Dernier taxi pour Salkinagh

Chapitre 9 : C8 : L'évasion

6044 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 09/11/2016 14:24

CHAPITRE VIII : L'évasion

JOHN HART

Il n'avait pas vraiment su comment il s'était retrouvé spontanément transporté là où il était…

Loin dans un coin de sa tête, une voix qu'il voulait ignorer lui disait qu'il était ailleurs, dans un autre endroit, à l'air libre. Une vague douleur pulsatile s'épanouissait du côté de sa tempe. Il croyait deviner qu'on l'avait refrappé là. Une partie de sa conscience lui soufflait que l'arcade sourcilière était ouverte car il sentait l'air caresser le sang qui commençait à couler sur son visage.

Pourtant, il s'était forcé à revenir à ce qu'il croyait l'entourer.

Il se sentait flotter. Plus précisément balloter. Il ne comprit pas tout de suite la situation, il lui fallut attendre de cligner des yeux. Il était porté. Non pas comme une jeune mariée ou un enfant malade : quelqu'un le portait sur son dos et marchait vite, courait presque. En voulant bouger ses mains pour assurer une meilleure prise, il comprit que ses poignets avaient été liés pour qu'ils puissent tenir en enserrant les épaules de sa monture improvisée. Deux bras étaient passés sous ses genoux.

Inhabituel. Petit, il avait souvent vu des enfants jouer à se transporter ainsi. Bien sûr, lui ne partageait pas leurs jeux… Il laissa cette pensée dériver car elle était inutile et vaine. Ils étaient en train de remonter des couloirs, tellement identiques dans leur neutralité gris beige qu'il se croyait dans un vrai labyrinthe… Le jeune bleu de l'agence – Jack – ce nom roulait par vagues dans sa tête mais il ne savait pas d'où il le tenait car les bleus n'avaient pas de nom, les bleus n'étaient que des numéros… – il le portait sur son dos et remontait des tas de couloirs, s'arrêtant à certains moments, tournant à d'autres, sans que John puisse individuer comment il faisait pour s'orienter. Avait-il réussi à obtenir les plans des lieux et à les mémoriser ?

Une part de lui se sentait légèrement coupable de se laisser transporter de la sorte. Sans doute aurait-il été plus correct de marcher et de le suivre… Mais après avoir été maltraité comme il l'avait été tous ces derniers jours, il voulait bien rendre les armes et accepter ceci. Et puis c'était agréable d'être ainsi contre lui. Avec son parfum épicé entêtant qui lui tournait la tête… Il se mit à glousser tout bas. « Tourner la tête ». Il n'avait certainement jamais employé cette vieille expression qui datait d'il ne savait combien de siècles…

— Si t'es réveillé, tu pourrais marcher, entendit-il soudain.

— Où sommes-nous ? grogna-t-il pour gagner un peu de temps de transport.

— Quelque part en pleine Phase A. Soit gagner une zone spécifique des étages les plus inférieurs…

— Quel est ton plan ?

— D'abord, arrêter de te porter à la première occasion… Ensuite, quitter la prison. Après, c'est là que ça va devenir un peu compliqué…

Il pila brusquement à un angle et en profita pour relâcher les genoux de John qui reposa les pieds par terre.

— Si tu essaies de m'étrangler, je te jure que tu vas le regretter… l'avertit-il en passant ses bras par-dessus sa tête pour se sortir de son étreinte involontaire.

John lui renvoya un regard maussade et tendit les poings devant lui dans l'intention manifeste qu'il le détache et le bleu le toisa d'un air sarcastique en secouant la tête.

— T'as prouvé que je ne pouvais pas te faire confiance, tu vas rester comme ça un moment… Viens suis-moi. On peut y aller, on est presque arrivés.

