Dernier taxi pour Salkinagh
Chapitre 10 : C9 : Vol retour en vrille
6221 mots, Catégorie: M
Dernière mise à jour 15/03/2016 17:56
CHAPITRE IX : Vol retour en vrille
QUENTIN CORMACK
Quentin observait curieusement le pilote en train de vaquer à sa routine. Il avait l'air parfaitement à l'aise. Comme s'ils ne venaient pas de subir plusieurs heures de chaos, pendant lesquelles on leur avait tiré dessus, les avait faits prisonniers, battus, et où ils s'étaient échappés grâce à l'intervention totalement folle d'Otto…
De son point de vue, perdre deux écailles, ce n'était sans doute pas très impressionnant et plutôt un dégât minime. Mais en elles-mêmes, les écailles qui lui permettaient de se camoufler en imitant n'importe quelle espèce en révélaient beaucoup sur sa technologie mimétique… Et comme c'était l'une de des plus belles réussites du labo, il y avait lieu de s'inquiéter si elle tombait entre de mauvaises mains ou chez la concurrence.
A l'arrière, dans le petit espace derrière les sièges, Gulnac et Otto assis à même le sol, discutaient toujours inlassablement à voix basse, pris l'un et l'autre dans une mutuelle fascination – Gulnac pensant avoir affaire au « dieu de l'orage » et Otto dévoré de curiosité face à son premier humain « immature ». A force de ne voir que des adultes, il avait fini par douter que les bébés et les jeunes humains existassent vraiment.
Au point où ils en étaient, Quentin était heureux qu'ils s'en soient tirés à si bon compte, même si l'intérêt de toute l'opération, qui consistait à venir assurer son fournisseur des prochaines commandes de solcicium, n'apparaissait plus évident maintenant que le directeur de production était, au minimum grièvement blessé, au pire mort. Bien sûr, ils avaient toujours la précieuse caisse avec eux, mais il restait le problème de la bombe qui était dedans… Sans parler du fait que quelqu'un avait informé les rebelles de la venue de Paul Malgan. L'idée d'avoir une taupe dans son entourage proche ne lui souriait pas du tout.
Sans être non plus de nature particulièrement défaitiste, l'industriel estimait que les événements du jour étaient parfaitement à même de faire sauter le couvercle de la marmite politique du système de Portabaal. Les rebelles s'en étaient clairement pris à lui en tant que symbole et n'en avaient fait aucun mystère. Leur chef sur Salkinagh, sans doute pas le plus haut placé, s'était montré peu rationnel et manifestement instrumentalisé par des puissances notables comme en témoignait l'armement coûteux dont il disposait. Il avait pu compter au moins une soixantaine de personnes. Certains avaient beau être aussi jeunes et inexpérimentés que ce Gulnac, cela donnait tout de même l'impression qu'on avait déjà largement dépassé le stade de l'escarmouche contestataire… S'il ne s'agissait pas d'une initiative isolée, alors la guerre pouvait devenir une réalité très rapidement. Il ferma les yeux.
— Quelque chose vous tracasse, M. Cormack, énonça John sans quitter des yeux le tableau de bord car ils n'allaient pas tarder à rejoindre la zone des débris.
— N'allez pas croire que je fraternise intempestivement avec le personnel, mais après les heures qu'on vient de vivre, je crois que vous avez gagné le droit de m'appeler Quentin…
John étira ses lèvres en un demi-sourire et ne répondit pas tout de suite. En dépit de ce qu'il affirmait, il était sûr que son client était loin d'être prêt pour des relations moins formelles entre eux.
— Vous vous en sortez pas mal, je trouve. Je dirais bien que vous avez fait preuve d'un grand sang-froid… pour un bureaucrate.
— Le prénom ça va, mais pour les petites insultes vachardes, il est encore un peu tôt à mon goût !
Cette fois, John arbora un large sourire mêlé d'un rire étouffé qui fit pourtant relever la tête des deux « gamins » à l'arrière. Gulnac s'approcha de l'oreille de l'androïde pour y chuchoter quelque chose.
— En fait, je trouvais que ça sonnait comme un compliment… Nous allons bientôt retraverser le récif de Portabellion. Vous voulez reprendre les commandes ?
— Si les circonstances m'y contraignent, j'y réfléchirai, déclina le passager.
