When in Rome
Chapitre 48 La tentation du Bien
West Liberty (Ohio), 21 août 2046
Amy s’était traînée sur les bras pour essayer d’atteindre la sortie de la caverne, elle avait été poursuivie par la première femme-serpent qui était venue la chercher pour la conduire auprès de la Voix de la Grande Mère… et très vite rattrapée. Ensuite, elle avait dû s’évanouir car elle ne se souvenait plus de rien. Elle avait juste eu le temps de penser qu’elle allait effectivement mourir, et une part d’elle n’avait pas cherché à lutter plus que ça, laissant entendre insidieusement que cette pythonisse à cent-mille watts avait raison. Elle morte, Eyghon ne pouvait plus rien. Mais une autre partie d’elle-même, plus forte, plus rageuse, n’était pas du tout d’accord.
Quand elle ouvrit un œil, elle ne reconnut pas le lieu où elle s’était évanouie. Elle était proche de l’entrée des cavernes. Une mince lumière commençait à filtrer. Sans doute était-ce l’aube qui commençait à poindre. Elle plissa les paupières car ses iris trop dilatés semblaient incapables de se rétrécir. Elle se sentait nauséeuse, la bile au bord des lèvres, incapable de faire le moindre mouvement alors que le sol lui meurtrissait l’épaule. Elle aurait aimé boire un peu d’eau car un goût âcre s’attardait sur sa langue malgré les déglutitions. Tournée comme elle était, le petit sac qu’elle avait apporté n’était pas en vue. Par contre, elle voyait deux pieds blancs fins, avec des ongles vernis nacrés.
Plus haut, elle voyait aussi des jambes nues dépassant d’une sorte de chemise de nuit longue, ample et sans bouton. Elle aurait aimé appeler au secours, mais sa gorge douloureuse l’en empêchait.
— Amy ? Viens par ici. Sors de là.
Elle essaya encore de répondre : il ne sortit de ses lèvres qu’un petit son ridicule qui se transforma en toux. Elle cracha et des taches brunes constellèrent le sol.
— Je vais t’aider, entendit-elle.
La voix était celle d’une femme. Peut-être une vieille femme, en tous cas, une voix posée qui se déversait sur elle comme un baume. Elle en aurait pleuré. Les pieds s’approchèrent doucement. Une main lui toucha l’épaule. Instantanément, elle se sentit mieux, et elle se retrouva debout près d’une femme sans âge aux cheveux blond cendré. Elle avait de grands yeux bleus doux et son sourire lui rappelait quelqu’un, sans qu’elle pût dire qui. Au-dessus d’elles, une trouée dans la roche laissait passer un peu de jour timide.
— Voilà, ça va mieux ? Je suis désolée pour ce qui t’est arrivé.
Elle ne commenta pas, parce qu’à dire la vérité, c’était plutôt non, ça n’allait pas mieux du tout. Son regard dut vendre la mèche car l’autre reprit aussitôt la parole.
— Amy, je suis venue car j’ai entendu ton appel. Je peux t’aider à tout arrêter. Il est encore temps d’agir, si tu le veux.
Derrière elle, Amy entendit un cri rauque qui la fit frissonner.
— Il y a quelqu’un… Qui est là ?
En réponse, sortant du coin le plus sombre, un bras décharné et pâle se tendit vers elle.
— Oh non ! Non, c’est pas vrai ! souffla-t-elle avec un accent de terreur déplaisant à ses oreilles. Il y a une de ces horreurs de proto-vampires !
L’un d’eux était en effet accroupi pour prendre le moins de place possible. Ses dents étaient noircies, ses ongles aussi. A sa surprise, elle vit qu’il avait des sortes de cheveux et des vêtements grisâtres constellés de taches suspectes. Le regard qu’il lui lançait était passablement venimeux et elle s’étonna de lui trouver quelque chose de familier. Pourquoi ? Elle n’avait aucunement l’intention de s’approcher. Bien au contraire.