John le suivit comme il pouvait en maudissant chacun de ses pas qui commençaient à produire en lui une douleur sourde. L'effet de l'anesthésiant n'était pas très durable… Droite, gauche, droite, gauche, gauche, encore gauche, droite, droite, droite… Et il avait perdu le fil. Cela avait continué encore et encore. Il remontait les couloirs anonymes. S'arrêtait miraculeusement avant chaque croisement de patrouille. Repartait aussitôt…

— Comment tu fais ça ? s'enquit John avec curiosité. T'es devin ou quoi ? On a déjà croisé je ne sais combien de patrouilles depuis que je suis réveillé…

Le bleu sourit en coin en regardant vers lui un instant. Quel putain de sourire ultrabright il avait, le salopiaud ! Une véritable arme de destruction massive…

— Les mecs de l'équipement ne m'ont pas filé de gadgets mais ça ne veut pas dire que je suis venu les mains vides pour autant…

— T'as acheté un truc de ta poche ?

— Non, fit-il en dodelinant de la tête, je ne l'ai pas vraiment acheté…

— Tu as piqué du matos à l'Equipement ?! Si oui, j'avoue que tu m'impressionnerais…

— Non plus, je pense que je me serais fait sacquer direct… Disons que j'ai emprunté quelque chose que je ne pourrai malheureusement pas rendre… Attends un peu.

Ils venaient d'arriver devant une petite porte nue et lisse sécurisée par un code. L'air de rien, un peu énervant et un peu suffisant, il se cala devant le cadran et tapa une série de chiffres. La porte émit obligeamment un bruit caractéristique de déverrouillage, suivi d'un léger chuintement. Il tapa deux fois en haut et en bas du côté de l'ouverture et elle coulissa vers la droite.

— Mais comment tu peux savoir où coince cette foutue porte ! fit John en fronçant les sourcils.

Le bleu ne répondit rien mais il avait cet air content de lui qui l'énervait. Il le poussa par l'ouverture avant de s'engager après lui et de regarder la porte se reverrouiller sur eux. Dans le sas, il faisait noir. Une seconde porte avec un simple volant de verrou manuel se dressait devant eux.

— Si tu veux faire une très brève pause, c'est maintenant, le prévint-il.

— Pourquoi ? C'est quoi la suite ?

— Phase B. Quatre kilomètres de petits boyaux étouffants et puants, avant de rejoindre l'air libre.

— T'es en train de me dire qu'on passe par les égouts ? grimaça-t-il.

— T'es en train de me dire que tu préférais qu'on te caresse encore les côtes à l'électricité ?

— Nan. Et tu pourrais pas me détacher maintenant ?

— Tout à l'heure.

— Ça shlingue ici ! pesta-t-il comme l'autre ouvrait la seconde porte en mimant une politesse exagérée pour qu'il passe devant.

Le bleu soupira et répondit :

— En tant que bouseux, je suppose que j'ai l'habitude !… Mais je ne pensais pas que tu pourrais faire la différence avec ce que tu sens toi-même… Si ça peut te remonter le moral, dis-toi que tout à l'heure on sera à égalité... Maintenant, roule. Et reste devant moi, que je voie ce que tu mijotes !

.°.

Une longue marche commença, seulement éclairée par de minuscules patchs lumineux d'une très faible portée. C'étaient des petites poches translucides qui une fois pressées émettaient à la fois de la lumière et de la chaleur. Au bout de vingt minutes toutefois, elles s'éteignaient toutes seules et il fallait les réactiver par quelques pressions. Elles leur permettaient pourtant de voir juste ce qu'il y avait devant eux.

Il n'avait pas trop envie d'y penser, mais il espérait qu'ils ne feraient pas de mauvaises rencontres, désarmés comme ils l'étaient. Se battre à mains nues contre des bestioles à moitié mutantes aux dents acérées, et le tout dans des boyaux marécageux n'avait rien pour le séduire outre mesure. D'habitude, il avait sur lui tout un attirail d'armes blanches et contondantes, mais là… Par contre, John était assez époustouflé par le nombre de petits trucs insignifiants que le nouveau avait dans les poches de son gilet mais qui s'avéraient tous utiles et bien pensés.

A un moment, il leur autorisa une petite pause, alors que les parois s'approchaient vraiment près d'eux et qu'ils allaient devoir continuer à avancer franchement courbés et le dos cassé en deux. Le bleu avait défait un scratch et attrapé deux barres sucrées et un stick d'eau pour chacun d'eux.

— Oh, c'est si gentil d'avoir pensé à mon petit goûter ! grinça John, pourtant éperdu de reconnaissance.