— Vanati ? coupa Otto tout haut. Entrée du dictionnaire portabellian - standard : partenaire de jeux érotiques. Je suis désolé, jeune Gulnac, en tant qu'entité cybernétique, je ne comprends rien à l'érotisme, mais merci pour ce mot. J'aime étendre ma base de données lexicale.
Mal à l'aise, Quentin lui jeta un regard furieux et reprit ostensiblement sa conversation polie à l'intention de John.
— Où comptez-vous aller ensuite, M. Hart ?
— Vous voulez dire, après qu'on soit sortis sans encombre de la zone des débris, qu'on ait passé la Douane sans la faire exploser, que vous m'ayez payé mon solde de tous comptes, que j'aie acheté une nouvelle navette et rendu la sienne à mon associé ?
— Précisément.
— Et bien je pense que je vais ramener Gulnac chez sa cousine en vitesse, avant qu'il ne pollue davantage la base de données de votre robot avec des termes qui ne lui serviront à rien…
— Ah non ! Je veux rester avec toi, Jonago ! protesta l'intéressé. On est copains maintenant !
— C'est hors de question. J'ai prévu de quitter le système, je te l'ai dit.
— Ça, c'est ce que tu crois, bouda le jeune garçon.
John ne daigna pas répondre, pinçant seulement les lèvres pour retenir une réplique acerbe, et fit descendre le volet protecteur principal car ils approchaient de la passe dangereuse. Il rabaissa le système de guidage informatique sur son œil pour pouvoir piloter aux instruments durant la traversée. Les passagers semblèrent respecter ce temps par un certain silence, comme pour lui permettre de se concentrer, aussi furent-ils surpris quand John reprit sur le ton de la conversation en demandant à son client ce qui le souciait vraiment.
L'industriel n'avait pas les moyens de savoir si c'était une vraie question de sa part. De ce qu'il savait de son pilote temporaire, il ne défendait aucune cause particulière et ne semblait pas vouloir s'attacher à quoi que ce soit sur la planète. Il lui répondit donc brièvement que cette échauffourée était de mauvais augure pour la suite des événements en Portabaal et qu'il comprenait qu'il n'ait pas tellement envie de se retrouver pris dans un conflit auquel il se sentait étranger…
— Velquesh n'a pas grand-chose à craindre si tous ses habitants se battent aussi bien que vous, fit remarquer John avec une petite moue indéchiffrable.
Quentin tiqua légèrement avec un coup d'œil nerveux sur Otto et Gulnac et il dit rapidement à voix basse, en chuchotant presque :
— N'en parlons plus. C'était l'effet de l'adrénaline…
— M. Cormack, ne me prenez pour un idiot complet… Je sais reconnaître un homme entraîné.
Quentin darda encore ses prunelles inquiètes sur lui. Il ne savait pas tellement s'il avait envie qu'il se taise ou au contraire qu'il parle davantage. Mais le bougre avait l'air rompu à l'exercice. Il revenait à la charge l'air de rien, avec une patience inattendue.
— Allons… souvenez-vous, il y a dix minutes, je n'étais qu'un bureaucrate…
.°.
Sur le tableau de bord, un voyant clignotant s'était allumé pendant qu'il parlait et John annonça qu'il allait devoir se poser car le pilotage automatique lui signalait une avarie sur la soute. Il avertit tout le monde que ça pouvait être vrai ou pas du tout (un problème d'interface par exemple) et qu'il se posait pour vérifier. Affichant une sorte de carte 3D virtuelle des plans de la zone, il chercha un rocher suffisamment gros pour y stopper la navette.
— S'il faut sortir, je peux y aller sans combinaison, rappela très aimablement Otto.
— Ok, tu es embauché pour inspecter la coque externe si besoin, mais avant je dois me poser et aller voir ce qui se passe.
