Dernier taxi pour Salkinagh

Chapitre 11 : C10 : Falling for you

5815 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 09/11/2016 14:01

N/A : Bienvenue dans la 2e partie de cette fic, merci à ceux qui sont encore là. Sachez qu'à tout moment, vous pouvez faire une pause et dire un truc.  

 

PARTIE II : PARTNERS IN TIME

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CHAPITRE X : Falling for you

JOHN HART

Après les formalités d'arrivée à l'astroport de Rusha, John avait laissé Quentin se débrouiller de la douane et retourner vers Guernö par ses propres moyens. Après tout, il était taxi spatial, pas rampant… Quand ils s'étaient salués d'une brève poignée de main, parmi la foule des badauds qui grouillaient, et bousculés par des touristes bariolés traînant des valises dont, malgré les siècles, la miniaturisation n'était toujours pas avérée, c'était en pensant qu'ils ne se reverraient probablement jamais. Bien sûr, John allait devoir repasser au siège de son entreprise pour toucher l'autre moitié de son chèque, mais ça ne signifiait nullement qu'il allait forcément recroiser le patron à cette occasion.

Il s'était attelé à faire remorquer la navette jusqu'à un réparateur, qui lui avait fait un devis pour la révision – acceptée sans discuter, payée d'avance – en lui laissant l'adresse et le téléphone de Jack pour qu'il puisse passer la reprendre ultérieurement. Puis, il s'était renseigné pour avoir quelques noms de concessionnaires à qui en racheter une autre qui serait la sienne pour quitter Portabaal.

Et à présent, il était en route avec son petit acolyte inséparable vers les gros transbords réguliers qui allaient les conduire jusqu'à la station orbitale où habitait toujours Runi, la cousine de Gulnac et apparemment la mère infortunée d'un autre de ses rejetons involontaires.

Il ne pouvait s'empêcher d'être nerveux rien qu'à l'idée. A sa façon, elle aussi avait marqué sa vie ces derniers mois. Par les révélations qu'elle lui avait faites quand il l'avait rencontrée, par son lien avec Gulnac ensuite, par le fait qu'elle lui ait donné une fille enfin. Il n'avait pas la moindre idée ce qu'il allait lui dire. Ce n'était pas comme s'il avait prévu de la revoir jamais. Il avait passé quoi… vingt minutes avec elle ? Une demi-heure à tout casser, si on comptait l'oracle…

Pour un peu, il aurait presque commencé à comprendre l'embarras qu'éprouvait Miss Watts à son égard… Le souvenir de la blonde jeune fille lui fit un peu mal, et ses traits se tendirent. Malgré tout ce qu'il pouvait en dire, ou ne pas en dire d'ailleurs, ça lui restait en travers de la gorge qu'elle abandonne ses enfants… Pas parce qu'il voulait être père, mais parce qu'ils restaient la seule preuve tangible qu'il n'avait pas rêvé cette étreinte surnaturelle.

Une part de lui reconnaissait qu'il était mal placé pour lui reprocher quoi que ce soit, puisqu'il fuyait lui-même ses responsabilités. Il pouvait bien comprendre intellectuellement, qu'Amy-Leigh était l'otage involontaire d'une relation sans avenir entre River et lui. Une sorte de mère porteuse qui n'était même pas d'accord à la base. Elle ne partageait aucun des merveilleux souvenirs de l'enivrante douceur que River avait déployée avec lui, rien de la félicité que ça avait été d'être à elle…

En partageant une nouvelle fois l'esprit de River l'autre jour, il avait su de façon indubitable quelle avait été l'expérience d'Amy. Avant que les deux femmes ne soient irrémédiablement en froid, elle l'avait réconfortée tant de fois… Il se doutait que la plus âgée lui avait aussi « communiqué » cela pendant leur fusion pour qu'il ne soit pas trop amer. Pour lui montrer qu'il ne devait pas s'en vouloir de ne pas faire d'effort pour lui plaire plus. Il ne pouvait pas lui plaire car la blonde enfant considérait qu'elle avait été forcée, et à ses yeux, il ne serait jamais rien de mieux que son violeur et River, sa complice. Rien ne saurait jamais réparer de tels dommages.