— La meilleure, c'est que je n'ai même pas besoin de te délier pour que tu puisses le manger…

John serra les mâchoires et le regarda mastiquer lentement sa barre protéinée et ignominieusement sucrée d'un œil torve. Il ne comprenait pas ce que ce mec fichait là. Il ne comprenait pas son attitude. Il aurait été tellement plus simple de le tuer dans sa cellule alors qu'il était faible et inconscient, au lieu de s'embarrasser de lui…

— Pourquoi tu fais tout ça pour moi, Boeshane ? s'énerva-t-il tout seul au bout d'un moment.

Le beau garçon en rit tellement qu'il s'étrangla presque avec son eau.

— Pour toi ? Mais je vais te rassurer tout de suite ! Je ne fais pas du tout ça pour toi !

— Mais pour qui alors ? Pour toi ? Pour obtenir la titularisation ?

Il eut un drôle de petit sourire et essuya sa bouche d'un revers de main avant de réactiver sa petite pochette chauffante lumineuse et de se remettre debout, un peu voûté.

— C'est bien ce que j'ai dit... Ce serait bien qu'on reparte maintenant. Comme tu t'en doutes, il y a un certain timing dans toute cette opération.

— J'ai besoin de comprendre, insista John.

— Il faut qu'on arrive bien avant qu'il ne fasse nuit, répondit laconiquement l'autre. Toi compris ou pecnot devoir faire petit dessin ?

— Tu peux arrêter avec tes petits airs supérieurs ? Je veux comprendre tes motivations. Pourquoi as-tu accepté de tenter ça ?

— C'était le plan de Kranakar. Tout a été orchestré par ses soins dans les moindres détails. C'était un plan super. J'ai cru et je crois toujours qu'il est très bon. Ça aurait dû réussir.

John se redressa en tremblant un peu sur ses jambes qu'il tenta de déraidir en les massant.

— Qu'est-ce que tu essayes de me dire ? Que tu le connaissais personnellement, peut-être ? Un petit rien du tout comme toi ? On ne pouvait pas l'approcher comme ça. Il évoluait dans des cercles bien trop proches de la Direction…

— J'ai été repéré et proposé sur son conseil.

Mytho ! Krana était misanthrope au dernier degré. Les rares fois où je l'ai croisé, je me suis fait envoyer chier sans préambule. Tu vas dire que c'était parce que je suis un sale con, mais il n'y avait pas que moi… Qu'est-ce que tu aurais bien pu pouvoir faire, dans un monde imaginaire, pour qu'un truc pareil t'arrive vraiment ?

— J'ai découvert sans le vouloir un truc hallucinant sur son compte, il y a longtemps…

— Ça y est, t'as réussi à m'intéresser… Quel genre de truc ?

— Intime, disons.

L'œil de John se remplit soudain de rage quand il fit volte-face. Le bleu recula d'étonnement.

— Est-ce que ce salaud t'a… euh... s'est servi de toi quand t'étais petit ?

— Pas du tout, répondit le beau brun avec un regard attentif et peut-être légèrement plus… doux.

— Alors qu'est-ce que tu veux dire ?

Son ton était inexplicablement rageur et cassant. Le bleu hésita avant de répondre doucement.

— Je ne sais pas trop à quelle espèce il appartient. Une minute, c'était une femme avec une méchante blessure, et celle d'après et bien… il morphait en homme et il était guéri. Il était assez furax que j'aie pu voir ça… Il n'aurait pas été dans mes intentions de révéler son petit secret à qui que ce soit mais je suppose que vouloir garder un œil sur moi était sa meilleure option. Pour en revenir à ce que tu voulais savoir sur la pureté de mes intentions envers toi, je me suis dit que si je ne tentais pas moi-même ton sauvetage, la mort de Krana, aurait été totalement et désespérément vaine. Et je ne voulais vraiment pas que sa mort soit vaine. La mienne je m'en fiche, la tienne encore plus. Mais si on survit, alors ça aura un sens. Ça te va, comme motivation ?

— Non, mais je m'en contenterai, disons jusqu'à la prochaine pause, bougonna-t-il. Il y en aura bien une, non ?