Le passager ne fit aucune remarque mais il se sentait partagé à l'observer faire et gérer ces situations avec le plus grand calme. Cet homme dont la réputation n'était rien moins que mauvaise n'était peut-être pas non plus ce dont il avait l'air… Et il n'était surtout pas bête, ce qui n'arrangeait pas ses affaires. Quentin songeait qu'il devait savoir additionner deux et deux et avait probablement dû deviner des choses sur son compte. Des choses dissimulées sans difficulté dans son travail quotidien, dans l'environnement professionnel de son entreprise… Mais ici et exposés comme ils l'avaient été, c'était une autre histoire… Il avait pour consigne évidente de ne pas parler de ses autresemployeurs. Mais pour la première fois depuis qu'il était réserviste, il aurait eu envie de se confier. A cet homme-là précisément. C'était d'autant plus bizarre qu'il savait qu'il n'aurait pas dû et que d'ordinaire, ce n'était même pas dur de s'y tenir.
Depuis le fond de la troisième section de la navette qu'il appelait la soute, John hélait Otto en lui demandant de « rappliquer » tout de suite. Après un regard vers lui pour s'assurer qu'il était d'accord, son androïde le laissa avec Gulnac. Pour meubler la conversation, le garçon lui demanda s'il était bien ce Paul Malgan, car dans la panique les présentations officielles n'avaient pas été faites, à quoi le people le plus connu de la planète répondit prudemment que c'était l'un de ses collègues qu'il avait dû remplacer à la dernière minute, mais que ça ne devait pas changer grand-chose. Le jeune garçon s'était esclaffé.
— Vous rigolez ? Vous ne voyez pas tout ce que ça a changé que ce soit vous ? Les trois quarts des hommes ont été décimés… Jonago a raison, vous vous battez vraiment bien. Mieux que moi en tous cas.
John les interrompit presque tout de suite en repassant une tête dans le compartiment de pilotage pour leur communiquer la situation :
— Petit contretemps qui va nous obliger à un court arrêt… Il y a eu sabotage.
— Qu'est-ce que vous voulez dire ?
Le sourire féroce du pilote effaça en une seconde tout le bien que Quentin venait de penser de lui depuis l'heure écoulée. Son expression était délibérément empreinte d'une satisfaction mauvaise quand il annonça :
— L'un des rebelles s'était arrimé à la navette. Il avait une mini charge magnétique sur lui et elle a endommagé le contrôle extérieur de la porte de chargement mais sans parvenir à le fracturer. Ce n'est pas grave du tout, mais je dois juste réparer ça pour éviter que le système ne prenne des mesures face à un problème qu'on n'a pas vraiment… J'en ai pour une heure ou une heure et quart maximum pour le remettre d'aplomb en prélevant une pièce ailleurs. Profitez-en pour vous reposer un peu…
— Il va comment l'homme qui s'est accroché ? s'enquit naïvement le jeune natif.
— Je suis navré Gulnac, il est mort. L'absence d'oxygène dans le vide spatial, je suppose…
— Pourquoi navré ?
— C'était ton frère, dit le pilote en retournant en direction de la soute.
.°.
Plus tard, en ne le voyant pas revenir, Quentin était allé voir si John avait besoin d'aide pour effectuer les réparations. Non pas qu'il soit particulièrement doué en mécanique mais une part de lui avait vraiment hâte de rentrer, car l'atmosphère s'était fait pesante avec les nouvelles que venait d'apprendre le garçon… Il le trouva devant un panneau ouvert tout hérissé de fils et de câbles, un tournevis entre les dents à côté d'un petit poste de soudure portatif. Il proposa son aide que le pilote déclina en l'informant qu'il avait terminé.
Après un dernier test d'allumage sur la console qui se passa bien, John rajusta le panneau interne près de la porte de la soute, puis tournant son regard vers la cabine, il prit enfin conscience qu'ils n'étaient plus que deux à bord.
— Mais où sont les deux autres ?
— Dehors. Gulnac a trouvé un machin abandonné à brûler et il a fait un feu, on était en train de manger un morceau autour… Si vous voulez, on vous a gardé un truc.
— Dehors ? s'étonna John. Mais… depuis quand il y a une atmosphère sur ce caillou ?
— Depuis qu'Otto s'est éclipsé pour rapporter un mini kit de terraformation pour impressionner son nouveau copain… soupira-t-il.
— Un « kit de terraformation » ? Je ne savais pas que ça existait à si petite échelle…
— Ça n'existait probablement pas. Mais Otto est assez créatif…
— Ouais, je vois… Si vous voulez un conseil, surveillez-le bien précieusement votre robot… S'il se perdait encore, tout le monde ne choisirait peut-être pas de vous le ramener obligeamment, dit John avec un sourire en coin.