Maintenant, il y avait cette inconnue totale qu'était Runi. A défaut de savoir comment être un père, il avait bien l'intention de lui donner de l'argent prélevé sur la somme qu'allait lui payer Cormack, et vu sa modeste condition, il y avait des chances qu'elle l'accepte. Quand on était pauvre, et il était bien placé pour le savoir, l'argent apparaissait toujours comme une solution au moindre problème...

Parce que tout était à jamais ruiné avec Miss Watts, un bref moment, il se demanda s'il ne devrait pas épouser l'autochtone à la peau de pain d'épice et réclamer la garde des jumeaux grâce à un test de paternité… Il n'y pensa pas longtemps car cette idée l'épouvanta. Lui, marié avec trois enfants et une femme, ligoté par un boulot stupide pour payer des factures et nourrir trois petites bouches voraces ? Non, ça n'était pas lui, ça n'avait jamais été lui. Mais ça ne voulait pas dire que ça ne lui faisait rien.

Ils s'étaient mêlés à la file d'attente en partance pour l'embarquement à bord d'un gros ferry transbordeur quand Gulnac, fatigué de le voir si sombre, s'était risqué à lui demander pourquoi il faisait la tête pendant qu'ils attendaient de pouvoir embarquer.

— Tu n'es pas heureux de revoir Runi et d'être présenté au bébé ? demanda le garçon à qui ça semblait inconcevable.

— Je suis plutôt… inquiet.

— Il n'y a rien d'inquiétant dans un bébé ! affirma le gosse péremptoirement. C'est tout petit, tout doux, ça sent le lait caillé et ça ne fait que manger et dormir. Et aussi nous regarder avec des yeux d'amour.

— C'est justement ça que je trouve inquiétant.

— Jonago ! T'es le colon le plus débile que j'ai jamais rencontré.

— Est-ce toi ou bien le fantôme de ton frère qui parle par ta bouche en ce moment ? le charria John d'un ton plus léger, avec l'espoir qu'il n'insiste plus.

— C'est moi car mon frère, paix à son âme de chien, ne pourrait pas te demander… est-ce que c'est ton vanati qui te manque ?

— Je t'ai déjà dit que c'était juste un client

— Non ! L'autre ! Celui que tu nous avais montré dans l'image magique…

John poussa un long soupir sans rien répondre. Bien sûr que son magnifique emmerdeur lui manquait affreusement. L'idée de remettre les pieds sur la station où il l'avait revu le rendait irritable et tellement avide. C'était toujours pareil. Parfois il avait du mal à le supporter, mais dès qu'il était loin de lui, c'était une autre histoire…

Ils purent monter à bord, guidés par le personnel navigant, et prirent place dans deux couchettes voisines. La traversée n'était pas longue mais beaucoup préféraient faire le voyage endormis pour éviter le mal des transports.

— Alors, il te manque ? insista Gulnac. C'est pour ça que tu n'es pas heureux ? Parce que tu ne peux pas lui faire voir ta fille ?

— Peut-être qu'il me manque un peu, avait-il concédé en cachant soigneusement la moindre émotion.

Gulnac avait arboré une sorte de sourire supérieur en s'installant, auquel John n'avait pas eu envie de chercher une signification précise. Dès qu'il s'était étendu et avait posé la tête sur le coussin plat prévu à cet effet, la luminosité avait baissé et il avait été assommé immédiatement, comme si son organisme ne réclamait que cela après les deux derniers jours qu'il avait traversés. Il crut simplement qu'il s'endormait.

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La sensation de torsion dans son épaule était atroce et lui vrillait les nerfs. Son cœur battait dans sa gorge, dans ses oreilles et sa vision se brouillait… S'était-elle déboitée sous le choc ? A flanc de montagne à pic, il était suspendu dans le vide : son mousqueton automatique venait de céder. L'anfractuosité où il avait eu la mauvaise idée de l'insérer était trop friable. Et la seule chose qui l'empêchait de tomber et de s'écraser au sol des centaines de mètres plus bas, était la main du bleu serrée autour de son avant-bras. La main de Jack.