— Je l'espère, répondit-il en lui défaisant les liens de ses poignets.

.°.

Après un temps qui lui sembla mortellement long où ils s'étaient traînés de plus en plus courbés, jusqu'à ne plus pouvoir avancer qu'à quatre pattes, puis ramper sur les coudes, ils débouchèrent miraculeusement dans un espace de tunnel un peu plus large et toujours aussi noir qu'un four. Un peu mal à l'aise de son pétage de plomb qui l'avait ridiculisé, John se manifesta pourtant enfin, renonçant à son orgueil naturel, conscient qu'il s'était montré largement présomptueux en affirmant qu'il pourrait suivre le rythme.

— Boeshane, c'est bon, t'as prouvé que t'étais un dur. Est-ce qu'on peut faire une autre pause maintenant ? se résigna-t-il à dire en se laissant rouler sur le dos.

— Je crois que non, on est en retard sur le timing.

Ce n'était pas la réponse qu'il attendait. Le gamin voulait-il lui faire payer sa petite tentative d'agression dans la cellule tout à l'heure ? Le fatiguer à dessein pour lui faire passer l'envie de se rebeller contre son plan qui avait l'air millimétré au quart de poil de…

— Et quoi, grinça-t-il, t'as une garden party ensuite ?

— Ferme-la ! C'est pas vrai ! Tous les titulaires sont-ils tous d'aussi gros connards ou c'est juste toi ?

— Bien sûr, on s'entraîne dur pour ça et on fait des concours… Pourquoi est-ce que tu t'énerves, mon tout beau ?... Est-ce qu'on ne…

Il n'eut pas le temps de finir sa phrase. Un bruit de grincement immonde et strident, assorti d'un gros « clong » lui glaça irrationnellement le sang. C'était étrange parce que sur le moment quand il avait vécu ça, il se souvenait que ce bruit n'avait rien représenté du tout pour lui. Juste un son sans importance, ni signification particulière. A la lueur des torches de gel, il avait vu les traits tendus de son sauveteur… Il ne comprit pas tout de suite pourquoi il voyait de la peur dans ses yeux. Ses magnifiques yeux bleus.

— On n'a pas fait assez vite ! Là, on est dans la merde !

Un ronflement sourd enfla dans son dos en l'empêchant de répondre. Le tunnel juste derrière eux rugit soudain et une masse monumentale d'eau se déversa sur eux en les emportant comme des fétus dans la tourmente. John se souvenait qu'il avait été tourneboulé dans ce courant, mais à l'instant même, il ressentit toutes les coupures et les coups sur ses membres qui rebondissaient sur les parois. Spontanément, il avait eu le temps de prendre une inspiration et voyait venir avec inquiétude le moment où il allait fatalement manquer d'air. Le courant était puissant et les emportait très vite. Il avait toutefois conscience que le nouveau n'était pas très loin derrière lui.

Au moment où il se dit que c'était probablement fichu et qu'il lui fallait impérativement reprendre une respiration, il sentit un bras le retenir à la taille et une main plaquer un tout petit dispositif sur son nez lui permettant d'avoir de l'air. Pas le temps de se réjouir de ce bref contact si chaud dans l'eau glacée. Le bras le lâcha pendant une minute et le flot les vomit dans une pièce plus grande où il se répandit de façon plus étale.

.°.

John roula et toussa pendant un instant en prenant conscience qu'ils étaient dans un espace plus dégagé avec devant une sorte de petite plateforme surélevée au bout de laquelle il voyait une sortie circulaire grillagée par d'épais barreaux. S'il avait pigé quelque chose à la balade, ça devait être le passage vers la phase C…

— Boeshane ? toussa-t-il. Comment tu comptes nous faire passer entre ça ? T'as chouravé un rayon rétrécisseur ?

Personne ne lui répondant, il tourna la tête de tous côtés avec étonnement. Il ne le voyait pas.

— Boeshane ?

Sa voix tendue résonna lugubrement sur les parois et le présage lui sembla sinistre. Flottant à la surface clapotante de la piscine de désengorgement, il repéra enfin l'une des pochettes de gel-torche et pressa dessus, avant de la tendre au-dessus de sa tête à bout de bras. A deux mètres de là, il pouvait distinguer un corps à plat ventre dans l'eau.