Quentin ne dit rien mais il s'était attendu à ce que Hart lui replace au moins une fois cet épisode, où il lui avait restitué son prototype fugueur en espérant une gratification [*].
.°.
Quand ils rejoignirent les deux autres, ils surent pourtant aussitôt que quelque chose n'allait pas. Otto avait l'air particulièrement hésitant et piteux, tandis que Gulnac serrait les mâchoires et les poings avec une rage contenue.
— Tu n'es pas mon ami ! cracha-t-il avec une intense déception peinte sur la figure.
Oups. Scène de ménage. Les deux plus âgés échangèrent un regard tacite et Quentin ordonna à son robot de le suivre à l'intérieur, prétendument pour l'aider à faire passer un message vers Velquesh, tandis que John restait avec le jeune rebelle. Dès qu'il fut à l'intérieur, l'industriel pressa l'androïde de questions mais celui-ci resta d'abord silencieux avant de se résoudre à dire qu'il avait fait quelque chose de mal qui avait troublé Gulnac. Il semblait réticent à en dire plus, mais Quentin se sentit obligé d'insister.
Il avait toujours fait confiance à la programmation excellente dont bénéficiait Otto dont la discrimination entre ce qui était bien ou mal n'avait jamais failli jusqu'alors. Il devait savoir si quelque chose clochait ou s'il souffrait d'une insuffisance à ce niveau… Plus Otto affinait sa compréhension des humains, plus il pouvait devenir difficile pour lui de s'y retrouver parmi des subtilités qu'il n'était pas forcément apte à appréhender.
Il finit par concéder qu'il avait été « inapproprié dans sa façon de gérer la solidarité » et que Gulnac avait réagi avec colère quand il l'avait maintenu à distance, comme on le lui avait appris. Quentin soupira d'un air soucieux en comprenant que l'une de ses directives prioritaires – éviter que des gens n'entrent en contact physique direct avec lui pour le capturer – avait dû se mettre en œuvre.
— Qu'est-ce que tu as compris de la situation, Otto ?
— Le jeune humain est bouleversé pour une raison que je n'ai pas très bien comprise. Il a voulu spontanément venir à mon contact, comme vous l'avez fait quand je suis arrivé dans la navette. Pour vous et mes autres pères, les sécurités sont désactivées. Chris les a mises en place depuis que j'ai été enlevé. Pour éviter que quelqu'un d'autre ne contrôle mes bras et mes jambes… précisa-t-il bien inutilement, car le souvenir était encore très vivace pour Quentin.
— Hum, je crois que je comprends… Je ne suis pas sûr que Gulnac ait saisi que tu étais cybernétique, ni ce que ça implique. Tu es trop ressemblant sous cette forme. Viens, nous allons retourner lui expliquer…
— Il a dit qu'il ne voulait plus me voir. Je devrais rester ici.
— Bon ok, boude cinq minutes, mais après tu viens.
.°.
En mettant le nez dehors, sous la voûte nocturne piquée de diamants de l'espace profond, au sein du strict périmètre terraformé qui maintenait une atmosphère sur le caillou, Quentin tomba sur une scène à laquelle il ne s'attendait pas. Hart et le gamin étaient étroitement enlacés près du feu, le plus jeune dans les bras du plus vieux, la tête reposant sur sa poitrine, tandis que d'une main, un John au regard perdu dans la contemplation des récifs astéroïdiens environnants, lui caressait distraitement les cheveux en un geste répétitif et apaisant.
— Qu'est-ce que vous faites avec cet enfant ! Laissez-le tout de suite !
Le pilote surprit sur eux le regard courroucé de son client et lui sourit avec un peu de moquerie.
— Je ne suis pas un enfant ! répondit sèchement Gulnac, avant que John ne puisse dire quoi que ce soit. Jonago me réconforte. Mon frère est mort, et même si c'était un imbécile à la fin, il ne l'a pas toujours été. Je suis triste !
— Si tu n'es pas un enfant, tu n'as donc pas besoin d'être consolé !
— Mais… c'est le Deuil ! Vous n'avez pas le Deuil sur Velquesh quand vous perdez un proche ? demanda-t-il en fronçant des sourcils dubitatifs.
