How I met your sisters
NIKKI WOODS
— Tu n'es pas prête à l'apprendre.
C'est un mensonge. Buffy est prête, sauf qu'elle ne sait pas à quoi.
— Je suis prête, insiste-t-elle.
Tout comme l'était l'autre Tueuse.
A mesure que les événements vieux de vingt-trois ans me reviennent en force, je me ressouviens de la sensation du sang frais humain qui parcourait tout mon corps.
Je venais de me nourrir cette nuit-là, juste avant que la fille ne me tombe dessus. Je m'étais fait un conducteur de métro et j'avais laissé son cadavre lacéré pendre à travers une fenêtre du train. Un spectacle magnifique. Un chef d'œuvre, vraiment. Avant qu'elle ne me rattrape, je m'étais aussi occupé de quelques passagers. Oh, rien d'aussi folichon que le type qui conduisait cependant – j'ai juste tordu quelques cous et bu une lampée ou deux par-ci par-là. Je ne me rappelle pas bien s'ils sont restés en vie parce qu'ils n'étaient pas très nombreux dans ce train, pour tout dire.
Quoi qu'il en soit, j'attendais qu'elle me rejoigne. Je savais que ça ne prendrait pas longtemps avec le carton d'invitation que je venais de lui laisser… Et en effet, en un rien de temps, cette petite bombe sexy m'avait acculé contre le mur d'une rame déserte, pressant son corps hautement désirable contre le mien, le pieu dirigé pile sur ma poitrine – là où Blondie aime appuyer le sien si souvent.
Aussi clairement que si j'y étais toujours, tout mon corps est en train de rejouer notre combat mémorisé, répétant encore les mêmes enchaînements. Je fais face à cette fille de mon passé en même temps que je suis ici avec Buffy. Nos mouvements sont tellement synchrones. Je les connais par cœur : ils ont marqué mon cerveau au fer rouge, imprimés à jamais dans l'âme que je n'ai pas. Cette fille new-yorkaise fait partie de ma légende et de moi-même, tout simplement.
Je repousse Buffy pour m'en dégager, comme je l'ai fait avec l'autre Tueuse, quelques millisecondes avant qu'elle me transforme en poussière. Celle des seventies bougeait exactement comme ma Tueuse. A travers les flashes de mes souvenirs, je peux voir Buffy en elle. Tout est pareil et tout est réel. Je suis là. Et pendant un court et merveilleux instant, j'ai l'impression que mon démon est enfin de retour.
— La première était très professionnelle, dis-je à Buffy. Mais la seconde, elle avait un petit quelque chose de ton propre style.
J'étais un vrai tueur à l'époque et j'adorais ça. Sur chaque continent et tout autour du monde, William le Sanglant était une véritable légende. Je prenais tout ce que je voulais, quand je le voulais, et la nuit était mienne. C'était le bon temps. Sang, destruction, morts par milliers… Et bien sûr, les Tueuses ! Elles représentaient le défi ultime, l'affrontement ultime.
En 70, la beauté noire a balancé ma tête droit dans la vitre du train, j'avais des bris de verre plein la figure et j'ai poussé un grondement sauvage de plaisir sans mélange. Pour rien au monde, je n'aurais voulu arrêter ce combat.
Ce duel, ce jeu et cette danse, je les ai exécutés toute ma vie. Les mêmes que ceux de la première Tueuse chinoise dans ce temple abandonné, il y a si longtemps. Identiques au rythme de cette Tueuse noire de New-York, quand nous nous affrontons dans cette rame de métro vide. Et la même danse que Blondie et moi avons entamée quelques années plus tôt. Les pas changent mais la musique reste la même. Les Tueuses vacillent toujours tout au bord du gouffre de la mort. Et tout ce que j'aime, c'est être là au bon moment… juste pour pouvoir les pousser.
Cette fille des seventies pourtant, elle bougeait comme personne. Presque aussi bien que Buffy. Et elle était aussi terriblement sexy, peut-être plus encore que celle qui se tient aujourd'hui devant moi. Par l'enfer, c'était une championne de la chorégraphie ! Je souris rien qu'au souvenir.
— J'aurais pu danser toute la nuit avec celle-là.
— Danser ? Parce que tu penses que nous dansons ?
— Nous n'avons jamais rien fait d'autre, depuis le début.