— Merde, merde, merde et merde !

Le choc l'atteignit en plein plexus et libéra toute l'adrénaline nécessaire pour galvaniser les forces qui lui restaient. Il nagea jusqu'à lui et le retourna. Les yeux fermés, celui-ci ne respirait plus.

— Boeshane, tu m'entends ?

Il avisa la plateforme où il pourrait tenter de le réanimer sur un sol dur et nagea d'un bras en tirant le bleu derrière lui par le col. Ses muscles hurlaient grâce et il avait mal à en crier mais l'idée que la seule personne qui pouvait le sortir de là ne meure aussi connement que ça, avant la fin du sauvetage, était proprement révoltante… Sans connaître la suite des opérations, il était voué à se laisser mourir à ses côtés…

Il se hissa sur la plateforme et le tira de son mieux hors de l'eau, en s'y reprenant à plusieurs fois. Il n'arrêtait pas de se dire qu'il devait être mort, que ça faisait sûrement trop longtemps qu'il ne respirait plus ! Agenouillé près de lui, les gestes inhabituellement fébriles, il entama un massage cardiaque en comptant. Comme ça ne donnait pas de résultat, il maudit son esprit mal tourné et se mit à sourire en murmurant entre ses dents, comme si l'autre pouvait l'entendre :

— Il va falloir que je me dévoue pour le bouche-à-bouche, hein ? C'est pas ta journée !

Pourtant, il arrêta assez vite de sourire quand il vit que son bel ange brun restait sans réaction. Soudain envahi d'une rage irrépressible qui consuma ses dernières forces, il comprit qu'il allait crever là, comme un con, à côté du cadavre le plus sexy qu'il lui ait jamais été donné de voir... Il abattit ses deux poings serrés sur la poitrine du bleu d'un coup violent et à sa surprise, le corps se tendit et s'arqua une seconde. Et celle d'après, le nouveau se mit à recracher de l'eau et à tousser.

Tremblant de soulagement, John le tourna un peu de côté en position de sécurité pour l'aider à faire sortir l'eau qui restait. Les beaux yeux se tournèrent vers lui et sa bouche se tordit en un rictus quand il dit en reprenant son souffle vaille que vaille:

— Et t'étais obligé de me péter le sternum dans l'opération ? Je te préviens, si j'ai une seule côte de cassée, je te colle un procès au cul à la sortie ! grinça-t-il d'une voix éraillée.

John en resta bouche bée une minute, ne sachant trop comment réagir. Ce petit salopard qui était mort une minute avant, était en train de se foutre de sa gueule ! Il hésitait entre l'envie de lui défoncer les dents à coup de poing et celle de l'embrasser jusqu'à ce que les yeux lui sortent de la tête… Il ne fit rien de tout ça pourtant et se contenta de le voir relever son corps de Lazare d'autant mieux révélé par ses vêtements trempés.

Ignorant les œillades pourtant fort peu discrètes dont il était couvé, les yeux rivés sur sa montre, il cligna les yeux deux fois en les écarquillant avant de dire entre ses dents :

— Merde, j'ai perdu une lentille ![1]

— Quoi ?

— T'occupe… Il m'en reste une, ça devrait aller. Je crains qu'on n'ait pas le temps de la chercher, la vraie mauvaise nouvelle, c'est qu'une deuxième vague arrive dans treize minutes…

— Et ?

— Je te promets que dans moins de cinq, on est dehors. Au fait, tu aimes la varappe ?

.°.

 

Un nouveau seau d'eau en pleine figure avait tiré John de son inconscience tandis qu'on le secouait sans ménagement. Au-dessus de lui, il reconnut le visage crispé de Gulnac qui eut l'air soulagé en le voyant enfin rouvrir les yeux. Il était assis contre quelques sacs de sable, sous une tente qui constituait le campement sommaire des rebelles, et son petit camarade était accroupi près de lui.

— Qu'est-ce qui t'es arrivé, Jonago ? souffla-t-il. Tes yeux étaient tout blancs, à l'envers, et tu ne revenais pas à toi ! Vite, mon frère est là et s'impatiente !