— Il faut fuir immédiatement, dit-elle en essayant de reprendre contenance. Il nous bloque le passage mais il a l’air affaibli. Je peux générer un champ de force qui nous permettra de passer devant, mais il va falloir courir vite. Comment êtes-vous entrée ? Y a-t-il une autre sortie ?
— Je ne suis pas entrée. Je ne suis pas là physiquement.
— Projection astrale ?
— Oui.
— Mais j’ai pu vous toucher !
— C’est parce que nous sommes actuellement toutes deux sur le même plan. Cette créature ne peut pas nous atteindre, elle nous traverserait. Amy, écoute, nous avons peu de temps. Je sais que ta situation te pèse. Est-ce que tu ne voudrais pas que ça s’arrête ? Toute cette pression qui t’écrase ?
— Qui êtes-vous ?
— On m’a donné bien des noms au fil du temps. Ce n’est pas très important.
— Vous êtes une sorcière ?
— Je le suis, je l’ai été, je ne le suis plus, c’est difficile de raisonner en ces termes. Mais si c’est ta question : oui, je suis puissante et je peux te donner de la force pour que tu fasses ce qui doit être fait.
— Qui est-ce que vous servez ?
— L’équilibre.
Amy gronda d’impatience et la créature en fit autant au même moment. Elle s’écarta prudemment de l’une et de l’autre, consciente que la femme aux cheveux luminescents essayait de l’influencer.
— J’ai entendu ton appel, Amy, c’est toi qui m’as fait venir, je ne veux t’obliger à rien. Te souviens-tu de la fois où tu as touché la Faux de la Tueuse ? Tu as voulu utiliser son pouvoir en imaginant que ce serait sans conséquence parce que tu es une sorcière noire et que tu penses que ça te met à l’abri de tout. Tu penses que la magie noire est supérieure. Et pourtant regarde tes mains…
Amy vit qu’un nimbe lumineux très doux irradiait d’elles. En penchant la tête, elle réalisa également par contraste que son torse était presque entièrement recouvert d’une gangue arachnéenne poisseuse et noire.
— Et parce que tu as cette croyance, tu fabriques des potions pour renforcer le corps de Warren, au lieu de le guérir ou au lieu de te guérir toi, alors que tu peux faire cela…
La femme leva une paume et fit le geste de l’appuyer sur elle-même au niveau de l’estomac. D’un signe de tête, elle l’incita à faire de même. Dans son coin, la créature vampirique s’agita et cria ce qui ressemblait à un “non”. Amy coupa la poire en deux et choisit d’apposer juste le bout de son index sur son sternum, à peine le temps d’une brève pression : on ne devenait pas sorcière sans un minimum de curiosité. Comme pour l’en empêcher, le vampire commença à rugir et hululer, menaçant de sortir de son coin pour se jeter sur elle. De quoi se mêlait-il ?
Eh bien, ça brûlait comme l’enfer. Chauffée à blanc, la petite portion de coque de toile d’araignée ne tarda pas à se désagréger sur un centimètre. En dessous, sa peau violacée redevint toute rose et douce. C’était extraordinaire. Amy arrondit les lèvres pour laisser passer un soupir de stupéfaction, et d’émotion. Dans ses yeux, une minuscule étincelle d’espoir brilla fugacement.
— Tu vois ? Que ferais-tu si tu pouvais tout recommencer de zéro et effacer tes mauvais choix ?
Malgré elle, Amy sentit ses yeux se mouiller et elle les assécha rageusement du dos de la main. Pourtant ses épaules venaient de retomber, s’affaissant soudain, comme si leur fardeau venait de glisser à terre.
— Je sais ce que vous êtes en train de faire… Vous me parlez alors que je suis sortie de mon corps. Cette enveloppe où je suis est directement connectée à mes émotions. Littéralement, vous êtes en train d’essayer de me prendre par les sentiments parce que je suis plus faible ainsi, plus influençable… Qui êtes-vous ? Je sens que je ne vous aime pas du tout mais je ne me souviens pas si je vous ai déjà rencontrée. Etiez-vous une amie de ma mère ?
— Tu me prêtes des mauvaises intentions alors que je viens de te montrer comment soulager ta douleur... Je suis une Puissance et mon nom est Ataraxia.
