qu'il se préoccupe à fond de ceux à qui il demande de risquer leur vie pour ses plans ?
— Je préférerais que vous lui posiez-vous-même cette question quand vous le verrez…
Ils furent interrompus quand la porte s'ouvrit et un porte-flingue en costume noir passa une tête dans l'encadrement.
— Dr Jennings, vous nous aviez demandé de vous prévenir quand votre fils serait arrivé. Il a fait le voyage avec votre rendez-vous suivant.
— Très bien, dit-elle en hochant la tête.
L'homme au costume noir se retira aussitôt et elle sourit à John presque gentiment.
— Vous voyez, c'est fini. Cela n'aura pas pris longtemps.
Elle le raccompagna jusqu'à la porte qu'elle ouvrit avant de lui tendre la main. Il accepta avec réticence. Puis elle demanda au gorille resté planté dehors, de le conduire vers leur nouvelle recrue.
Dans ce couloir gris rehaussé de panneaux de bois, John sentit peser sur lui le regard étonné de Quentin Cormack qu'il ne s'attendait pas à revoir aussi tôt et celui de l'homme qui l'accompagnait, plus interrogateur et curieux. Un prototype de geek serré dans un jean et un teeshirt bariolé portant le nom d'un groupe inconnu. Il était grand, très mince, des taches de rousseur et des yeux marrons… Jamais vu non plus celui-là. Par contre, il était à peu près sûr qu'il était bien trop âgé pour être vraiment le fils du Dr Jennings. Sauf si celle-ci avait bénéficié de ce qu'elle appelait un « rafistolage » made in Time Agency…
— Dave ! l'accueillait-elle avec une affection et une chaleur non feintes.
— Suivez-moi, fit l'homme en costard qui claqua des doigts devant ses yeux pour attirer son attention.
John obtempéra, à moitié assommé par la somme d'informations qu'il venait d'ingurgiter d'un coup. Il se sentait véritablement épuisé.
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Qu'est-ce que c'était que ce sketch ? L'Agence Temporelle renée de ses cendres qui voulait le recruter de nouveau ?… Du coup, il n'avait pas su vraiment pour quoi, si ce n'était pas pour être agent titulaire… L'Agence qui prétendait s'être refait une virginité ? Cette blague ! L'Agence qui agitait sous son nez des arguments tellement improbables que n'importe qui aurait subodoré le piège ? Est-ce qu'il avait l'air assez désespéré pour commettre deux fois les mêmes erreurs au cours de sa chienne de vie ? Il donnait vraiment cette impression ?
Après avoir remonté un second couloir, son guide merveilleusement taciturne le fit entrer dans une sorte de salle de détente, ou du moins il supposa que c'en était une, parce qu'il y avait de quoi boire chaud ou froid, plusieurs canapés et fauteuils, une grosse télévision… Gulnac qui était sagement assis, se leva et vint à lui aussitôt, brutalement surexcité d'enthousiasme.
— Jonago ! Ils m'ont dit que c'est toi qui allais me former !
Le cœur de John tomba comme une pierre au fond sa poitrine. Mais il sourit et fit ce qu'il savait faire le mieux finalement : mentir.
— Tu devras attendre un peu, j'ai promis que j'allais voir Runi et je vais le faire. Je comprends qu'un bébé soit moins intéressant pour toi que de devenir un petit espion à la solde de ces gens…
— Tu ne comprends vraiment rien à rien ! Je vais gagner beaucoup d'argent et je pourrai en donner à Runi et au bébé, leur acheter une maison. Et en plus, si je reste ici, les rebelles ne me trouveront pas pour m'exécuter comme traitre. Ils m'ont dit que je devais d'abord être formé pendant au moins deux ans, c'est absolument parfait…
John secoua la tête en émettant un claquement de langue contrarié.