— Fallait pas m'assommer pour commencer…

— Il ne t'a pas frappé très fort…

— ll m'a frappé ? Je ne m'en rappelle pas…

Puis, il porta les doigts au-dessus de son œil et sentit encore un peu de sang poisser sous ses doigts. Le jeune garçon portabellian baissa la tête, reposa le seau vide à côté de lui, puis lui jeta un regard un peu mal à l'aise. Il désigna son bras gauche d'un coup de menton approximatif.

— Il n'a pas aimé quand il a vu lui-même ce que tu avais à l'épaule. Ce n'est pas le tatouage qu'on t'avait fait, ça… Il t'a accusé d'être un imposteur. Un étranger comme toi ne peut pas en avoir un comme ça, selon lui… J'ai dû lui dire que tu étais au camp d'initiation avec nous quand il m'a cuisiné, mais ça ne l'a pas calmé. Il a commencé à maudire le Connaissant en l'accusant d'être un traitre à son Dieu de t'avoir formé… Et quand tu es rentré été en transe, ça été pire… ajouta-t-il avec un petit sourire embarrassé.

— En transe ? J'étais pas du tout en transe, j'étais dans les vapes !

Gulnac lui lança un petit regard de reproche tout en secouant la tête.

— Si tu veux, mais chez nous, quand le tatouage réagit en devenant rouge ou en changeant de couleur et que les yeux sont retournés, on appelle ça la transe... Comme il venait de dire que t'étais un imposteur, il a perdu la face instantanément à cause de toi, quand tout le monde a vu que le Dieu te gratifiait d'une vision. Il voudra te tuer maintenant… Quel message t'a envoyé le Dieu ?

— Quel message ?

— Qu'est-ce que tu voyais dans ton rêve ?

— Comment sais-tu que je rêvais ?

Le jeune garçon découvrit ses dents blanches et pouffa en secouant la tête d'un air incrédule. Il lui tendit le bras pour l'aider à se relever.

— Non cette fois, j'en suis sûr, tu te foutais totalement de ce que le Connaissant racontait ! T'as rien écouté du tout en cours…

— Disons que je préférais les travaux pratiques à la théorie…

Ils furent interrompus quand la porte de la tente en tissu s'envola, livrant passage au fameux chef de l'escadron rebelle qui fondit sur lui avec des intentions rien moins qu'hostiles… Gulnac tenta de s'interposer et son frère, lui ressemblant étrangement quoique plus grand et plus fort, lui prit son arme des mains, la retourna pour lever la crosse qu'il abattit sur le petit.

John comprit juste le mot « recommencer » mais l'avertissement était clair.

Toujours entravé, il se jeta dans les jambes du chef d'escadre pour le faire tomber au sol et empêcher qu'il ne roue de coups son cadet désobéissant, et sans doute trop compatissant à ses yeux. Le chef hurla un ordre et d'autres types rappliquèrent… Mais ils n'eurent pas le loisir de rester très longtemps.

Ils avaient à peine commencé à s'ameuter dans la tente que des cris terrifiés à l'extérieur retentirent en prenant tout le monde de court. Les hommes ressortirent aussi sec tandis que dehors, d'autres rebelles aux voix terrorisées braillaient dans la nuit épaisse le mot « foudre » alors que retentissait le son aisément reconnaissable d'explosions et des fulgurances qui témoignaient d'un drôle d'orage sans pluie...

John profita de ce que personne ne s'occupait plus de lui pour se redresser à genoux puis se remit sur ses pieds avant d'aller se pencher sur le corps de son ex camarade de noviciat et il le poussa gentiment du pied car il avait toujours les mains liées. En libérant un laser de son manipulateur de vortex, il crama ses liens et se demanda un instant si, entre l'eau sur sa figure le fait d'être ligoté, ça n'avait pas suffi à déclencher les souvenirs de son rêve démentiel…

— Gulnac ! T'es avec moi ?