Subtilement, le visage de la femme blonde se modifia lentement jusqu’à prendre des traits qui étaient cette fois nettement reconnaissables. Amy écarquilla les yeux devant l’autre sorcière, celle qu’elle avait toujours jugée insignifiante et que pourtant Willow avait préférée.
— M’aurais-tu écoutée si j’étais venue à toi avec ce visage ?
— Tara… ?!
Elle montra ce petit sourire hésitant qui s’effaça aussitôt lorsqu’elle reprit une contenance plus sereine. Seigneur ! Tout ce temps, Willow avait donc été sous l’emprise d’une entité supérieure et elle ne s’était doutée de rien ? Qu’aurait-elle pu faire contre une créature du plan de Tiphereth ? Une intense jalousie commença à former une boule dans son cœur mais Tara l’arrêta d’un geste.
— Ne sois pas stupide et ingrate. Mon offre est sincère et c’est la seule que tu auras. La Grande Mère voulait te tuer, tu t’es débattue, j’ai intercédé pour toi ! Ecoute ce que tu ressens et ose dire que ce que tu veux vraiment, c’est obéir à Eyghon… Je te montrerais bien ce qu’il adviendra du monde si tu cèdes, mais tu dirais encore que je veux te manipuler. Mais je te le répète : d’autres forces sont en lice pour contrecarrer le destin de cette planète. Mais ça ne veut pas dire que tout ira pour le mieux pour autant si tu ne cherches qu’à te protéger égoïstement et après toi le Déluge. Dors encore quelques heures. La nuit porte conseil.
Amy sentit un nouveau vertige la prendre et un tourbillon irrésistible l’emporter sans qu’elle puisse rien y faire.
— Attends, attends ! Quel destin ? Que va-t-il arriver ? La Terre sera ravagée ?
Elle eut l’impression de chuter sans fin pendant une longue minute et puis, juste avant de heurter le sol, elle entendit :
— Non, pire.
.
La sorcière prit une série de longues inspirations en ouvrant les yeux. Elle était assise contre une paroi et ses jambes étaient doucement réchauffées par les rayons du soleil qui éclairaient l’entrée des grottes. Le va-et-vient et le bavardage des groupes de touristes l’avaient éveillée. Son sac et sa casquette étaient près d’elle. En fouillant, elle trouva sa gourde qu’elle ouvrit pour boire goulument et faire partir le goût déplaisant qu’elle avait dans la bouche. C’est là qu’elle vit le triste état de ses mains et de ses vêtements tachés. Son visage lui faisait mal… Faute de miroir, elle pensa à sortir son téléphone et l’allumer pour activer sa caméra et s’inspecter. De cet examen dépendrait la possibilité de ressortir par la grande porte et remonter en voiture tranquillement, ou bien devoir attendre de nouveau qu’il fasse nuit.
Le blanc de ses yeux était rougi par des vaisseaux sanguins éclatés, ses joues couvertes d’ombres comme si une poigne de fer avait serré pour lui laisser des marques, de la lymphe suintait à ses commissures douloureuses. Elle prit un peu d’eau pour se frotter la figure, coiffa ses cheveux en queue de cheval, ôta son pull et son pantalon de yoga élastiqué pour les réenfiler à l’envers.
Des notifications arrivaient sur son communicateur alors qu’elle s’approchait du grand air, en faisant profil bas. Elle marcha vite et s’engouffra par la portière. Assez illusoirement, elle en éprouva un sentiment de sécurité. Elle reprit son appareil pour lire les messages. Warren en avait envoyé toutes les heures. Elle se concentra sur les derniers :
Warrlord
Où es-tu ? J’ai des nouvelles
Warrlord
Appelle-moi. Trouvé Spike. Du nouveau avec ton entrevue ?
Mad-Amy
Excuse-moi, je conduisais. Rien de concret de mon côté. Mais pas inintéressant. Où est Spike ?