— Et bien, c'est-à-dire que si mais… ça ne se présente pas sous cette forme, répondit prudemment Quentin de peur de commettre un nouvel impair. Est-ce que c'était cela que tu voulais d'Otto tout à l'heure ?
— Évidemment !
Sans se bouger le moins du monde ou cesser ce qu'il faisait, John eut pitié de Cormack et lui expliqua :
— Dans les rituels funéraires des premiers habitants de Portabaal, il y a la veillée du corps où normalement la famille vient dire un dernier mot au défunt. Puis il y a une autre phase où après avoir prié pour que le mort trouve paisiblement son chemin vers l'au-delà, la famille renforce ses liens par des témoignages d'affection ou des cadeaux, pour conjurer la douleur de la perte et faire en sorte que les survivants ne se sentent pas seuls et abandonnés... Tu vois que j'écoutais parfois, commenta-t-il à l'adresse du petit. Je ne suis pas de la famille de Gulnac mais nous avons un lien que sa religion considère comme spirituel depuis que nous avons fait, si l'on peut dire, notre « catéchisme » ensemble… Donc à défaut des siens, je suis un pis-aller convenable pour accomplir cette partie du rituel, et je m'y applique de mon mieux…
Cormack le considéra d'un air rien moins que très suspicieux et serra les dents pour contenir toute autre remarque. En vérité, tout cela ne le regardait pas. Il savait qu'en dépit du Code de la Famille en vigueur en Portabaal, les natifs persistaient à se considérer majeurs dès l'âge de 15 ans, ce qui expliquait la réaction farouche du garçon… Que le rituel soit accompli au sein de sa famille, c'était une chose. Mais par un adulte extérieur au cercle, que le petit regardait avec bien trop d'admiration, c'en était une autre... Il n'avait pas aimé le sourire provocateur que Hart lui avait adressé lorsqu'il les avait découverts dans une posture ouvertement affectueuse qui lui apparaissait à la fois trop intime et tabou pour ses propres codes culturels. La loi de Velquesh était notoirement intraitable en ce qui concernait les pédophiles.
La colère bouillonnait en lui. Principalement contre lui-même, car un peu plus tôt il avait été à deux doigts se confier à un type qui le ne méritait manifestement pas. C'était évident qu'il se fichait totalement de la religion de l'enfant et que ça n'était qu'une excuse pour le serrer de près...
— Ni moi ni Otto ne connaissons les rituels de ton peuple, Gulnac, je l'avoue. Je vais le chercher car je pense qu'il aimerait te présenter ses excuses et condoléances mais il n'ose pas, car tu as dit que tu ne voulais plus le revoir, ce qu'il prend au pied de la lettre. Otto n'est pas humain : c'est un robot.
— Un robot ?
— Une machine intelligente et ressemblante mais il n'aime pas beaucoup qu'on l'appelle comme ça… Pour ton information, il est programmé pour éviter de se laisser capturer, et il a cru que c'était ce que tu voulais faire. C'est… un jeune robot qui n'a que quelques mois.
Gulnac tourna des yeux candides vers John.
— Jonago, est-ce que c'est vrai que les Velquashis savent faire des machines vivantes ?
— Pas « les » Velquashis. Juste celui-là.
.°.
Quentin l'avait repérée depuis un moment. Dans le cadre de la baie principale de la navette, Velquesh grossissait lentement. Mais alors que cette vision l'hypnotisait légèrement, sa lenteur le mettait à la torture. Il avait diablement envie d'être arrivé et de quitter cet espace confiné. En vérité, il aurait aimé pouvoir faire comme Otto et se mettre en écono-mode pour le temps restant du voyage. L'androïde debout dans un coin avait fermé les yeux et s'était muré dans son intériorité, et il l'enviait pour ça.
Mais depuis qu'ils avaient repris le trajet, c'était comme si tout le soufflé d'adrénaline était définitivement retombé et qu'il ne ressentait plus qu'une sorte de gueule de bois vaguement nauséeuse. Hart n'avait pas dit un mot, ce dont Quentin lui savait gré : il ne savait pas s'il aurait supporté de l'entendre de toute façon.