— Je ne te lâche pas, disait-il avec détermination, le visage crispé sous l'effort.

John le regarda et il réalisa avec une parfaite clarté que ce visage avec ses yeux bleus et ses belles lèvres au-dessus d'un menton à fossette, serait probablement la dernière chose qui se graverait sur sa rétine avant de mourir. Ça aurait pu être pire ! Tant de ses camarades finissaient lamentablement, un trou dans le bide à contempler leurs intestins se répandre, la gorge ouverte d'une oreille à l'autre ou un coup de coutelas dans le dos, rendant leur âme damnée au fond d'une ruelle glauque…

Sa propre main glissait le long du bras qui le retenait à la vie. Glissait inexorablement. Foutue gravité. Pourtant, s'il lâchait maintenant, le gamin aurait une chance raisonnable de s'en sortir. Il était fort, il était en bonne condition malgré sa noyade de tout à l'heure... Il tourna la tête pour regarder le vertigineux dénivelé sous ses pieds. On ne survivait pas à des centaines de mètres de chute…

— Ne regarde pas en bas ! Regarde-moi, l'encourageait-il.

— Écoute, je ne vais pas pouvoir tenir. Pas dans l'état où je me trouve…

Sa décision était prise. Il leva les yeux vers lui, lui décocha son sourire le plus courageux et soigna son épitaphe qui se devait d'avoir un peu de panache :

— Je te remercie d'avoir essayé. Adieu, Boeshane.

Et il lâcha le bras qui le retenait.

Jack écarquilla les yeux et jura. C'était étrange parce qu'il savait qu'il s'appelait Jack mais l'ignorait dans son vrai souvenir. Il l'entrevit fourrager quelque chose avec son mousqueton mais comme il tombait vite, encore agréablement porté par l'air, il ne sut pas tout de suite ce qu'il essayait de fabriquer là-haut. Il ferma seulement les yeux, dérivant sur les courants, dans l'attente de sa mort brutale et imminente… Sa dépouille ne serait pas très présentable. Mais il n'avait personne qui aurait pu s'en indigner. Vraiment pers…

Le choc totalement inattendu lui arracha un cri et l'envoya tournebouler dans les airs. Il avait heurté quelque chose en vol !

Non, pas quelque chose mais quelqu'un car deux indéniables bras l'avaient attrapé par le milieu du corps pour le ceinturer et aussitôt une violente nouvelle secousse verticale avait freiné la chute, en lui soutirant un nouveau gémissement de souffrance – ses côtes étaient déjà bien assez douloureuses… Cassant sa nuque en arrière, il vit au-dessus de lui la corolle blanche d'un petit parachute. Et face à lui, l'éclat blanc du sourire arrogant de son ange gardien dont le souffle lui chatouilla le nez quand il prévint :

— Prépare-toi à l'atterrissage, on manquait de hauteur…

Ils percutèrent le sol et roulèrent sur deux mètres dans un grand méli-mélo de bras et de jambes avant de s'immobiliser, tandis que le fin tissu du parachute retombait mollement un peu sur eux. Crucifié par terre, sous le magnifique maboule dont il avait amorti l'atterrissage, John était à peu près aussi sonné qu'estomaqué.

Il avait sauté dans le vide et cet imbécile heureux avait plongé à sa suite, l'avait attrapé en vol et déclenché un parachute insoupçonné qu'il avait de planqué Dieu savait où !… Ce mec était invraisemblable !

Et il crevait d'envie de l'embrasser là, tout de suite, maintenant.

Mais à son grand déplaisir, l'autre s'était écarté de lui presque immédiatement pour se remettre debout et scruter les alentours comme s'il cherchait quelque chose. Quand il fit mine de s'éloigner de quelques pas, John s'aperçut qu'il boitait.