Warrlord
M. Ubiquité. Partout ?! Ici, ou Los Angeles ou Rome, souvent
Mad-Amy
Je t’appelle
La sorcière se dépêcha de prendre une barre de céréales et de la mâchonner pour rendre son mensonge crédible, avant de décrocher pour faire ce qu’elle venait de dire. Warren prit l’appel immédiatement.
— Amy ! Qu’est-ce que tu fichais ? J’étais disons… très inquiet ! Pourquoi n’as-tu pas appelé ?
— Mhmn, désolée, il n’y avait pas de réseau. J’ai très peu dormi, je suis claquée, et je viens de m’arrêter pour prendre un petit déjeuner, dit-elle en mâchant audiblement. Les wiccanes ont accepté de me conduire où je voulais, mais en faisant les difficiles. J’ai rencontré plusieurs personnes et j’ai fait passer le message à propos du projet d’Eyghon. Il été entendu mais je ne m’attends pas à recevoir de l’aide. En réalité, on a plutôt cherché à me tuer pour lui couper l’herbe sous le pied… La dernière personne que j’ai vue avait l’air plus ouverte à la négociation. Enfin, ce n’était pas une “personne” mais une divinité mineure qu’on appelle une Puissance dans la Kabbale. Elle m’a dit que je pouvais tenter quelque chose pour te soigner. Sans doute pour un renvoi d’ascenseur, tu vois. Et toi ?
— Oh, je suis prêt à tout essayer. J’ai si mal que je dois sortir de cette ruine, de temps en temps, pour souffler. Je déteste ce pourri. J’avais un nouveau corps super et voilà le résultat. Je n’ai même pas pu en profiter.
Amy laissa bien sous silence qu’elle savait pertinemment qu’Eyghon n’était pas inoffensif du tout, et qu’il était dangereux. Par contre, elle disait vrai en affirmant qu’elle n’aurait jamais imaginé que son but ait été celui-là, une fois tiré de l’enfer par des invocations…
— Oui, il nous a bien eus. Quand je pense qu’il s’est fait passer pour un petit démon tranquille versé dans l’oniromancie et la magie. Comment ça se fait que Spike est à Rome ? Qu’est-ce qu’il fiche en Europe ?
— Il se bat dans le camp des Tueuses, de temps en temps. J’ai appris qu’il vendait toujours ses services à l’occasion. Et ça, c'est bon pour nous.
— Non, ce que je voulais dire, c’est : pourquoi à Rome et pas à Los Angeles, par exemple ?
— Bah, peut-être qu’il rendait visite à la sœur de Summers ? Tu sais, je pensais que je l’avais tuée en même temps que cet imbécile d’Andrew, mais quand j’attaquais leur Ecole, je l’ai vue par une fenêtre.
— Vu qui ? Andrew ?
— Non, Dawn. Mais le truc c’était qu’elle était comme quand elle était gamine… J’ai pas compris.
— Tu es sûr ? Bon, laisse-moi reprendre le volant. Toi, essaie de le contacter pour voir ce que ça donne. A plus.
Elle referma son communicateur et alluma le moteur. Et comme elle jetait un coup d’œil dans le rétroviseur pour faire marche arrière, elle sursauta quand elle vit le visage d’un Turok-Han assis sur la banquette arrière, et qui la fixait intensément de ses yeux bleus.
Elle poussa un cri de frayeur et ouvrit la portière de la voiture, les mains levées prête à lancer un sort pour se défendre… il l’avait suivie ! Mais comment ? Il faisait grand jour ? Elle resta un instant les bras levés, à passer pour une folle, mais l’habitacle était vide. Des hallucinations maintenant ? Elle baissa les bras et tira nerveusement sur son pull.
— Il y avait un insecte ! dit-elle avec un sourire embarrassé.
Les passants hochèrent la tête, certains avec une empathie évidente.
.°.
Florence, décembre 2005
« Cher Pietro
Je t’écris avec l’espoir que je puisse cacher cette lettre à Florence si la ville est toujours sur pied quand je m’y rendrai. Pour Rome, je ne sais pas. De ce fait, tu n’auras pas d’indice pour la prochaine mais la précédente est derrière une pierre descellée du cheval rétif, aux sabots duquel je dépose toujours mes vœux.[1]
Ceci est ma septième lettre et je n’en peux plus.