Le petit jeune homme brun émit un grognement indistinct. John se rapprocha d'une ouverture de la tente où il était détenu et en jetant un œil sur ce qui se passait, se demanda s'il était bien réveillé. Dehors, un type aux cheveux noirs, sculpté comme une figurine de comics, revêtu d'une armure et d'une cape rouge brandissait un marteau qui balançait des éclairs sur les jeeps qui finissaient en feu de joie. Il avait l'air de bien s'amuser.

— Lève-toi petit paresseux et viens voir ça, il faut que tu me dises si j'ai la berlue ou pas… Regarde ce qui se passe dehors…

Toujours par terre, le gamin souleva sans façon le bas de la tente et jeta un œil d'abord blasé avant de se redresser aussitôt à plat ventre et d'ouvrir une mâchoire surprise, où fleurissait déjà un gros hématome sur sa peau très mate.

— Mais qu'est-ce que c'est que ce truc trop cool ! s'exclama-t-il. Le dieu de l'orage marche parmi nous ! Et… il vole !

Dans leur dos, la voix de Cormack les fit sursauter quand il répondit :

— Non, c'est rien, c'est juste mon robot qui fait le malin dans son cosplay… Je vais avoir du mal à lui retirer ses bandes dessinées maintenant ! Suivez-moi ! On a notre diversion...

.°.

Interloqués, ils se tournèrent vers lui – aucun des deux n'ayant la moindre idée de ce qu'était un cosplay – mais ils ne mirent pas longtemps à reprendre leurs esprits. Ils se précipitèrent tous dehors où sans surprise, tout le monde était bien trop paniqué pour faire attention à eux… Et d'autant moins que les équipes de sécurité de l'usine, comprenant qu'une « situation était en cours », avaient décidé de revenir à la charge grâce au soutien inattendu de l'imitateur asgardien.

Quentin, suivi de Gulnac avec John qui fermait la marche, coururent comme des dératés depuis l'esplanade centrale devant l'usine vers la zone d'atterrissage où se trouvait toujours leur navette, apparemment intacte. Une fois arrivés, John ouvrit la porte latérale, chargea ses deux passagers et se rua sur les commandes pour enclencher le démarrage des moteurs.

Comprenant malgré tout que la navette et leurs otages cherchaient à prendre la fuite, des rebelles harangués par leur chef toujours debout et malheureusement pas aphone, tentèrent de tirer dans sa direction mais le robot s'interposa en faisant tournoyer son marteau à grande vitesse : le moulinet agissait comme un bouclier déflecteur.

A travers la baie du poste de pilotage, ils le virent en bas se retourner vers eux pour les regarder décoller avec un sourire radieux.

— N'en fais pas trop Otto, murmura Quentin avec une moue réprobatrice.

— On dégage, annonça John. Mais ça me fait mal au ventre de laisser votre machine ici…

— Ne vous inquiétez pas pour lui… il est loin d'être perdu.

La navette prit rapidement de la hauteur et John préféra lancer une vérification des systèmes avant de sortir de l'atmosphère, au cas où ils auraient été touchés par un quelconque projectile, et où l'intégrité de la coque aurait été rompue.

— Il vient quand même de nous tirer d'un sale pétrin…

Pendant deux brèves secondes, une lumière blanche noya l'habitacle exigu et Otto apparut directement à l'intérieur. Avec un air content, il posa au sol son marteau qui émit un gros « dong » sourd.

— Et brillamment, en plus ! confirma l'androïde avec fierté.

Gulnac admiratif se jeta sur le marteau pour le soupeser mais en fut pour ses frais. L'ustensile resta obstinément immobile.

— Ce truc pèse une tonne ! geignit-il.

A l'arrière des sièges de pilotage, Quentin avait enlacé son robot pour une brève accolade qui déconcerta tout le monde, Otto compris, puis il l'avertit sèchement :

— Si tu as perdu une seule écaille positronique, je te consigne un mois au labo de Chris !

L'androïde inclina la tête de côté et prévint, l'air hésitant et penaud :

— J'en ai perdu deux…

.°.

 

[1] Les fans de Torchwood auront reconnu le système « alien » que l'équipe utilise dans la saison 3 et 4. Il fallait bien que la paire de lentilles connectée vienne de quelque part…

Laisser un commentaire ?