— Mais qu'est-ce que tu fiches encore ? lui demanda-t-il en asseyant avec peine la loque qu'était son corps meurtri.

— Attends-moi là, je reviens dans cinq minutes même pas.

— Mais tu peux pas souffler deux minutes, non ? Qu'est-ce qu'elle a ta cheville ?...

— Non, ils ont probablement découvert ton évasion maintenant et des drones vont être envoyés à ta poursuite, lança-t-il par-dessus son épaule en continuant d'avancer. Il faut qu'on dégage au plus vite tant qu'on a encore un peu d'avance. Ils ne savent pas trop où on se trouve encore et je veux conserver cet avantage le plus longtemps possible… Au fait, on en est à la phase D.

Il le regarda s'en aller en boitillant vers le pied de l'à-pic, ignorant combien de phases cette évasion rocambolesque, mise au point par l'un des meilleurs agents temporels connus, en comportait encore. Face à la montagne, la région était désertique, et semblait être une immense plaine sèche s'étirant à perte de vue, uniquement constituée d'un sol rocailleux constellé de quantités de petites pierres coupantes. Le ciel était d'un jaune plombé si bas, qu'on aurait pu croire les nuages à portée de bras… Il se demanda si les drones pouvaient voler en dessous… Si oui, ils seraient vite repérés.

Où était-il ? Bien mal à propos, alors qu'il aurait plutôt dû penser à sa survie, il ne put s'empêcher de repenser à ses bras autour de lui, à l'odeur de sa peau… Et au fait qu'il venait de lui sauver délibérément la vie une nouvelle fois. Toutes les putains de lois tacites et immémoriales de l'humanité stipulaient que désormais, sa misérable vie ne lui appartenait officiellement plus… Et l'excitation et le soulagement qu'il en ressentait n'avaient rien à voir avec le fait que le nouveau propriétaire était merveilleusement beau. Non, rien du tout…

Il entendit dans son dos une sorte de petit chuintement discret et eut la surprise de voir le bleu revenir en chevauchant un petit speeder beige sable flottant à vingt centimètres du sol, qu'il arrêta près de lui.

— Allez, grimpe et accroche-toi.

John retint sa réplique salace. Il ne savait que trop bien où il aurait voulu grimper et à quoi s'accrocher. Malheureusement son sourire le trahit probablement car M. Saut-de-l'Ange se rembrunit.

— Je t'ai déjà dit de ne pas me regarder comme ça… Tu ferais mieux de m'écouter si tu ne veux pas que je te laisse moisir ici pour t'apprendre la politesse…

John enfourcha le speeder en se collant exprès à son dos, le menton sur son épaule.

— Et comment veux-tu que je te regarde ? T'es un putain de héros, Boeshane…

Nichant sa tête le plus confortablement qu'il put, il enregistra le tressaillement du corps qu'il serrait avec satisfaction et ivresse.

— … et ils ne vont faire qu'une seule bouchée de toi, tu sais ça ? murmura-t-il avec une drôle d'amertume dans la voix. Ce job n'est pas fait pour les types comme toi !

— Trois heures ensemble et tu penses que tu sais déjà qui je suis ? maugréa le novice trop sexy pour son bien. T'es vraiment qu'un crétin qui ferait bien de faire gaffe où il met les mains… Et sinon... c'est quoi ton nom ?

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Une tape sur son épaule tatouée lui fit ouvrir les yeux.

— Jonago ? Réveille-toi ! On est arrivés.

Gulnac était déjà debout et impatient de courir dehors après cette longue immobilité. John se releva en sentant s'estomper dans tout son corps les douleurs fantômes de son rêve. Pourquoi rêvait-il de cela maintenant ? Pourquoi revoyait-il ces souvenirs ? En touchant son épaule, il constata qu'elle était bouillante. L'adolescent aurait donc dit que c'était encore une vision de son dieu… Il soupira et se remit debout pour emboiter le pas au garçon.

Ça allait encore être une dure journée.

Il ne se sentait vraiment pas prêt à revoir la cousine du petit.