Peut-être que je dois l’écrire une bonne fois : c’est trop dur.
Les démons ont envahi le monde il y a quelques mois. Plusieurs villes importantes sont tombées en Enfer et scellées hors de notre plan. J’étais relativement à l’abri car j’ai pu me cacher dans mon univers de poche. Je ne crois pas t’en avoir jamais parlé, d’ailleurs. Quand j’ai divorcé d’Andrew pour que tu puisses l’épouser, je suis allée certes dans ma campagne toscane, mais plus encore dans un petit endroit tranquille existant comme en superposition, par-dessus ou à côté. Je n’en sais rien. J’y étais seule. Il y avait ma maison, mais rien d’autre alentours (sauf des collines herbeuses et un olivier). Le temps y passait lentement, j’avais de quoi manger, peindre et me reposer.
J’ai tenté une sortie récemment et j’ai cru comprendre en regardant la télé que la situation s’était améliorée. La réception était mauvaise, mais j’ai constaté que le surnaturel avait fait son coming out. Les gens sont au courant ! Ils doivent tous vivre avec les démons. Personnellement, j’avais un peu l’habitude, mais c’est si étrange que le secret soit dorénavant éventé. Et plus étrange encore qu’il soit ensuite mystérieusement retombé un peu dans l’oubli...
J’ai beaucoup réfléchi en voyant cela et passée ma sidération et l’abattement que j’ai ressenti, j’ai décidé que j’allais me battre. Assez de me planquer depuis deux ans !
D’après mes souvenirs des vieux dossiers du CDO, un nouvel ennemi s’est levé et il massacre les Tueuses par dizaines. Je sais qui c’est. Je sais pourquoi. Et je sais aussi que toutes ces filles n’ont pas besoin de mourir inutilement. Et je vais tout faire pour qu’elles survivent.
Comme il y a des chances que je succombe dans cette entreprise, je te laisse dépositaire d’un autre message. Si jamais un vampire blond qui s’appelle Spike fait partie de tes contacts ou de ceux du Conseil et, si et seulement si, il s’avérait qu’il se souvienne que nous ayons été mariés, dis-lui que je le relève de la promesse que je lui ai demandé de me faire. Qu’il considère qu’il est libre de toute attache. C’est très important : je sais qu’il est capable de porter le deuil longtemps. Quelle chance y a-t-il que nous nous retrouvions ?
Je vais essayer d’attraper celui de l’époque actuelle et l’envoyer dans la bonne direction. Il faut qu’il refasse partie des proches de Buffy. Elle va avoir besoin d’aide même si elle entourée. Chaque bonne volonté compte et pèse dans la balance. Elle a du mal à dire ses sentiments. Elle pense que ses actes sont suffisants. Mais lui, il a décidé qu’il n’y croirait plus.
Je pensais attendre que tu sois né pour te revoir au moins une fois, mais encore trois ans, c’est très long pour ma patience.
Je te laisse, avec tout mon amour,
Donna »
.
Dawn inspira profondément pour se donner du courage.
Parce que réagir au danger, c’était une chose. Mais s’y précipiter tête la première, c’en était une autre... Elle y pensait depuis des jours, avec une urgence toujours renouvelée. Qui de mieux que Dawn pour s’opposer à Twilight ?[2]
Dans les multiples poches de sa tenue sombre un peu trop grande à présent, elle emportait de quoi se soigner, de quoi manger, une bouteille d’eau bénite qui pourrait faire double emploi, quelques couteaux, un taser « pour taser à toutasard » avait dit Alex en le lui laissant. Par sentimentalisme, elle avait gardé les quelques vêtements qu’elle avait achetés avec lui lors de son arrivée à San Francisco. Elle s’observa d’un œil critique, fit quelques mouvements. A la dernière minute, elle serra ses cheveux avec un élastique et les cacha dans un foulard noir. Encore un peu trop reconnaissable. Hésitante, elle regarda le spray dont elle se servait pour les retouches de coloration capillaire. Elle en pschitta un peu sur le dos de sa main, pour juger de l’effet, puis avec une moue et un haussement d’épaule, elle ferma les yeux et en vaporisa sur le haut de son visage. Voilà, elle avait l’air maintenant d’une farouche guerrière. Puérilement et avec un brin de dérision, elle plissa les yeux pour tenter un regard féroce... Il faudrait se contenter de ça. Ses yeux bleus ressortaient comme deux gyrophares de police dans la nuit. Super discret.