Il réalisait qu'avec leur arrivée prochaine à l'astroport, il devait rapidement se remettre en condition pour retourner au travail dès le lendemain après-midi. Il comptait bien s'accorder tout de même une matinée de repos. Sans doute devrait-il caler aussi un entretien avec la psychologue de l'Agence. N'avait-il pas envisagé de confier quelques informations confidentielles à un inconnu ? C'était un manquement assez sérieux pour devoir s'en occuper vite.
Alors qu'il commençait à planifier sa matinée et à se remettre dans la peau du Directeur de Cormack Industries et Systèmes, John annonça d'un ton neutre :
— Nous arriverons d'ici une heure et demie.
— C'est parfait. Quelle heure est-il sur Velquesh ?
— Monada, cinq heures du matin environ à Guernö. Sans la pause pour la réparation de la soute, nous aurions battu le record de vitesse pour l'aller-retour. Vous aviez quelque chose à me dire ?
Quentin le regarda de côté, un peu surpris.
— Non… Sinon que vous pourrez reprendre contact avec ma secrétaire pour le virement de votre solde. Ce sera prêt dès demain matin, je pense. Je vais faire le nécessaire.
John sourit avec patience et continua avec un peu d'insistance.
— Quelque chose d'autre que ça ?
— Pourquoi ? Vous voulez des remerciements pour votre assistance à l'usine ? Vous les avez.
John secoua la tête.
— Justement, puisque vous en parlez, à l'usine, j'ai obtenu une information. Je pense qu'elle devrait vous intéresser.
— Vous voulez me la vendre ?
Le ton avait été plus froidement agressif que prévu et grâce à lui Quentin réalisa qu'il était déçu. Il fallait impérativement voir ça avec la psychologue.
— Vous en parler seulement, contre la réponse à une question. Votre humeur a brutalement changé tout à l'heure : je voudrais savoir pourquoi.
Quentin contracta ses mâchoires un instant. Il n'avait pas envie de parler plus longtemps avec un type capable de profiter de la détresse d'un jeune enfant de cette façon. Il voulait rester poli et courtois mais avait du mal. Gulnac était parti se mettre dans la petite couchette à l'arrière et il regrettait presque qu'il ne soit pas là. Devant lui, il aurait sûrement fait un plus gros effort pour se contenir mieux.
C'était quelque chose que le petit avait dit et qu'il avait malheureusement entendu, à propos du fait qu'il espérait que John le rejoigne le soir. Ça sonnait plutôt comme s'il lui demandait de passer la nuit avec lui…
— J'ai eu une journée un peu difficile et… je suppose que j'accuse le coup. Quelle est votre information ?
— Le nom de celui qui vous a trahi à l'usine en prévenant les rebelles de votre arrivée, et il a affirmé avait été renseigné par quelqu'un qui travaillait avec vous. Voulez-vous en savoir plus à ce sujet ?
— Oui. Quel est votre prix ?
— Juste que vous me disiez ce qui ne va pas. J'avais eu l'impression d'avoir gagné un peu de votre respect mais… maintenant vous me regardez comme une fiente fraîche. Quoique pas censé me soucier de l'impact de votre opinion sur ma carrière, je serais tout de même curieux de savoir comment je suis passé du point A au point B… Expliquez-moi, et vous aurez pour rien ce que je sais des taupes qui ont rencardé les rebelles sur votre venue. Marché conclu ?
— Oui, vous commencez.
Hart pianota sur sa console pour passer la navette en pilotage automatique et tourna son siège vers l'autre pour le regarder posément. Il repérait nettement une certaine tension dans la façon dont il se tenait assis.
— L'assistant du responsable de la production a été soudoyé. Je ne crois pas qu'il était prévu que vous en réchappiez forcément. Quand je l'ai un peu menacé, il a reconnu que les rebelles le contraignaient en détenant un membre de sa famille. J'ai argumenté en disant ensuite que quelqu'un sur Velquesh avait bien dû transmettre un jour et un nom précis. Et il m'a soutenu que c'était un certain « Veca », peut-être la transcription d'initiales, en tout cas c'était ce qu'il avait l'air de penser. VK, ça vous dit quelque chose ?
Quentin hocha la tête quelques fois.
— En effet, c'est intéressant à savoir. Je vais faire mener l'enquête et prendre des dispositions pour ma sécurité et celle des miens.
— Ça ne vous inquiète pas plus que ça ?