Et la main invisible présidant à son destin foireux devait le savoir. Car le truc, ce fut qu'il n'arriva pas tout de suite chez elle, parce que d'autres types – pas du tout du genre des rebelles, des mecs en noir plutôt stylés, avec des costumes, un peu comme des gardes du corps – venaient de se saisir du petit portabellian juste devant ses yeux et de le balancer dans un véhicule anonyme, quand il avait senti le canon d'une arme dans ses côtes.

— Suivez-nous sans faire d'histoires, M. Hart, ça ne sera pas long. Quelqu'un veut vous parler.

— Je suppose que vous n'allez pas me dire qui ?

— Ne vous impatientez pas, vous allez avoir des réponses. Notre employeur veut seulement votre attention pendant quelques minutes. Nous ne ferons rien à votre très jeune ami, sauf si vous ne vous montrez pas coopératif.

— Allons, allons, mais c'est mon deuxième prénom coopératif, dit-il en levant les mains.

Les deux types qui l'avaient pris le jetèrent à l'arrière de la camionnette où il retrouva Gulnac dont la tête avait été cachée par un sac noir et les mains liées.

— Je suis là, mon pote, le rassura-t-il, mais ça tu vois, ça s'appelle le retour de bâton. Un jour tu me ligotes et le lendemain c'est ton tour d'être ligoté…

Les types en costume noir lui menottèrent pareillement les mains, lui enfoncèrent un bout de tissu dans la bouche pour ne pas l'entendre, et lui collèrent la tête sous un identique sac noir. Et en son for intérieur, John se dit que dans son propre cas, ça s'appelait plutôt en fait une poisse persistante…

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Après un court trajet d'une vingtaine de minutes à peine, on les tira du véhicule et il sentit qu'on l'embarquait à l'intérieur d'un bâtiment. Un bâtiment chauffé, ce qui n'était pas un vain mot sur la station orbitale qui avait sans doute pour vocation de torturer les gens à coup de thermomètre trop bas… Il n'entendait pas le son qu'auraient dû faire les pas de Gulnac encadré de deux sbires derrière lui, alors il supposa qu'on les avait séparés et qu'on avait emmené le petit ailleurs.

Dans sa bouche, le tissu était à la fois rêche et plein de salive. Il avait hâte d'en être débarrassé, hâte que ce week-end pourri se termine enfin… et si ça n'avait pas été aussi peu viril, il supposait qu'il aurait adoré se payer trois heures dans un balnéo : avec un bon bain chaud, un massage pour décrisper tout ce qui commençait à s'énerver chez lui, au niveau musculaire et tendineux du moins, et une super longue sieste exempte de tout rêve… Putain, c'était vrai qu'il se ramollissait de plus en plus !

Il se demanda soudain si ça n'aurait pas été un truc dont River aurait eu envie, elle, après une journée comme la sienne… Et il frissonna. Il y avait quand même de drôles d'effets secondaires à sa fusion mentale, se disait-il pendant qu'on le poussait dans une pièce et sentait qu'on le forçait à s'asseoir en appuyant sur ses épaules. On lui défit ses menottes mais le sac et le chiffon restaient là apparemment. Il sentait toujours la pression d'une poigne écrasante sur son épaule, qui avec une remarquable économie de moyens signifiait clairement : essaie quoi que ce soit, et elle finira broyée…

Avec un petit sursaut de curiosité, il se demanda si River récupérait elle aussi, à chaque fois, quelque chose qui serait… disons typiquement à lui ? Cette gredine ne voulait jamais parler de ce qu'elle ressentait ni à lui, ni même à Jack apparemment (et il était à peu près sûr que ce dernier ne devait manquer aucune occasion pour essayer de la faire parler).

Elle ne cachait pas qu'elle n'avait pas de sentiments. Il revoyait encore, non sans une certaine émotion, l'air de gourmandise contrariée qu'elle avait sur la figure l'autre nuit. Il se doutait qu'il devait lui plaire physiquement, au moins un peu, mais il supposait à tort que ce devait être très occasionnel. Etant donné qu'il avait tout le temps envie d'elle maintenant et que Jack lui avait rendu tout sauf un amical service en exigeant qu'il vive sous leur toit comme cadeau de rupture, il supposait que le désintérêt qu'elle montrait, en faisant tout le temps comme s'il n'était pas là, valait pour argent comptant.