Elle sortit son téléphone. Entre l’écran guère plus grand qu’un timbre-poste et les touches sur lesquelles il fallait appuyer plusieurs fois pour former un simple mot, elle mit un certain temps à taper son message à destination de l’espion qu’elle avait dans les rangs de Twilight.
Donut
Captain America, je me mets en route.
Ryeofthetiger
Reçu. Terrain dégagé, il est occupé ailleurs. Bonne chance.
Donut
Toi aussi.
Elle rempocha l’objet, ferma d’un coup sec le zip qui le maintiendrait à l’abri puis leva la main en faisant jouer les articulations de ses doigts. Du pouce, elle essaya de repérer un interstice accueillant dans la densité de la matière. C’était comme glisser un ongle sur la tranche d’un livre et repérer le moment où les pages allaient accepter de s’ouvrir d’elles-mêmes. Elle répéta deux ou trois fois l’opération alors qu’une petite fente verticale comme la pupille d’un lézard se mit à miroiter. Dawn sourit.
En passant la tête par l’ouverture suffisamment élargie, elle avisa devant elle un canyon gris aux parois rocheuses escarpées, recouvertes d’une mousse rousse et rare. Elle repéra un groupe de Tueuses disséminé de part et d’autre. Toutes étaient de dos. Certaines perchées en hauteur, d’autres attendant de pied ferme une troupe de démons informes armés d’improbables armes de bric et de broc. Il n'y avait aucun moyen pour elles de voir qu’elles allaient être prises en tenaille, et assez littéralement. Ecrasées d’un côté et cisaillées de l’autre... Car le canyon formait un coude derrière elles.
Dawn guetta le moment propice où les Tueuses se jetteraient dans la bataille pour intervenir à son tour. Elle leur faisait confiance pour gérer les trognes pustuleuses aux bouches molles qui allaient tenter de les enliser dans un bourbier de chairs gluantes où elles allaient être piégées. Inconscientes de ce qui se préparait et de leur destin, les filles se battaient avec énergie face à un ennemi qui pouvait être alternativement souple ou plus dur que le granit.
Pour sa part, elle avait les yeux rivés sur le tournant où le second contingent allait se manifester dans quelques instants. Quand les Cisailleurs et leurs grandes pinces affutées furent proches de se montrer, Dawn franchit sa crevasse verticale pour se trouver dans le canyon à son tour et avec l’intention très téméraire de leur bloquer le passage.
Sous ses pieds bottés, des cailloux crissèrent alors qu’elle avançait dans la direction opposée aux combattantes. Personne ne pouvait l’entendre. Derrière elle, les grognements et bruits des impacts masquèrent ceux de ses pas dans le lit presque asséché où ne courait qu’un ruisselet. Essoufflée par la peur, Dawn tourna à l’angle et poussa un petit cri involontaire quand elle se trouva nez à nez avec les longues créatures blêmes qu’elle ne s’attendait pas à trouver si près. Bipèdes, le visage long, avec une sorte de trompe étroite pourvu d’une bouche dentée, ils possédaient sur les avant-bras des excroissances miroitantes, tranchantes comme des rasoirs. Il leur suffisait de les croiser pour les affuter et probablement faire sauter des têtes comme un rien.
La surprise devant être mutuelle, la petite troupe s’était arrêtée net, elle aussi. Le cœur de Dawn s’emballa un peu plus face à ce silence absolu, son sang cognait comme un sourd à ses tempes. Elle n’avait pas eu si peur en se battant contre les vampires de Los Angeles, parce qu’elle possédait alors le redoutable avantage d’un exosquelette de conception militaire... qu’elle n’avait plus à présent. Et en plus, elle ne savait pas comment tuer ceux-là.