— Gulnac, Gulnac, tu es si jeune ! Tu ne les connais pas bien… A moi, ils m'ont dit que la guerre était inévitable. Et tels que je les connais, la première chose qu'ils feront, ce sera de t'infiltrer au sein des rebelles parce que tu y passerais inaperçu, pour obtenir des renseignements…
— Dis bonjour à Runi pour moi et que je lui écris vite pour tout lui expliquer, répondit le gamin, inaltérable dans sa décision.
John le regarda avec une once de regret. Il n'aimait pas l'idée de le manipuler mais c'était pour le bien du petit. Il adoucit volontairement le ton de sa voix pour le rendre plus léger et plus caressant :
— Ce soir, est-ce que je n'étais pas censé combattre à tes côtés l'esprit errant de ton frère, et veiller sur ton sommeil ? Je me suis engagé à le faire…
Le jeune homme découvrit ses dents blanches avec un petit coup d'œil indécis.
— Tu dois être présenté à ton bébé dans le mois qui suit la naissance, c'est la règle. Ici ils m'ont dit qu'ils pouvaient me donner une médecine qui me ferait dormir sans rêve. Si je ne rêve pas, mon frère ne pourra pas m'attraper, alors ça devrait aller pour moi. Je ne dois pas me montrer égoïste. Si tu ne vois pas ton bébé dans le temps qui est prévu, alors ta paternité t'échappera et l'homme qui épousera Runi aura tous les droits sur ta beauté de fille…
— Runi va se marier ?
— C'est dans l'ordre des choses pour nous. Le service charnel du Dieu ne peut pas durer toute la vie. Maintenant qu'elle a prouvé sa fécondité et que le Dieu l'a bénie, un homme peut désirer la prendre pour femme car il sait qu'elle peut lui donner des enfants…
John soupira.
— Oui, t'as raison, je ne comprends vraiment rien à ta culture… J'aurais vraiment préféré que tu sois avec moi pour m'éviter de commettre un impair. Pourquoi ne pouvons-nous pas aller la voir demain matin, après ton rituel du deuil ?
— Parce que ce soir, c'est le dernier soir pour reconnaître ta fille.
— Et si je promettais d'épouser Runi ?
Le jeune garçon se tint les côtes en riant largement.
— Tu ne peux pas faire une chose pareille, Jonago !
— Pourquoi ça ? se renfrogna le plus vieux.
— Parce que jamais ma cousine n'épouserait colon stupide tout pâlichon comme toi, en particulier un qui a peur d'aller tout seul à la présentation de son bébé ! lâcha-t-il, délibérément moqueur.
— Elle a pourtant dit que j'étais beau et que j'étais un « favori du Dieu »…
— Non, elle n'a pas pu te dire ça… Elle devait être en train de se moquer de toi. T'as une peau de fantôme, tes cheveux sont fades, et puis… pour ne rien arranger tes yeux ont la même couleur que ceux des bébés… C'est vraiment pas très viril…
— Et que je lui ai donné « beaucoup de plaisir » c'est assez viril pour toi ou pas ? rétorqua John.
Le jeune homme se croisa les bras en le regardant avec une moue dubitative aux lèvres, puis avec un sourire un peu timide, il précisa :
— Elle est obligée de dire ça à tout le monde… Tu… comprends bien pourquoi, non ?
John étira ses paupières en deux fines lignes minces, serrant les mâchoires.
— Mhh, quand je pense que j'avais l'intention de me montrer très gentil pour une fois avec toi, ce soir… et de te réconforter de mon mieux avec tout ce que j'ai appris dans vos foutus cours… Je suis vraiment déçu de te dégoûter autant… annonça-t-il en le regardant rougir avec une touche de satisfaction.
Puis il lui souhaita abruptement bonne chance et quitta les lieux sans se retourner.
Planning à court terme : aller voir Runi, puis prendre un transbord pour Velquesh, passer toucher son chèque à Guernö, acheter une nouvelle navette. Et se tirer, car tout serait enfin terminé.
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