Pourquoi avait-elle accepté qu'il la touche encore ? Sur le moment, il s'était dit qu'il ne valait mieux pas trop se poser de questions, mais à présent, c'était différent. Il redevenait suspicieux. Du peu qu'il savait des rouages internes du cerveau des femmes, bien peu fonctionnaient avec autant de froideur que River. Il devait reconnaître qu'il n'arrivait pas à comprendre comment ce qu'il ressentait quand il était contre elle, pouvait la laisser aussi peu affectée. Comment pouvait-elle n'éprouver aucune gratitude, même strictement viscérale, pour cet improbable plaisir qui déferlait sur eux ?

Ni pourquoi fallait-il qu'il repense à cela juste maintenant alors qu'il aurait bien mieux fait de se préoccuper de ce qu'on lui voulait ? Son détachement face à la situation ne lui plaisait pas.

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Il entendit une porte s'ouvrir derrière eux et une voix de femme saluer et ordonner aux deux gardes de lui retirer le capuchon et le tissu. Le ton de la voix avait l'air jeune, presque enfantin. Il cligna des yeux dans la lumière et regarda autour de lui par réflexe.

Il se trouvait dans un bureau littéralement immaculé. Une pièce à la limite de la privation sensorielle... Des murs lisses et blancs semblant moulés dans une matière plasticoïde vernie, un sol impeccable brillant comme un miroir. Par terre, autour du bureau stylisé par deux tréteaux et un plateau de verre, blanc également, s'étalait un tapis de laine à la teinte pâle à peine beige. Les seules touches de couleur étaient apportées par des tableaux pastels abstraits, et des ustensiles atrocement bien rangés sur le bureau selon un schéma rectiligne ennuyeux : pot à crayons, dossiers nettement empilés, lampe à pied jumelle des appliques murales diffusant un jaune d'or. Une fausse fenêtre latérale à coins arrondis, assez gigantesque, donnait vue sur un paysage grandiose : beaucoup d'herbe insolemment verte et intacte, un ciel azuré, et une ville constituée de gratte-ciels étincelants s'illuminant à la lumière de l'aube…

— C'est Terranova, dit-elle comme elle le voyait contempler le paysage. New-Earth, si vous préférez, en standard.

Il tourna le regard sur son interlocutrice. Blonde, pas très grande, elle portait une impersonnelle blouse blanche comme en ont d'habitude les médecins, qui masquait ses vêtements au point qu'il n'aurait su dire si elle en portait seulement en dessous. Il sourit en se disant que si ce genre de pensée lui venait de River aussi, personne ne la connaissait vraiment bien… Il chassa son ébauche de sourire pour observer son visage délicat au petit nez en trompette, des lèvres fines, un menton minuscule, ses cheveux tirés en arrière, rassemblés en queue de cheval haute, laissaient toute la place à deux yeux énormes, d'une couleur indéfinissable entre le gris, le bleu et le vert. Presque la couleur de Jack. Il n'avait absolument jamais rencontré cette femme.

— Bonjour, je suis le Dr Jennings*. Je suis chargée de vous faire passer votre entretien de débriefing.

Il haussa un sourcil. En général, ça suffisait pour signifier un questionnement.

Elle lui tendit un verre d'eau qu'il se vit accepter avec reconnaissance vu l'état de sa gorge, pensant une seconde trop tard avec la première gorgée, qu'il pouvait y avoir n'importe quelle drogue dedans… Avec regret, il reposa le verre immédiatement sur le bureau blanc en face de lui. Elle contourna le meuble et vint s'asseoir derrière la table, tirant le premier dossier de sa pile pour le poser devant elle et l'ouvrir à la première page, comme si elle faisait mine d'en prendre connaissance.