Le secret, c'est de ne pas laisser l'autre conduire. C'est là où elle a dérapé. Elle m'a laissé mener – je me revois briser le pilier de métal de la rame et le faire tournoyer autour de moi comme une arme – elle m'a laissé prendre l'avantage. Juste un moment, elle a lâché prise, et c'est là que j'ai su que je la tenais. Vous voyez, le truc avec la danse…
— Le truc avec la danse, c'est qu'il ne faut pas s'arrêter. Jour après jour, tu te réveilles et c'est la même satanée question qui te dévore : est-ce que je vais mourir aujourd'hui ?
Dans le passé, j'ai frappé l'autre Tueuse avec la barre de métal, électrisé par la brusque poussée d'adrénaline induite par une domination brutale. La mort d'une Tueuse, c'est quelque chose d'assez spectaculaire. On l'accomplit comme un chef d'œuvre dont la vraie beauté réside dans l'acte même de la défier – car elle était presque de ma force. Presque.
— La mort est à tes trousses, bébé, et tôt ou tard, elle va te rattraper. Une part de toi en a envie. Pas seulement pour que s'arrête enfin cette incertitude…
La new-yorkaise a attrapé la barre entre ses mains et utilisé sa position au sol pour m'expédier un coup dans l'aine. Des éclairs de douleur m'aveuglaient mais j'en voulais encore. Je surkiffais chaque seconde…
— … mais parce que tu en es un petit peu amoureuse.
Buffy me fauche les pieds et je rechute dans la ruelle sombre, comme je suis tombé dans la voiture de métro toute illuminée, en heurtant le sol en métal.
La Tueuse était à cheval sur moi, prête à m'achever. Ses yeux étaient plein de furie et me brûlaient autant que de l'eau bénite pendant qu'elle me martelait de ses poings impitoyables. Sans s'arrêter pour respirer, sans faillir, comme si toute sa vie en dépendait. Ok attendez, je suppose que, pour le coup, c'était pas juste une façon de parler, pas vrai ? Ou peut-être pas. Cette petite inconsciente pensait qu'elle avait gagné. Elle ne réalisait même pas qu'elle avait déjà perdu.
— La mort est ton art. Et chaque jour, tu l'accomplis de tes mains.
Buffy me dévisage sans la moindre expression comme si elle était abasourdie. Elle pourrait presque me tromper si ses yeux, une fois encore, ne la trahissaient pas autant. Ils sont débordants d'émotion, de peur, de haine, de désir et d'attente. Elle est aussi fascinée que je le suis, comme tout à l'heure, sur le bord de son siège. Elle attend que je poursuive.
Les lumières du métro clignotaient avec frénésie et le visage en colère de la Tueuse m'apparaissait par intermittence. Son visage était si terrifiant qu'un homme en vie aurait pu en faire une attaque. Coup de bol pour moi que mon cœur ne batte déjà plus depuis longtemps... En clin d'œil pourtant, je suis passé au-dessus d'elle, la clouant par terre et la main pressée sur sa gorge. Je savais qu'elle attendait ça depuis le début. C'est comme ça que tu peux les avoir, juste au moment où elles sont prêtes.
— Une dernière goulée d'air, un regard apaisé... Quelque chose en toi veut désespérément savoir : comment est-ce de mourir ? Et où va-t-on après ?
Je m'arrête pour plonger mes yeux dans ceux de Buffy qui ne me quittent pas.
— Et alors tu comprends que c'est ça, le secret. Pas dans les coups de poings et les coups de pieds que tu as ratés, ou pas pu envoyer. C'est qu'elle mourait d'envie de le savoir…
Je vois que Buffy commence enfin à saisir. Ce n'est pas tant la façon dont elles auraient foiré quelque chose dès le début qui importe, mais ce qu'elles obtiennent au bout du compte. Les meilleures Tueuses sont aussi celles qui perdent le combat. Ce sont celles dont la curiosité dévorante l'emporte. Elles deviennent accro, elles en ont désespérément faim. Et au total, elles finissent par précipiter leur propre destin. Chaque Tueuse ne vit et ne combat que sur le bord d'une falaise et retenue par un fil. Il faut juste qu'elle abandonne. Il s'est trouvé que j'étais là, pile au bon moment, pour les regarder toutes les deux tomber.