— Vous devriez partir, dit-elle d’une voix blanche en espérant ne pas avoir l’air trop terrifiée.
Elle ne pouvait savoir que ses yeux bleus écarquillés étincelaient plus que jamais dans son visage noirci, et c’était ce qui laissait indécises les créatures face à elle. L’une d’elle pencha sa tête triangulaire de mante religieuse et avança vers elle en croisant ses pattes en ciseau.
Le projet de Dawn avait été de jeter ces seconds assaillants dans une faille débouchant au fond de la mer d’Ecosse, et pas du tout de se faire déborder et de se mettre à courir en sens inverse comme une dératée – autant que le lui permettaient ses jambes, en tous cas. Les créatures avaient prudemment contourné l’ouverture qui avait toute raison de leur sembler suspecte et avait repris leur marche en cisaillant, tant et plus.
Dawn la referma pour économiser ses forces, et se mit à crier pour attirer l’attention des Tueuses toujours aux prises avec une marée gélatineuse. En désespoir de cause, elle se zappa d’un saut de puce au beau milieu du champ de bataille et saisit le bras de la responsable de cette mission. Cela aurait été le bon moment de se rappeler son nom.
— Derrière vous ! Regardez ! dit-elle en montrant l’autre côté du canyon.
Un gluant se jeta sur elles deux de toute sa taille pour tenter de les maintenir au sol.
— Alerte ! Alerte !
Dawn avait l’impression de n’avoir qu’un pitoyable filet de voix qui ne servait à rien. Elle utilisa son couteau pour tailler dans la gelée et tira la Tueuse la plus proche par le bras. Enfin, elle se déchira la gorge encore pour que les autres filles se retournent vers elle. Victoire : la mêlée s’arrêta. Et à présent, tout le monde la regardait avec les yeux ronds... y compris les démons.
— Rentrez là-dedans, vite ! intima-t-elle en rouvrant une petite fenêtre quantique. Le château est assiégé et l’attaque est imminente. Twilight voulait diviser vos forces pour mener l’assaut avec l’appui de l’armée et certaines armes conventionnelles. Il faut se regrouper vite !
— Qui êtes-vous pour nous donner des ordres ? protesta celle qui menait le groupe en retirant son bras de la prise de Dawn.
— Plus tard les présentations ! s’irrita-t-elle. Je tente de vous sauver la vie ! Grouillez !
Les démons qu’elles endiguaient bravement jusque-là semblèrent comprendre et les encerclèrent toutes, mais non sans avoir laissé entrer les Cisailleurs qui s’avançaient au pas, lentement mais sûrement. Les visqueux se solidifièrent d’un coup, formant un haut mur lisse où il n’était pas possible de s’agripper pour grimper. Le bruit strident des Cisailleurs retentit soudain dans un désordre frénétique qui donnait la chair de poule.
— Venez ! Suivez-moi là-dedans ou mourrez, à vous de voir ! répéta Dawn en passant par sa faille miroitante. Ça mène direct dans les caves du château. Et ça ne restera pas ouvert très longtemps. Je fatigue.
Plusieurs filles tentèrent de se défendre avec la rage au corps mais les grands blêmes avaient le bras long et l’avantage du nombre. Une première Tueuse tomba sur le dos et finit immobilisée par une sorte de troisième patte pointue, dépliée d’on ne sait où, piquée en plein ventre. C’est là qu’on comprit à quoi servait la fine trompe noire : à aspirer tous ses fluides comme avec une paille.
Depuis les caves du château, Dawn les encourageait de la voix en vain :
— Vous ne fuyez pas, vous vous repliez ! Vous ne pouvez pas combattre sans y laisser votre vie. Vos sœurs ont besoin de vous là-bas. Bordel de Dieu, vous allez venir, oui ?
Dawn tomba à genoux en comprenant qu’aucune n’aurait envie de paraître lâche et elle serra les dents pour ne pas pleurer. Encore une fois, avait-elle fait tout cela pour rien ?