Elle releva la tête vers lui avec un sourire si large qu'il le trouva étrange et presque déplacé. Dieu savait qu'il avait envoyé dans sa vie un certain nombre de sourires appréciateurs à un certain nombre de personnes, mais celle-ci réussissait le tour de force de le regarder avec une sorte de distance neutre, ou disons semi bienveillante. Il n'y avait pas un atome de séduction là-dedans, comme s'il n'était qu'une plante en pot ou une agrafeuse posée là devant elle.

— Vous êtes remarquablement silencieux. J'avais imaginé que vous auriez une foule de questions, observa-t-elle, en repoussant un peu le dossier et en levant les yeux vers lui.

— Qu'avez-vous fait de Gulnac ?

Ce fut son tour de hausser un sourcil. Elle se saisit aussitôt d'un crayon et d'une feuille blanche dans une bannette à portée de main pour y noter quelque chose.

— Il va très bien. Nous n'avons aucune intention de lui faire le moindre mal. Ni à lui, ni à vous, monsieur… Hart, dit-elle après avoir vérifié dans le dossier. C'est bien comme ça que vous vous faites appeler depuis quelques temps, n'est-ce pas ?

John soupira et ne répondit rien. Elle lui jeta un petit regard aigu qui semblait vouloir dire quelque chose comme : ok mon pote, tu veux la jouer comme ça ? Il n'était pas sûr qu'une créature comme elle, toute fine et avec un air vaguement puéril – quoique pas du tout le genre biche apeurée de Miss Watts – puisse jamais dire quelque chose comme « mon pote », mais il devait y avoir de ça.

— Débriefing pour quoi ? dit-il pour recentrer la conversation.

— Vous avez été récemment en contact avec Quentin Cormack.

— Je viens de le quitter et il allait très bien, dit-il sur la défensive.

— Je sais cela. Je le vois tout à l'heure, nous avons rendez-vous. Vous vous êtes trouvés tous deux, ainsi que le jeune homme qui vous accompagnait, dans une situation particulière sur Salkinagh. Situation dont vous vous êtes brillamment sortis avec un minimum de dégâts, ce qui nous a vraiment beaucoup surpris et… je dois dire, impressionnés. Parce que ce n'était pas prévu.

John fronça immédiatement les sourcils. Est-ce qu'il était prévu que Cormack ne s'en sorte pas et qu'il y ait un maximum de dégâts ? Se pourrait-il que cette femme travaille pour ceux dont il avait soupçonné qu'ils puissent armer les rebelles ? Il s'était dit que ces pauvres gus ne pouvaient pas agir d'autorité et qu'il devait y avoir forcément quelqu'un qui tirait leurs ficelles…

— Qu'est-ce qui était prévu, selon vous ? demanda-t-il très directement.

— Que ça déclencherait la guerre… répondit-elle avec un air sombre sur lequel il se méprit.

— Vous y avez intérêt ?

La réponse de la petite blonde au nez pointu claqua sèchement. C'était un soulagement pour lui car ainsi il n'aurait pas à la ménager dans leur échange. Vu son air, il se demandait si elle était seulement majeure et pourquoi on confiait ce boulot à quelqu'un d'aussi jeune.

— Ne soyez pas stupide. Bien sûr que non. Quentin Cormack nous est précieux. Nous nous attendions à devoir mettre en place une mission d'extraction qui aurait moins bien réussi que ça, sur le plan de la discrétion.

— Comment pouvez-vous en être aussi sûre ?

Elle le regarda en tendant son menton miniature en avant, l'œil un rien condescendant :

— Parce que de mon point de vue, ça s'est déjà produit. Mais vous avez changé l'histoire, M. Hart.

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(*) Autospoiler (parce que je pense que ça va vous passer complètement au-dessus si je ne le dis pas clairement) :  "Jennifer Jennings" n'est pas encore un énième OC mais "Jenny la fille du Docteur" (Georgia Moffet en Saison 4).Ne vous étonnez pas qu'elle ait un peu grandi et changé. De l'eau a coulé sous les ponts.

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