— Si, c'est préoccupant. Mais j'ai déjà subi des pressions ou des tentatives d'intimidation donc…
Hart le regarda de ses yeux bleus scrutateurs, une légère ombre de sourire aux lèvres, le temps que son passager se décide à remplir sa part du marché. Et à parler à cœur plus ouvert qu'il ne le voulait apparemment. Le voir batailler était assez amusant.
— Alors, vous n'allez pas me dire ce qui vous contrarie ?
Quentin fit la moue, soudain hésitant. Il se sentait bizarrement un peu stupide et ne comprenait pas vraiment pourquoi l'homme était si curieux de ce qu'il pouvait penser. Il avait plutôt l'air d'être du genre à se foutre de tout. Alors quoi ?
— Je crois avoir surpris un morceau de conversation entre vous et Gulnac, et ça ne m'a pas beaucoup plu.
— Lequel ? Celui où il me demande de rester avec lui cette nuit, n'est-ce pas ?
— Très précisément celui-ci.
— Ah, vous êtes si prévisibles vous, les Velquashis… lâcha-t-il. Et dotés d'une imagination débordante. J'ai bien vu que vous vous êtes à moitié étouffé quand vous nous avez retrouvés tout à l'heure…
— Ecoutez, ce n'est pas parce que Gulnac se croit adulte qu'il l'est. Et vous ne devriez pas profiter de son innocence comme vous le faites !
Hart s'anima en le regardant avec hilarité. Pas sûr que ce soit réellement de celle de Gulnac dont il profitait le plus à cette minute !
— Ça n'a rien de drôle !
— Profiter de son innocence ? Celle-là, c'est la meilleure… Hum. Je cherche comment vous dire ça sans que vous ne piquiez un fard, laissez-moi un instant… J'ai l'impression qu'il y a beaucoup de fantasme de votre part… Je n'ai fait que prendre Gulnac contre moi parce qu'il avait envie de pleurer. Il n'y avait pas d'arrière-pensée dans ce geste de réconfort, ni de ma part ni de la sienne. Les natifs ont leurs propres codes moraux, simples et sans complication, et leur mentalité est effectivement plus innocente que celle des colons. J'ai vécu plusieurs mois au milieu d'eux et je dois reconnaître que ça m'a fait beaucoup de bien. C'était assez reposant de trouver des gens qui ont une appréhension saine des contacts physiques. Toucher l'épaule ou le bras n'est pas une invite sexuelle. L'accolade n'est rien d'autre qu'amicale... Gulnac m'a demandé si je pouvais veiller sur son sommeil cette nuit parce que son peuple croit que les morts peuvent revenir essayer de les entraîner avec eux par peur de ce qui les attend une fois passés de l'autre côté. C'est pour ça qu'ils prient aussi anxieusement pour la paix de leur défunt ! Et vu comment est mort son frère, je comprends que Gulnac soit terrifié, s'il pense que son esprit voudra se venger de lui. C'était le sens de sa demande… Il dort – enfin il essaie, s'il peut fermer l'œil – moi pas. S'il avait voulu me faire des avances, soyez sûr qu'il ne s'y serait pas du tout pris comme ça.
— J'ai l'impression que vous êtes très content de me faire la leçon…
— Oui, parce que depuis vingt-quatre heures, le gamin m'accuse d'avoir roupillé pendant les cours. C'est vrai que je le faisais parfois, mais vous voyez qu'il me reste des trucs… Et je suis content de vous faire la leçon aussi parce que je crois que, dans ce système, et peut-être bien dans cette guerre qui vous pend au nez, il y a quand même beaucoup de problèmes qui viennent de ce que les natifs doivent s'adapter unilatéralement à vos lois et vos codes, pendant que vous ignorez ou méprisez les leurs…
— Quoi ? Vous leur trouvez des excuses maintenant ? Oubliez-vous qu'ils ont voulu vous abattre rien que parce que vous vous trouviez avec moi ? Je ne vous imaginais pas du tout si magnanime !…
— M. Cormack, vous êtes certainement intelligent. Vous avez très bien saisi ce que je voulais vous dire. Nous arrivons.
.°.
(à suivre)
PARTIE II : PARTNERS IN TIME
.
[*] Ces événements sont décrits dans "From Vegas with love" (du même auteur)