Au bout de quelques instants, elle se redressa pour aller s’asseoir sur une caisse. Elle connaissait bien le sous-sol pour y avoir séjourné quand Kenny l’avait transformée en géante[3]... Celle où elle était assise contenait les vêtements que les sorcières lui avaient agrandis pour lui permettre de laver les siens de temps en temps, et éviter de se balader à poil les jours de lessive... Elle pensait avoir tout oublié de cela, mais les souvenirs affluaient soudain en nombre, comme stimulés par l’odeur d’humidité et ces lieux qu’elle revoyait pour la première fois depuis longtemps.
La faille restait ouverte, et cela ne servait à rien parce qu’aucune fille ne traversait. La garder béante était dangereux. Et si une créature en profitait pour s’y glisser comme un cheval de Troie ? La mort dans l’âme, Dawn leva les mains pour rapprocher les côtés comme si elle fermait un rideau. Rien ne se passa.
Un sourcil froncé, elle recommença en se disant qu’elle avait peut-être commis une grosse erreur de plus : celle de ne pas vérifier qu’elle était bien capable de répéter l’opération en sens inverse. Une vague d’énervement la saisit. Des dizaines de fois, elle l’avait fait ! Et depuis deux ans, elle n’avait jamais utilisé cette magie pour se ménager... Elle grimaça quand elle vit soudain apparaître un bras humain couvert de sang puis deux Tueuses entières portant une troisième, et enfin plusieurs autres précipitées à leur suite.
— Refermez ! Il n’y a plus personne ! glapit la dernière.
Dawn serra le poing et la trouée se resserra autour d’un appendice de Cisailleur. Il fut coupé net quand la matière obtura brusquement le passage forcé qui était creusé en elle. Le bras orphelin tressauta grotesquement quelques secondes et une des Tueuses les plus énervées lui tapa vivement dessus à coup de bottes jusqu’à ce qu’il reste immobile.
Toutes restèrent là à haleter, fatiguées mais fières de s’être données à fond, persuadées d’avoir fait leur part et soulagé d’autant l’attaque que subissaient leurs camarades. Au bout d’un instant, l’une d’elle se retourna vers Dawn.
— C’était quoi ce machin ?
— Un Cisailleur, je crois.
La chef d’escouade n’était pas parmi elles mais une autre jeune fille aux longs cheveux rouges tressés en dreadlocks se pencha pour ramasser le bras et évaluer le tranchant des parties saillantes.
— Il y a du métal qui les renforce. On pourrait en faire quelque chose.
— Ouais, par exemple la planter dans la gorge du traître qui nous a vendues.
— Doucement, murmura Dawn. Pas de conclusions hâtives. Remontez pour signaler votre présence au commandement et leur dire ce qui s’est passé. Moi j’ai un autre groupe à prévenir, s’il est encore temps. Bye !
Elle jeta un coup d’œil en arrière et se zappa aussitôt sous les yeux interloqués des jeunes filles.
— C’était qui encore, celle-là ? soupira une petite aux mèches très noires, une paume tendue en l’air dans la direction où Dawn avait disparu.
— Je sais pas ! Tous les jours, on découvre des nouvelles têtes, et personne ne prend la peine de nous dire qui c’est... C’est chiant, à la fin !
— Ok, pas grave, trancha celle qui avait le bras cisailleur cisaillé posé nonchalamment en travers de l’épaule. On remonte, et on leur fera une description. Entre ses pouvoirs et les yeux qu’elle avait, ils vont forcément la remettre. Cette couleur surréaliste ! Allez, venez, on bouge. J’entends que ça castagne là-dehors...
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[1] Dawn lance une pièce dans la fontaine de Trévi (à Rome) à chaque fois qu’elle quitte la ville en formulant le vœu d’y revenir. A l’arrière de la fontaine en question le bassin est encadré par deux chevaux. Celui de gauche se cabre. Pietro devra faire un peu de gymnastique, le cas échéant.
[2] Jeu de mot sur Dawn (aube) et Twilight (crépuscule)
[3] Événement survenue en saison 8 des comics. Un coup de crayon y suffit pour les effets spéciaux.