Reprenant mon souffle inutile, je termine :
— … car chaque Tueuse porte en elle le désir de mourir…
Et alors que je tenais la tête de la Tueuse noire entre mes mains, prêt à en finir avec elle, j'ai levé les yeux, et celui que j'étais alors a regardé par delà le temps, de mon passé à mon futur... pour fixer Buffy droit dans les yeux.
— Même toi.
.
Elle sait que c'est la vérité. Ça la terrifie mais elle sait que j'ai raison, et que ça la taraude, elle aussi. Blondie en meurt d'envie plus que quiconque. J'ai beau avoir longtemps rêvé de la voir morte, je crois qu'elle en a rêvé plus encore que moi ! Elle a une soif dévorante de connaître ça.
Et c'est comme ça que je sais qu'elle me désire, moi. C'est ce qui l'attire à moi et ce qui m'attire vers elle. Elle extermine ceux de ma race et moi je tue ceux de la sienne. Mais c'est justement la raison pour laquelle nous sommes si fascinés l'un par l'autre, comme des papillons dans la flamme. Comme un poison dont on n'aurait jamais assez, et auquel on retournerait pourtant boire, encore et encore, pénétrant jusqu'à la moelle pour qu'il nous délivre enfin une si douce et délicieuse mort. Une overdose d'elle, je crois que je pourrais. Je crois que j'en aurais presque envie.
— La seule raison pour laquelle tu as tenu si longtemps, poursuis-je, c'est parce que tu as des liens dans ce monde : ta mère, ta mioche de frangine, les Scoobies.
Ce sont les seules choses qui la protègent de la flamme. Mais ils ne pourront pas le faire indéfiniment.
— Ils te rattachent tous à ce monde, mais tu ne fais que repousser l'inévitable. Tôt ou tard, ton envie sera la plus forte.
Tôt ou tard, elle va abandonner. Elle lâchera prise. Elle n'imagine même pas combien elle en est proche à l'instant. Une autre gorgée volontaire de poison.
— Et à la seconde où tu le feras…
Une part de moi se languit du jour où cette garce sera belle et bien morte. J'ai hâte d'être libéré d'elle et du sortilège où elle me tient. Libre de sa malédiction. Car elle m'a tout pris, pas vrai ? Ma réputation quand je ne pouvais pas la tuer, ma fierté et le respect de moi-même. Elle a écarté ma Dru de moi – parce que sans la Tueuse, ma princesse ne m'aurait jamais quitté. Et sans la Tueuse, je ne serais jamais revenu à Sunnydale. Je n'aurais jamais eu cette satanée puce fourrée dans le crâne et qui m'empêche de tuer ou de toucher le moindre humain. Je ne peux même plus être moi-même. Elle m'a pris ma dignité et jusqu'à ma vie même.
Mais autre chose en moi redoute sa mort encore plus que la mienne. Tout ce que je désire, c'est la serrer contre moi et la toucher. Ou même pas forcément, juste être proche d'elle. Ou même seulement pouvoir la regarder de loin. C'est elle qui me fait tenir. C'est le dernier reste de moi qui vit encore...
Pourtant Tueuse ou pas, Buffy est humaine. Et même si elle survivait à un million de batailles, un jour, elle mourra quand même. Un jour, on me la prendra. Et quand ce jour viendra, je sais que je m'éteindrai en même temps qu'elle, même si je survis encore mille ans après ça.
Malgré ça, ce qui en moi la méprise et en est désespérément amoureux à la fois, aspire à n'être rien d'autre que l'Élu qui la poussera quand elle se rapprochera du bord. Si quelqu'un devait tuer cette fille, j'aimerais autant m'en charger ! Je le mérite. J'ai la préséance. Buffy voudrait sûrement que ce soit moi elle aussi, je sais que c'est vrai. J'ai vu la façon dont elle me regarde quand nous nous battons. J'ai toujours été le seul opposant qu'elle respectait, le seul qu'elle voie comme véritablement digne d'elle. Elle et moi, nous savons qu'il ne peut en être autrement. Nos destins sont entremêlés. Je l'aurai, que ce soit en la tuant ou… de l'autre façon.
— …A la seconde où tu le feras, tu sais que je serai là. Et ce jour-là, sois sûre que je passerai une Super. Bonne. Journée.
Je l'ai à peine murmuré mais je suis certain qu'elle a parfaitement compris ce que je sous-entendais par là.
— La leçon est terminée.
.
(à suivre...)